Abstracts
Résumé
Au xviie siècle, les débats cosmologiques ont donné lieu à une vaste production textuelle dont l’un des enjeux est la crédibilité. Comment convaincre de ce que l’on ne peut voir ou atteindre, et comment prendre la mesure de l’incommensurable ? C’est avec les outils du monde que les astronomes tentent de convaincre leurs contemporains de la validité de leur conception du monde. En ce sens, les textes cosmologiques sont le laboratoire de nouvelles stratégies de construction de la crédibilité et d’expérimentation des outils disponibles. C’est dans cette perspective qu’est abordée dans cet article la correspondance entre Christiaan Huygens, mathématicien et astronome, et le poète Jean Chapelain, l’un des principaux théoriciens du vraisemblable en poétique. On se propose ici de suivre les stratégies — sociales, mondaines, rhétoriques, diplomatiques ou génériques — déployées par Christiaan Huygens au cours de la « querelle de l’anneau » de 1658 qui préluda à la publication l’année suivante du Systema Saturnium, et durant laquelle Chapelain joua un rôle actif au côté du jeune astronome. L’étrangeté de l’anneau de Saturne, tel que Huygens en conçoit le modèle, entraîne un usage de la notion de vraisemblable qui tend à sa profonde redéfinition. Outre le vraisemblable aristotélicien, doxique, que l’on peut reconnaître dans les premiers moments de la querelle, l’étude de la correspondance montre que la notion joue chez Chapelain un rôle véritablement heuristique lorsque, en réponse à ceux qui objectaient à Huygens que l’existence d’un tel anneau serait contraire à la gravité, il propose de le voir comme composé d’une « multitude de lunes », hypothèse qui anticipe des observations astronomiques bien ultérieures, et qui apparaît motivée, chez lui, par l’exigence de la vraisemblance comme ordre et congruence maximale des phénomènes. Ainsi l’astronome et le poète se retrouvent-ils sur un même terrain d’entente entre esthétique et épistémologie, entre vraisemblable et probable : le postulat commun d’une harmonie du monde aboutit à la mise en oeuvre, dans l’imitation fictive et dans la redescription du cosmos par l’hypothèse, d’une même poïétique consistant à créer des « machines vraisemblables ».
Abstract
Seventeenth-century cosmological texts were in many ways vast textual laboratories for the establishment of scientific credibility. The problem is how to validate theories whose objects one can neither see nor reach ? How, in other words, to measure what seems by its nature to be incommensurable ? This article is devoted to a detailed account of the development of Christiaan Huygens’ dual career as courtier and scientist, specifically through a reading of his correspondence with the writer Jean Chapelain, in order to make sense of the discrepancy between the theoretical incommensurability of his astronomical problems and the need for making these commensurate with the rhetorical and poetic strategies then available. The article explores the function of epistolary relations in court philosophical circles of the period using the Chapelain-Huygens letters as case, as well as the strategies—social, worldly, rhetorical, or poetic—that Christiaan Huygens developed during the debate over Saturn’s ring in 1658, which took place the year before the publishing of Huygens’s Systema Saturnium and during which Chapelain played a crucial role as adviser and protector of the young astronomer. The correspondence shows an analogous relationship between the concepts of harmony and vraisemblance, or verisimilitude, in the unlikely fields of astronomy on the one hand and of poetics on the other. The singularity of Saturn’s ring led Huygens to a changed use of the Aristotelian concept of verisimilitude, where it becomes not only an evaluative tool for measuring the poetic and known world, but a new way to think about the incommensurability of a singular and previously unknown astronomical object.