Abstracts
Résumé
Dans Adieu, Danièle Sallenave fait le portrait d’un vieil homme vu par son petit neveu, qui lui rend visite, l’interroge, le photographie un mois durant. Le récit se présente comme la chronique fragmentaire des conversations entre les deux hommes par le plus jeune, conversations émaillées d’anecdotes familiales, de biographèmes, de réparties parfois humoristiques, souvent sans intérêt. Comme le titre du récit l’indique, la disparition proche du vieil homme donne à la chronique une force d’émotion jamais exprimée, qui procure une valeur à ce qui, a priori, n’en a pas. Pourtant, la mélancolie sourde d’Adieu ne cède pas à la tentation d’ériger le minuscule en « monument ». Sallenave se garde bien de métamorphoser le vieil homme qui n’est « rien, ni personne » en légende. Le choix de fragmenter le récit, l’usage très poussé de la citation, la façon même de rapporter le contexte immédiat d’énonciation, tous ces procédés manifestent le souci de saisir l’insignifiant au ras de la conversation ordinaire, sans le mythifier. Entre la mélancolie de la trace et le présent d’une rencontre, entre la résistance au récit et l’insistance du récit, l’insignifiant relève, chez Sallenave, d’enjeux éthiques et poétiques qu’il s’agira d’examiner.
Abstract
In Adieu, Danièle Sallenave portrays an old man through the eyes of his nephew. During the course of one month, the young man visits his uncle, asks questions and takes snapshots. He sets out the chronicle of their conversations, full of anecdotes, biographical details, witty and mundane remarks. In keeping with the title of the book, the impending death of the old man gives the journal a poignant emotion and adds value to whatever is said or done. The tacit melancholy does not, however, magnify the minute details of everyday life. Sallenave is careful not to legendize the old man who is but an ordinary human being. The sketchy narrative, the extensive use of direct quotation and the constant awareness of the immediate circumstances of speech are an obvious attempt to capture the insignificant aspects of everyday conversation as they are, without giving them mythical status. Between the melancholy of what will inevitably disappear and the matter-of-fact encounters, between the resistant and the insistent narration, the insignificant elicits an examination of the ethical and poetical.
Article body
Adieu fait partie des fictions de Danièle Sallenave qui explorent les potentialités narratives de la conversation[2]. Celle-ci s’avère en l’occurrence ordinaire, sans enjeux décisifs et déliée de toute intrigue : un homme jeune se trouve « par le hasard d’un congé forcé[3] » dans la ville de son grand-oncle assez âgé, auquel il rend régulièrement visite pendant son séjour. Les quarante chapitres courts sont une sorte de chronique des échanges entre les deux hommes. Le neveu en est le narrateur, il consigne les paroles et les gestes les plus anodins, prend des photos, se tient au ras de cette relation saisie au jour le jour, cherchant à comprendre ce vieil homme qui lui résiste un peu, bougonne, mais accepte sa vie sans amertume. Ancré dans le présent immédiat, l’oncle ne cherche en aucun cas, dans ses propos, à dresser le bilan de sa vie. S’il se raconte, c’est, poussé par son petit-neveu, à coups de biographèmes, d’anecdotes et de réminiscences parfois tronquées. Le portrait qui s’esquisse alors est aux antipodes du monument dont chaque bribe serait un morceau : il reste pris dans une relation quotidienne faite d’échanges circonstanciels et de souvenirs parcellaires. La contingence même de cette parole de vieux qui fuse au gré des questions émerge de la découpe fragmentaire de la conversation : le narrateur consigne les échanges sans autre nécessité que d’en conserver la trace. S’il s’interroge à quelques reprises sur le consentement à la vie du vieil homme, sa perplexité ne prend pas le dessus sur l’impératif de rapporter la conversation dans le menu détail, pour mémoire.
Les mots échangés et les gestes accomplis ressortent — en l’absence de projets d’avenir, de généalogie familiale, d’approfondissement psychologique ou d’exemplification — avec la force d’une authentique présence au monde. À travers la conversation, le récit expose, sans la rendre illisible ni caricaturale, l’insignifiance problématique d’une parole au quotidien. Peut-être n’est-ce même que dans la distanciation narrative, et à l’état de trace, que l’insignifiance des propos du vieil homme ressort en tant que telle, comme si c’était seulement une fois sortie de l’évidence de ce qui est là, seulement là[4], qu’une telle présence pouvait apparaître. Au souci éthique de saisir la vie au quotidien se joint alors le souci, non moins éthique, de rendre cette vie, que rien ne distingue, digne d’attention, de la ramener à l’horizon du sens sans la magnifier pour autant. Un voeu apparemment contradictoire mobilise une narrativité fragmentaire qui semble trouver, dans le genre de la chronique et la forme de la conversation, une poétique à sa mesure. Il s’agira de se demander comment Adieu réussit à faire un portrait à partir d’une conversation ordinaire, et pourquoi elle se trouve consignée comme telle. C’est à partir de la tension entre l’ordre du récit — avec l’horizon de sens que cela implique — et la saisie quasi photographique d’une parole — avec l’effet de réel et l’insignifiance que cela entraîne — que j’aborderai Adieu[5].
Portrait d’un marginal comme tout le monde
Dès le début des années 1980, Danièle Sallenave revendique avec force la nécessité, pour la littérature, de renouer avec le récit et, par là, de rompre avec une « écriture intransitive, n’ayant pour programme que le pur fonctionnement des lois du langage, d’autre objet qu’elle-même et d’autre finalité que d’explorer et de réfléchir les moyens de sa fabrication[6] ». Ce tournant, que la lecture de Temps et récit de Paul Ricoeur a confirmé[7], s’inscrit en rupture avec les avant-gardes auxquelles Sallenave a été, à ses débuts, associée, et pose la nécessité d’une transitivité littéraire qui s’est, depuis lors, largement imposée. Renouer avec la représentation romanesque et la fiction, c’est renouer avec l’expérience du monde et la « quête de sens » (Don, p. 128), c’est « arracher » la vie « à la mortalité, ou à l’insignifiance » (Don, p. 164). Sallenave conçoit ainsi la littérature comme une possibilité de donner forme et sens à l’expérience. Pourtant, malgré son insistance sur la nécessité d’un tel arrachement, elle ne cesse de revenir sur la vie sans les livres, « vie réduite » (Don, p. 40), « vie mutilée » (Don, p. 40) d’êtres plongés dans l’existence immédiate, voués à la finitude.
Adieu place au centre de son récit le personnage d’un vieil homme qui, à l’instar de Mado dans Viol, mène une vie sans accomplissement remarquable. C’est l’ordinaire de cette vie quelconque qui retient l’attention de Sallenave : elle vise moins à la reconstituer qu’à en restituer l’authenticité dans une fiction. Elle ne cherche donc pas, comme le fait Pierre Michon, à nimber d’une aura légendaire des vies minuscules ni à construire stricto sensu un récit de filiation[8], mais tente plutôt de donner corps à ce que serait la parole et la manière du vieil homme sans la trahir. Dans Adieu, la parole de l’oncle passe par l’intermédiaire de son petit-neveu qui la rapporte directement, entre guillemets, sans effacer pour autant son rôle de « régie ». Il se fait le chroniqueur, le traducteur et, parfois, l’interprète de son grand-oncle. Or, ce personnage, cadré et centré par les soins du jeune photographe, n’a rien de remarquable : s’il est marginal, c’est seulement parce qu’il est, comme tant d’autres, retiré de la vie active.
On peut considérer Adieu dans son ensemble comme un portrait « accidentel » : les deux hommes se fréquentent « par le hasard d’un congé forcé » (quatrième de couverture). Rien, pas même les liens de parenté, ne destinait le grand-oncle à devenir un personnage digne d’attention. Le récit coïncide avec la durée du séjour du neveu, qui découvre son aïeul comme il découvrirait un pays étranger. S’égrenant au fil des visites chez lui — un appartement de province — pendant environ un mois, Adieu est une sorte de chronique de voyage. Le récit relève bien d’une rencontre entre deux mondes différents, rencontre d’abord marquée du sceau de l’étrangeté et qui évolue avec le temps. L’étrangeté de l’oncle vient précisément de ce qu’il se situe aux antipodes de l’attrait pour l’ailleurs caractéristique du narrateur : c’est son ancrage dans la vie concrète qui étonne, le fait qu’il se contente d’un quotidien bien réglé, auquel il s’intéresse à peine. Par ses visites, ses questions, ses photos, son neveu le bouscule[9]. C’est d’ailleurs par la description de l’appareil photo posé sur la table de la cuisine que le récit commence, image donnant à voir l’invasion du quotidien de l’oncle, qui n’en demandait pas tant : « En arrivant, j’ai posé l’appareil photographique sur la table de la cuisine, près de son bol où reste un fond trouble de café et de lait. “Tu ne vas pas recommencer”, dit-il, mais en même temps, il sourit » (p. 9). Personnage malgré lui, bougon mais consentant à se faire « prendre », l’oncle oppose au neveu une résistance complice non dénuée d’humour et de goût pour le jeu. Le monde quotidien de l’oncle apparaît, dans l’espace de la fiction, à travers les frictions et la complicité entre les deux hommes, il ne s’énonce qu’à travers le jeu des questions-réponses auquel, à l’instar des séances de photo, l’oncle se prête tout en manifestant à maintes reprises ses réticences : « Qui ça peut bien intéresser, un vieux bonhomme comme moi ? » (p. 30).
En faisant de la rencontre un moment circonscrit dans le temps et dans l’espace, le récit trouve une cohérence d’ensemble dont on peut suivre la progression en dehors d’une intrigue. L’action se situe du côté du neveu qui découvre l’univers retiré de son oncle. Ses fréquentes visites sont sans motif ni finalité. Le personnage du neveu est quasiment réduit à son action sur son oncle qu’il questionne tandis que, en aval de ses visites, il agit également en tant que narrateur interprète. C’est là une autre des inflexions de ce récit : il situe l’action à la fois dans l’espace de l’histoire racontée et celui de sa narration, laquelle participe pleinement du portrait. Jamais le narrateur ne dit pourquoi il note les conversations : cela découle de sa posture, celle de l’homme actif, du voyageur interrogeant un vieux sédentaire avec lequel il a de lointains liens familiaux, et qui témoigne. Cette posture du témoin actif trace les contours d’un ethos curieux[10], soucieux de l’autre perçu comme une énigme — énigme en filigrane, sans résolution, mais dont relève la narrativité d’Adieu. Plongé dans le vif de la conversation et retiré dans l’après-coup du récit, le neveu narrateur contribue, par sa double action, à mettre en tension et à « faire tenir ensemble » une chronique fragmentaire en principe opposée à l’ordre du muthos[11].
« Annales selon l’ordre des temps, par opposition à l’ordre de l’histoire où les faits sont étudiés dans leurs causes et dans leur suite[12] », la chronique s’inscrit au fur et à mesure sans chercher à ordonner les événements en fonction d’une intrigue. Elle donne forme à une narrativité « dénouée » susceptible de rendre compte d’une événementialité contingente, disparate, sans hiérarchie. Comme telle, la chronique fait partie des univers narratifs que les théories du récit tendent à laisser de côté en dépit de la place qu’elle occupe dans la littérature contemporaine. Manifestement victime d’une hiérarchie des genres du récit dont, depuis Aristote, elle est l’échelon inférieur, la chronique offre pourtant des potentialités intéressantes pour qui se méfie des constructions romanesques et cherche à se tenir au plus près de « l’horreur et la dérision du quotidien[13] » dans sa discontinuité et sa répétitivité mêmes.
Le portrait permet de singulariser l’oncle mais, contrairement au portrait descriptif réaliste qui isole le personnage en le donnant à voir de manière distinctive et en l’extrayant momentanément de l’action, il ne se détache pas du cours des conversations. En évitant de fixer le portrait comme une pause narrative, la chronique se dissocie de toute « essentialisation de l’être fictif[14] ». Dans la présentation de Charles Bovary que Jouve donne en exemple, la caractérisation générale du nouveau précède sa description physique : avant de nous montrer de quoi il a l’air, on nous dit ce qu’il est : « le nouveau était un gars de la campagne […][15] ». Tout ce qui suit vient détailler la caractérisation essentielle du nouveau, d’emblée identifié au milieu d’où il « sort » (et auquel son portrait, cruellement, le ramène). Ainsi, le fait de se saisir d’un coup du personnage, de replier son apparence sur une essence en en ramassant le portrait « totalement et en détail[16] », contribue à le caractériser sinon une fois pour toutes, du moins à telle époque de sa vie. L’image et l’essence tendent à coïncider dans le portrait d’ensemble : l’ontologie du personnage dépend d’une opération métonymique faisant glisser des détails singularisants à la totalité d’un « être », et (ou) d’une opération de généralisation nous permettant de catégoriser le personnage, de nous en faire une idée que ses actions viennent confirmer, modifier ou contredire.
Dans Adieu, le portrait s’élabore au fil des conversations quotidiennes, sans surplomb. Le personnage marginal du vieux est saisi à travers ses façons de dire et de réagir en contexte, il n’est pas constitué comme un « caractère » décrit en dehors d’un faire. C’est en quelque sorte horizontalement, dans la succession des fragments et des conversations, que le portrait s’élabore. Les chapitres brefs correspondent souvent à une visite, les jours se suivent, les chapitres aussi : « Il m’envoie aujourd’hui chercher ses papiers dans un certain tiroir, où il croit qu’ils sont » (chap. 2, p. 11) ; « Je me sens bien aujourd’hui, dit-il, je me sens bien vivant » (chap. 4, p. 15) ; « Cependant, le lendemain : “À propos de pont, tu étais trop jeune quand l’autre a cassé. Tu parles d’une affaire” » (chap. 6, p. 20). Comme on le voit dans le dernier exemple, la chronologie et l’ordre de la conversation sont pris ensemble : les notations découpent les journées en fonction d’un propos qui parfois s’étale sur plusieurs chapitres, parfois se déploie dans un seul. La quotidienneté est ainsi réduite à des bribes d’échanges verbaux dont certains se suivent dans une temporalité souple ; elle se trouve cadrée, orientée, constituée dans et par la conversation. Il en va de même pour le personnage de l’oncle, dont l’esprit d’escalier ressort, parmi d’autres traits de caractère, de cette chronique. Entre le chapitre 17 et le début du chapitre 18, par exemple, il semble que la conversation se poursuive malgré l’interruption dans le temps :
Tout de même. Tous ces jours qui ont passé, qui passent, selon le même rythme monotone. Et les livres, les paysages, les voyages ? […] Je redis : « Tout de même, tu aimais bien lire aussi. » « Alexandre Dumas, oui, le côté historique. Mais comme ça, hein, pas de façon suivie. » Et beaucoup plus tard, dans la soirée, selon cette façon qu’il a de poursuivre silencieusement une conversation : « Tu sais, un bon travail, ce n’est pas rien, et tout le progrès qu’on a connu : l’eau chaude, l’électricité, la radio. On ne se rend plus compte maintenant de ce que c’était avant. La cheminée de la grand-mère, rien d’autre, en pleine ville. Maintenant, c’est différent, on sort, on voyage. Ce n’était pas pour moi. »
Et juste avant que je le quitte : « Moi, j’ai vu l’Allemagne, un point c’est tout. Et juste un petit coin encore. »
chap. 17, p. 59-60
« Au fond, tu es content, dis-je. » « Content ? Ma foi. Et toi, tu n’es pas content ? » « Si, mais pas toujours. » « Moi c’est pareil, mais je ne me cassais pas la tête. »
Il reprend : « Je ne me cassais pas la tête, on disait ça de moi : “Lucien, il ne se casse pas la tête”. » « Ça veut dire quoi, se casser la tête ? » « Chercher midi à quatorze heures ou, comme disait ton oncle, vouloir faire plus haut qu’on a le… »
Cette résignation, ce consentement, ce contentement ne lui viennent de rien. Ils lui ont été donnés : il faudrait à d’autres, pour y parvenir, des années de méditation, de grandes souffrances. Lui, il s’est retrouvé là sans y penser, d’un coup, et il n’y voit rien de particulier, il ne lui viendrait pas à l’idée de s’en féliciter.
chap. 18, p. 61
Les fragments de conversation ordonnent le récit, ils élaborent un « suivi » après coup relayé par les commentaires du narrateur, dont les propos épousent la perspective auctoriale présentée en quatrième de couverture :
Qu’a donc fait de sa vie ce vieil homme muré dans la sphère étroite d’une existence dont rien n’est venu l’arracher, qui n’a connu ni les livres ni les voyages et qui à l’extrême bord de sa vie, ne semble éprouver ni inquiétude ni regrets, mais seulement un muet assentiment au grand ordre des choses ?
Les commentaires du narrateur renforcent ainsi le sens que la découpe de la conversation engage d’elle-même, ils placent la chronique aux antipodes de l’idéal photographique envisagé par Ernaux, celui d’une pure présence au monde opposant à l’ordre du sens l’évidence de ce qui est là. Dans Adieu, au contraire, l’évidence de ce qui est là se trouve ordonnée et réfléchie de façon à faire du personnage une énigme en face de laquelle le lecteur est amené, lui aussi, à s’interroger. Loin de faire éclater la cohésion narrative, la fragmentation et l’évacuation de l’intrigue permettent de construire un récit axé sur un personnage unique comme question existentielle, ce que la quatrième de couverture annonce et résume parfaitement à sa manière. Cette présentation constitue d’ailleurs la seule glose qui ramasse le récit dans son ensemble, en surplomb. Les commentaires généralisants du narrateur sont, eux, greffés aux propos du vieux, ils ne s’écartent pas du fil de la conversation qu’ils glosent rétrospectivement. En ce sens, ils souscrivent au genre de la chronique — à son ordre fragmentaire, déhiérarchisé et chronologique — tout en orientant, dans un recul réflexif, le témoignage dans le sens d’un questionnement.
Le quotidien de la conversation
La réflexivité de la chronique n’empêche donc pas que la conversation se présente comme le matériau premier que le narrateur « découpe » et consigne dans des instantanés. Si certains sujets reviennent d’un fragment à l’autre (les ponts, par exemple), établissant un suivi conversationnel doublant celui de la chronologie, la conversation aborde aussi maintes questions singulières et abonde en tournures idiomatiques qui, telles ce « Lucien, il ne se casse pas la tête » (p. 61), photographient le personnage, le désignent comme tel. Le détail de la conversation produit bel et bien un effet de réel au sens où Barthes le définit :
Les résidus irréductibles de l’analyse fonctionnelle ont ceci de commun, de dénoter ce qu’on appelle couramment le « réel concret » […]. La « représentation » pure et simple du « réel », la relation nue de « ce qui est » (ou a été) apparaît ainsi comme une résistance au sens[17].
Le vieil oncle se voit authentifié à travers des détails qui produisent à leur tour un « effet de personne[18] » résidant non pas dans l’illusion d’une intériorité, mais dans l’impression de conversations brutes citées telles quelles, qui semblent refléter le « réel concret ». L’effet de réel propre à la conversation diffère cependant des plages descriptives auxquelles Barthes s’attache dans son article. Les citations directes se donnent, à l’instar des photographies, comme une découpe brute qui témoigne, plus directement que toute description, de « l’avoir-été-là[19] » de la conversation. Parce que la parole n’a pas à être décrite, sa citation produit l’effet d’une notation fidèle de ce qui « a-été-dit ». En outre, à la différence des détails authentifiant « le réel » de Barthes, les paroles insignifiantes ne constituent pas un résidu apparemment gratuit dans un ensemble sursignifiant : elles sont la matière indispensable d’un récit ancré dans la parole quotidienne. La hiérarchie entre les détails fonctionnels et gratuits s’écroule dans la chronique : rien n’empêche telle formulation de caractériser (partiellement, ponctuellement) le personnage et de témoigner d’un « avoir-été-là » circonstanciel. Par le jeu des citations, la chronique capte la contingence d’une parole sans grande portée, qu’elle restitue coup par coup, telle quelle.
L’insignifiant découle, à ce niveau, de l’ancrage quotidien de la conversation, qui limite les propos au contexte immédiat. C’est particulièrement évident au sujet des repas, abordés à plusieurs reprises : « “Qu’est-ce que tu vas manger à midi ? ” “J’ai du poisson, du poisson surgelé, tu sais, des barquettes. Je le fais dans la poêle avec un peu d’huile” » (p. 10). Le milieu d’où émergent et auquel renvoient les paroles échangées est presque constamment celui de l’appartement de l’oncle, avec son organisation familière, ses objets, sa rue : « “Il est cinq heures, dis-je, il va falloir que je m’en aille.” “Les jours rallongent, ce n’est pas comme moi.” “Tu raccourcis ?” Il rit. “Exactement. Ça ne se voit pas ?” » (p. 10). L’ancrage quotidien nous permet de saisir et l’évidence immédiate des propos et leur absence d’intérêt hors contexte. Certes, l’esprit de l’oncle, l’attention du neveu et la connivence entre ces deux-là transparaissent dans ce bref échange, qui n’a rien de « gratuit ». La réduction de la portée de la conversation à une co-présence circonstancielle est pourtant bien ce qui construit l’insignifiance des échanges verbaux. La répartie spirituelle de l’oncle est-elle autre chose qu’un art de l’instant, une occasion saisie au vol et « rendue » comme telle ? Contingente, accidentelle, cette saillie ne l’est pas moins que le menu ou les malaises du jour : elle se vit et se dit sur le coup. Le jeu des citations et le présent de l’indicatif imposent alors une instantanéité dont l’insignifiance n’apparaît qu’avec le recul (celui du récit), alors que « ce qui est là, seulement là » perd son évidence. Le quotidien des deux hommes esquisse les contours d’une pertinence immédiate qui, les propos une fois consignés, apparaît avec toute la force d’une présence au monde sans intérêt au-delà d’elle-même dont, pourtant, on lit la trace.
L’insignifiant n’a alors rien à voir avec un culte du minuscule ou une recherche d’illisibilité. Au contraire, le narrateur prend soin de traduire les paroles de l’oncle, d’en retracer l’émergence circonstancielle afin que l’on puisse en ressaisir la signification élémentaire et, éventuellement, le sens[20]. Des descriptions du monde environnant rendent accessibles des propos qui, sans cela, tomberaient des nues : « L’air est transparent au-dessus des toits, des oiseaux crient, des oiseaux d’hiver : “Ce sont des corbeaux ?” Il corrige : “Des corneilles, on ne t’a rien appris ? Il n’y a pas de corbeaux dans les villes.” » (p. 55). L’alternance des citations et des descriptions permet au lecteur de voir concrètement à quoi la question du neveu renvoie et, à partir de là, d’apprécier la différence entre le savoir d’expérience du vieil homme et celui du jeune homme qui, tout savant qu’il est, ignore la différence entre corneilles et corbeaux. À l’instar d’une langue étrangère, la conversation resterait obscure si le narrateur ne fournissait pas un complément d’information : « Au ronflement des autos, un tic-tac régulier succède, précis comme celui d’une machine. “Qu’est-ce que c’est ?” “C’est le fameux robinet, c’est pour lui que j’ai fait venir le fils Guérin […]” » (p. 23). La description traduit ici ce qui, entre les deux hommes, s’avère littéralement entendu ; le « fameux robinet » n’a, lui, pas besoin d’être mis en contexte : il renvoie aux réparations à faire dans la cuisine dont il a été question un peu plus tôt. L’intonation de l’oncle est souvent mentionnée afin que le lecteur puisse saisir la part non verbale des échanges : « “Ah”, dit-il sans marquer plus d’intérêt. Puis : “Les vacances, je n’en ai jamais beaucoup pris. J’étais mon patron, pourtant […]” » (p. 22). L’intonation est à la fois « traduite » et interprétée : c’est en la décryptant comme un signe de désintérêt que le narrateur la laisse entendre. Il en va de même avec les nombreuses descriptions des expressions et gestes du vieil homme, souvent ramenés à ce qu’ils signifient : « “Remarque, en plein hiver, quand tu le traversais à pied ou en vélo, le pont suspendu, ça n’était pas bien agréable à cause du vent, il faisait comme ça, et comme ça.” Sa main dans l’air, mime un balancement prolongé » (p. 28). La traduction ne dépasse pas, en l’occurrence, la signification immédiate du geste se joignant à la parole. Le relais narratif participe de la compréhension élémentaire de la conversation, dont les paroles, même lacunaires, sont citées verbatim : c’est seulement par l’entremise des descriptions et des commentaires du narrateur qu’elles parviennent à pleinement signifier.
Mais la prise en relais de la conversation ne touche pas seulement le monde environnant. Elle concerne aussi le savoir partagé entre les deux hommes, savoir échappant au lecteur, à qui l’instance narrative manifestement s’adresse. Cela est particulièrement net dans les parenthèses — sortes d’apartés destinés au lecteur — qui permettent d’exposer ce à quoi l’oncle fait allusion sans le dire :
Quand j’arrive, l’odeur de l’escalier me saisit : « On a ciré ? » « Oui, c’est encore Madame Bernard. Déjà que c’est un escalier pas commode, mais maintenant je suis condamné à rester en haut. La dernière fois, je sais ce que ça m’a coûté. » (Il y a deux ou trois ans, il s’était cassé le bras en tombant. Depuis, il ne parvient plus à s’habiller facilement. Il ne se plaint pas mais, pour se faire comprendre, il se contente de mouvoir son bras replié à mi-hauteur, le coude en dehors, et l’agite comme un moignon d’aile.)
p. 33
Le narrateur ne se contente pas, dans la parenthèse, de mentionner l’accident évoqué. Il fait une brève digression pour montrer la diminution physique du personnage. Il occupe ainsi la fonction du passeur (du « pont ») entre l’univers familier de l’oncle et l’univers du lecteur, n’hésitant pas à intervenir par le biais de descriptions ou de commentaires afin de reconstituer les évidences et les sous-entendus de la conversation, et de concrétiser le portrait.
L’ensemble de ces interventions narratives permet au lecteur de se familiariser avec la conversation et l’univers de l’oncle tout en maintenant, par les traductions incessantes, l’altérité de sa parole marginale. Si la médiation narrative et le cumul des fragments amènent le lecteur à se rapprocher de cet univers ordinaire et singulier, l’alternance des citations et des « traductions » fait ressortir l’étrangeté des propos tout en en explicitant la signification. Parallèlement, en rendant les paroles « brutes » compréhensibles hors contexte, la médiation narrative les ramène à un milieu restreint que le lecteur ne perd jamais de vue[21]. Même si les propos peuvent être interprétés au-delà des circonstances, leur insignifiance vient de l’ancrage de la parole dans un espace-temps limité.
Biographèmes, anecdotes
Au fil des conversations, des réminiscences surgissent sous forme de détails, d’anecdotes. Les questions du neveu, les photographies et les aléas du dialogue font surgir des « éclats du souvenir[22] ». Le passé revient dans le présent de façon lacunaire, il se démarque des préoccupations quotidiennes : par bribes, par fragments, l’oncle essaime une expérience atomisée, sujette aux caprices de la mémoire. Ces anamnèses font de l’aïeul lui-même le témoin parcellaire d’un passé qui, sans être recomposé, ponctue la chronique et se détache du fond de la conversation quotidienne sans la perdre de vue pour autant.
La vie locale constitue le terreau des anecdotes, qu’elles soient attestées ou non. L’oncle raconte volontiers des incidents arrivés à ses proches et aux gens de sa connaissance, petits récits d’expérience sans intérêt historique, dont la cocasserie est néanmoins mémorable. Au cours d’une conversation sur les métiers « propres », l’oncle évoque celui de photographe :
« Regarde les frères Simon, dans la grand-rue, tu devrais faire comme eux, ils ont un magasin qui marche très bien. » « Tu me vois en train de photographier des mariés ? » « Pourquoi pas ? » Puis il se met à rire silencieusement : « Tu te rappelles ? Non, tu ne peux pas, tu es trop jeune. Le jour où la fille Clément, qui était une bêcheuse, s’est mariée avec le fils Renaud, le fils de l’agent voyer, qui était un petit crâneur, lui aussi ? Ils ont voulu faire une photo dehors, le long de la Vière, elle est tombée dedans en reculant, tu parles d’une affaire ! Sa mère se jette dessus pour lui retirer sa robe ! » Il rit et se met à tousser, respire profondément, prend son mouchoir dans sa poche, s’essuie la bouche et les yeux avant de poursuivre : « Et c’était un quinze décembre ! »
p. 77
L’anecdote surgit de façon contingente, en réponse à la perspective saugrenue (aux yeux du neveu) de photographier des mariés. L’incident est un dérapage cocasse qui obéit au principe comique de l’arroseur arrosé : la bêcheuse voulant en mettre « plein la vue » tombe à l’eau, elle se distingue non pas par sa fière allure, mais par son ridicule : la voilà rabaissée, sa belle robe trempée et, comble du risible, troussée par sa propre mère… Les acteurs ont des rôles substituables que l’oncle, en bon conteur, identifie et situe avec précision. La chute de l’anecdote, censée renforcer le ridicule (il ne fait pas, en hiver, un temps à « tomber à l’eau »), fournit une précision excessive (un quinze décembre) qui authentifie le récit comme tel. Par tous ces traits, l’anecdote, à la fois locale et stéréotypée, répond aux attentes propres au genre, dont l’insignifiance a, classiquement, à voir avec les incidents sans intérêt historique, dont le sens reste disponible. La mention de l’hilarité de l’oncle contribue cependant à distancier son univers de celui du neveu : le comique visuel gardé en mémoire ne contamine personne, et la description du rire de l’oncle « traduit » (trahit ?) un état physique qui tire le récit ailleurs. Le comique se trouve dès lors presque dérisoire, chevillé à une mémoire du risible que l’anecdote ne transmet que partiellement, et à un corps vieillissant que l’hilarité fait tousser. La description du contexte concret d’énonciation contraste avec le comique anecdotique et fait aussi de l’insignifiance le signe d’une fragile présence au monde.
Dans certains cas, l’anecdote se réduit à une évocation biographique dont l’intérêt singulier ne tient même pas à l’histoire comme telle :
« Ma mère, elle n’a jamais eu de fauteuil de sa vie, même dans sa vieillesse. Elle tricotait, assise sur sa petite chaise, une chaise dont on avait coupé les pieds pour qu’elle soit à la hauteur de son feu de cheminée. Elle piquait du nez sur son tricot. “Tu dors !”, on lui disait, “Tu dors !” Elle se vexait : “Mais non, je ne dors pas !” Tu parles qu’elle ne dormait pas ! »
p. 98-99
Ce récit itératif a beau constituer un portrait distinctif, il manque de relief anecdotique. Il se forme autour de détails qui témoignent d’un « avoir-été-là » et réduisent la vieille mère à quelques traits biographiques dont le sens importe peu. C’est pourtant de cela dont l’oncle se rappelle, de sorte que le lecteur capte à la fois l’émergence d’un récit biographique et sa difficulté à dépasser le cadre de la mémoire familiale. Ce phénomène se reproduit dans d’autres récits du même type, dont l’intérêt ne dépasse pas un cercle étroit de connaissances (et encore). La chronique, qui note sans distinction les grands et les petits événements racontés par l’oncle[23], aggrave encore l’insignifiance des anecdotes : aucune n’a plus d’importance que les autres. Cette indistinction est d’autant plus problématique, du point de vue du sens, que l’intérêt anecdotique s’infléchit en contexte jusqu’à rejoindre le biographème. L’impact affectif des petits récits passe par la désuétude, la fragilité, la limitation du cadre mémoriel, mais il relève aussi des penchants et des accidents de la mémoire qui, sans se soucier du sens, retient d’une vie deux-trois détails désinvoltes, qui l’ont marquée.
Dans sa présentation en survol d’Adieu, Bruno Thibault mentionne la résurgence, chez le vieil homme, de biographèmes[24] dispersés dans le récit. On peut rapprocher la « technique des biographèmes[25] » de la photographie, avec sa capacité à ne conserver, d’une vie, que « quelques goûts, […] quelques inflexions[26] ». Les souvenirs serrent de près la définition de l’effet de réel vue plus haut, si ce n’est que, là encore, et selon Barthes lui-même cette fois, ils ne viennent pas en surplus dans un ensemble : ils réduisent une vie à quelques traits particuliers, font du fragmentaire un principe poétique résistant à la généralisation totalisante (à la métonymie), et ne sont pas forcément insignifiants. Dans l’exemple qui suit, les détails sont bel et bien des signes « “[…] Il [Le père Mortier] habitait près des ardoisières, à la sortie, là-bas, une grande maison derrière des arbres, oh ! magnifique. Trois chevaux pour tirer sa voiture.” “Trois ?” » (p. 18). La grandeur, la magnificence et le nombre des chevaux ramènent le personnage à une aisance matérielle que tout lecteur peut saisir. Les chevaux tirant la voiture sont, en outre, l’indice d’une époque révolue. Même les arbres peuvent être lus comme un signe de richesse. Ils sont pourtant, aussi, ce qui singularise la maison ; tout comme le nom propre des ardoisières, ils la rendent telle. C’est encore plus net pour les trois chevaux, chiffre sur lequel le neveu revient : l’exactitude excède la généralité signifiée, elle se cristallise en un chiffre propre à un « avoir-été-là » irréductible[27]. À la fois caractéristique (signe de richesse et, par là, du fait que la rue de l’oncle eut, jadis, son heure de gloire) et sans autre portée que celle d’une mémoire passagère qui se plaît à évoquer des précisions insignifiantes (les trois chevaux), ce détail s’impose, comme un nom propre, en excès du sens.
On trouve aussi, dans Adieu, des détails non significatifs dont la seule fonction est de pointer l’idiotie insistante de la réalité[28]. La photographie encadrée du mariage de l’oncle amène les deux hommes à évoquer celle que le plus jeune appelle « ma tante » : « “Elle avait de beaux sourcils, dis-je, bien dessinés, et très noirs.” “Jusqu’à la fin, dit-il, même quand ses cheveux ont été tout blancs” » (p. 39). Si la remarque est élogieuse, elle ne désigne pas la beauté pour autant : les sourcils très noirs n’ont rien de « canon ». Le détail singularisant ne signifie rien d’autre et, mieux encore que la photographie, il distingue le visage, en ramasse l’unicité. En cela, le détail est bien de l’ordre du biographème. Lacunaires, singuliers, les biographèmes soulignent « l’idiotie » de la mémoire qui retient d’une vie ici des sourcils noirs, là trois chevaux, dont l’insignifiance persiste et signe. Cette cristallisation de la mémoire en biographèmes épars relève aussi d’un penchant subjectif : le détail ténu touche, il importe sans être important, marque sans être remarquable. C’est là l’autre dimension de l’insignifiant, celle de l’affect, qui puise volupté ou mélancolie dans les détails singularisants puisque, pour le dire avec Clément Rosset, « toute chose a le privilège de n’être qu’une, ce qui la valorise infiniment, et l’inconvénient d’être irremplaçable, ce qui la dévalorise infiniment. Car la mort de l’unique est sans recours : il n’y en avait pas deux comme lui ; mais, une fois fini, il n’y en a plus[29]. »
Paradoxes d’une poétique de l’insignifiant
Adieu pose la question philosophique de l’acceptation de la finitude à laquelle le quotidien nous ramène, celui d’un vieil homme, de son corps fatigué ou malade, de son humour, de ses humeurs, de sa parole solidement ancrée dans la vie. L’instance narrative construit le personnage de l’oncle comme une énigme, et les affects dont ses gestes et ses propos sont investis sont d’autant plus poignants qu’ils résonnent déjà de sa mort annoncée. La consignation fragmentaire des paroles, la notation d’une présence vocale et gestuelle circonscrite dans le temps et dans l’espace sont, comme la photographie selon Barthes, mélancoliques. Les instantanés fixent une présence vouée à disparaître, ils font surgir une vie qui, dans la trace, n’est déjà plus. Que le mot d’Adieu, qui ne reviendra pas dans le récit, précède dans le titre l’ensemble des conversations, n’a alors rien de hasardeux. L’âge avancé de l’oncle ne fait qu’exacerber la mélancolie photographique par laquelle toute chose instantanément se mue en un « ça-a-été ». C’est là que l’insignifiant trouve son sens, celui d’un deuil à venir, d’un adieu à la vie donnant à l’ordinaire sa valeur unique, que l’on se doit de ne pas perdre de vue : « Il n’est rien ni personne, et il le sait. Mais il est là, pour quelque temps encore. Il se tient très droit dans son fauteuil, il fixe sur l’objectif son oeil rond et malicieux. N’oublions pas ce regard-là » (quatrième de couverture). Les derniers mots de la présentation disent bien l’impératif éthique qui gouverne le récit : la présence de l’oncle est précieuse parce que vivante, fragile, sans autre vertu que celle « d’être là », encore. Le témoignage du neveu, jamais justifié, trouve, entre la page du titre et la quatrième de couverture, sa raison d’être et son sens ; il renvoie aux thèses de Sallenave sur la littérature comme « dette envers le monde » (Don, p. 168). Cette dette consiste à rendre compte de l’insignifiance pour, paradoxalement, exacerber le sens de la finitude donnant sa valeur à toute chose. S’intéresser à un homme ordinaire, enregistrer la moindre de ses paroles permet de valoriser ce qui « n’est rien » : le dépouillement met la question existentielle à nu, il construit l’insignifiant pour l’affecter du sens poignant de la vie simple vouée à finir. Le récit sauve la vie quelconque de l’oubli. On peut alors en conclure, avec Clément Rosset, que la littérature ne se tient au ras des paroles quotidiennes que pour mieux les doubler, les charger de sens et, par là, remédier à l’insupportable idiotie du « réel ».
Telle serait, somme toute, la fin de ce récit, mais il faut insister sur le fait que le « salut » par l’art passe par une poétique fragmentaire qui, contrairement aux instantanés de Philippe Delerm, ne cherche pas à enjoliver le quotidien, à en « peindre » la beauté, à en expliquer le sens. La chronique multiplie et libère la puissance disséminante des « effets de réel » dans la fiction, elle se tient au plus près de la parole quotidienne, y compris dans sa narrativité. On peut dire qu’elle parvient à conjoindre impression d’immédiateté et sens de la transmission narrative, fragmentation et prise en relais, proximité et distance. Ce jeu de rapprochement et d’éloignement permet de concilier les marques citationnelles d’une présence et celles d’un recul narratif : c’est horizontalement, au fil d’interrogations et d’associations occasionnelles, que le narrateur commente les propos de l’oncle pour en restituer les qualités concrètes. Aussi orienté soit-il, Adieu ne renvoie à une thèse qu’à travers une quête, il dévoile le monde « comme le lieu d’un sens en attente d’être dit » (Don, p. 168 [je souligne]). Une telle réserve narrative, soucieuse de consigner la parole sans la faire signifier au-delà des circonstances de son énonciation, amène le lecteur à prendre conscience de l’insignifiance de la conversation. En suspendant l’horizon du sens, la chronique pose un problème. À l’impératif éthique de donner un sens à la vie simple correspond l’impératif, éthique tout autant, d’en rendre compte sans comblement ni totalisation. L’insignifiant génère une tension problématique, irrésolue, entre l’effet d’une présence verbale (vitale) éphémère et le sens affecté de son récit. Par là, Adieu résiste à la tentative de salut dont pourtant il relève et engage les forces contraires d’un réalisme paradoxal.
Appendices
Collaboratrice
Marie-Pascale Huglo
Marie-Pascale Huglo est professeure au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Ses recherches actuelles portent sur la littérature contemporaine, en particulier sur la mise en récit du quotidien et l’inscription de l’archive. Elle a notamment publié deux essais critiques, Métamorphoses de l’insignifiant. Essai sur l’anecdote dans la modernité (Montréal, Balzac-Le Griot, 1997) et Le sens du récit. Pour une approche esthétique de la narrativité contemporaine (Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2007), ainsi qu’un roman, Mineures (Québec, L’instant même, 2005).
Notes
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[1]
Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur les récits du quotidien dans la littérature contemporaine subventionnée par le CRSH.
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[2]
Je pense surtout à Viol, dans lequel l’enjeu des entretiens est constamment tourné vers ce viol indicible dont il est pourtant — le titre l’indique assez — question. Cela donne à la parole ordinaire, à la vérité du langage ordinaire saisie dans une fiction, un poids très lourd : Danièle Sallenave, Viol. Six entretiens, quelques lettres et une conversation finale, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
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[3]
Danièle Sallenave, Adieu, Paris, P.O.L., 1988, quatrième de couverture. Toutes les mentions de page directement inscrites entre parenthèses dans le texte renverront dorénavant à cet ouvrage.
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[4]
Je renvoie ici à l’idéal photographique de l’écriture recherché par Annie Ernaux : « […] j’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme. (Plus tard, en voyant les photographies que Paul Strand a faites des habitants d’un village italien, Luzzano, photographies saisissantes d’une présence violente, presque douloureuse — les êtres sont là, seulement là —, je penserai me trouver devant un idéal, inaccessible, de l’écriture) » (Annie Ernaux, « Avant-propos », Journal du dehors, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000 [1993] [je souligne]).
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[5]
La métaphore d’une saisie photographique renvoie à l’idée d’une « capture » de la parole qui, comme la photographie dans son acception commune, semble arracher des pans de la réalité quelconque et la conserver telle quelle. Cette « doxa » recoupe l’idée barthésienne d’un « ça-a-été » et celle d’écriture photographique d’Annie Ernaux. En ce sens, la photographie réinvestit l’idée et la valeur du « réel », même le plus insignifiant : sa valeur documentaire prend le dessus sur la valeur signifiante associée au récit. Voir à ce propos André Rouillé, « Le vrai photographique », La photographie, Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2005, p. 72-119.
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[6]
Danièle Sallenave, Le don des morts. Sur la littérature, Paris, Gallimard, 1991, p. 129. Je renverrai désormais à cet essai sous le titre de Don, suivi du numéro de page, et placé entre parenthèses dans le texte.
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[7]
Voir « Danièle Sallenave et l’éthique de la littérature », entretien, La quinzaine littéraire, no 478, du 16 au 31 janvier 1987, p. 12.
-
[8]
Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984. Dominique Viart a bien souligné l’importance des récits de filiation dans la littérature contemporaine, avec la question de l’héritage qu’ils sous-tendent (« Récits de filiation », dans Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, p. 76-98).
-
[9]
Dans l’économie du récit, le point de vue du neveu narrateur — homme de son temps, voyageur, intellectuel, habituellement plongé dans la vie active — coïncide mutatis mutandis avec celui du « public cible » d’un récit comme Adieu, lequel s’adresse à un lecteur que l’absence d’intrigue et la mise en avant d’un personnage ordinaire ne rebutent pas. Autrement dit, la curiosité du neveu épouse celle du lecteur virtuel, pour qui le mode de vie du vieil homme n’est pas a priori dépourvu d’intérêt.
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[10]
Cet ethos est explicite dans la quatrième de couverture « Le vieil homme parle ; le jeune homme le photographie, le regarde et, le questionnant, s’étonne » (je souligne). Le jeu entre le récit et son péritexte est intéressant dans la mesure où la quatrième de couverture oriente le lecteur sur la question du sens dans une vue d’ensemble, alors que le récit lui-même oppose une résistance à la construction du sens et refuse la perspective en surplomb. Dans cette mesure, le péritexte de la quatrième joue un rôle actif dans la compréhension du texte. Même si elle n’est pas signée, elle exerce une forme d’influence « auctoriale ».
-
[11]
Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot synthétisent bien l’opposition entre le muthos et la chronique : « Comme le jeu dramatique qu’est le mime, la mimèsis est “poétique”, c’est-à-dire créatrice. Non pas ex nihilo : le matériau de base est donné, c’est l’homme doué de caractère, capable d’action et de passion, pris dans un réseau d’événements. Ce donné, le poète ne l’imite pas comme on fait un décalque : c’est là le travail du chroniqueur, rivé au particulier contingent dont il consigne le souvenir […] ; le poète, lui, en tant que mimètes, construit, selon une rationalité qui est de l’ordre du général et de la nécessité, une “histoire” (muthos) avec ses actants fonctionnels » (Aristote, La poétique, « Introduction », Paris, Seuil, 1980, p. 20).
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[12]
Définition donnée par le Littré citée par Henri-Pierre Jeudy, « Les enjeux politiques de la chronique », La chronique dans tous ses états, Paris, Sens & Tonka, 2004, p. 15.
-
[13]
Marc Abélès, « Le retour de la chronique », dans Henri-Pierre Jeudy, La chronique dans tous ses états, op. cit., p. 30.
-
[14]
Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, coll. « PUF écriture », 1998 [1992], p. 56.
-
[15]
Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Le livre de poche, 1972, p. 3, cité par Vincent Jouve dans L’effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 57.
-
[16]
Jacques Dubois, Les romanciers du réel. De Balzac à Simenon, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2000. Dubois fait du « totalement et en détail » l’un des gestes récurrents des romanciers du réel.
-
[17]
Roland Barthes, « L’effet de réel », dans Oeuvres complètes (éd. Éric Marty), t. III : 1968-1971, Paris, Seuil, 2002, p. 30.
-
[18]
Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 108-149.
-
[19]
Roland Barthes, « L’effet de réel », loc. cit., p. 30. L’avoir-été-là a bien entendu à voir avec le ça-a-été de la photographie. Voir Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Cahiers du cinéma », 1980, p. 120.
-
[20]
J’adapte ici librement la distinction sémiologique entre la signification locale et le sens global. Par signification élémentaire, je renvoie à la signification ponctuelle des propos échangés et non à leur sens possible au sein d’un passage et du texte.
-
[21]
Cet ancrage contextuel constant va à l’encontre des nombreuses médiations narratives de la conversation dans le roman permettant d’approfondir les motivations, de sonder les coeurs, de mesurer les conséquences, de deviner les intentions cachées, bref, permettant de dépasser la signification immédiate de la parole en contexte pour dégager, « derrière » ou par delà ce qui a-été-dit, un sens. En ramenant le récit à la transmission d’une parole échangée (au lieu de mettre les échanges au service de la transmission du récit), Sallenave fait de la conversation une question de sens.
-
[22]
Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, dans Oeuvres complètes, t. III, op. cit., p. 706.
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[23]
« Le chroniqueur qui narre les événements, sans distinction entre les grands et les petits, tient compte, ce faisant, de la vérité que voici : de tout ce qui jamais advint rien ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire » (Walter Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », Essais, [trad. de Maurice de Gandillac], t. II, Paris, Denoël/Gonthier, coll. « Bibliothèque médiations », 1983, p. 196). Notons ici au passage que sur ce point, la chronique rejoint la photographie comme document sans « aucune hiérarchie : ni entre les objets enregistrés, ni entre les détails reproduits […] » (André Rouillé, op. cit., p. 105).
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[24]
Bruno Thibault, Danièle Sallenave et le don des morts, Amsterdam/New York, Rodopi, 2004, p. 82-86. Il signale son emprunt à Roland Barthes pour la notion de biographème.
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[25]
Ibid., p. 85.
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[26]
Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, dans Oeuvres complètes, t. III, op. cit., p. 706.
-
[27]
D’autres chiffres auraient pu aussi bien signifier la richesse du « père Mortier », mais c’est le chiffre trois qui « photographie » le souvenir.
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[28]
L’idiotie de la réalité renvoie aux thèses de Clément Rosset : « Un réel qui n’est que le réel, et rien d’autre, est insignifiant, absurde, “idiot”, comme le dit Macbeth. […] Telle est bien la réalité, et l’ensemble des événements qui la composent : simple, particulière, unique — idiotès — “idiote” » (Le réel et son double. Essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1976, p. 50).
-
[29]
Ibid., p. 84.