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Dans ce numéro d’Études françaises, les collaborateurs réfléchissent aux petits genres journalistiques sur une période historique qui est celle du premier long siècle du journal, des années 1830 au lendemain de la Première Guerre mondiale. Avant de présenter les différentes contributions qu’on lira dans les pages suivantes, nous aimerions indiquer dans quel cadre général s’inscrit ce travail et rappeler les lignes directrices qui l’ont guidé.

Par « microforme », nous entendons ces bribes de textes qui ont trouvé à s’épanouir dans l’espace du journal, petits textes parfois difficilement classables saupoudrés dans un espace dont l’esthétique même allait se révéler être celle, éminemment moderne, de la mosaïque[1]. Sommes-nous là dans les régions maintenant bien balisées des minores ? S’il s’agit de décrire formellement et poétiquement le corpus, sans aucun doute : brièveté, fugacité de l’imaginaire, esthétique du détail, fréquent anonymat des textes, tout cela contribue à conférer un caractère anodin à l’ensemble. Mais d’un autre point de vue, nous sommes au coeur d’un trait essentiel de la modernité, dont les origines précèdent largement la période que balise ce collectif : en effet, à partir du dernier tiers du xviiie siècle environ, s’impose progressivement un imaginaire où le fragment est ce qui donne le mieux accès à une totalité en soi insaisissable, et ce qui rend aussi possible la conception moderne de la temporalité. Bien des manifestations en témoignent qui, on ne l’a d’ailleurs peut-être pas encore suffisamment répété, sont diversement associées aux formes périodiques. Ainsi du romantisme d’Iéna qui met de l’avant, dans la revue L’Athenäum (1798-1800), la poésie du fragment ; dans un autre registre et en France, la fameuse « poétique des ruines » du Salon de 1767 de Diderot, paru dans la Correspondance littéraire de Grimm, et où des fragments du passé échoués dans le présent invitent à la rêverie ; ou encore, à la fin du siècle, la vaste entreprise de Louis-Sébastien Mercier éclatée en plus de 1000 brefs chapitres, Le tableau de Paris (1781-1788), qui cherchent à recomposer l’image d’une capitale aux signes désormais dispersés.

Réfléchir au minuscule, c’est donc éprouver la fragmentation et le morcellement, l’incomplétude et le cumulatif, comme des traits révélateurs de la modernité. C’est aussi voir l’avènement d’un nouveau temps social, un temps désormais rapide, linéaire, celui de l’événement et du choc imprévu, obligeant le sujet à se situer d’une manière inédite face au monde. Or tous ces traits de civilisation nous paraissent intimement liés à l’avènement d’une nouvelle culture médiatique qui s’impose progressivement, encore une fois, dès le xviiie siècle, mais de façon accélérée et sans commune mesure à partir de la monarchie de Juillet en France. Les chercheurs en histoire littéraire et culturelle de la presse sont actuellement en train de mieux comprendre cette rupture médiatique et d’en calculer les énormes conséquences[2]. L’avènement d’une littérature moderne fondée sur la représentation et la fiction, les nouvelles pratiques de l’écrivain — et tout particulièrement l’accélération des rythmes d’écriture —, l’attention réaliste, l’apparition de nouvelles formes poétiques comme le poème en prose, voilà certaines conséquences littéraires que les dix-neuviémistes peuvent distinguer parmi les bouleversements de la civilisation médiatique, et qui marquent désormais les territoires de recherche de la nouvelle histoire littéraire[3]. Ce numéro d’Études françaises entend se situer dans le prolongement de ces riches domaines de recherche.

Or, il y a sans aucun doute dans la perspective ici adoptée, celle du trait furtif et du morcellement tels qu’ils s’élaborent naturellement dans l’objet périodique, un angle d’analyse qu’il reste encore à défricher. Traditionnellement, la recherche a accordé beaucoup d’importance au fait divers, genre qu’elle a défini comme un microrécit social, fondateur d’un imaginaire hautement contaminant : on le sait, la littérature réaliste en est tout imprégnée[4]. Sans négliger l’importance du microgenre du fait divers, il nous a semblé qu’il fallait également tenir compte de tout ce qui peut relever d’une esthétique médiatique du minuscule et ses diverses manifestations dans l’espace du journal, ce que Hippolyte de Villemessant, fondateur du Figaro en 1854, appelait non sans humour « des capucines autour de la salade » : l’épigramme (la bigarrure, le coup de lancette), le fait-Paris, l’écho, la nouvelle à la main, la blague, l’histoire drôle, le carnet (mondain, nécrologique), la petite annonce, la devinette, la charade, le logogriphe, certaines formes de publicité, bref toute une culture médiatique et périodique de l’instantané et du détail[5]. L’évocation de Villemessant est d’ailleurs là pour le rappeler : la « petite presse », est un endroit particulièrement fertile à l’éclosion des microgenres du journal. Le Figaro, Le Corsaire, Le Tintamarre demeurent des terrains d’enquête privilégiés. Tout ici confine au trait rapide, à la lecture-zapping, sur fond de culture du rire et du divertissement. Mais ce sont tous les types de journaux et de périodiques, du grand quotidien national au magazine et à la revue spécialisée, qui sont potentiellement concernés et contaminés par cette culture. Il va de soi que notre numéro ne peut couvrir tout cela, mais il souhaite du moins explorer certaines pistes.

Comment diriger l’analyse, quelles méthodologies peuvent permettre de mieux comprendre cette civilisation du minuscule ? Diverses approches, notamment poéticiennes et sociocritiques, peuvent sans doute être convoquées pour saisir le phénomène. Le microgenre est en général balisé par un ensemble de contraintes qui peuvent se concevoir comme autant de règles poétiques, à commencer par la plus évidente, la brièveté ; mais c’est une évidence qui n’en est pas une, car on sait (et les poètes mieux que d’autres) combien l’art de la concision est difficile. Autre élément important, la répétition, qui tient à la périodicité du support journalistique qui accueille ces petites formes, mais pas uniquement : en général, le microgenre n’est jamais seul dans la page du journal et fonde son effet sur une esthétique de la répétition-succession. Les microgenres du journal se développent comme le déroulement d’une frise, laquelle commande une lecture rythmée et cumulative. Enfin, il ne faudrait pas sous-estimer une règle commune très fréquente, celle de l’anonymat de ces petits textes, qui contribue à les inscrire sur le fond d’un horizon collectif, et donc pleinement social. Brièveté, répétition, collectivité : ce sont là les traits que l’on retrouve par exemple dans le carnet mondain, qui est un exemple intéressant car il intègre, plus directement que tout autre microgenre peut-être, une dimension sociale. Depuis la presse de la monarchie de Juillet, les petites nouvelles du carnet constituent ainsi, à travers la fragmentation, l’ossature du Tout-Paris mondain et littéraire. Le carnet est donc chargé de dessiner, et même littéralement d’inventer cette totalité qui fait défaut à une société élitiste désormais dispersée, dépourvue de centre fédérateur avec l’effacement du modèle curial[6]. Par ailleurs, si l’on déplace l’angle d’analyse du côté de la littérature, il ne fait guère de doute que le roman réaliste offre lui-même une représentation des élites qui a quelque chose à voir avec le carnet : il donne corps et substance à une socialité fragmentée et concurrentielle — salons bourgeois contre salons aristocratiques, Verdurin contre Guermantes.

Au bout du compte, c’est en effet depuis la littérature que l’imaginaire du minuscule peut être envisagé, et c’est également au lieu où littérature et média se rencontrent que l’étude des microformes journalistiques doit mener. Il s’agirait en quelque sorte de faire l’hypothèse que si la littérature « vient » au journal par le minuscule, tant les formes brèves contiennent de potentialité poétique, cette perception de la « littérarité » médiatique appelle nécessairement son envers : c’est par une esthétique du détail et du minuscule que le journal et son imaginaire pénètrent au coeur de la littérature. Le poème en prose de Baudelaire ou l’esprit fantaisiste de la seconde moitié du xixe siècle (Banville, Champfleury, Allais), sont autant de preuves éclatantes d’une invention littéraire médiatisée qui s’organise autour d’une esthétique du minuscule. Et comme l’écrit Sylvia Disegni, qui signe par ailleurs une contribution dans le présent numéro, le regard poétique lui-même promène son attention morcelée sur le monde : « L’une des caractéristiques de la modernité est à voir dans le nouveau regard que l’écrivain, voire le poète, pose sur le monde contemporain, dans sa vision fragmentée des choses[7]. »

Toute la typologie balzacienne procède également d’une intégration des petits traits révélateurs à la fiction. Autre exemple incontournable, celui du roman policier. Jacques Dubois a bien montré comment l’enquête était fondée sur un imaginaire du détail signifiant inspiré du journal et il n’est pas étonnant que le modèle du genre, L’affaire Lerouge de Gaboriau, parue en 1863 dans Le Pays et en 1866 dans Le Soleil, soit contemporain de la naissance de la presse populaire[8]. Et si la littérature a tant puisé aux sources du fragment, c’est qu’elle y a aussi trouvé la matrice originale à un vaste déploiement, comme si le minuscule — nous le suggérions plus tôt — contenait aussi au moins virtuellement son envers, la totalité. Le monde moderne, trop complexe en soi, ne se donne jamais à saisir autrement que par un ensemble bigarré de représentations et de médiations qui le résument. Une telle perspective, on le voit, permet de réfléchir aux rapports entre l’esthétique du fragment qui persiste continûment durant tout le xixe siècle et celle des oeuvres-monde totalisantes qui règnent pendant la même période, de Balzac à Proust en passant par Zola. Investissant les formes littéraires, l’éphémère tend paradoxalement vers le pérenne, l’anodin vers l’essentiel ; tel un vecteur qui prend en charge ce qui n’est que potentialité, la littérature révèle du trait minuscule ce qu’il contient de fondamental.

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Le journal, à la fois lieu de gestation du minuscule autant qu’oeuvre-monde de la plus grande ampleur qui soit, prouve bien que la coexistence de ces deux phénomènes — fragmentation et totalisation — est essentielle à la culture de notre modernité. Tel est donc le point de départ qui a guidé les diverses contributions que l’on peut lire dans les pages suivantes, qui s’ouvrent avec l’article de Jean-Didier Wagneur. Consacrée à la petite presse, ce royaume du minuscule, la réflexion de Wagneur s’emploie à en exposer les traits essentiels et à présenter l’espace qu’elle occupe dans le paysage médiatique et littéraire entre monarchie de Juillet et Second Empire. Wagneur propose ensuite un large inventaire du méta et micro-discours proliférant qui accompagne l’imaginaire du petit journal, ces « autoscopies journalistiques » qui se déclinent en physiologies, inventaires et taxinomies la plupart du temps satiriques. À cet article fait écho celui de Boris Lyon-Caen, qui a choisi de plonger dans la petite presse vers 1830 pour y voir à l’oeuvre les procédés de l’épigramme, petit genre satirique issu d’une longue tradition que le milieu journalistique réinvestit à la veille de la monarchie de Juillet. Dense, lapidaire, l’épigramme est l’arme spirituelle des petits journalistes ; sa logique discursive est celle de la fusion, sur un ton toujours sarcastique, de l’information et de la fiction. Pour sa part, Marie-Ève Thérenty propose une contribution qui vient former, avec les deux précédentes, un trio sur des microgenres caractérisés par leur humour, leur esprit ou encore leur tonalité railleuse. Son intervention porte en effet sur les histoires drôles dans la grande presse quotidienne de la fin du siècle, dont la série « La vie drôle » d’Alphonse Allais, qui paraît dans Le Journal à partir de 1892, est emblématique. Thérenty voit dans le petit genre très moderne de la blague (la « nouvelle à la main » comme on dit alors) « la survivance de la matrice littéraire au sein même du journalisme d’information ».

Silvia Disegni nous ramène au mitan du xixe siècle. Elle s’interroge dans son article sur les effets et conséquences de cette civilisation du détail médiatique sur le poème en prose, mais aussi sur les liens subtils entre cette forme poétique et la chronique, qui tend alors à se narrativiser. Au coeur de sa démonstration figure « l’idée de heurt » comme mode oxymorique de coexistence, à l’intérieur de la page du journal, de différentes formes a priori irréconciliables et juxtaposées — dont les microrécits médiatiques sont les manifestations éclatantes. Le poème en prose (qui dialogue ici aussi avec la chronique) se présenterait alors, propose Disegni, comme « le lieu et la synecdoque de ce heurt », une forme subtile de (ré)conciliation de ces ruptures qui viserait aussi à poétiser l’éphémère du journal. Gustave Bourdin, présentant quelques poèmes du Spleen de Paris dans Le Figaro du 7 février 1864, avait d’ailleurs évoqué la poésie de Baudelaire comme ce lieu « où l’idéal et le trivial se fondent dans un amalgame inséparable ».

Les deux contributions suivantes établissent entre elles une forme de dialogue. Corinne Saminadayar-Perrin rappelle la valeur historique que les contemporains de la période 1830-1870 attribuent au journal par la qualité même de sa poétique du minuscule : le journal est en effet apte à saisir « les plus microscopiques manifestations de l’histoire en train de se faire », cela à l’époque de l’avènement d’une historiographie tournée vers le peuple et le foisonnement du réel. Bien que certains critiques reprochent au journal cet empilement de données « exacerbant le microscopique au détriment du sens », le triomphe de la « chose vue » annonce celui du reportage, dans lequel témoignage et contingence s’allient pour faire la force du journal. Il s’agit de « saisir le présent sur le vif, pour le coller tout frémissant dans les pages du journal ». Se met ainsi en place un nouveau rapport au présent en marche et à son intelligibilité. Pour sa part, Guillaume Pinson suggère dans sa contribution qu’une historiographie complète, synthétique, du journal était une impossibilité conceptuelle au xixe siècle, en raison même de l’émiettement du journal. En effet, les contemporains n’ont su représenter le journal et son histoire que par des microrécits qui étaient toujours poétiquement en phase avec ce morcellement médiatique. Si on excepte quelques rares cas (notamment dans le domaine romanesque chez Balzac ou Maupassant), toute possibilité de synthèse et d’entreprise totalisante se trouve ainsi bloquée par la prégnance du modèle micropoétique du journal : l’écriture du journal et l’écriture sur le journal sont encore trop liées pour qu’un geste totalisant et synthétique puisse s’en libérer.

Enfin, l’article de Pierre Popovic ouvre la perspective sur un xxe siècle médiatique. C’est le Tour de France cycliste qui retient l’attention de Popovic, entreprise médiatique s’il en est et dont la fondation en 1903 est l’oeuvre du directeur de L’Auto-Vélo (rapidement rebaptisé L’Auto), Henri Desgrange. Médiatique, le tour l’est par son caractère périodique (c’est un événement annuel) et par le découpage en étapes qui engendre le morcellement de la représentation dans le journal : le résumé de l’étape. Une fameuse chronique de Desgrange qu’analyse Popovic, publiée le 11 juillet 1911, s’emploie à conférer au microrécit une « plus-value sémantique » pour en faire le « modèle réduit [de] la grande nation historique ». L’autre chroniqueur sportif qui intéresse Popovic est Albert Londres. Les célèbres reportages sur le bagne de Guyane que Londres avait fait paraître en 1923 l’inspirent dans sa couverture du Tour 1924, dans laquelle il qualifie les cyclistes de « forçats de la route ». Marqué par l’abandon volontaire des frères Pélissier, le Tour vu par Londres prend une dimension sociale ; son petit récit s’agrège à la légende du Tour que Londres alimente de l’imaginaire du forçat, riche d’une longue histoire (Vautrin, Valjean).

Comme le montrent en filigrane les sept contributions, la microforme médiatique est toujours tentée par divers procédés d’expansion : le fait divers peut se muer en roman, le résumé en chronique, le poème en recueil, le détail en Histoire. Mais là où, au-delà de leurs spécificités, tous ces petits traits médiatiques se rejoignent, c’est par leur capacité à se déverser dans la vaste rumeur sociale et participer ainsi à la tonalité imaginaire d’une époque.