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Tout objet littéraire connecte une expérience individuelle à une grammaire collective, une vision du monde au monde ; il y fait retour, s’y ajoute, l’aggrave, parce qu’il est dans les gènes de la littérature que d’opposer aux langues dominantes ses grammaires déviantes. Un chromosome de l’impureté. Au fond, le style n’est qu’une façon de désaccord. Entre moi et le monde l’oeuvre instaure une zone de friction, des courts-circuits, du jeu et des états de guerres qui sont toujours d’abord des zones politiques.

Dans ce constat, la poésie revêt un statut particulier. Sa nocivité repose d’abord sur la faiblesse de son audience. Pour le dire autrement, c’est justement la quasi-inexistence de son poids spectaculaire-marchand qui en fait le lieu d’un scandale symbolique, d’un rite d’effraction, lequel n’est que le prolongement dans la Cité du rite d’effraction qu’elle commet dans la langue de la Cité. Son statut l’exclut de facto des lois du marché, des injonctions médiatiques, des catéchismes de la transparence et de la connexion. Scandaleuse parce qu’elle ne sert (à) rien. À la limite, on pourrait considérer que la gratuité de l’art pour l’art, en échappant à la tyrannie de l’utilitaire, c’est-à-dire du résultat, constitue elle aussi un acte foncièrement subversif. Mais, évidemment, effet gigogne, l’objectif de non-résultat est un résultat, la non-utilité a son utilité. Tout est donc question d’intention. Or, tel est le fondement même de l’engagement (fondement qui différencie le révolutionnaire du rebelle), lequel consiste à confier à la littérature, a priori, le soin d’énoncer une idéologie, une éthique, un credo politique et de l’encoder dans le sens d’un discours militant, protestataire, etc.

Cette « mission » ne m’est jamais apparue très claire. Déléguer ce rôle à la littérature c’est lui attribuer le statut banal d’un médium, aggravant en cela le malentendu selon lequel elle ne serait qu’une sorte de journalisme décoratif, une machine à raconter des histoires et à défendre des idées. Un moyen et non une fin. Ce pourrait être aussi une façon plus ou moins déguisée de privilégier au « sentiment de la forme » une éthique du contenu et de rejouer ainsi la fausse antinomie humanisme contre formalisme. Or le poète travaille d’abord (dans) la forme, cette « valeur étrangère à son intention » qu’évoque Roland Barthes[1], « valeur » autonome donc (voire autotélique) à laquelle Sartre, on le sait, opposait un « impératif moral[2] ». L’auteur de Qu’est-ce que la littérature ? avait bien raison de regarder la poésie de travers et de la juger peu apte (et encore moins prompte) à s’engager.

Mais la question n’est pas de reconsidérer cette vieille lune de l’engagement en littérature ni, en ce qui me concerne, d’en actualiser les possibles prolongements dans l’espace contemporain. Tout au plus, redisons ce que tout le monde sait : que l’engagement au sens sartrien ne peut plus se rejouer aujourd’hui comme au milieu du siècle dernier pour la raison fort simple que le monde a changé et avec lui les façons de s’en saisir et de l’appréhender.

Suis-je un écrivain engagé ? Le suis-je notamment dans En guerre, publié en 2004[3], qui se nourrit en grande partie de la guerre en Irak et pourrait donner à penser, pour cette raison même, qu’il s’agit d’un ouvrage explicitement engagé ? Je ne le crois pas. Ce livre, montage de textes épars, travaille (avec) du matériau contemporain (essentiellement le discours médiatique et politique) pour attaquer différemment la langue. Détournement et surchauffe rhétorique de la désormais célèbre formule « l’axe du mal », accumulations grotesques à partir du discours rassurant de l’état-major américain à l’automne 2002, compte rendu comico-parodique de l’arrestation de Saddam Hussein (« Opération Bad Gag — comédie médicale »), etc., ces interventions affirment certes clairement une vision politique et donnent la lecture critique d’un événement, et l’on comprend tout de suite de quel endroit je parle. Mais d’autres textes ne vont pas dans le même sens (une version pornographique de l’histoire des premiers rois de France, par exemple), façon justement d’introduire dans mon livre une sorte de contre-pouvoir sémantique. Mon intention n’était pas d’écrire sur mais à partir de la guerre en Irak, et, plus simplement, d’écrire intransitivement (ce que résume parfaitement Paul Valéry dans sa belle formule : « ce fut l’intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit[4] »). Dans mon introduction, je préviens : « Que puis-je faire avec la guerre ? La décrire (mais de quel point de vue ?) ? La raconter (à partir de quelle expérience ?) ? La dénoncer (mais selon quelle morale ?) ? […] À la différence du livre sur la guerre, le livre en guerre capture des morceaux de guerre pour faire livre. Je commence ici un nouveau livre. Qui n’est pas un livre sur la guerre mais un livre fabriqué avec des morceaux de ça[5] ». Un motif. Un matériau.

Comique, absurde, dérision et parodie, détournements et jeux formels (listes, boucles rythmiques, syllogismes, etc.) constitutifs de mon « style », continuent, ici comme ailleurs, mon expérience dans la langue, même si mes partis pris et mes visions du monde s’y affirment, même si je m’engage à ne pas m’engager, même si je ne peux dissimuler une certaine malice à avoir voulu dégonfler toute tension éthique, toute pause morale et moralisante. Un oxymore de la gravité.

En réalité, ce type de livre s’engage tout seul. Ou plutôt « après coup ». Au moment de sa réception et par la lecture que chacun peut en faire (et je réaffirme ici mon credo selon lequel le lecteur a toujours raison), en donnant à voir et en articulant autrement le réel, en lui infligeant un certain nombre d’opérations chirurgicales (greffes, coutures, amputations, etc.), en le malaxant et en malaxant les discours censés le représenter. Engagement peut-être mais d’abord rhétorique. Et formel. C’est l’esthétique d’un texte qui est indissociable de l’éthique de son auteur et non le contraire. Non point livre engagé, donc mais livre de poète (de poète ou d’écrivain ? Cette hésitation assumée marquant en revanche mon véritable engagement dans le champ esthétique), engageant le lecteur à s’engager lui-même à partir des reconfigurations subjectives du réel qui lui sont proposées par la vertu de formes particulières et de sens flottants. Je ne dénonce rien. Pas mon métier. Mon métier consiste à fabriquer des maquettes du monde avec la langue. Et plus encore à faire, avec le monde, des maquettes de langue.

Mais revenons à des considérations plus générales et voyons en quoi la poésie, comme instance formelle insoumise, est, devrait être, engagée par essence. Écrire de la poésie, c’est écrire malgré tout ; c’est aussi inoculer dans la langue une contre-langue résistante au droit canon qui met l’objet-poème dans une situation de tension et de crise qu’il doit résoudre au moment même où il la provoque, ce que Gilles Deleuze nomme des « goulots d’étranglements[6] ». La poésie se présente toujours déplacée, obscène (littéralement, de mauvais augure), elle accidente un contexte qui lui est par nature hostile. S’attaquer à la langue revient à casser un héritage garant des valeurs et des usages qui font tenir nos sociétés modernes : grégarité, sédentarité, nivellement socioculturel, modèle libéral, tout-communicationnel, etc. Ainsi, les dysfonctionnements de langue (bizarre baudelairien, zaoum, glossolalies, écritures phonétiques, répétitif) débordent-ils très largement la sphère du langage et la question du beau (et l’on se souvient que Schiller, déjà, à l’aube de la modernité, confiait à la beauté le pouvoir subversif d’abolir les privilèges) ; ils balisent des zones autonomes et non alignées, des points de « résistance du livre à l’amphithéâtre » pour le dire comme Sloterdijk[7], et fournissent à qui veut les voir d’autres systèmes de valeurs ou plus précisément la possibilité de l’existence d’autres valeurs. Cela s’appelle la raison utopique. À cette raison, l’invention formelle suffit.

Le confinement dans lequel se tient la poésie réduit pourtant la portée de la frappe et la vitesse de prolifération métastasique. D’où la nécessité de l’extraire de son cocon, d’infiltrer les espaces connexes, de la faire passer en contrebande, de sauter les frontières, de déplacer le regard et les lieux, etc. Il ne suffit pas d’être étranger dans sa langue, de faire pli, tumeur, rayure, encore convient-il d’importer cette étrangeté dans le contexte à contaminer, condition première de tout processus infectieux. L’enjeu est double : stratégique d’abord (rendre visible en terrain hostile une langue inacceptable — cette visibilité produit l’effet subversif) ; symbolique ensuite (brouillage, détournement et infection des codes). Ces positions ont bien entendu leurs traductions esthétiques et formelles — le détournement, le cut-up, le ready-made, le sampling entre autres, techniques qui décollent, prélèvent, détournent, recontextualisent, kidnappent des éléments du réel pour les mettre en état d’exil, de greffe, de clonage, proposant des recadrages et des redistributions, qui en sont autant de relectures critiques. Éternelle et inusable rencontre de la machine à coudre et du parapluie sur une table de dissection. Lautréamont était un écrivain politique !

Ces opérations sont parfois qualifiées d’expérimentales. Bigre ! Cette notion très élastique demeure problématique parce que toute écriture qui pense un tant soit peu sa forme s’inscrit de facto dans cette fausse catégorie — l’expérimental s’entend toujours d’abord d’un point de vue formel (« milliers de petites inventions sans histoire » dont parle l’historien de l’art André Chastel[8]). L’expérimental serait peut-être alors au poète ce que la prose est à M. Jourdain. Le musicien Luciano Berio ne dit pas autre chose quand il affirme : « Toute musique est expérimentale sinon, ça ne vaut pas la peine d’en faire. » Ce point de vue est éminemment politique.

En ce qui me concerne, je trouve dans les ressources qu’offrent le burlesque, l’extravagance grotesque, la dérision, le comique, dont Baudelaire a bien montré la force subversive, diabolique, même, des moyens pour virusser non seulement la langue dominante et ses vitrifications académiques mais aussi tout l’esprit de sérieux, et même tout le jésuitisme de certaines orthodoxies avant-gardistes et… ouvertement engagées, qui, en produisant un anticonformisme souvent très conformiste et aligné se présentent toujours comme des langues fascistes. L’ennemi n’est évidemment jamais sur le lieu de la représentation que l’on s’en fait. Le grotesque, par exemple, le rire jaune, qui jouent comme des insolences et imposent une gravité légère (comparable à celle des vanités en peinture), procurent un outil radical contre le « bon goût » et certaines paresses des penseurs et des bien-pensants, enrayent le tragique par de nécessaires mises à distances, opèrent des réglages de la focale et opposent aux barbaries et aux absurdités contemporaines les armes de la farce. Le rire est une position, une éthique. Scandaleusement intrusif.

Mais il est essentiel de ne pas ériger la subversion en règle, et il faudra toujours veiller à transgresser indéfiniment les règles de la transgression. Une oeuvre ne peut être réellement subversive qu’à ce prix et son anticonformisme doit être constamment mis en danger, dépassé en fonction de la rapidité digestive des sociétés. S’engager contre un certain engagement, c’est en réalité continuer de s’engager contre les lois de la Cité au nombre desquelles figure l’engagement.

La rhétorique et tous les espaces de jeux qu’elle ouvre me fournissent un autre outil pour travailler avec et contre la langue, non dans le sens d’une destruction mais plutôt, et au contraire, d’une radicalisation, d’une exagération qui en révèlent toute la puissance en latence, non utilisée. Les jeux de logique, de paradoxes auxquels je me livre dévoilent une langue à la fois terriblement prévisible, vertigineusement sous-exploitée, radicalement vide, qui s’autodissout, s’autopurge pour ne tourner que comme machine. C’est ce tournoiement que je tente de réguler et de faire apparaître en le surchauffant des poncifs que nous ne voyons plus, des évidences qu’il faut remettre dans le champ de vision, des vérités premières masquant des vérités dernières, des « lettres volées ».

Le dépérissement et le brouillage des codes qui permettaient jusqu’à l’époque romantique de « reconnaître » la forme poétique ont abouti à une telle complexité formelle, à un tel phénomène de métissage et de déterritorialisation que cette catégorie, en se soustrayant à toute capacité à se déterminer sur un minimum de critères communs, est devenue un espace éminemment libertaire. La transversalité, l’hybridation, le mixte, procédures naturelles à beaucoup d’entre nous, et que, personnellement, je revendique, en sont les symptômes les plus saillants, mais en contrepartie, ces notions risquent de se vider de leur sens et de leur pouvoir subversif, à force d’être employées à tort et à travers. En n’y voyant souvent qu’une finalité, qu’un objectif, les institutions (de temps en temps relayées par un certain nombre d’écrivains et d’artistes qui voient là l’occasion rêvée de se forger quelque identité labellisée post-moderne) sont en train de faire de ces procédures un néo-académisme qui risque de ne produire que de sympathiques contrefaçons, reflets esthétiques du fantasme d’une démocratie heureuse, centriste, paritaire et libre-échangiste. Un tiers de prose, un tiers de vers, un tiers de cut-up et, pourquoi pas, un quatrième tiers de ce que vous voudrez (image, son, pâte à sel, poudre à éternuer), porte ouverte à un moyen terme d’autant plus sécurisant que sa force d’effraction aura été annihilée sous la séduction d’un objet politiquement consensuel à apparence expérimentale et subversive, ni trop radical ni trop conformiste. Un objet cool. Une esthétique du juste milieu. Des écrivains sympas. On comprend que l’institution en raffole.

Cette remarque m’emmène à ouvrir une parenthèse qui explique en partie ma méfiance vis-à-vis de l’engagement. Celui-ci, en effet, peut masquer des stratégies de carrières, cheval de Troie pour s’imposer, s’approprier un champ, s’y rallier ou s’en singulariser en jouant notamment la surenchère à forts relents, parfois, de bûcher ou de meute. Comme dans la presse à scandale, il existe dans les domaines littéraire et artistique des sujets porteurs (et qui rapportent). Les faussaires portent la double et ravageuse responsabilité d’utiliser des sujets graves pour leur propre compte, ce qui leur enlève un peu de gravité, et peuvent émousser, en éveillant le soupçon, la charge critique d’oeuvres à vocations authentiquement militantes. Éternels résistants décorés par les pouvoirs auxquels ils résistent, pourfendeurs de médias médiatisés, reclus communiquant sur leur retrait du monde, etc. Et que dire de tous les embrigadements qui, sauf notables et belles exceptions (Beauvoir, Char, Camus, quelques autres), ont tatoué de leurs aveuglements tout le xxe siècle et ne virent pas que la révolution des esprits se faisait ailleurs, à Londres ou à Frisco, avec des guitares électriques ? Que dire enfin du bilan qui montre au final que les grandes fractures esthétiques (donc éthiques) et les oeuvres les plus révolutionnaires du siècle, toutes catégories confondues, furent presque toujours non explicitement engagées ? C’est aussi de ce constat, de cette méfiance, qu’est né mon engagement à ne pas m’engager.

Tel pourrait donc être mon engagement, dans la langue, avec elle et contre elle. Les inventions formelles ouvrent des espaces de liberté infinis et constituent, à mes yeux, le point de résistance le plus radical à l’inhumanité contemporaine et à l’absurdité du monde dont la réponse politique demeure celle de l’insolente gratuité et du mystère toujours recommencé de l’écriture. Comme un espace d’éternelle insoumission.