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Le présent numéro déroge à la formule habituelle d’ Études françaises , soit la réunion d’un dossier thématique et de deux ou trois articles libres, pour faire toute la place à ces derniers. En fait, il serait plus juste de dire qu’il renoue avec un usage qui avait déjà eu cours et qui fut ensuite délaissé. À la fin de la décennie 1980 et au début de la suivante, la revue a publié trois numéros de « mélanges » — « Lectures », « Variété » et « Lectures singulières[1] » — qui participaient alors d’une nouvelle politique d’ouverture : on souhaitait accueillir des articles dont l’objet, les questions et les perspectives théoriques soient les plus divers possibles. En fait, Études françaises s’était définie dès sa fondation par l’ouverture ; seulement, la généralisation de la formule du numéro thématique, qu’elle et bien d’autres revues avaient adoptée, rendait difficile, voire impossible, la publication de certains travaux. Sans renoncer aux dossiers, on décida alors de ménager une section de la revue pour des textes libres, et de faire paraître occasionnellement une livraison de mélanges.
De tels numéros sont l’occasion de mettre en valeur la diversité et la singularité des objets et des recherches : en littérature, même la théorie, comme l’écrivait Ginette Michaud, « joue toujours en définitive du particulier au particulier, de cas en cas[2] ». Les travaux réunis ici ne font pas exception à cela, tous abordant des corpus différents, selon des questions et des approches elles-mêmes variées. En même temps, le rapprochement de ces textes fait voir, de l’un à l’autre, un certain nombre de points communs, de préoccupations voisines.
C’est ainsi que cinq articles abordent la poétique du roman chez un auteur particulier. Guillaume Pinson analyse la présence et le rôle du journal dans À la recherche du temps perdu : il en examine d’abord les représentations, montrant comment le périodique donne matière à une réflexion sur l’écriture, le temps et l’histoire, tout en médiatisant les rapports entre les personnages ; il se penche ensuite sur ce que la poétique proustienne emprunte à l’écriture médiatique. C’est aussi à partir d’une forme de médiation que Mathieu Bélisle examine quant à lui la différence entre deux genres d’écriture dans l’oeuvre de Julien Gracq, soit le carnet et le roman. Chez cet écrivain, géographe et historien, c’est la vision du paysage, lui-même « lu » à travers des connaissances théoriques, qui informe l’écriture. Gracq avait une prédilection pour ce qu’il appelait les « régions indécises », celles qui, au contraire des pays montagneux ou maritimes, « ne présentent aucun trait saillant mais apparaissent […] comme des lieux indistincts », lesquels obligent le regard à s’aiguiser et la plume à multiplier les nuances. Bélisle croit que le sens que donne Gracq à cette image est emblématique de l’écriture des carnets, lieu de l’indécision et de la liberté de ne pas choisir. Les « régions indécises » tracent une « ligne de partage » entre les deux genres étudiés, aident aussi à comprendre la poétique du roman, qui lui, ne peut rester indécis, doit choisir.
L’article de Yan Hamel, consacré à Sartre, n’étudie pas directement les oeuvres narratives, mais les textes de critique littéraire de l’écrivain. Hamel constate d’abord que le roman occupe une grande place dans les critiques et les manifestes, et que ces travaux construisent une poétique qui s’accorde avec les réflexions de l’auteur sur l’engagement. En examinant de plus près ce que Sartre dit des romans abordés — essentiellement français et américains —, il montre ensuite la présence d’une bipartition, géographique et culturelle, dans les jugements de l’auteur, laquelle « recouvre des appréciations opposées sur le plan de la qualité esthétique et de la valeur politique des oeuvres » : les Américains se voient le plus souvent encensés alors que les Français se font éreinter.
Deux textes portent sur des romanciers français contemporains, l’un très connu, Milan Kundera, l’autre plus nouveau dans le paysage littéraire, Philippe Renonçay. Dans ces deux études, par ailleurs fort différentes, il est question du rapport qu’entretient le roman avec le mythe. Jonathan Livernois, après avoir rappelé à quel point Kundera défendait un roman désacralisé, qui détruit les mythes, fait l’hypothèse que du sacré demeure malgré tout dans ses livres. En décrivant la présence conjointe de « prose », entendue ici comme « l’aspect corporel de la vie mis en valeur par le roman », et de sacré, « compris comme une vérité unique et inviolable qui donne du sens aux événements », il montre que le sacré, présent sous la forme d’éléments de mythe et de scènes bibliques, enrichit les personnages d’une tradition mythique, qui contribue à structurer le récit. Thierry Durand, de son côté, s’intéresse à la manière dont les romans de Philippe Renonçay mettent en scène « la dimension sociale et métaphysique du mal » et reprennent, en les transformant à la lumière de la modernité récente, les mythes de l’origine et de la chute.
À cet ensemble de travaux sur des oeuvres romanesques particulières, font suite deux études dont les préoccupations sont tout autres. La première est une réflexion de Seiji Marukawa sur la figuration de l’absence, du vide et du silence dans l’oeuvre de Philippe Jaccottet. L’auteur de l’article traite cette question selon une perspective philosophique et psychanalytique, en s’attachant au motif du souffle dans les poèmes, les notes et les textes en prose. Selon lui, le souffle représente le « retrait des dieux », l’oubli ek-statique de soi que Jaccottet appelle « expérience poétique » et l’origine d’un appel à l’autre, dans une tentative pour transfigurer le deuil du divin en chant. Le texte d’Alexandra Saemmer, qui se trouve en clôture, se penche sur la littérature numérique, dont il vise à décrire les caractéristiques, tout en proposant des concepts pour l’analyser. Saemmer observe d’abord que, avec l’avènement du Web, l’accès à la publication se démocratise, et que le statut d’auteur semble devenu accessible à tous. Si nombre des nouveaux auteurs espèrent encore une publication papier et proposent des textes de facture traditionnelle (carnets, journaux intimes, romans-feuilletons), on voit apparaître depuis dix ans des communautés d’écrivains qui cherchent à créer une littérature exploitant les possibilités spécifiques du medium numérique, qui ne sont pas strictement textuelles, mais intègrent des éléments visuels et sonores.
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Je profite de ce numéro spécial et de l’occasion que me fournit cette présentation pour annoncer quelques changements survenus dans l’équipe d’Études françaises au cours de la dernière année. Pierre L’Hérault, François Dumont et Isaac Bazié ont dû quitter le comité de rédaction, parce que d’autres tâches les attendaient. Au nom des autres collègues du comité, je les remercie chaleureusement pour l’excellent travail qu’ils ont fourni au cours de leur mandat : par leur sens critique, leurs idées et leur générosité, ils ont beaucoup contribué à la qualité intellectuelle de la revue. Je veux aussi témoigner toute ma gratitude à Stéphane Vachon, qui a accepté de diriger Études françaises de juin à décembre 2006, pendant que j’étais en congé sabbatique. Au cours de cette période, il a fait un travail remarquable, si bien que la production de la revue s’est poursuivie normalement et que j’ai pu pleinement occuper mon congé à des travaux de recherche. Je dois par ailleurs une grande reconnaissance à Isabelle Arseneau, qui a été secrétaire à la rédaction pendant les deux dernières années, et qui nous quitte pour l’Université McGill, où elle vient d’obtenir un poste de professeur. Pour le professionnalisme, l’intelligence et le dévouement avec lequel elle a accompli ses tâches, je la remercie, et je lui souhaite le meilleur succès dans la carrière qu’elle entreprend. Enfin, mes remerciements vont également à Marie-Soleil Roy, qui a occupé le poste de secrétaire à la rédaction pendant quelques mois, alors qu’Isabelle Arseneau achevait sa thèse.
Pour combler les vides laissés par ces départs, de nouveaux membres se sont joints à l’équipe, à qui je désire souhaiter la plus cordiale bienvenue. Trois professeurs intègrent le comité de rédaction, soit : Rainier Grutman, de l’Université d’Ottawa, spécialiste de littérature française du xix e siècle, des littératures de Belgique et du Canada français, qui s’occupe de questions liées au contact interculturel, tels le bilinguisme et la diglossie littéraires ; Michel Biron, de l’Université McGill, dont les recherches actuelles portent sur l’histoire de la littérature du Québec, la littérature québécoise contemporaine et l’art du roman ; Jean-François Hamel, de l’Université du Québec à Montréal, qui s’intéresse aux théories de la narrativité et aux poétiques de l’histoire, à la politique de la littérature et à la mémoire culturelle, en particulier dans la littérature française des xix e et xx e siècles. Au secrétariat, nous avons le plaisir d’accueillir Hélène Hotton, étudiante au doctorat de l’Université de Montréal, qui prépare une thèse sur la rhétorique des traités de démonologie de la fin du xvi e siècle français.
En terminant, j’aimerais annoncer à nos lecteurs la réalisation d’un grand projet. Depuis 2003, Études françaises est publiée à la fois en format papier, par les Presses de l’Université de Montréal et en version électronique, par Érudit, centre d’édition numérique spécialisé dans la diffusion de la recherche. À la même époque, nous avions formé le voeu de mettre en ligne toute la collection de la revue. Il fallait pour cela numériser les volumes qui n’avaient pas été produits sur support informatique. C’est maintenant chose faite, et nos lecteurs peuvent désormais consulter tous les numéros à l’adresse suivante : http://www.erudit.org/revue/etudfr/. Il faut noter toutefois que nous réservons l’accès aux deux volumes les plus récents à nos abonnés. Les institutions ont déjà les codes qui permettent à leurs usagers de consulter ces volumes en ligne. Nos abonnés individuels peuvent aussi obtenir un mot de passe en communiquant avec le service des abonnements de Fides, dont les coordonnées sont indiquées au revers de la page couverture. La réalisation de ce projet ne signifie pas que nous renoncions à la version papier, que nous croyons toujours nécessaire dans un domaine comme celui des lettres. Par la mise en ligne, nous souhaitions rendre le patrimoine d’Études françaises accessible aux lecteurs et chercheurs du monde entier et assurer, par la même occasion, une meilleure diffusion à la revue.