Abstracts
Résume
La question de la modernité trouve chez Banville son moment de réflexion dans la préface des Odes funambulesques, lesquelles sont significativement publiées chez le même éditeur et la même année (1857) que les Fleurs du mal. Par des voies qui lui sont propres, Banville rejoint Baudelaire et Gautier dans l’expression horrifiée du monde capitaliste et bourgeois : la poésie est pour lui un tremplin vers un univers de Beauté, et il revient au poète d’adopter l’attitude du funambule qui, en fragile équilibre, regarde de haut la pitoyable comédie humaine. De manière originale, s’inspirant du modèle de Daumier, il propose dans cette préface-manifeste d’importer les techniques de la caricature dans le langage poétique. Funambulesque et caricaturale, la poésie mettra en place un dispositif de pur langage conjurant toute compromission avec le réel. De là le surinvestissement dans la forme ; de là aussi, l’introduction de l’humour dans la poésie — point sur lequel Banville retrouve à nouveau Baudelaire.
Abstract
The question of modernity has its moment of consideration in Banville in the preface of Odes funambulesques, which is published, significantly, by the same publishing house and in the same year as Fleurs du mal. In his own style, Banville joins Baudelaire and Gautier in the expression of horror for the capitalist, bourgeois world : poetry is, for him, a springboard into a universe of Beauty, and it is up to the poet to adopt the attitude of the tightrope walker who, from his place of precarious balance, looks down on the pitiable human comedy. With originality, taking inspiration from Daumier’s model, he proposes in this preface-manifesto to bring the techniques of caricature into poetic language. Bizarre and caricatured, the poetry constructs a mechanism of pure language that casts out any compromise with reality. From this comes overinvestment in the form ; from this, too, comes the introduction of humor into the poetry—another way in which Banville is similar to Baudelaire.
Article body
L’année – le Siècle
On fête cette année le cent cinquantenaire de l’année 1857. L’expression est cocasse, mais elle a au moins le mérite de pointer un accident dans le cours de l’histoire ; une année particulièrement riche en événements littéraires et autres, que les textes rassemblés ici veulent sinon commémorer, du moins mettre en faisceau. Pourquoi 1857 et pas 1875 ou 1856 ou 1858 ? Il ne s’agit pas tant de distinguer l’année de celles qui précèdent ou qui suivent — après tout, des événements tout aussi importants pourraient s’y agréger — que de construire un moment particulièrement charnière dans l’histoire de la culture. Un moment qui indique un avant et un après ; une année fermante et ouvrante à la fois, qui rythme ainsi le siècle en quelques césures qui habituellement opèrent, du moins pour le xixe, sur fond de révolutions, grandes ou moins grandes. 1789, 1830, 1848, 1870, 1914 et 1917 : voilà les six grandes dates qui rythment ce qu’on a l’habitude dès le romantisme d’appeler le Siècle (avec majuscule), dans la conscience qu’il est et sera le terrain de bien des renversements. Aussi ces dates permettent-elles de scander avec efficace l’histoire de la littérature, plus particulièrement encore celle de la poésie (romantique, baudelairienne, parnassienne, symboliste, moderniste[1]). Que faire de 1857 dans ce maillage de millésimes ? Certes l’année est celle d’un double procès littéraire retentissant, de la mort de Musset, de la publication des Mémoires de Joseph Prudhomme et de tant d’autres choses, mais au fond, ce qui lui manque cruellement, c’est une bonne révolution politique ou une Exposition universelle comme en 1855 : le Second Empire s’installe comme l’évidence politique qui nourrit la haine des écrivains contre le bourgeois. Sainte-Beuve avait noté que c’est 1852 qui fait charnière dans le siècle : non seulement parce que c’est la première année du Second Empire, mais surtout parce que des événements tels que la publication des Poèmes barbares et d’Émaux et Camées sonnent le glas du romantisme et amorcent la toute-puissante pompe parnassienne. À lire l’année 1857 telle qu’elle est chroniquée dans le Journal des Goncourt, on est frappé de voir que celle-ci est aussi plate que les autres et que « Jamais siècle n’a plus blagué[2] » — les procès de Flaubert et de Baudelaire sont à peine commentés[3]. 1857 n’apparaît donc pas, et pour cause, comme une année féconde ni une année creuse : c’est une année de plus dans un siècle qui se traîne et fait semblant de courir vers le progrès. Les écrivains, toujours selon les Goncourt, se rassemblent en vulgaires « gens de lettres », qui subissent « la critique des professeurs » et sont à la solde du gouvernement « enchanté de voir la littérature se manger le nez en famille et laver son linge sale en public »[4]. Gautier aussi vomit sa condition d’écrivain :
Je rougis, confie-t-il aux frères, du métier que je fais ! Pour des sommes très modiques, qu’il faut que je gagne parce que sans cela je mourrais de faim, je ne dis que la moitié ou le quart de ce que je pense… et encore, je risque à chaque phrase d’être traîné derrière les tribunaux[5].
Tout cela se dit particulièrement dans le Journal et ainsi prend forme la conviction que l’écrivain, l’artiste ne peut que se dégoûter du siècle : l’Idée pour laquelle il travaille lui échappe et il lui est nécessaire de se battre pour renouer avec la foi de l’Art : « l’Art lui est une foi et une patrie suffisantes ; l’Idéal, un suffisant dévouement et un suffisant martyre[6]. » Dans la foulée, c’est aussi le public qui est visé : « Les gens qui travaillent leur forme en ce siècle ne sont pas heureux », lit-on en date du 12 mai. « Le public semble vouloir lire comme il dort, sans une fatigue, sans un effort. »[7] Bref, pour le dire encore avec les Goncourt qui ont souvent l’art de la formule : « Tout devient noir en ce siècle : la photographie, c’est comme l’habit noir des choses[8]. » On ne peut manquer d’ailleurs de mettre en relation cette remarque avec une autre, qui date aussi de l’été : « Paris mort, muet et fermé. Un cadavre de ville […]. Cette ville pétrifiée, qui vous fait penser qu’un jour cette ville mourra. Les sergents de ville qui passent de loin en loin ont l’air de gardiens d’une Pompéi[9]. »
« Ce siècle », et non 1857 : c’est par synecdoque qu’une année, qu’un jour, qu’un moment désignent le siècle, tout à la fois dans le sens de la partie pour le tout, et du tout pour la partie. Autrement dit, comment un millésime dit-il, signifie-t-il tout particulièrement ce qui le déborde ? Pour fonctionner à l’économie, cette synecdoque a besoin d’une forte charge d’inférences qui la connectent au discours social : dire en 1857, dans les milieux artistes, que le siècle ceci ou le siècle cela, c’est nécessairement opposer au discours dominant une position réfractaire et rebelle, en renversant les valeurs du temps ; en l’occurrence chez les témoins Goncourt, la démocratie, le peuple, le progrès. Cet imaginaire, on le sait, n’a rien de neuf — il date au moins de 1848 (voir les travaux de Dolph Oehler[10]) et s’ancre dans le romantisme non prophétique : il peut tout au plus se relancer à l’occasion d’événements particulièrement saillants — ceux que notent les frères et qui n’ont pas nécessairement la portée significative de ceux que nous épinglons, à l’aube du cent cinquantenaire de l’année.
Si je me suis permis ce détour par ces réflexions sur l’année 1857, c’est pour relativiser l’importance qu’elle peut revêtir dans l’histoire ou, dirais-je autrement, pour souligner le travail de construction et de représentation discursives que nous lui prêtons immanquablement. C’est aussi l’occasion de comprendre comment un recueil singulier, les Odes funambulesques de Théodore de Banville (recueil dont il n’est même pas question dans le Journal) peut faire sens en regard de l’histoire de la poésie moderne. Occasion enfin de rappeler que cette année 1857 est celle que Hans Robert Jauss a retenue pour analyser, au départ d’un corpus poétique de 700 textes qui ne reprend pas le recueil de Banville, un « modèle communicationnel propre à la société bourgeoise du Second Empire » qu’il caractérise comme suit :
Chaleur, sécurité, satisfaction des besoins (y compris des besoins économiques), communauté se suffisant à elle-même, et tout le rituel évoqué par le feu : l’idéalité poétique de ces connotations qu’elle véhicule donne à l’image du foyer le pouvoir d’agir avec plus de force et de façon plus pénétrante que la simple fiction d’une vie commune harmonieuse : car elle semble répondre alors, dans le présent, à des voeux anciens dont la légitimité repose sur une origine religieuse qui se perd dans la nuit des temps [11].
Banville : le poète funambule
La tentation est grande de placer le Parnasse en face du nom de Théodore de Banville. Ce n’est pas pour assigner à celui-ci une quelconque place de chef de file, ni pour surévaluer le rôle d’aîné qu’il joua dans l’émergence et la reconnaissance du mouvement, en étant de l’aventure du premier Parnasse contemporain, en tenant lui-même salon[12], le jeudi soir, puis en dotant l’esthétique parnassienne d’un très commode Petit traité de poésie française, qui paraîtra en 1872 dans L’Écho de la Sorbonne, moniteur de l’enseignement secondaire des jeunes filles. La place que Banville occupe dans l’institution poétique est celle d’un maître, mais d’un maître sans magistère, contrairement à Leconte de Lisle. C’est ainsi qu’il apparaîtra aux yeux de Verlaine, de Mallarmé (voir sa « Symphonie littéraire » de 1865) et de Rimbaud, lequel lui envoie en 1870 plusieurs lettres accompagnées de poèmes et puis, l’année suivante « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs » (Banville hébergera Rimbaud chez lui en octobre 1871). Inimitable, à la différence de celle d’un Leconte de Lisle, mais rejoignant l’entre-deux de celle d’un Gautier, son oeuvre considérable (tellement considérable qu’elle passera aussi pour être celle d’un rimailleur) fait véritablement charnière. Il y a deux Banville, aux esthétiques apparemment opposées, mais en fait complémentaires, comme si la seconde était la conversion de la première : un Banville tragique et un Banville fantaisiste. Lui qui par ailleurs sait vivre et penser les contraires, en menant de front toute sa vie les carrières de poète, de journaliste et de dramaturge (spécialisé dans la comédie), passe constamment du mode grave, voire tragique — Les cariatides (1842), son premier recueil publié à 19 ans, Le sang de la coupe (1857), Les princesses (1874), Les exilés (1876) —, au mode léger, ironique et mineur — Odelettes (1856), Odes funambulesques (1857), Trente-six ballades joyeuses (1875). La question de la modernité se trouve ainsi ballottée chez lui entre les larmes et le rire. Elle trouve son moment de réflexion dans la préface des Odes funambulesques[13], son apport le plus net à l’imaginaire poétique moderne, lesquelles sont significativement publiées la même année que les Fleurs du mal et chez le même éditeur que Baudelaire, Poulet-Malassis.
En fait, par d’autres voies, Banville rejoint Baudelaire et Gautier dans l’expression horrifiée du monde capitaliste et bourgeois : la poésie est pour lui un tremplin vers un univers de Beauté, et il revient au poète d’adopter l’attitude du funambule qui, en fragile équilibre, regarde de haut la pitoyable comédie humaine. Mais de manière originale, s’inspirant du modèle de Daumier, il propose (notamment dans cette préface-manifeste qui relaie celle des Poèmes barbares) de transposer les techniques de la caricature dans le langage poétique. Funambulesque et caricaturale, la poésie se rendra au service du Beau en mettant en place un dispositif de pur langage, qui conjure toute compromission avec le réel. De là le surinvestissement dans la forme, dans la rhétorique et la métrique tout particulièrement (et plus précisément encore dans la rime). De là aussi, l’introduction de l’humour dans la poésie — Banville, sur ce point, retrouve Baudelaire :
[L]es Odes funambulesques n’ont pas été signées, tout bonnement parce qu’elles ne valaient pas la peine de l’être. Et d’ailleurs, si l’on devait les restituer à leur véritable auteur, toutes les satires parisiennes, quelles qu’elles soient, ne porteraient-elles pas le nom du facétieux inconnu qui s’appelle tout le monde ?
« Préface » des Odes funambulesques, p. XVI
L’apport de Banville à la modernité poétique se situe précisément dans le parti pris formel qu’il a assigné au dire poétique. Mais, objectera-t-on, c’est le credo même des Parnassiens. Certes, mais contrairement à Leconte de Lisle et ses disciples, Banville joue avec les rimes autant qu’il désacralise la poésie, comme l’annonçait ouvertement le poème-préface des Cariatides en 1842 :
Ma Muse, à moi, n’est pas une de ces beautés
Qui se drapent dans l’ombre avec leurs majestés
Comme avec un manteau romain. C’est une fille
À l’allure hardie, au regard qui pétille ;
Charmeresse indolente, elle sait parfumer
Ses bras nus de verveine et de rose et fumer
La cigarette ; elle a des étreintes lascives,
Des chastetés d’enfant et des larmes furtives[14].
On conçoit dès lors que Banville n’ait cure des sentiments ni des pensées — il contribue ainsi à jeter aux orties les velléités lyrico-philosophiques du romantisme ; ce qui compte, c’est le langage en liberté, l’inépuisable virtualité imaginaire de la créativité rhétorique et métrique. L’étiquette de fantaisiste lui convient à ravir, si l’on entend par là, ainsi que l’écrit Graham Robb, que le « poète fantaisiste se réfugie dans le seul domaine où la liberté ne peut être menacée, c’est-à-dire dans le vers ; il réagit contre l’école du bon sens, contre l’art progressiste, refuse toute doctrine, veut échapper “au chantage sentimental de l’élégie plaintive”, revivifier la beauté plastique[15] ». Banville, écrit pour sa part Edgar Pich, a
retourn[é] de façon positive, en capacité de création infinie, une situation de désappropriation, de séparation douloureuse entre le poète (c’est-à-dire le sujet) et le monde : entre ciel et terre, défiant les lois de l’équilibre (économique et social), le funambule décrit des arabesques d’une absolue gratuité où sa dangereuse liberté se déploie vertigineusement[16].
Cette position est d’importance pour l’avenir de la poésie car, à côté des voix graves et sérieuses des Parnassiens, Banville apporte une dimension qui, pour dire au fond le même tragique de la condition artistique, emprunte le masque du clown et du saltimbanque — Laforgue, Verlaine et Rimbaud, entre autres, s’en souviendront, ainsi que Mallarmé dont le pitre rêve de « Trouer dans le mur de toile une fenêtre ». « Le clown a beau porter sa plaie au flanc, commente Jean Starobinski, il se projette dans l’altitude stellaire[17]. » Ainsi se dessine, en 1857, un nouveau portrait de poète dont l’élévation n’est plus simplement idéale (sur le modèle romantique), mais au contraire corporelle et visuelle :
« Le saut du tremplin », Odes funambulesques, p. 240Plus loin ! plus haut ! je vois encore
Des boursiers à lunettes d’or,
Des critiques, des demoiselles
Et des réalistes en feu.
Plus haut ! plus loin ! de l’air ! du bleu !
Des ailes ! des ailes ! des ailes !
Enfin, de son vil échafaud,
Le clown sauta si haut, si haut !
Qu’il creva le plafond de toiles
Au son du cor et du tambour,
Et, le coeur dévoré d’amour,
Alla rouler dans les étoiles
C’est qu’il s’agit, pour le poète clownesque, ainsi que le dit cette dernière ode, d’exprimer « l’attrait du gouffre d’en haut[18] ».
Hugo, si sensible aux oxymores, salue cette poétique d’un genre nouveau qu’apportent les Odes funambulesques, on ne s’en étonnera pas : « Que de sagesse dans ce rire, que de raison dans cette démence, et, sous ces grimaces, quel masque douloureux et sévère de l’art et de la pensée indignée[19]. » Sans doute a-t-il aussi perçu que ces Odes avaient à voir avec ses anciennes Odes et ballades de 1822 — de même que les douze « Occidentales » qui ponctuent les Odes sont davantage qu’un clin d’oeil à un autre recueil célèbre du patriarche.
Baudelaire n’a pu qu’être attiré lui aussi par cet univers poétique — les deux poètes sont très liés mais aussi quelque peu rivaux, ayant en commun un ami, Pierre Dupont, et une maîtresse, l’actrice Marie Daubrun ; une pièce de 1842 des Fleurs du mal sera dédiée à Banville[20]. Dans l’article qu’il lui consacre, il salue certes son lyrisme, « cette intensité de vie où l’âme chante, où elle est contrainte de chanter[21] », décelable même dans ses premiers recueils, écrits sous la coupe romantique. Mais ce qui le fascine par-dessus tout, c’est sa capacité à mêler les registres, à faire varier les tonalités, en quoi Banville incarnerait par excellence le poète moderne :
Théodore de Banville doit être considéré comme un original de l’espèce la plus élevée. En effet, si l’on jette un coup d’oeil général sur la poésie contemporaine et sur ses meilleurs représentants, il est facile de voir qu’elle est arrivée à un état mixte, d’une nature très complexe : le génie plastique, le sens philosophique, l’enthousiasme lyrique, l’esprit humoristique, s’y combinent et s’y mêlent suivant des dosages infiniment variés. La poésie moderne tient à la fois de la peinture, de la musique, de la statuaire, de l’art arabesque, de la philosophie railleuse, de l’esprit analytique, et, si heureusement, si habilement agencée qu’elle soit, elle se présente avec les signes visibles d’une subtilité empruntée à divers arts[22].
Une réserve toutefois — et on reconnaît l’habileté de Baudelaire à déclasser dans l’hommage ses concurrents —, Banville n’a aucune propension « démoniaque », ce qui constitue selon lui le propre de l’art moderne : il « refuse de se pencher sur ces marécages de sang, sur ces abîmes de boue. Comme l’art antique, il n’exprime que ce qui est beau, joyeux, noble, grand, rythmique[23] ». En quoi l’auteur des Odes funambulesques — dont il n’est pas question dans cette étude qui date pourtant de 1861 (publiée dans la Revue fantaisiste du 1er août) — reste malgré tout « un parfait classique[24] > ».
Banville innove aussi, on l’a dit, par la technique du vers dont il fournira une vulgate avec le Petit traité de poésie française. Contre la grandiloquence de la période classique et contre l’art déclamatoire d’un Hugo, il réinvente le vers par des « mètres extravagants », des « césures effrontées » et des « rimes d’une sauvagerie enfantine » (« Préface » des Odes funambulesques, p. X), et par le recours à d’anciennes formes fixes passées : stances, rondeaux, sonnets, ballades, triolets, virelais, villanelles sont ainsi pris dans un verbe volontiers sautillant et ironique. Il a systématisé l’emploi de l’enjambement, en sorte de faire se concurrencer deux rythmes, l’un pour l’oeil, l’autre pour l’oreille, et de conférer un maximum de plasticité à la poésie. Pour le dire en un mot emprunté à un de ses contemporains, Charles Asselineau, Banville a eu le grand mérite de « rajeunir la langue[25] ». Verlaine lui saura gré de lui avoir donné le goût du « tortillé » et de la « phraséologie un peu vague[26] » ; Mallarmé admirait son « art suprême des coupes[27] ». Ce parti pris de la forme a dans la conscience du poète une visée autre que purement décorative : il s’agit ni plus ni moins de donner la mesure d’une époque qui est « au paroxysme de l’absurde » : « nous ressemblons tous à ces baladins qui, au dernier jour du carnaval, jouent Les rendez-vous bourgeois travestis, chacun portant un costume opposé à l’esprit de son rôle » (« Préface » des Odes funambulesques, p. XI). La « Satire sixième », sous la forme d’un dialogue entre « Moi » et « Évohé » — personnage ubuesque dont on apprend par une note infrapaginale qu’elle est une « Némésis intérimaire » du journal Le Siècle (voir note p. 76-77), explicite très significativement la fracture qui oppose, au théâtre mais plus généralement dans tous les arts, le classicisme à la modernité :
MOI
Ce genre sérieux n’a pas un grand succès ;
On y bâille parfois, mais c’est l’esprit français ;
Cela craque partout, mais c’est la bonne école,
Et cela tient toujours avec un peu de colle.
Si quelque spectateur pourtant semble fâché,
On lui répond : Racine ! et le mot est lâché.
Mais nous, nous travaillons pour un public folâtre.
En haillons ! En plein vent ! Nous sommes le théâtre
À quatre sous, un bouge. […]
Odes funambulesques, p. 130-132ÉVOHÉ
Eh bien ! donc, à vos rangs, Guignols et Bilboquets !
Ouvrons la grande porte ! allumons les quinquets !
Mets ton collier de strass, reine de Trébizonde !
Entrez, entrez, Messieurs ! Entrez ! suivez le monde !
Hurrah, la grosse caisse, en avant ! Patapoum !
Zizi, boumboum ! Zizi, boumboum ! Zizi boumboum !
Venez voir Colombine et le Génie, ou l’Hydre
En mal d’enfant ! Orgeat, de la bière, du cidre !
La place qu’occupe Banville dans la galaxie parnassienne est à la fois aux côtés et au-delà d’un Leconte de Lisle et d’un Gautier. Une place entre-deux, sur le fil, elle-même funambulesque. Dans les années 1890, beaucoup s’accordent encore pour reconnaître à Banville la fraîcheur qu’il a su apporter : « Le poète des Exilés et des Odes funambulesques, écrit Charles Morice en 1889, a sauvé le Parnasse du possible ridicule où son allure guindée l’eût entraîné[28]. »
En somme, avec Banville, l’année 1857 est poétiquement « funambulesque » : « assurément, écrit-il dans sa préface, ce temps-ci est un autre temps, ce qu’il appelle à grands cris, ce sont les oiseaux joyeux et libres, c’est la chanson bouffonne et la chanson lyrique » (« Préface » des Odes funambulesques, p. IV). Il a certes conscience que son oeuvre expressément anonyme s’inscrit dans la contingence du moment et ne fera pas date, de même qu’une caricature de Gavarni prend tout son sens dans l’actualité de sa publication, mais, paradoxalement, il dégage de ce nécessaire caractère éphémère de l’art la condition même de la poésie de demain. En fait, avec les Odes, Banville invente la poésie « jetable », comme l’indique de manière claire la couverture même du recueil, dépourvue de tout nom d’auteur et portant ironiquement la mention : « La reproduction partielle est autorisée pour tous les journaux ». Relisons en ce sens la fin de la préface des Odes, datée de février, qui servira ici de conclusion, parce que s’y désigne avec pertinence un certain avenir pour la poésie ; comme quoi l’année 1857 a tout son sens dans la généalogie de la modernité :
Enfin, ennemi lecteur, avant de condamner ce fragile essai de pamphlet en rythmes et de le jeter dédaigneusement à la corbeille avec le dernier numéro du Réalisme, songe que la Satire magistrale de Boileau ne peut plus servir en 1857, ni même plus tard, comme arme du moins. Heureux celui qui pourrait non pas trouver, non pas compléter, mais seulement fixer pour quelques jours au point où elle est parvenue la formule rimée de notre esprit comique !
p. XV-XVI
Appendices
Collaborateur
Jean-Pierre Bertrand
Jean-Pierre Bertrand est doyen de la Faculté de Philosophie et Lettres à l’Université de Liège. Il a consacré plusieurs ouvrages à l’étude de la poésie française du xixe siècle : La modernité romantique, de Lamartine à Nerval (avec Pascal Durand, Les impressions nouvelles, 2006), Les poètes de la modernité, de Baudelaire à Apollinaire (avec Pascal Durand, Seuil, 2005), Histoire de la littérature française du xixe siècle (avec Alain Vaillant et Philippe Régnier, Nathan, 1998 ; rééd. Presses universitaires de Rennes, 2007) et Les com-plaintes de Jules Laforgue : ironie et désenchantement (Klincksieck, 1997).
Notes
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[1]
Voir à ce sujet Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, La modernité romantique. De Lamartine à Nerval, Paris-Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2006 et Les poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire, Paris, Seuil, coll. « Points.Essais.Lettres », 2006.
-
[2]
Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire (éd. Robert Ricatte), t. I, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1989, 7 janvier 1857, p. 229.
-
[3]
À propos de Baudelaire, voir Edmond et Jules de Goncourt, op. cit., t. I, octobre 1857, p. 301 : « -— Se défend, assez obstinément et avec une certaine passion rêche, d’avoir outragé les moeurs dans ses vers. » Sur Flaubert, voir notamment les pages sur Madame Bovary et l’article que lui a consacré Sainte-Beuve (p. 256) et surtout ce commentaire, le 20 janvier : « Comme on causait, aux bureaux de l’Artiste, de Flaubert, traîné à notre instar sur les bancs de la police correctionnelle et que j’expliquais, qu’on voulait en haut la mort du romantisme et que le romantisme était devenu un crime d’État, Gautier s’est mis à dire : “Vraiment, je rougis du métier que je fais !” » (p. 232).
-
[4]
Ibid., p. 237 et p. 238.
-
[5]
Ibid., 20 janvier 1857, p. 232.
-
[6]
Ibid., 15 avril 1857, p. 250.
-
[7]
Ibid., p. 259.
-
[8]
Ibid., 4 juin 1857, p. 268.
-
[9]
Ibid., 9 juillet 1857, p. 282.
-
[10]
Dolph Oehler, Le spleen contre l’oubli : juin 1848. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. «Critique de la politique », 1996.
-
[11]
Hans Robert Jauss, « La douceur du foyer. La poésie lyrique en 1857 comme exemple de transmission de normes sociales par la littérature », dans Pour une esthétique de la réception (trad. Claude Maillard), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 297.
-
[12]
Verlaine a évoqué ces rencontres dans ses « Souvenirs sur Théodore de Banville », dans Oeuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 282-285.
-
[13]
Préface aux Odes funambulesques, Paris, Poulet-Malassis et De Broise, éditeurs, 1857 (disponible en format PDF sur le site de la BnF : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71114m). C’est à cette édition que renvoient nos citations.
-
[14]
Les cariatides, Paris, Charpentier, 1891, p. 46 (disponible en format PDF sur le site de la BnF : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k874561 ).
-
[15]
Graham Robb, La poésie de Baudelaire et la poésie française 1838-1852, Paris, Aubier, 1993, p. 101.
-
[16]
Edgard Pich, notice « Banville », dans Michel Jarrety (dir.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 42.
-
[17]
Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1983 [1970], p. 32.
-
[18]
Dix ans plus tard, le poète funambule prendra dans un recueil plus sombre la figure de l’exilé : non pas l’exilé dont on peut toujours comprendre et plaindre la situation, mais bien l’exilé absolu et viscéral, car épris de beauté dans un monde de laideur. C’est le sens du recueil éponyme qui fait pendant, thématiquement du moins, aux Odes, et dont Banville écrit en préface (datée du 24 novembre 1874) : « Mais ceux pour qui j’ai toujours versé des larmes qui brûlent mes yeux, ce sont les êtres dont l’exil n’aura ni fin ni terme. Est-ce ceux qui sont exilés dans la pauvreté, dans le vice, dans l’absence, dans la douleur, ceux que la mort a séparés des êtres qui leur sont chers ? Non, car ceux-là aussi peuvent être plaints et consolés par des êtres pareils à eux, et l’abîme où ils se lamentent peut être comblé par le repentir et par le désir effréné du ciel. Ceux pour qui nulle espérance n’existe ici-bas, ce sont les passants épris du beau et du juste, qui au milieu d’hommes gouvernés par les vils appétits se sentent brûlés par la flamme divine, et où qu’ils soient, sont loin de leur patrie, adorateurs des Dieux morts, champions obstinés des causes vaincues, chercheurs de paradis qu’ont dévorés la ronce et les cailloux, et sur le seuil desquels s’est même éteinte comme inutile l’épée flamboyante de l’Archange. Ceux-là parfois rencontrent leurs frères si rares, comme eux exilés, et échangeant avec eux un signe de main et un triste sourire, ils plaignent la pierre même, qui, transportée loin de son soleil, pâlit et s’en va en poussière, et le grand lion mordu par le froid qui, dans la cage où l’homme l’a fait prisonnier, étire ses membres souverains, bâille avec dédain en montrant sa langue rose, et parfois regarde avec étonnement, captif comme lui, l’aigle qui fixait les astres sans baisser les yeux, et qui dans la nuée en feu, déchirée par l’ouragan, suivait d’une aile jamais lassée le vol vertigineux de la foudre » (Les exilés, Paris, Fasquelle, 1899, p. 4-5 [disponible sur le site de la BnF en format PDF : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k87457c]).
-
[19]
« Lettre à Théodore de Banville », 15 mars 1857, citée par Edgard Pich, loc. cit., p. 42.
-
[20]
Ajoutons que Banville et Asselineau seront les responsables de l’édition posthume des Fleurs du mal en 1868.
-
[21]
« Sur mes contemporains », dans Oeuvres complètes (éd. Claude Pichois), t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 164.
-
[22]
Ibid., p. 167.
-
[23]
Ibid., p. 168.
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[24]
Et Baudelaire d’enfoncer le clou, par cette ultime précision assassine : « Je veux que ce mot [classique] soit entendu ici dans le sens le plus noble, dans le sens vraiment historique. »
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[25]
« Des deux grands principes posés au commencement de ce siècle, la recherche du sentiment moderne et le rajeunissement de la langue, M. Théodore de Banville a retenu le second, et l’on peut certainement dire qu’après Théophile Gautier il est celui qui l’a le mieux compris et le mieux appliqué » (Charles Asselineau dans La Revue française, 1856, cité par Catulle Mandès dans son Rapport à M. le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts sur le mouvement poétique français, notice « Banville », Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 14).
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[26]
Paul Verlaine, Confessions, dans Oeuvres en prose complètes, op. cit., p. 482.
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[27]
Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire (1891) (préface et notes de Grojnowski), Paris, José Corti, 1999, p. 103.
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[28]
Charles Morice, La littérature de tout à l’heure, 1889, cité par Catulle Mendès dans son Rapport, op. cit., notice « Banville », p. 17. Voir également Camille Mauclair qui, dans le numéro de janvier 1894 du Mercure de France, écrit : « Le génie féérique et fantaisiste de ce prince de[s] lettres a de secrètes affinités avec celui de Villiers, le dédain paradoxal du réel et de l’utile les faisait fraternels » (ibid., p. 17). Deux ans plus tard, le signataire du manifeste du symbolisme, Jean Moréas, fera part à Jules Huret de cet intéressant rapprochement : « Des deux initiateurs du Parnasse, je dirai : de Théodore de Banville, qu’il écrivit dans un style souvent proche de la saine tradition de douces odelettes dignes de la Renaissance ; et de M. Leconte de Lisle qu’il est l’abbé Delille de notre époque », Jules Huret, op. cit, p. 405.