Abstracts
Résumé
Cet article a pour objectif d’aller à l’encontre d’une idée reçue, largement répandue, selon laquelle la poésie ne s’enseigne pas et ne s’analyse pas, sous peine d’être dénaturée. À l’appui d’une expérience pédagogique menée depuis une dizaine d’années à l’Université de Liège, je propose quelques pistes méthodologiques et théoriques pour l’enseignement de la poésie, en me fondant sur une double articulation. Le poème comme énoncé, d’une part : considéré comme texte doté d’un dispositif formel, sémantique et rhétorique spécifique ; le poème comme énonciation, de l’autre : appréhendé, y compris à travers l’activité particulière qui consiste à « l’expliquer », comme acte de parole qui engage non seulement la vision du monde de son auteur, mais aussi les dispositions de celui qui le lit.
Abstract
This article argues against the widely held idea that poetry is neither teachable nor analyzable without being distorted. Supported by a pedagogical experience of ten years at the University of Liège, the author proposes several methodological and theoretical approaches to the teaching of poetry, supporting them by a double articulation. On the one hand, the poem as statement (énoncé): considered as a text endowed with a formal system and a specific semantic and rhetoric; on the other hand, the poem as utterance (énonciation): apprehended, including through the particular activity that consists of “explaining it,” as a speech act that engages not only the world vision of its author but also the capacities of those who read it.
Article body
Certaines idées reçues ont la peau dure, en dépit même des avancées de la recherche. Celle qui porte sur le non-enseignement de la poésie résiste tout particulièrement dans les milieux mondains, académiques, scolaires et même universitaires, pour indiquer ou rappeler qu’un sort particulier doit lui être réservé[1]. Comme s’il s’agissait d’un genre à part, qui se dénaturerait à être enseigné en classe ou dans un amphi ou, à tout le moins, d’un genre qui exige de celui qui l’enseigne d’être à la hauteur de ce qu’est la poésie. Pourquoi ce privilège qui, d’emblée, tend à exclure de la communion poétique tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent s’y prêter ? D’où vient cette sacralité qui fait du poème une parole à laquelle on ne touche que pour la révéler et la célébrer, et du poète un demi-dieu au verbe infaillible et tout-puissant ? Pourquoi, en d’autres termes, ce statut d’exception pour la poésie dont on présuppose, y compris dans la fonction pédagogique, qu’elle induit empathie et participation ? Sortons de cette posture néo-romantique qui reconduit les clichés les plus éculés, de ceux qui ont fait la fortune d’un cinéma fleur bleue, à l’enseigne du Cercle des poètes disparus, et affirmons-le sans détour : la poésie s’enseigne, ni plus ni moins bien que les autres genres littéraires. Il n’est pas nécessaire de l’enrober d’un discours de célébration pour apprendre de quoi elle est constituée et quels effets elle produit, ce qui n’enlève rien au plaisir qu’elle peut procurer.
Il est curieux, mais au fond explicable, qu’après l’ère de déconstruction de la nouvelle critique, on en vienne encore à considérer le poème comme ce lieu privilégié d’une parole sacrée, qui échappe à toute saisie. Explicable, car l’espèce de restauration critique dont la poésie est le lieu, plus que tout autre genre, donne raison à la faillite des théories enregistrée par Antoine Compagnon[2]. Il va de soi que le retour en force des formes néo-classiques dans la production contemporaine (et symptomatiquement de l’alexandrin), au détriment des expérimentations formelles des années 1960-1970, n’est pas étranger à celui d’une approche essentialiste : l’un et l’autre participent d’une postulation qui n’aurait rien de pendable si elle ne reconduisait, notamment dans la pratique de l’enseignement, les vieux démons de la démagogie, laissant entendre que la condition sine qua non de l’enseignement de la poésie, c’est l’amour de la poésie. Ce n’est pas en termes d’amour que les choses se posent, mais éventuellement d’intérêt : l’amour ne s’enseigne pas ; l’intérêt, en revanche, s’acquiert. Il n’est d’aucune utilité de jouer la raison contre le coeur, car dans l’approche de l’oeuvre littéraire en général, du poème en particulier, rationalité et passion sont co-extensifs, ainsi que l’écrivait Eliot, « nous n’aimons pas pleinement un poème si nous ne le comprenons pas ; et d’autre part, il est également vrai que nous ne comprenons pas pleinement un poème si nous ne l’aimons pas[3] ». Il n’est malheureusement que de rares poètes à tenir de tels propos ; citons néanmoins François Jacqmin qui a contesté avec force l’aura sacrée dont se sont entourés et le poème et le poète :
Qu’il soit clairement dit, écrit l’auteur du Livre de la neige, que le concept de création est un emprunt au vocabulaire théologique, et ne peut raisonnablement être utilisé pour désigner l’émergence artistique, ce qui donnerait à l’art une dimension à laquelle il ne peut prétendre. On ne peut accorder aucune manière d’autorité supra naturelle à l’artiste[4].
Je voudrais faire témoignage de ma pratique d’enseignant de la poésie pour montrer qu’il est possible et souhaitable de considérer les choses autrement et de sortir de cette sorte de complaisance poétique qui mettrait dans le même sac le professeur et le poète : l’un n’est pas l’autre et, même s’ils peuvent se retrouver en la même personne, leurs fonctions sont distinctes, ne serait-ce qu’institutionnellement et professionnellement ; tout au plus leur arrive-t-il de partager un champ d’écoute privilégié mais qui ne doit spécifiquement rien à leurs statuts respectifs.
Je suis chargé à l’Université de Liège des cours d’Explication d’auteurs français des xix e et xx e siècles, qui proposent une formation progressive en trois temps (initiation en première année, explication en seconde, explication approfondie en troisième). Les deux premières années sont exclusivement consacrées à la poésie, dans un cheminement qui va de l’approche méthodologique des textes à une saisie plus globale des recueils. C’est ce cheminement que je décrirai rapidement.
En première année, les étudiants (de moins en moins familiers avec le fait poétique, notamment depuis la dissolution de cet objet d’enseignement dans le secondaire) sont appelés à découvrir la poésie au départ d’une question simple, mais lourde d’implications théoriques et méthodologiques : « Qu’est-ce qu’un texte poétique[5] ? » — question qui ne se pose pas, diront certains, mais qui ne doit pas se confondre avec une approche définitionnelle du genre : ce n’est pas de poésie qu’il est question, mais de texte — la nuance est considérable. Telle qu’elle est traitée, elle ne débouche évidemment pas sur une définition « essentialiste » du genre, mais sur une série d’entrées « conditionnalistes » qui permettent de tenir à son propos un discours à la fois analytique et explicatif — répondant ainsi aux objectifs de la formation : même si elle n’est pas faite pour cela, à l’école et à l’université, la poésie, ça s’enseigne. Ces entrées, qui prennent leur sens en fonction de la question posée, se regroupent en deux volets : la poésie du point de vue de l’énoncé, la poésie du point de vue de l’énonciation, suivant une approche coutumière de la grammaire textuelle.
Du point de vue de l’énoncé : il s’agit de proposer un ensemble d’outils qui permettent de décrire et d’analyser le poème dans sa structure formelle, sémantique, syntaxique et logique, en y intégrant bien évidemment les éléments de sa codification historique : la métrique et les principales règles de versification. On comprendra que la rhétorique des écarts soit ici efficacement convoquée : elle autorise une analyse claire et rationnelle des faits de texte ressentis comme autant d’écarts métalinguistiques, particulièrement à l’oeuvre dans la production des xix e et xx e siècles — de Lamartine à Houellebecq, suivant une anthologie d’une cinquantaine de textes. Ainsi sont passés en revue et illustrés les principales figures qui se rangent dans la terminologie du Groupe μ sous la catégorie des métasémèmes, des métaplasmes, des métataxes et des métalogismes[6]. Figures dont il s’agit d’abord de décrire le fonctionnement et ensuite de dégager les effets dans l’économie même de chaque poème. Aussi analytique soit-elle, cette phase s’assortit déjà d’une dimension explicative, qui met en jeu la lecture du poème et sa compréhension. En effet, la saisie des effets rhétoriques implique déjà des mises en réseau des unités significatives du texte, l’objectif partiel étant de rendre compte du régime rhétorique du poème et de faire apparaître les mécanismes langagiers qui l’instituent en une « forme-sens ». Inutile d’insister sur le fait qu’une telle approche se justifie au nom d’un parti pris herméneutique : la polysémie, non pas conçue pour la permissivité interprétative tout illusoire qu’elle engendrerait, mais bien comme moyen de soulever sans les résoudre les questions de sens que posent effectivement les textes modernes. Ainsi, sans entrer dans plus de détails, l’information théorique dispensée pour cet apprentissage de la lecture du poème s’organise de la façon suivante :
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Le texte poétique comme énoncé
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Une structure formelle
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1.1. forme
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1.2. rythme
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1.3. vers
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1.4. rimes
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1.5. strophes
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Une structure sémantique
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2.1. forme-sens
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2.2. littéral et figural
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2.3. dénotation et connotation
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2.4. signifiance
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2.5. isotopie
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Un dispositif rhétorique
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3.1. métaplasmes
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3.2. métasémèmes
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3.3. métataxes
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3.4. métalogismes
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Second pan de la question : le texte poétique du point de vue de son énonciation. Là est naturellement convoquée la théorie de l’énonciation, avec les marqueurs discursifs obligés de la parole comme acte de discours assumé par un sujet hic et nunc. L’objectif n’est pas de dégager l’identité auctoriale ou énonciative du poème, ce qui renverrait à une critique intentionnaliste du type « Rimbaud a voulu exprimer ceci ou cela… », mais bien de considérer le texte comme le lieu d’une parole prise et donnée, partiellement réactualisée par l’acte de lecture. D’où cette réflexion fort à propos d’un Jean Bellemin-Noël, que je donne à méditer d’entrée de jeu : « Le texte me tend un miroir magique où j’aperçois non pas mon image (interdite de conscience), mais la sienne telle que je l’habite en sachant que beaucoup d’autres y logent aussi[7]. »
L’intérêt n’est pas de repérer « qui dit quoi, quand, où et comment ? », mais bien de prendre en compte l’acte communicationnel dont le poème est le lieu et à travers lequel se dispose une intention de dire selon une vision particulière du monde. Cette vision du monde étant appelée à être construite par le lecteur, elle s’articule sur le double plan de la figuration et de la transfiguration. L’idée étant de circonscrire les faits et les effets de textes à l’intérieur d’un champ de parole et d’écoute singulier, lequel champ est tout aussi spécifique et déterminant que les procédés rhétoriques de sa mise en oeuvre. Ainsi est-il proposé à l’étudiant d’assumer la part de subjectivité qu’il investit immanquablement dans sa lecture-commentaire du poème. Subjectivité non pas débridée ou projective, mais au contraire révélée et canalisée par la démarche analytique en ce qu’elle objective des faits et des effets de texte transmissibles. Puisque l’acte de parole est pris dans une relation communicationnelle, il est indispensable que le lecteur-interprète prenne en compte sa position et son statut dans l’échange poétique. L’étudiant, en l’occurrence, est ainsi appelé à intérioriser son activité explicative et à ne pas faire comme s’il n’était pas un lecteur singulier : l’exercice de commentaire (qu’il soit oral ou écrit) auquel il se forme est historiquement et idéologiquement inscrit dans une logique d’apprentissage, laquelle trouve sa pertinence au sein d’une formation ès lettres spécifique (appelée, en Belgique, « Langues et Littératures françaises et romanes »). En ce sens, le poème devient objet d’interlocution et d’interprétation, et l’on sait la place que la tradition moderne a assignée au lecteur dans son rôle de déchiffreur, rôle que j’illustre en reprenant l’avertissement fameux de Paludes d’André Gide :
Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir l’expliquer d’abord c’est en restreindre aussitôt le sens ; car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela. — On dit toujours plus que cela. — Et ce qui surtout m’y intéresse, c’est ce que j’y ai mis sans le savoir, — cette part d’inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu. Un livre est toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe y est petite, que plus l’accueil de Dieu sera grand. — Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la révélation de nos oeuvres[8].
Les éléments de plan qui suivent, et que je donne pour information, constituent la seconde partie de la réponse (la réplique plutôt) à la question du texte poétique :
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Le texte poétique comme énonciation
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Une prise de parole : éléments de théorie de l’énonciation
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1.1. énoncé-type ou énoncé-occurrence
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1.2. embrayeurs et déictiques
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1.3. modalisateurs
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1.4. acte de langage et performativité
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1.5. inférence : sous-entendu et présupposé
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1.6. discours ou histoire (ou récit)
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Une voix, un ton
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Une vision du monde
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3.1. figuration
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3.2. transfiguration
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Un objet d’interprétation : méthodologie de l’explication
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Méthodologiquement, ces acquis théoriques à finalité pratique sont mis à contribution au moyen de questions-problèmes simples, énoncées comme suit : « En un texte continu, cohérent et autonome de deux pages, dégagez trois figures de sens de tel poème de Musset », ou « commentez les phénomènes d’interlocution dans « L’étranger » de Baudelaire », ou encore « dégagez trois procédés rhétoriques par lesquels Michaux travaille le signifiant de tel texte », etc. Questions-problèmes qui procèdent de l’initiation, mais qui sont abandonnées en tant que telles dès la deuxième année, l’étudiant étant amené à formuler lui-même une hypothèse de lecture particulièrement propice au commentaire de tel poème.
Bilan : cette approche du texte, dans sa matérialité signifiante et communicationnelle, idéalement à tout le moins, permet de tenir sur la poésie un discours qui ne soit ni d’empathie ni de froide description. Elle convoque, idéalement toujours, au sens fort du terme, la démarche explicative, sur laquelle il convient évidemment de s’entendre. L’explication n’est pas oeuvre de rationalité pure qui reposerait sur le décodage ou la mise à jour d’une cause unique — si tel était le cas, il n’y aurait rien à expliquer. Elle n’est pas davantage promise à un éclaircissement de tout ce qui se passe à la lecture du poème sur le plan de la signification. L’explication, et particulièrement celle de la poésie, telle que je l’enseigne, est aussi complication du texte[9]. Celui-ci ne se réduit jamais à une illusoire signification, selon la métaphysique du sens unique qui présidait à la philologie positiviste, mais s’ouvre à des champs de signification possibles. Expliquer, c’est compliquer le texte dans un processus dynamique qui consiste à en multiplier les réseaux ; ce n’est pas nécessairement éclairer le texte, mais assumer sa complexité. Cette attitude fait appel à une démarche scientifique d’analyse des énoncés et de leur structuration en actes de parole, mais aussi à des dispositions symboliques grâce auxquelles le texte peut être saisi dans une lisibilité que l’on peut qualifier de « dilatoire » — certes le contexte historique offre un certain nombre d’indications de lecture, mais il ne suffit pas d’autant qu’il est-lui même objet d’un construit — qui fait en sorte qu’un poème de Rimbaud ou de Lamartine reste déchiffrable indépendamment de son contexte circonstanciel d’énonciation.
J’en viens dès lors à la deuxième phase de cet enseignement de la poésie que je propose. Avec les outils dispensés en initiation, les étudiants sont censés pouvoir faire du commentaire de texte. L’objectif de la seconde phase est d’inscrire la démarche explicative décrite ci-dessus dans un processus historique ou, pour le dire autrement, de comprendre ce qu’est un poème en regard de l’histoire. Non pas n’importe quelle histoire, ou la grande, conçue comme un grand déterminant. Mais l’histoire de la poésie elle-même, telle qu’elle s’est développée, aux xix e et xx e siècles, autour d’une question esthétique centrale : celle de la modernité[10].
Comme il ne saurait être question ici d’expliquer le détail de l’approche, je me contenterai d’esquisser le parcours effectué avec les étudiants. Le cours prend la forme d’une introduction à la question de la modernité, en amont et en aval de Baudelaire. Cet écrivain est un point de repère obligé puisqu’il est considéré, comme l’on sait, comme son théoricien. Pour comprendre cette évolution de la modernité, nous faisons une proposition de lecture historique qui s’inspire de celle de Jauss[11], selon laquelle la modernité est contemporaine des grandes secousses de l’histoire : 1789 et 1830 pour le romantisme ; 1848 pour Baudelaire et les Parnassiens ; 1870 pour l’insurrection symboliste ; 1914-1918 et la révolution de 1917 pour le modernisme (qualifié aussi d’Esprit nouveau) et le surréalisme ; enfin, à titre d’hypothèse, nous avançons deux dates pour clore ce parcours : 1968 et le formalisme et 1989 et le retour postmoderne au néo-classicisme, fût-il ironique. Se dresse ainsi un tableau de la poésie française qui fait voir l’évolution de celle-ci à travers une série de déterminations qui n’ont rien de mécanique mais donnent à comprendre en partie les mutations épistémologiques et autres que le poème dans l’intimité de sa forme et de son imaginaire peut réfracter.
Cette question de la modernité n’est cependant pas que théorique ou historique, elle est aussi poétique : il s’agit de comprendre ou à tout le moins de lire les textes qui, de Lamartine à Ponge (et au-delà), inscrivent la modernité au coeur de leur rhétorique. L’oxymore romantique, le paradoxe baudelairien, la métaphore rimbaldienne, la métonymie mallarméenne, pour ne reprendre que quelques exemples flagrants, sont ainsi considérés non plus simplement comme dispositifs rhétoriques anhistoricisés, mais au contraire comme des phénomènes textuels qui prennent leur sens en fonction de l’histoire poétique des tropes et même, plus généralement, l’histoire de la langue littéraire.
Deux recueils sont pris à témoin de cette évolution : Illuminations de Rimbaud et Pièces de Ponge. Rien ne semble les relier entre eux, mais tels qu’ils sont étudiés à la lumière de la question de la modernité, ils prennent un relief qui fait voir tout ensemble leurs spécificités et leurs points communs — en gros, le rapport au langage qui s’y instaure et fait écran, une des composantes de la modernité en texte étant la mise en scène ou en question de ce dont elle procède. Ainsi, entre autres bénéfices pour la lecture, tel poème obscur de Rimbaud peut-il prendre sens en regard de la contre-poétique dont il est animé : « Fairy », par exemple, s’éclaire quelque peu lorsque sont mises au jour certaines allusions parnassiennes ; plus généralement, les Illuminations, aussi impénétrables demeurent-elles, prennent un sens (tout provisoire) en regard de leur inscription dans l’histoire.
Bilan, là aussi : l’acquis théorique et méthodologique de l’année d’initiation se voit, en deuxième année, déporté vers une approche plus construite du poème. S’y esquissent les linéaments d’une histoire des poétiques qui fait droit à des éléments de rhétorique interne (le texte comme dispositif de signification autonome et clos) et à des éléments d’interprétation externe (historiques, pour la plupart, mais aussi esthétiques : le texte connecté dans un entrelacs de discours qui ont leur histoire, laquelle ne s’arrête pas au moment de leur publication — que serait notre lecture des Illuminations sans le siècle d’interprétations qui les ont accompagnées et qui font partie de leur propre histoire ?).
En définitive, ce parcours indique qu’un enseignement de la poésie est possible au même titre que n’importe quelle autre classe de texte. Il n’y a aucune raison de réserver au genre un statut d’exception sous prétexte qu’il touche la sensibilité plutôt que l’intelligence. Aucune raison non plus de mettre la poésie à l’école buissonnière, ce qui relève du pur paradoxe pragmatique : la poésie a ses lieux, et parmi ceux-ci, le moindre n’est certainement pas l’université.
Appendices
Note biographique
Jean-Pierre Bertrand
Docteur en philosophie et lettres et auteur d’une thèse sur Jules Laforgue (1992), Jean-Pierre Bertrand est professeur ordinaire à l’Université de Liège où il dirige, depuis 1994, le Centre d’études québécoises. Il a publié plusieurs ouvrages et articles sur la littérature française de la fin du xixe siècle. Les plus récents sont : Histoire de la littérature française du xix e siècle (en collaboration avec Philippe Régnier et Alain Vaillant), Paris, Nathan-Université, 1999 et Paludes d’André Gide, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 2001. Deux ouvrages intitulés respectivement Les poètes de la modernité, de Baudelaire à Apollinaire (Paris, Seuil, coll. « Points Lettres », 2006) et La modernité romantique, de Lamartine à Nerval (préparés en collaboration avec Pascal Durand), paraîtront bientôt. Il est membre du Centre d’études de la littérature francophone de Belgique et du comité de rédaction de Textyles. Ses domaines de recherches actuels incluent les littératures belge et québécoise d’expression française, la sociologie de la littérature et l’histoire des poétiques. Il prépare actuellement un livre sur les inventions littéraires (du poème en prose à l’écriture automatique).
Notes
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[1]
En témoigne par exemple le titre paradoxal et antiphrastique du séminaire international organisé par Madeleine Frédéric à l’Université libre de Bruxelles, le 14 novembre 2003 : « La poésie à l’école buissonnière », dont la présente contribution est issue.
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[2]
Antoine Compagnon, Le démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Seuil, coll. « Couleurs des idées », 1998.
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[3]
T. S. Eliot (« The Frontiers of Criticism », dans On Poetry and Poets, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1957, p. 128), cité par Antoine Compagnon, op. cit., p. 90.
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[4]
François Jacqmin, Le poème exacerbé, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, coll. « Chaire de poétique », 1992, p. 95.
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[5]
Donnant lieu à un syllabus : Jean-Pierre Bertrand et Laurent Demoulin, Qu’est-ce qu’un texte poétique ? Introduction théorique et anthologie, Presses de l’Université de Liège, quatrième édition, 2004 (hors commerce).
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[6]
Groupe μ, Rhétorique générale, Paris, Seuil, coll. « Points », 1982 [1970].
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[7]
Jean Bellemin-Noël, La psychanalyse du texte littéraire : introduction aux lectures critiques inspirées de Freud, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1996, p. 76.
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[8]
André Gide, Romans, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 89.
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[9]
La notion est empruntée au très éclairant article de Tzvetan Todorov sur « Les Illuminations », dans La notion de littérature et autres essais, Paris, Seuil, coll. « Points-Littérature », 1987, p. 144. La complication du texte, selon lui, « mettrait en évidence la difficulté principielle de toute “explication” » sans pour autant démissionner devant cette tâche ; il s’agit en fait de prendre en considération le texte dans ses difficultés mêmes.
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[10]
Ce cours s’inspire naturellement des recherches sur la modernité poétique entreprises depuis plusieurs années avec Pascal Durand, et dont une synthèse paraîtra sous peu : Les poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire, Paris, Seuil, coll. « Points-Lettres », 2006 ; La modernité romantique. De Lamartine à Nerval (à paraître).
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[11]
Hans Robert Jauss, « La “modernité” dans la tradition littéraire et la conscience d’aujourd’hui », dans Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 1978 ; « Le modernisme : son processus littéraire de Rousseau à Adorno », dans Hans Robert Jauss et Rainer Rochlitz (dir.), Théories esthétiques après Adorno, Arles, Actes Sud, 1990, p. 42.