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Pratique littéraire adoptée depuis le Moyen Âge et choyée particulièrement par les érudites et les lettrées de la Renaissance, la réécriture, procédé similaire à celui de la contrafacture[1] en musique, loin cependant de celui des copistes en peinture, est une manière de faire la révérence aux prédécesseurs dans le but de s’inscrire dans une tradition littéraire. La référence à un texte modèle peut être plus ou moins explicitement énoncée dans l’oeuvre ou plus ou moins laissée en suspens, abandonnée au décodage de la lectrice/du lecteur. De toutes les manières, la réécriture passe par l’emprunt en créant ainsi l’inter-texte avant de prendre forme dans l’hypertexte. Or, si s’interroger sur la question de la réécriture signifie s’intéresser à la fois à celle de l’écriture, de la lecture et de l’écriture de la lecture, la réécriture se donne d’abord à voir comme un effet de lecture ; lecture qui s’avère chez certaines auteures une relecture au deuxième ou troisième degré des grands textes fondateurs. Ainsi la double démarche de relecture-réécriture met-elle en place une riche circulation entre les textes tout en installant une frontière fluide entre le modèle générateur et le nouveau texte ; elle suppose la connaissance intime d’un important corpus littéraire et incite à la réflexion sur la réception et la perception d’une oeuvre.
Nous proposons, pour ce numéro thématique consacré à la réécriture au féminin, la définition suivante : phénomène littéraire tant historique que contemporain, qui englobe une grande richesse de pratiques, de fonctions et de motivations différentes, la réécriture est la reprise, en tout ou en partie, d’un texte antérieur, donné comme « original », en vue de sa transformation mineure ou majeure. Par conséquent, la réécriture entend être, au sens genettien, l’interprétation d’un texte modèle qui implique non seulement la prise de distance, mais aussi la revendication d’une certaine liberté par rapport à l’oeuvre servant de point de départ au palimpseste : il faut s’en éloigner pour réécrire le modèle autrement, pour le « traduire » en un nouveau texte. S’installe alors dans le processus qui sépare l’étape de la lecture de celle de l’interprétation un espace flou ; c’est précisément dans cet espace insaisissable que peut se déployer l’activité ludique de la réécriture.
Réécrire au féminin signifie repenser la matière littéraire canonique. En ce sens, il importe de distinguer le recours à une oeuvre d’auteur masculin de la reprise d’une oeuvre de femme ; les motivations pour reprendre tel ou tel autre hypotexte seront évidemment différentes, les modalités de réécriture en porteront des traces. Autrement dit, le choix d’un texte modèle « féminin » plutôt que « masculin » ou « universel » influe sur la stratégie et l’objectif de sa réécriture. Chez bon nombre de romancières du xx e siècle, le recours aux mythes fondateurs[2] se trouve au coeur de la réécriture. On peut analyser la reprise des mythes fondateurs comme un désir de déconstruire une vision de l’histoire dans le but d’en adopter une autre, de proposer à travers l’objet détourné un changement de perspective, voire d’esquisser une utopie au féminin[3]. Ainsi l’héritage culturel, largement dominé par des voix « masculines », est-il à la fois accepté et remis en question par ces auteures qui réécrivent en contrepoint ; autrement dit, « la voie choisie est celle de la rupture dans la continuité au lieu de l’alternative rupture ou continuité[4] ». Plusieurs exemples témoignent de cette rupture dans la continuité qui consiste à puiser dans un imaginaire collectif pour donner naissance à une oeuvre singulière et à restituer autrement la matière première — mythique ou littéraire.
Ce qui nous intéressait dans le phénomène « du réécrire au féminin », c’était de répertorier certains cas de figure élaborés par la fiction littéraire de la seconde moitié du xx e siècle, afin de baliser le terrain, de planter les jalons d’une plus ample réflexion sur les femmes auteurs et la réécriture. Plutôt que de prétendre à une « théorie » ou un modèle d’analyse clos, il s’agissait d’examiner les différentes stratégies et modalités de la réécriture telle qu’entreprise par des auteures contemporaines, françaises et francophones, cela en vue de décrire leurs fonctions, leurs enjeux et leurs visées. Plusieurs questions s’imposaient alors : comment cette praxis textuelle qu’est la réécriture parvient-elle à créer un espace discursif à l’intérieur duquel les auteures se font entendre et lire ? de quelle nature sont les motivations des auteures dans le choix des textes modèles et des formes ? quel est ce regard que portent les romancières sur une oeuvre, l’histoire, les histoires et qui anime leur discours ? de quelle manière la réécriture permet-elle d’approfondir à la fois la matière et la forme d’un récit ? Enfin, il faut se demander s’il ne vaudrait pas mieux, notamment dans le cas des auteures qui recourent à des modèles « féminins », substituer à la notion plus traditionnelle d’influence littéraire celle de « filiation », qui traduirait la volonté d’instaurer — tel un système subsidiaire — une matrilinéarité littéraire.
Nous avons choisi de privilégier la reprise en texte de formes littéraires, que celles-ci appartiennent à des oeuvres canoniques, tel le récit de la Genèse, ou à des récits plus récents, tels ceux des écrivains contemporains. Cette investigation nous a permis de repérer certains des textes choisis comme modèles, de même que les références qui étaient ainsi mises en évidence. Tenant pour acquis que la réécriture est le déplacement/détournement d’un texte par un autre, nous nous sommes demandé en quoi les nouveaux textes ainsi produits se démarquaient des modèles générateurs et quelle lecture (critique) ils en faisaient.
L’article « introductif » de Lise Gauvin analyse le phénomène même de la réécriture considérée comme métafiction. Il propose, dans le contexte de l’écriture au féminin, une réflexion sur diverses figures du palimpseste : contre-discours, co-scénarisation, déplacement. L’oeuvre d’Hélène Cixous, qu’aborde Mireille Calle-Gruber, est en quelque sorte un cas exemplaire de réécriture, puisque cette pratique est le lieu privilégié par l’écrivaine pour engager une importante réflexion théorique sur la forme même de l’essai. Trois études sont consacrées à des auteures francophones, qui font un usage particulièrement important des hypotextes : la première analyse le détournement des récits de l’origine par des auteures antillaises et maghrébines (Christiane Ndiaye) ; la deuxième approfondit l’aspect de la réécriture chez Assia Djebar en mettant l’accent sur la rencontre entre texte et image dans Femmes d’Alger dans leur appartement (Farah Aïcha Gharbi) ; la troisième explore la relecture-réécriture de l’histoire par Andrée Chedid (Jean-Philippe Beaulieu). Les deux dernières contributions se penchent sur la forme que prend le recours à un modèle antérieur dans des oeuvres québécoise et belge se rattachant à ce que l’on a l’habitude d’appeler « récit postmoderne ». Dans un récent roman de Suzanne Jacob, la reprise d’un modèle révèle la présence « inquiétante » du personnage mythique qu’est le Trickster, figure mythologique précolombienne (Doris G. Eibl). L’article d’Andrea Oberhuber s’intéresse, par-delà la critique de civilisation exercée par les hypertextes, à l’interdépendance de ces stratégies discursives et des prémisses de la postmodernité chez Amélie Nothomb.
Soulignons, pour conclure ces quelques réflexions, qu’il n’était à nos yeux nullement question de nous laisser guider par la seule perspective d’une réécriture du « féminin-masculin ». Ce qui nous importe néanmoins — et là réside le principal objectif de toute forme de réécriture —, c’est de démontrer la pluralité de la pratique palimpseste sous les signes du « féminin », et les moyens par lesquels celle-ci tente d’échapper à l’emprise de l’unique.
Appendices
Notes biographiques
Lise Gauvin
Professeure titulaire à l’Université de Montréal, elle a dirigé la revue Études françaises de 1994 à 2000 et le département du même nom de 1999 à 2003. Elle a publié des ouvrages consacrés à la littérature québécoise et aux littératures francophones, parmi lesquels Écrivains contemporains du Québec (avec Gaston Miron, Seghers/L’Hexagone/Typo, 1989 et 1998), L’écrivain francophone à la croisée des langues (Karthala, 1997, prix France-Québec), Langagement. L’écrivain et la langue au Québec (Boréal, 2000) et, en collaboration, Littératures mineures en langue majeure, Québec /Wallonie-Bruxelles (PIE-Peter Lang et PUM, 2003). Également essayiste et nouvelliste, elle a fait paraître récemment : Chez Riopelle. Visites d’atelier (L’Hexagone, 2002 ) et Arrêts sur images, nouvelles (L’Instant même, 2003). En 2004 : La fabrique de la langue. De François Rabelais à Réjean Ducharme (Seuil, « Points-Essais ») et en co-direction, Le Dire de l’hospitalité, Presses universitaires Blaise-Pascal.
Andrea Oberhuber
Professeure adjointe à l’Université de Montréal, elle y enseigne la littérature française, notamment l’écriture des femmes. Auteure d’un livre sur Chanson(s) de femme(s) : Entwicklung und Typologie des weiblichen Chansons in Frankreich. 1968-1993 (Berlin, ESV, 1995) et co-directrice du collectif Sprache und Mythos-Mythos der Sprache (Bonn, Romanistischer Verlag, 1998), elle a publié de nombreux articles dans le domaine cantologique, mais également dans ceux de l’intermédialité et du transfert culturel. Elle a consacré des études à Louise Labé, Claire de Duras, Jaufré Rudel et Amin Maalouf, la comtesse de Castiglione et Claude Cahun. Dans le cadre d’une subvention du CRSH, elle prépare un livre sur Claude Cahun et l’avant-garde de l’entre-deux-guerres.
Notes
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[1]
Ce terme « désigne un arrangement fait à partir d’une composition vocale existante en lui adaptant de nouvelles paroles » (Antoine Goléa et Marc Vignal [dir.], Larousse de la musique, Paris, Librairie Larousse, 1982, p. 381). Il est une traduction des mots latins contrafactum ou contrafacta, que l’on rencontre plus souvent en français.
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[2]
La première à s’être intéressée d’un point de vue philosophique et féministe à l’importance fondamentale des mythes en tant qu’outils pour exalter et justifier le pouvoir patriarcal fut évidemment Simone de Beauvoir. Le premier tome du Deuxième sexe (Paris, Gallimard, 1949) est entièrement consacré aux mythes fondateurs en tant que « mythes sexuels » et images de la « féminité » propres au discours patriarcal. Il faut, selon Beauvoir, démystifier le mythe, si l’on veut échapper à la logique de l’Un au détriment de l’Autre. C’est ainsi que, dans la seconde moitié du xx e siècle, l’intérêt pour le mythe traduit le plus souvent une prise de distance critique par rapport au discours « mythique » des sociétés occidentales. Voir l’étude que Françoise Rétif a consacrée à Simone de Beauvoir. L’autre en miroir, Paris, L’Harmattan, 1998.
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[3]
Le lien entre mythe et utopie dans l’écriture des femmes véhicule souvent la quête d’un monde autre. La réutilisation du matériau mythique leur sert à créer un espace utopique nouveau. Voir à ce propos Joëlle Cauville et Metka Zupancic (dir.), Réécriture des mythes. L’utopie au féminin, Amsterdam, Rodopi, 1997.
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[4]
Françoise Rétif, op. cit., p. 193