Abstracts
Résumé
Dans l’oeuvre de Normand de Bellefeuille, où le brouillage, voire le refus des genres canoniques et des catégories entendues, à commencer par celle de la poésie elle-même, n’est rien moins que systématique, on chercherait en vain une pratique franche du poème en prose. Si la prose investit le champ de l’écriture, ce n’est jamais que pour donner toute latitude au texte, genre neutre et souverain auquel se trouvent inféodés toutes les pratiques singulières et tous les usages consentis de l’exercice du poème. Les Cold Cuts publiées en 1985 sont à cet égard exemplaires. En réintroduisant dans la prose le principe du syllabisme, naguère attribut définitionnel de la poésie, l’auteur réactive et fait parler autrement, avec humour, une antinomie fondatrice. En donnant à lire une prose encadrée, cadastrée, soustraite à sa linéarité caractéristique et soumise à divers critères de régulation, il place une fois de plus le poème et le sens sous haute surveillance.
Abstract
In the work of Normand de Bellefeuille, one will seek a forthright practice of the prose poem in vain : his blurring, even refusal of canonical genres and accepted categories—beginning with poetry itself—is nothing less than systematic. If prose occupies the field of writing, it is only to give full latitude to the text, a neutral, sovereign genre with which the singular practices and usages granted to poetry are associated, as exemplified in Cold Cuts (1985). By reintroducing the principle of syllabism—until recently poetry’s defining attribute—into prose, the author reactivates a founding antinomy, and makes it speak otherwise, with humour. In presenting framed, bounded prose, removed from its characteristic linearity and subjected to various regulating criteria, he once more places both poem and meaning under suspicion.
Article body
Entre les mètres brefs du premier opus (Ças, suivi de Trois, 1974) et ceux d’Obscènes (1991), l’écriture de Normand de Bellefeuille choisit la prose. Mais, pour De Bellefeuille comme pour la plupart des poètes qui publient aux Herbes rouges dans les années 1970, c’est-à-dire au plus fort de l’expérience formaliste, l’indistinction formelle entre prose et poésie va de soi, et le poème en prose, naguère apte à résonner de toute sa charge paradoxale, appartient désormais à la tradition. Le recours à la prose ne peut donc être tenu pour une soumission franche de celle-ci aux principes d’un genre, sans compter que la notion de genre, elle-même suspecte ou carrément frappée de caducité, se trouve nappée sous celle, nouvellement opératoire, de texte, ainsi que l’affiche le titre de la plaquette publiée en janvier 1976, Le texte justement.
Le choix du texte et la tentation du récit
Cet intitulé[1] a quelque chose de fondateur. Il énonce le thème central de la plaquette, à savoir l’écriture, mais en la désignant comme texte : pour la ravir au fixisme du « littéraire » et du « poétique », catégories marquées au sceau des vieux canons, voire « mots à ne pas employer[2] ».
Choisir le texte, c’est indiquer qu’on tient en suspicion la coïncidence proclamée du poème et de l’« authenticité » du sujet-poète. Choisir le texte, c’est placer sous le signe de l’indéterminé et de l’ouvert un sens fatalement problématique, qui ne consent au lisible que pour marquer la distance prise avec les supposés substrats de la poésie :
ces textes s’installent en un lieu lent. ils n’ont de l’écriture que l’encre jetée en une chine hésitante au sens, plurielle ici, une quelconque marque au-delà, puis d’harmonies hésitant bien aussi quant au sens[3].
Hésitation, instabilité, précarité entendue des connexions entre « harmonies » et significations. Dans un phrasé qui n’est pas sans rappeler la difficile syntaxe mallarméenne, Le texte justement commence par formuler que l’écriture n’a que faire des mandats assurés, du droit au but et du beau fixe : l’encre est jetée (sa direction n’est pas forcément déterminée), mais aussi l’ancre [4] est balancée ; le lieu de ces textes est lent, tarde au confort du sens, à l’univocité. En contrepartie, l’adverbe du titre, que l’oeuvre entière va se plaire à réitérer, signale une poétique occupée de justesse, d’exactitude, de précision.
Cette tension va rester la marque de tous les travaux de l’auteur. Le codage, la pratique du « désarroi sémantique[5] », l’écriture chiffrée le disputent invariablement à la diction précise. Plus justement, sans jeu de mots, « la lisibilité toujours truquée[6] » n’empêche pas que De Bellefeuille règle ses comptes avec le sens en toute clarté et concision. Pour lui, il s’agit de pratiquer l’écriture « en signes précis et justes, illisibles […] cependant[7] ». L’un des exergues de ce dernier titre, qui vient de Derrida, est encore explicite :
Par endroits, je laisserai toutes sortes de repères, […] ils s’y précipiteront les yeux fermés […] quand d’un coup d’aiguillage je les enverrai ailleurs voir si nous y sommes, d’un coup de plume ou de grattoir je ferai tout dérailler, non pas à chaque instant, ce serait trop commode, mais parfois et selon une règle que je ne donnerai jamais, même si je la connais un jour.
LD, 71
Cette stratégie de brouiller les cartes, on l’observe chez De Bellefeuille dans ce qu’on pourrait appeler la tentation du récit. Tentation d’une mise en spectacle « de la vie privée », comme l’indique le commentaire de Marcel Labine que La belle conduite porte en épigraphe. La prose des Grandes familles et de La belle conduite, plus tard celle du Livre du devoir ou celle, singulière jusqu’à l’anomalie, des Cold Cuts, tendent vers le récit sans, comme on s’en doute, y consentir pleinement. Un désordre concerté vient mettre à mal toute esquisse de linéarité et tout dessein de cohérence narrative. Même si s’en précise subtilement et admirablement le « visage » d’un livre à l’autre, le référent de ces relations trouées est forcément lui-même carencé, gommé ou abstrus. On lit néanmoins, dans Les grandes familles : « ces espèces de texte, malgré quelques ambiguïtés, quelques dépenses, restent bel et bien un “récit familial[8]” ». Dans La belle conduite, il est question de « trafiquer les voyelles en petites chroniques sur le couple ». Mais ces récits, ces chroniques, sont invariablement marqués par l’inachèvement et la fragmentation. Le livre ourdit une trame tout en la défaisant. La prose de De Bellefeuille, qui s’avoue « en mal de parfaites intrigues[9] » (mais on ne doute pas qu’il s’agisse d’un choix tactique), fait sans cesse allusion à « l’exacte représentation[10] » comme à un fantasme de l’écriture, une promesse que chacun de ses livres s’interdira de tenir (ou presque, car il y aura Ce que disait Alice).
En réalité, tous les livres de De Bellefeuille reprennent les mêmes morceaux de drame, un drame, nous dit Le livre du devoir, « chaque fois différé » (LD, 83). Ce dernier titre, un long « poème[11] » en quatre « actes », atteste la teneur privée et la souche autobiographique des scènes et figures qui y sont déployées : motifs d’enfance, points d’un tracé enfoui, réminiscences en bribes que le texte répète[12], qui font retour dans l’écriture comme autant de modulations d’un théâtre opaque (opaque, hermétique parce que privé) soumis aux lois de l’anamorphose, car le drame ne va pas sans « la machinerie du drame » (LD, 38).
Drame, récit, chronique ou, plus rarement, écrit qui mime le genre épistolaire[13], la prose des travaux de De Bellefeuille sous-entend que la pureté du genre est un leurre, autant qu’est un leurre l’assomption transparente et totale par la poésie du réel ou du vécu. Foncièrement réfractaire aux entreprises monolithiques, la prose du poème, chez De Bellefeuille, module « dans l’épaisseur et l’emmêlement[14] » ce que les Cold Cuts appelleront un « chant de fraud[e] » : une poésie sans statut préfixé — et sans statue[15].
Cold Cuts un/deux : aux étals du text’ en pros’
Expérience véritablement unique, à laquelle on ne saurait trouver d’équivalent, même pâle, hors les cercles formalistes (Nicole Brossard, André Roy, le Roger Des Roches de La publicité discrète [16] ou l’André Gervais de Hom storm grom [17]), les Cold Cuts mènent à son point extrême le travail cryptographique amorcé quelque dix ans auparavant. Mais ce point limite est aussi, qu’on me passe la formule ambiguë, un heureux point mort, ce pourrait être la réussite de ce petit livre : travaux de sape et fabrique de sens se font équilibre. Dans Cold Cuts, en effet, la pratique très concertée de l’illisible est contrebalancée par ce que le programme affiche de limpide, le texte engendrant l’énigme et en exhibant la clé d’un même mouvement paradoxal. Apparemment, De Bellefeuille lui-même ne l’entendait pas autrement : « Texte “illisible”, texte pourtant éminemment référentiel, forcé aux sens par les limites exigées de sa forme[18]. » Les traits formels sont à coup sûr, avec Cold Cuts, non seulement porteurs de sens (faut-il rappeler qu’ils le sont toujours, l’ont toujours été, de Ronsard à Réda, de Baudelaire à Paul-Marie Lapointe ou Hélène Dorion), mais encore indicateurs du ou des sens.
Cold Cuts, c’est quatre ensembles de dix textes. Les deux premiers ensembles (numérotés 1 et 2) en constituent la première partie, titrée « un » ; les deux autres dizaines (elles aussi numérotées 1 et 2) en composent la seconde, « deux », conformément à ce que signale l’intitulé complet de la plaquette : Cold Cuts un/deux. Outre cette indication relative à la structure de l’ensemble, ce titre arithmétique, très De Bellefeuille, renvoie à une composante formelle tout à fait singulière : les vingt textes de la première partie, « un », ne comportent que des mots monosyllabiques ; les vingt autres pièces, ainsi que l’énonce une métaphore récurrente, doublent la mise en recourant exclusivement, cette fois, à des mots dissyllabiques. Quarante textes, quarante « feuille[s] chiffrée[s][19] ». Seules exceptions, mais significatives, à ce fixisme syllabique : le mot « célibatair’ » clôt les deux premiers ensembles (pièces 10 et 30), le mot « énergumèn’[20] » ouvre les deux autres ensembles (pièces 11 et 31). Attention : la limitation syllabique est à la fois « naturelle », c’est-à-dire qu’elle est le fait de mots ainsi constitués dans la langue (« jour », « corps », « seul »), et « provoquée », c’est-à-dire obtenue par la suppression systématique du e caduc (« chambr’ », scèn’ », « livr’ »). En toute rigueur, il faut donc parler de monosyllabes et de dissyllabes phonétiques. De Bellefeuille s’est expliqué sur l’adéquation de ces contraintes formelles excentriques, le monosyllabisme et l’élision[21] du e muet, au thème du célibat[22], en faisant valoir la nécessité d’une forme-sens[23]. Certes, la coïncidence d’un axe thématique (la solitude du célibataire) et d’un caprice formel (l’effacement d’une marque du féminin), à première vue, fait un peu figure de degré zéro de la forme-sens, tant l’exercice, dans son application méthodique, semble relever de la recette. Mais le procédé a l’avantage de soulever la question du féminin potentiel d’un texte, qu’on ne saurait réduire à « ce petit son[24] ». Il pointe en tout cas, pour De Bellefeuille, un sujet (« il[25] ») dans sa singularité : masculine, énergumène, solitaire, à l’écart. C’est dans cet esprit que le sous-titre de la première partie du recueil désigne celle-ci comme une « monophonie célibataire » : un texte réalisant rythmiquement, lexicalement, la mise à distance du féminin. La seconde partie du livre réintroduit la lettre bannie : « posons enfin cette lettre tantôt […] absent’ elle (toute seule) » (CC, 51). Retour d’une absente, de « cette même femme » (CC, 48) tenue muette : un/deux, fin du deuil, on passe du célibataire au couple, du texte à son « contre-texte » (CC, 51), d’il à elle, d’une à deux syllabes.
Il va sans dire qu’un tel régime, apocope ou non, revitalise dans la prose le principe du syllabisme. On sait que la syllabation est la loi rythmique essentielle de la tradition poétique, et que la question du e muet est centrale dans l’exercice du décompte. Ainsi, non sans ironie, l’écriture des Cold Cuts se réapproprie des prescriptions anciennes dont l’observance est fortement connotée. L’entreprise est d’autant significative qu’elle apparaît chez un auteur dont les oeuvres, prose ou non, sont véritablement hantées par les nombres, l’inventaire, la mesure, toutes choses qui renvoient aussi bien à un point d’ancrage de l’imaginaire, ce que De Bellefeuille a lui-même appelé la maladie des dénombrements[26], qu’à une poétique obsédée par la « volonté de dire juste [27] ». Ajoutons que les Cold Cuts, en soumettant la prose à des règles qui endiguent son flot naturel, constituent un bon exemple du travail formaliste sur les genres et les catégories esthétiques en général : leur adoption ou leur contestation n’est jamais simple mais s’avère au contraire paradoxale, chargée d’ambiguïté.
De Bellefeuille adopte la prose, mais il la balise outrancièrement, la découpe, la prive de sa linéarité caractéristique. Ce traitement, le titre en indique la teneur : cold cuts, c’est-à-dire coupes froides, en traduction littérale. Coupes froides, entendons systématiques, catégoriques, pratiquées avec un sens formaliste du devoir textuel qui écarte d’avance toute posture lyrique. Autant dire coupes à froid. Il s’agit d’opérer des coupes dans le corps de la prose, de manière à l’amputer, comme cliniquement, de son beau délié. La souplesse et la musicalité, articles essentiels de la charte du poème en prose depuis Baudelaire[28], sont l’une et l’autre entravées, sinon enrayées. La belle langue qui coule, on s’en convainc à n’importe quel passage de Cold Cuts, n’est plus possible, et avec elle les ressorts lyriques de l’extension, du développement[29], de l’essor, de la phrase qui prend son envol, du jeu des culminations et des chutes. Tout, au contraire, est ici cubage, compression, compacité. Ce programme, dans ce qu’il a de radical, de violent, est énoncé en toute clarté dès l’incipit :
CC, 7qui seul à seul os’ un peu son corps et en
rythm’ au sens fort de la gifl’ un mot : text’/
Au sens fort de la gifl[e] : la première partie des Cold Cuts est ponctuée par ce leitmotiv qui laisse entendre qu’on fait violence au sens (entendu), aux usages consentis. La gifle, c’est celle qu’on flanque au lisible et à ses conventions, c’est encore cette petite claque[30] figurée par l’apostrophe marquant l’élision. Une taloche que le texte voudrait agissante, capable d’un rendement sémantique véritable (« au sens fort »). La posture d’attaque est au reste alléguée par l’isotopie de la lutte ou du combat qui traverse ces « textes sauvag[es] » (CC, 48) et qui donne lieu à la répétition de verbes-clés : lutter, fesser, frapper, boxer.
Revenons au titre. Il faut faire observer que son premier référent, qui n’a rien à voir en soi avec l’activité d’écrire, n’en est pas moins fort éloquent. Les cold cuts, ce sont ces viandes froides que l’on trouve sous emballage de cellophane. Il s’agit d’un produit de consommation, d’une chose de commerce. Or, chez De Bellefeuille, en particulier dans Les grandes familles mais en général dans les publications des années 1970, le texte lui-même est donné pour le résultat d’une fabrique, l’écriture consistant en un travail de production d’un sens échangeable. Le rapprochement entre écriture et commerce trivialise fortement l’oeuvre du poète[31], celle-ci désormais étant donnée pour monnayable. Les cold cuts désignent donc non seulement le travail des coupes, mais encore les textes eux-mêmes : quarante pièces, quarante morceaux de prose à mettre aux étals, tous offerts dans le même emballage.
Cet emballage, ce format, il donne à lire chaque morceau comme procédant d’un modèle préconçu que l’écriture reproduit. Les quarante pièces de Cold Cuts comptent chacune deux barres obliques[32] (donc trois séquences) et leur longueur varie entre sept et neuf lignes, le tout tassé dans une espèce de cadre, de sorte qu’on a affaire à de petits « carrés » de prose assez identiques d’une page à l’autre, dont nous frappe la compacité. Autrement dit, sans être celui de la forme fixe mais le rappelant à bien des égards, le format de ces textes satisfait, au même titre qu’un sonnet ou un quatrain, au plaisir pour l’oeil de circonscrire spatialement son objet de lecture :
La compression exercée sur le langage agit autant sur le plan sonore que sur le plan graphique. Ici, la reprise finale vient fermer le texte, ni plus ni moins, alors que plusieurs procédés de répétition (allitérations, assonances, paronomases, redoublements) en renforcent la cohésion phonique, comme cela se produit invariablement dans le recueil. Le « text’ en pros’ » (CC, 19) resserre la matière sonore, d’une part. D’autre part, il s’applique à faire du poème un objet graphique, visuellement remarquable. Ce faisant, il rend difficile non seulement toute lecture, mais en particulier la lecture à voix haute. On ne saurait lire une séquence des Cold Cuts comme on lit un poème de L’homme rapaillé ou L’ode au Saint-Laurent [33]. Je prends à dessein deux exemples qui appartiennent à ce qu’on a appelé la poésie du pays, poésie qui fut, essentiellement, celle des générations de l’Hexagone et de Parti pris. Le courant lyrique qui les traverse et les nourrit implique une complicité du poète et du lecteur, idéalement des lecteurs, car le chant du pays fut si choral qu’il eut un véritable public, et qu’à ce public il offrit des célébrations. Être lu, mais aussi être écouté, entendu. Le poème de Gaston Miron, celui des premiers livres de Paul Chamberland, ceux de Gatien Lapointe ou de Michèle Lalonde, sans s’y réduire, participent de la parole et, partant, appellent comme naturellement l’écho sonore d’une réception complice, voire fervente ou militante. Le petit livre de De Bellefeuille est édité longtemps après les oeuvres qu’on vient d’évoquer, mais il est certain que leur influence n’est pas nulle en 1985. Quoi qu’il en soit, on imagine mal la récitation des Cold Cuts, ces morceaux d’une parole triturée, à l’une ou l’autre des Nuits de la Poésie[34]. D’entrée de jeu, au contraire, les pièces des Cold Cuts signalent leur écart avec le poème-parole[35]. Leur « textualité » met plutôt en valeur, contre les charmes éventuels d’une certaine éloquence, les constituants organiques de l’écriture. Ni parole, ni voix[36] ; ni poème, pas davantage poème en prose, mais texte : syllabes, mots pleins ou charcutés, apostrophes, barres obliques, ponctuation ressortissant au discours logique davantage qu’au poème, deux points, parenthèses, tirets, mais qui en deviennent néanmoins les nouveaux éléments moteurs. Un « text’ en pros’ » : une écriture qui cherche à refouler dans ses marges tous les signes entendus de la poéticité, un texte « énergumène ».
Même si l’entreprise des Cold Cuts n’est exempte ni de ludisme ni d’humour, puisque l’effacement du e, contrainte célibataire, souligne un déficit à connotation sexuelle, il n’est pas impossible que cette prose encadrée, cadastrée, mieux : carrée[37], d’un format dont certains poèmes du Vierge incendié sont peut-être les lointains devanciers, soit la réalisation formelle la plus adéquate d’une poétique elle-même carrée, c’est-à-dire d’un caractère nettement tranché, catégorique, justement. La prose du texte (ou le « text’ en pros’ ») répond en somme, dans Cold Cuts, à divers critères de régulation qui, plus que jamais chez De Bellefeuille, placent l’écriture sous haute surveillance. Cette surconscience formelle, apanage d’une inféodation de l’écriture au texte, genre neutre et souverain tant à la Nouvelle Barre du Jour que chez Tel Quel, vient aussi redynamiser le vieil antagonisme de la prose et du mètre. Ainsi, avant de donner à lire les proses élégantes de ses Catégoriques, De Bellefeuille suspend une dernière fois, en véritable auteur formaliste, le partage des genres. Ce sera la dernière application drastique de sa « règle païenn[e] » (CC, 47), de son athéisme à l’endroit de la poésie comme domaine cramponné au sens, au lisible, au charme :
Coupes froides, donc, moins pour éconduire en priorité le poème en prose que pour élire une pratique sur laquelle enter le texte : un lieu où défaire les sutures de la langue, au risque de déplaire.
Appendices
Note biographique
Gabriel Landry
Depuis 1995, Gabriel Landry enseigne la littérature au Collège de Maisonneuve. Il tient une chronique de poésie à Voix et images. Il a publié des poèmes dans quelques revues, notamment dans Gnou, la plus petite des revues québécoises, qu’il a fondée avec des amis en 1996.
Notes
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[1]
Normand de Bellefeuille, Le texte justement, revue Les Herbes rouges, no 34, 1976.
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[2]
« […] il y a encore quelques mots à ne pas employer », Normand de Bellefeuille, La belle conduite, revue Les Herbes rouges, no 63, 1978, p. 6.
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[3]
Normand de Bellefeuille, Le texte justement, op. cit., texte 1.
-
[4]
Le jeu du double sens, des paragrammes, anagrammes et autres doublets (voir Cold Cuts un/deux, Montréal, revue Les Herbes rouges, no 136, 1985, p. 40) est constant chez De Bellefeuille.
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[5]
Hugues Corriveau et Normand de Bellefeuille, À double sens, Montréal, Éditions Les Herbes rouges, 1986, p. 76.
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[6]
Normand de Bellefeuille, La belle conduite, op. cit., texte 5.
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[7]
Normand de Bellefeuille, Le livre du devoir, Montréal, Éditions Les Herbes rouges, 1983, p. 20. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (LD), suivi du numéro de la page.
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[8]
Normand de Bellefeuille, Les grandes familles, revue Les Herbes rouges, no 52, 1977, texte 17.
-
[9]
Ibid., texte 5.
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[10]
Ibid., texte 18.
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[11]
« Poème » : est-ce l’intertexte rimbaldien, en l’occurrence « Les poètes de sept ans », qui laisse passer ce vocable autrement rare chez De Bellefeuille ?
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[12]
Les lecteurs de De Bellefeuille savent que la répétition est la figure maîtresse de son oeuvre ; dès lors qu’en tant que telle elle est la grande figure de l’ensemble, affectant, pour ainsi dire, indistinctement vers ou prose, théorie et roman, elle les subordonne et se trouve à relativiser leurs différences. Lancers légers (Montréal, Le Noroît, coll. « Chemins de traverse », 2001), le dernier titre de l’auteur, propose un art poétique de la répétition, figure qui devient chez De Bellefeuille macrostructurale.
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[13]
C’est le cas de la mince plaquette Dans la conversation et la diction des monstres, revue Les Herbes rouges, no 81, 1980.
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[14]
Normand de Bellefeuille, Les grandes familles, op. cit., texte 9.
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[15]
J’emprunte la formule à Christian Prigent. Voir « La poésie sans statue », dans Denis Roche, Paris, Seghers, 1977.
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[16]
Roger Des Roches, La publicité discrète, revue Les Herbes rouges, no 25, 1975.
-
[17]
André Gervais, Hom storm grom suivi de Pré prisme aire urgence, Montréal, L’Aurore, 1975.
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[18]
Hugues Corriveau et Normand de Bellefeuille, À double sens, op. cit., p. 43.
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[19]
Normand de Bellefeuille, Cold Cuts un/deux, op. cit., p. 36. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (CC), suivi du numéro de la page.
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[20]
Ce mot fait penser à un titre de Denis Roche, Eros énergumène, poète dont l’oeuvre a des parentés certaines avec celle qui nous occupe : négation d’une conception idéaliste de la poésie comme noble genre serrant au plus près les fibres de l’être, sophistication formelle, enchâssement de la théorie dans la pratique, etc.
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[21]
Est-ce au hasard devin qu’il faut imputer le titrage des deuxième et troisième parties du Texte justement, qui s’intitulent « déliée », mot qui est une anagramme d’« élidée » ?
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[22]
Hugues Corriveau et Normand de Bellefeuille, À double sens, op. cit., p. 43.
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[23]
Henri Meschonnic a insisté sur la conception de l’oeuvre comme écriture, laquelle aurait cette vertu d’échapper au dualisme forme/fond en produisant un texte où l’un et l’autre seraient inextricables, ce qu’il appelle la forme-sens. Voir Pour la poétique I, Paris, Gallimard, 1970, p. 20-21.
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[24]
Voir Hugues Corriveau et Normand de Bellefeuille, À double sens, op. cit., p. 52.
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[25]
Le « personnage » célibataire des Cold Cuts est désigné par ce pronom, alors que le pronom relatif « qui » ouvre toutes les pièces de la première partie sauf une. Cet anonymat ne voile qu’à demi le véritable sujet de la mimésis « brouillée » des Cold Cuts, l’écrivain lui-même, dont le « nom propr’ et long » (CC, 9) finit par se faire entendre : d’abord partiellement (« feuillag’ », dans l’intitulé de la deuxième partie [« feuillag’ exact — magiqu’ imag’ ! »] ne dissimule son envers, « effeuillage », que par une malicieuse aphérèse, puis le texte répète le mot « feuille »), ensuite intégralement (« soyons mortels d’bell’feuill’ ! », [CC, 48]).
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[26]
« La maladie des dénombrements », nouvelle liminaire de Ce que disait Alice, Québec, L’instant même, 1989, p. 11.
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[27]
Ibid., p. 90. « Juste », « exact » et « précis » sont récurrents chez De Bellefeuille, écrivain autrement peu porté aux adjectifs, mots constituant selon lui « le bruit de trop » (Catégoriques un deux et trois, Trois-Rivières, Écrits des Forges, 1986, p. 68). Si ce mépris de l’adjectif n’étonne guère (on le retrouve chez nombre de poètes modernes, tel Guillevic, dont l’écriture répugne à toute surenchère), on s’étonne en revanche du goût marqué de l’auteur pour les adverbes, en particulier les adverbes de manière et de quantité, mots paraissant souvent « longs » et qui chargent l’écriture de suffixes (-ment) volontiers insistants.
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[28]
L’adresse à Arsène Houssaye tenant lieu de préface au Spleen de Paris parle du « miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme ». « À Arsène Houssaye », dans Le spleen de Paris (Petits poèmes en prose), dans Oeuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 275-276.
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[29]
On songe à Paul Valéry : le lyrisme est le développement d’une exclamation. Nul doute que les Cold Cuts jouent la carte d’un anti-lyrisme stratégique.
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[30]
Le mot « claque » est récurrent dans Cold Cuts et revêt au moins deux significations. C’est la gifle aux pratiques convenues, mais aussi la claque qu’on lance sur la scène d’une mauvaise représentation. Plusieurs séquences, à commencer par la première, évoquent justement un « dram’ », le drame privé du célibataire, incidemment de l’écrivain. L’écriture : une représentation, un jeu, la mise en scène d’un « je » masqué en « il », un obscur « théâtre » (CC, 40) où l’on ment. Puisque Nous mentons tous (c’est le titre du roman paru en 1997) et que Le texte juste ment. J’ajoute que le mot « claque » est accompagné de son anagramme éloquente : « calque ». Le texte n’est jamais qu’un calque du réel.
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[31]
On lit, page 18 : « crois-moi je suis un cas je pens’ et chie des pièc’ » (CC, 18). Je note au passage qu’il y a dans l’oeuvre de De Bellefeuille une composante scatologique et obscène importante : on trouve en lui, parfois, un auteur de véritables stupra (« obscénités » en latin).
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[32]
Sauf la douzième pièce, qui n’en compte qu’une seule ; est-ce un oubli ?
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[33]
On peut le faire, mais on limite forcément le texte à sa dimension sonore. C’est fatal, il en va ainsi de tout poème qu’on lit, mais ce ne sont pas tous les poèmes, il s’en faut de beaucoup, qui misent comme les Cold Cuts sur les ressources de la typographie.
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[34]
On se rappellera la lecture par Roger Des Roches, à la Nuit de 1970, de son poème « Autour de Françoise Sagan indélébile », plutôt mal reçue.
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[35]
On sait que les Éditions Parti pris baptisèrent leur collection de poésie « Paroles ». Il y aurait aussi beaucoup à (re)dire sur la dimension orale de la poésie du pays, qui trouve en la chanson une associée populaire d’envergure. Inutile de signaler que les coupes opérées par De Bellefeuille rendent impossible le « chant » du poème. Mais, par ailleurs, le ralenti forcé qu’impose à la lecture le système du monosyllabisme ne conjure-t-il pas l’oubli qui attend les poèmes lus en toutes facilité et lisibilité ?
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[36]
Notion importante dans la poésie des années 1980 et 1990 (chez Hélène Dorion, par exemple), la voix, en tant qu’émission d’une présence auctoriale palpable dans sa différence et révélée comme telle au lecteur, ne retient guère plus que la parole ou le chant l’écriture de De Bellefeuille. L’exergue de Cold Cuts, emprunté à Bénézet, est là-dessus éclairant : « Le livre en tant qu’il fait du bruit. »
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[37]
Par ailleurs, le motif du carré est omniprésent et plurisémique dans Cold Cuts : c’est la figure géométrique, anti-dynamique par excellence, qu’on retrouve à la base des espaces angulaires que le texte évoque (chambre, ring, scène de théâtre, square, table de poker) ; c’est le « nombre » parfait (CC, 45) qui structure ce livre de quatre ensembles égaux ; c’est, pour finir, la page délimitant un espace d’écriture. Parlant de son livre Nombres, Sollers affirme que le carré est « la matrice du texte, sa figure de base, son mode de régulation scénique » (Théorie d’ensemble, Paris, Seuil, coll. « Points », 1980, p. 75). De Bellefeuille pourrait sans doute en dire autant de ses Cold Cuts