Volume 39, Number 3, 2003 Situations du poème en prose au Québec Guest-edited by Luc Bonenfant and François Dumont
Table of contents (10 articles)
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Mot de la directrice
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Présentation. Situations du poème en prose au Québec
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Édouard-Zotique Massicotte : la prose de passage
Jean-Pierre Bertrand
pp. 13–27
AbstractFR:
La présente étude entend examiner les (rares) poèmes en prose de Massicotte à l’aune du discours de presse qui leur est contemporain. Taxés de « décadentisme », et donc dévalués par avance, ces poèmes importent en effet quelques-uns des thèmes et des formes — dont le poème en prose lui-même — qui se sont développés en France et qui constituent le fonds de commerce de la production décadente symboliste des années 1880. Cependant, à lire de plus près cette production, il apparaît que le modernisme décrié de Massicotte (son inobservance de la morale) est incompatible avec la notion de modernité telle qu’elle a été promue en France depuis Baudelaire. Une raison à cela, qui n’est pas étrangère aux littératures dites périphériques : l’inscription identitaire — canadienne-française en l’occurrence — difficilement assimilable à l’intérieur d’une littérature qui revendique son autonomie. Massicotte est donc pris dans cette contradiction qui fait l’intérêt presque unique de sa production poétique, tiraillée entre le désir de contribuer à une littérature nationale et celui de faire passer outre-Atlantique le programme d’une modernité en plein essor.
EN:
This article examines Massicotte’s (scarce) prose poems in relation to the concurrent press discourse. Described as Decadent, and thus belittled, these poems introduce some of the themes and forms—as in the prose poem—that have developped in France and that are characteristic of the decadent symbolist production of the 1880’s. However, it appears that Massicotte’s criticised modernism (his non-observance of morality) is in fact contrary to the notion of modernity such as it has been promoted in France since Baudelaire. One of the reasons that might explain this raises from the fact that, within literatures considered peripheral, the question of national identity—here French Canadian—is not easily absorbed by a literature asserting its autonomy. This contradiction in which Massicotte is caught makes for the somewhat unique interest of his poetic production, torn between a desire to bring a contribution to a national literature and that of importing here the programme of a boosting modernity.
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Marcel Dugas et le « cinéma en prose »
Claude Filteau
pp. 29–45
AbstractFR:
À propos de Psyché au cinéma de Marcel Dugas, Claude Filteau analyse différentes définitions du poème en prose, pour voir si d’une part elles sont adéquates et si d’autre part elles conviennent aux textes de Dugas. Certaines de ces définitions envisagent le poème en prose du point de vue syntaxique et sémantique comme un « message » marqué par la clôture du texte et relevant de la fonction poétique telle que la concevait Jakobson. La définition du poème en prose dépend en dernier ressort de l’opposition traditionnelle entre vers et prose qui maintient le poème en prose dans l’histoire du poème en vers. Quelques textes de Dugas seulement se plient à ces définitions du poème en prose. La plupart manifestent une tendance à la description, l’argumentation, la conversation et ajoutons la narration qui les tire vers le genre de l’essai. Tout indique que le poème en prose est un genre stratégiquement non fixé pour Dugas. Dugas cultive en outre des digressions dans ses textes qui conviennent bien à l’ironie de l’« immoraliste » qu’il prétend être. Claude Filteau analyse pour terminer ce qui fait l’originalité du « cinéma en prose » de Dugas d’un point de vue phénoménologique : Dugas suppose qu’il n’y a pas de perception du réel sans une part d’imagination ou de fantasme.
EN:
About Psyché au cinéma by Marcel Dugas, Claude Filteau studies several definitions of the prose poem to see if they set on an accurate definition of the genre and if they correspond to the texts written by the author. Some of those definitions are based on the hypothesis that a poetical text is a closely framed message and depends on what Jakobson has defined as the poetic function. The definition of the prose poem lies basically on the difference between verse and prose which incorporates the history of the prose poem into the history of versified poetry. Only a few of Dugas’ texts fit those prementioned definitions. Most of them tend to description, argumentation, fiction and conversational talk and may be assumed as essays. Most of all, Dugas emphasises digressions in all of his texts that show his taste for irony. At the end of his study, Claude Filteau points out the phenomenological modernity of Dugas’ “cinema in prose” who assumes that a right perception of reality is not possible without a bit of imagination and fantasy.
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Un théâtre des discours : du poème en prose à l’époque de l’Hexagone
Pierre Nepveu
pp. 47–60
AbstractFR:
La présence importante et très variée du poème en prose chez les poètes de la génération de l’Hexagone paraît liée au profond questionnement identitaire et à l’instabilité des discours qui caractérisent les années 1945-1965. En puisant des exemples chez des poètes aussi différents que Thérèse Renaud, Gilles Hénault, Roland Giguère, Claude Fournier, Jean-Guy Pilon et quelques autres, cet article rattache la pratique du poème en prose à une mise en situation dramatique du sujet poétique, brisant la souveraineté de la voix lyrique, permettant un dialogue avec soi, dans un registre principalement délibératif et interrogatif. Au terme de ce parcours, la notion de « situation », centrale dans la conception du poème en prose défendue par Max Jacob, prendra une tournure sartrienne, notamment chez Jacques Brault et Gaston Miron.
EN:
The extensive use of various forms of the prose poem among the poets of the “Hexagone generation” seems related to a deep interrogation about identity and to the discursive instability which characterize the 1945-1965 period. Quoting poets as different as Thérèse Renaud, Gilles Hénault, Roland Giguère, Claude Fournier, Jean-Guy Pilon and a few others, this article links the practice of the prose poem with a desire to build a dramatic situation or tension within the poem, breaking the sovereignty of the lyric voice, allowing for a dialogue with oneself, in a mainly deliberative and interrogative tone. At the end of this survey, the notion of “situation,” central in the conception of the prose poem defended by Max Jacob, comes closer to the meaning it has in Jean-Paul Sartre’s works, notably with reference to poets like Jacques Brault and Gaston Miron.
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La prose de D’Bell’feuill’ : les devoirs du texte
Gabriel Landry
pp. 61–70
AbstractFR:
Dans l’oeuvre de Normand de Bellefeuille, où le brouillage, voire le refus des genres canoniques et des catégories entendues, à commencer par celle de la poésie elle-même, n’est rien moins que systématique, on chercherait en vain une pratique franche du poème en prose. Si la prose investit le champ de l’écriture, ce n’est jamais que pour donner toute latitude au texte, genre neutre et souverain auquel se trouvent inféodés toutes les pratiques singulières et tous les usages consentis de l’exercice du poème. Les Cold Cuts publiées en 1985 sont à cet égard exemplaires. En réintroduisant dans la prose le principe du syllabisme, naguère attribut définitionnel de la poésie, l’auteur réactive et fait parler autrement, avec humour, une antinomie fondatrice. En donnant à lire une prose encadrée, cadastrée, soustraite à sa linéarité caractéristique et soumise à divers critères de régulation, il place une fois de plus le poème et le sens sous haute surveillance.
EN:
In the work of Normand de Bellefeuille, one will seek a forthright practice of the prose poem in vain : his blurring, even refusal of canonical genres and accepted categories—beginning with poetry itself—is nothing less than systematic. If prose occupies the field of writing, it is only to give full latitude to the text, a neutral, sovereign genre with which the singular practices and usages granted to poetry are associated, as exemplified in Cold Cuts (1985). By reintroducing the principle of syllabism—until recently poetry’s defining attribute—into prose, the author reactivates a founding antinomy, and makes it speak otherwise, with humour. In presenting framed, bounded prose, removed from its characteristic linearity and subjected to various regulating criteria, he once more places both poem and meaning under suspicion.
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Poésie, narration et sens de la vie : à propos d’Il n’y a plus de chemin, de Jacques Brault
Lucie Bourassa
pp. 71–88
AbstractFR:
Jacques Brault n’a que peu pratiqué le poème en prose. On pourrait s’étonner de cela puisque, de son propre aveu, il n’aime pas les cloisonnements génériques, et que le poème en prose s’est historiquement défini par un refus des modèles. La situation s’explique peut-être du fait que le poème en prose a perdu sa fonction de briseur de normes : certains de ses traits — tels le prosaïsme et la distance ironique — ont envahi l’ensemble de la poésie moderne, y compris les oeuvres en vers de Brault. Cependant, Il n’y a plus de chemin — seul recueil de l’auteur à comporter une majorité de poèmes en prose — accuse ces caractéristiques, en plus de faire au récit une part inhabituelle. Dans le présent article, j’analyserai le fonctionnement de la narration dans Il n’y a plus de chemin, pour montrer que, malgré une possible disparition de la fonction méta-générique du poème en prose, le traitement de la narration dans ce livre effectue un travail sur des valeurs culturelles associées au raconter d’une part, et au discours poétique de l’autre. Ce qui m’amènera à situer ce livre dans la poétique de son auteur.
EN:
It may seem noteworthy that Jacques Brault has not practised prose poetry much, since Brault himself has indicated his dislike of generic limitations and that the genre of the prose poem is precisely defined by a historical refusal of models. This might be explained by the fact that the prose poem has lost its function of norm breaker : some of its features—such as its prosaic nature and its irony—have invaded the entirety of modern poetry, including Brault’s verse poetry. However, Il n’y a plus de chemin, the only of Brault’s collections to include a majority of prose poems, endorses these traits while it also gives way to narrative. This article analyses the narrative of Il n’y a plus de chemin in order to demonstrate that, despite a possible disintegration of the meta-generic function of prose poetry, the treatment of narration brings into effect a critique of cultural values respectively associated to narrative and poetic discourses. In conclusion, this study situates Il n’y a plus de chemin in Brault’s aesthetic.
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Joël Pourbaix : tribulations d’un poète en prose
Thierry Bissonnette
pp. 89–99
AbstractFR:
Joël Pourbaix est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages poétiques depuis 1980, dont un cycle d’écrits de voyage où la forme du poème en prose occupe une place centrale. Réflexion sur l’espace et la temporalité, la poésie de Pourbaix joue volontiers du contraste entre vers et prose, de même qu’entre poème en prose et prose poétique, diffractant sa recherche d’altérité dans ses thèmes autant que dans ses formes. Cette étude ouvre des pistes pour une considération d’ensemble d’une démarche méconnue, pourtant le fait d’un des meilleurs artisans du poème en prose québécois.
EN:
Joël Pourbaix, author of ten books of poetry since 1980, has produced a series of travel writings where the prose poem occupies a central position. Reflection on space and time, Pourbaix’s poetry plays openly on contrasts between verses and prose, poem in prose and poetic prose, diffracting its search for otherness in its themes as well as in forms employed. This study paves the way for the consideration of this neglected work by one of Quebec’s best artisans of the prose poem.
Exercices de lecture
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« N’être rien qu’un instant / de l’univers » : l’expérience du temps et de l’espace chez Hélène Dorion
Isabelle Cadoret
pp. 103–116
AbstractFR:
Pour Hélène Dorion comme pour plusieurs poètes et théoriciens qui privilégient une interprétation herméneutique de la poésie, celle-ci n’est pas un espace clos ne possédant aucun lien avec la réalité, mais l’expression d’un point de vue particulier sur le monde. La réalité figurée par Dorion dans ses oeuvres serait une réalité vécue, saisie par un sujet qui cherche à s’unir au monde, à l’habiter. Les images du temps et de l’espace dans Les états du relief et Les murs de la grotte traduisent ce désir d’intérioriser le réel et de se projeter sur lui.
EN:
Hélène Dorion, like several poets and thinkers, favours a hermeneutical interpretation of poetry, not out of touch with reality, but expressing a specific viewpoint of the world. The reality depicted by Dorion in her work is a living reality, an individual’s attempt to bond with the world, to become one with it. The poetic images of time and space in Les états du relief and Les murs de la grotte convey this desire to internalize reality and become a part of it.
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Une réponse qui interroge : poésie et philosophie de l’être dans l’oeuvre de Fernand Dumont
Jean-Philippe Warren
pp. 117–128
AbstractFR:
Dans ce texte, l’auteur a voulu présenter brièvement trois noeuds de réflexions sur la poésie dans l’oeuvre de Fernand Dumont. D’abord, il tâche de montrer que la définition même de l’homme chez Dumont rejoint sa conception de la poésie, puisque, pour lui, l’homme est un foyer de liberté qui échappe sans cesse, comme les vers du poète, aux réifications que l’on en propose. Ensuite, il présente la poésie comme l’archétype du dédoublement dans la théorie de la culture dumontienne. À une « culture première », celle du donné et du sens immédiat, s’ajoute, par une dialectique immanente, une « culture seconde », celle de la réflexivité et de la reprise en charge. Si à la science correspond sans doute le behaviorisme comme modèle typique, à la « stylisation » correspond le poème comme expérience privilégiée pour l’homme d’une sortie de soi qui prolonge cependant son existence la plus intime. Enfin, l’auteur s’arrête très rapidement sur l’intuition de l’Être contenue dans la poésie. Celle-ci figure un dépassement vers quelque transcendance, vers l’innommable de la Présence et l’indicible du Silence primordial. Elle est le signe irrépressible, devant une société qui voudrait se refermer sur une simple mécanique sociale bien huilée, qu’il y a quelque chose qui dépasse infiniment l’Homme.
EN:
In this article, the author is briefly presenting three main themes of Fernand Dumont’s thought on poetry. First, he underlines how Dumont’s definition of man is very close to his conception of poetry. For him, man is essentially a free being. Like the poem, he cannot thus be summarized in a theorem or a formula. Secondly, the author shows that poetry is an archetype of Dumont’s dual theory of culture. For Dumont, culture is composed of two poles : on the one hand, there is a “first culture,” which is made of immediate values and significations ; on the other hand, there is a “second culture,” which takes in charge and reflects consciously the “first culture.” If behaviorism is the archetype of science, poetry is the most caracteristic experience of what Dumont called “stylisation.” Finally, the author demonstrates how poetry is for Dumont an intuition of the Being, that is the Transcendental and the Unspeakable. Poetry is the testimony that man and society cannot be closed on themselves, that there is something that goes beyond a society viewed as a social mechanic or a man conceived exclusively as a consumer and a worker.