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MADlle DE L’ESPINASSE. Il me vient une idée bien folle.
BORDEU. Quelle ?
MADlle DE L’ESPINASSE. L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme[1].

L’« idée bien folle » de Mademoiselle de l’Espinasse formule la différence sexuelle au moyen d’un des aphorismes les plus énigmatiques du Rêve [2]. Il implique tout d’abord la notion de monstruosité chez Diderot qui, avec ses écarts, est le principe créateur d’une matière active toujours en transformation. La monstruosité apporte une perspective transformiste à la différence sexuelle et en indique la nature précaire. L’utilisation rhétorique du chiasme[3], avec sa structure en croix, établit enfin un rapport d’égalité entre les deux membres de la phrase, suggérant que les places occupées par l’homme et la femme sont réversibles et interchangeables.

L’explication scientifique que Bordeu donne du chiasme par la suite est basée sur l’aspect physiologique de la différence sexuelle. Il la réduit d’abord à une question topologique, à savoir l’inversion anatomique des organes féminins et masculins, qui reprend et renforce l’idée d’interchangeabilité proposée avec la forme du chiasme. Bordeu introduit ensuite la notion quelque peu énigmatique d’un hermaphrodisme initial[4], qui serait visible dans les rudiments d’organes laissés par chaque sexe dans l’autre sexe. Comme nous le verrons, l’hermaphrodisme chez Diderot a la particularité d’être réactivable ; il définit ainsi la différence sexuelle en terme d’attributs physiques qui ne sont que des instances topographiques transformables et interchangeables.

Aristote exprime aussi la différence sexuelle en fonction de la monstruosité dans De la génération des animaux :

D’ailleurs celui qui ne ressemble pas aux parents est déjà, à certains égards, un monstre : car dans ce cas, la nature s’est, dans une certaine mesure, écartée du type générique. Le tout premier écart est dans la naissance d’une femelle au lieu d’un mâle [5].

La monstruosité est ici définie comme étant un écart par rapport à une norme, et la femme, en tant qu’écart par rapport au « type générique », est un monstre par rapport à l’homme qui est la norme. Cet écart de plus est un manque : « La femelle est comme un mâle mutilé, et les règles sont une semence, mais qui n’est pas pure : une seule chose lui manque, le principe de l’âme[6] ». L’homme est l’être complet dont la femme, mutilée, n’est qu’une version amoindrie : l’écart est pour Aristote une forme de dégénérescence par rapport à une norme[7]. L’homme est aussi celui qui détient le principe actif, et est de ce fait le seul générateur de la forme humaine. Pour Diderot, au contraire, l’homme n’est pas le seul perpétuateur de la race humaine : la remarque de Bordeu « Pour faire un enfant on est deux, comme vous savez » (R, 152) n’est pas qu’une évidence puisqu’elle sous-entend la doctrine de l’épigénèse, selon laquelle la formation de l’embryon se fait par l’assemblage des parties de la semence provenant du père et de la mère.

La monstruosité, en tant qu’écart, n’est pas non plus chez Diderot un simple manque. Il écrit, dans les Éléments de physiologie, en 1778 :

Pourquoi l’homme, pourquoi tous les animaux ne seraient-ils pas des espèces de monstres un peu plus durables ? Pourquoi la nature qui extermine l’individu en peu d’années, n’exterminerait-elle pas l’espèce en une longue succession de temps ? L’univers ne semble quelquefois qu’un assemblage d’êtres monstrueux.

Qu’est-ce qu’un monstre ? Un être, dont la durée est incompatible avec l’ordre subsistant[8].

Diderot présente une nature aux forces destructives qui avec le temps finit par tout exterminer. Toute combinaison est momentanée, et même celles qui nous semblent normales finissent par disparaître au même titre que les monstrueuses. Lorsqu’il écrit : « L’univers ne semble quelquefois qu’un assemblage d’êtres monstrueux », il suppose le monstrueux être la norme. C’est notre vision incomplète du monde qui nous empêche de voir les monstres dans tout ce qui constitue l’univers.

Reprenant et développant l’idée de Maupertuis que « les écarts répétés » font les espèces, Diderot considère la monstruosité comme l’opération qui permet l’assemblage de molécules selon toutes les combinaisons possibles[9]. L’état normal de la nature n’est pas dans sa stabilité, mais dans son instabilité qui la pousse en dehors de la norme[10]. L’action normale de la nature est la monstruosité, et le monstrueux pour Diderot n’est pas un simple écart de la nature, mais le pouvoir évolutif et le principe créatif d’une matière toujours en action. Articuler la différence sexuelle en terme de monstruosité, c’est soumettre l’apparente normalité de l’homme et de la femme à la vicissitude des lois du transformisme. La monstruosité souligne le caractère instable et précaire de la différence sexuelle : être un homme ou une femme est une position plus ou moins durable, sujette comme tout autre assemblage à des transformations.

Cette notion de monstruosité est de plus exprimée au moyen d’une formule chiasmatique : « L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme. » Si dans le premier membre, et en accord avec la tradition, l’homme est le premier à être défini, la femme, par contre, est le terme à partir duquel il est défini : elle est la norme, lui n’est qu’un monstre[11]. On remarquera la restriction du « ne que » : la réduction de la différence sexuelle est présentée comme une démystification : la vérité est plus simple qu’on ne l’avait imaginée. Nous avons dans le premier membre un retournement des positions occupées traditionnellement par l’homme et par la femme, comme nous l’avons vu être le cas chez Aristote. Le chiasme indique aussi dans son deuxième membre que ces places sont réversibles, lorsque la femme est à son tour définie en fonction de l’homme. Les propositions enfin sont elles-mêmes réversibles, « L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme » : le chiasme est articulé par « ou » qui contribue à effacer une hiérarchie qu’un « et » aurait pu laisser. Tous ces retournements contribuent à déstabiliser une notion fixe du genre. On peut considérer de plus que la structure en croix du chiasme donne à la phrase une propriété de « tourniquet », qui tend à faire circuler ses membres — ici l’homme et la femme — d’une position à l’autre.

Examinons maintenant l’explication scientifique que Bordeu donne du chiasme : « […] la femme a toutes les parties de l’homme, et […] la seule différence qu’il y ait est celle d’une bourse pendante en dehors, ou d’une bourse retournée en dedans. » Bordeu reprend l’idée d’inversion présentée par le chiasme de Mademoiselle de l’Espinasse, en réduisant la différence sexuelle à une différence topologique. Comme la monstruosité de Jean-Baptiste Macé dont il était question juste auparavant ne tenait que dans l’inversion de la disposition des viscères[12], la différence sexuelle tient dans l’inversion de la disposition des organes sexuels. Diderot s’inscrit ici dans la tradition du « One-sex body », qui selon Thomas Laqueur a dominé de l’Antiquité classique à la fin du xvii e siècle, et dans laquelle la femme ne diffère physiologiquement de l’homme que par l’inversion de leurs organes[13]. La similitude des sexes, dans ce modèle, n’empêche cependant pas que la femme soit considérée comme une version moins parfaite de l’homme. Laqueur explique à propos de Galien de Pergame, « The mole is a more perfect animal than animals with no eyes at all, and women are more perfect than other creatures, but the unexpressed organs of both are signs of the absence of heat and consequently of perfection[14] ». Si pour Galien il ne manque rien physiologiquement à la femme, il lui manque cependant « la chaleur » qui est un critère de perfection. On ne trouve pas ce manque chez Diderot : « La femme a toutes les parties de l’homme, et la seule différence qu’il y ait est celle d’une bourse pendante en dehors, ou d’une bourse retournée en dedans » (R, 153). La femme est un être aussi complet que l’homme (elle a « toutes les parties de l’homme »), et même si elle est d’abord définie à partir de l’homme (« la femme a toutes les parties de l’homme » : l’homme est la norme), le « ou » efface la hiérarchie entre la « bourse pendante » et la « bourse retournée ». On trouve ce même genre d’équivalence entre les sexes dans le chapitre dix-huit des Bijoux indiscrets :

Je désirerais que, dans une contrée où tout se règle par des lois géométriques, on eût eu quelque égard au rapport de chaleur entre les conjoints. Quoi ! vous voulez qu’une brune de dix-huit ans, vive comme un petit démon, s’en tienne strictement à un vieillard sexagénaire et glacé ! […] Ces rapports connus, on gradua des thermomètres applicables aux hommes et aux femmes. Leur figure n’est pas la même ; la base des thermomètres féminins ressemblent à un bijou masculin d’environ huit pouces de long sur un pouce et demi de diamètre ; et celle des thermomètres masculins, à la partie supérieure d’un flacon qui aurait précisément en concavité les mêmes dimensions [15].

Contrairement à Galien, la thermodynamique permet ici d’évaluer une « chaleur » des sexes qui ne favorise pas l’homme : la plus grande chaleur (190 degrés) revient à une femme élevée de ce fait au rang de courtisane, « état très respectable et très honoré dans notre île » (BI, 56), explique Cyclophile. Même si les exemples sont de la plus haute fantaisie (les bijoux féminins circulaires, carrés ou polygonaux correspondent aux bijoux masculins cylindriques, parallélépipédiques, prismatiques ou pyramidaux), la géométrie permet aussi d’évaluer très exactement la ressemblance des deux sexes en indiquant de façon univoque leur correspondance volumétrique, qui fait qu’ils sont la même figure, mais inversée, chez la femme et l’homme.

L’explication scientifique, par la géométrie dans les Bijoux indiscrets et la biologie dans le Rêve, supporte le chiasme : la réversibilité formelle du chiasme correspond à la réversibilité physiologique des organes. Il s’agit de la même opération, le retournement, l’une effectuée dans le domaine du poétique, avec le retournement de la phrase par le chiasme, l’autre dans le domaine du biologique, avec le retournement des organes. La différence sexuelle réduite à une inversion topologique (textuelle ou physiologique) insiste sur le peu de différence entre l’homme et la femme. Ces derniers sont faits de la même matière, ils ont les mêmes organes, et leur seule différence est de nature topologique[16]. Cette similarité est renforcée par la ressemblance des foetus mâle et femelle :

Cette idée vous serait venue bien plus vite encore, si vous eussiez su que qu’un foetus femelle ressemble à s’y tromper à un foetus mâle ; que la partie qui occasionne l’erreur s’affaisse dans le foetus femelle à mesure que la bourse intérieure s’étend ; qu’elle ne s’oblitère jamais au point de perdre sa première forme ; qu’elle garde cette forme en petit ; qu’elle est susceptible des mêmes mouvements, qu’elle est aussi le mobile de la volupté ; qu’elle a son gland, son prépuce, et qu’on remarque à son extrémité un point qui paraîtrait avoir été l’orifice d’un canal urinaire qui s’est fermé ; qu’il y a dans l’homme, depuis l’anus jusqu’au scrotum, intervalle qu’on appelle le périnée, et du scrotum jusqu’à l’extrémité de la verge, une couture qui semble être la reprise d’une vulve faufilée.

R, 152-53. Nous soulignons

Les sexes dérivent tous deux d’un modèle commun, le foetus indifférencié. La femme ne perd pas complètement le pénis, qui est ici « la partie qui occasionne l’erreur », et forme le clitoris. Le clitoris a de plus un « point » à son extrémité qui selon Bordeu serait « l’orifice d’un canal urinaire qui s’est fermé. » Ce « point » est essentiel, parce qu’il est inutile chez la femme. Il n’existe qu’en tant que trace de l’autre sexe, et donne au clitoris le statut de rudiment d’organe masculin. La « couture », de même, montre un état précédent féminin dans l’organe masculin. Ce « point » et cette « couture » sont les traces d’un sexe dans l’autre sexe qui indiquent l’existence d’un hermaphrodisme initial[17].

Le problème de l’hermaphrodisme, cependant, est qu’il n’existe pas dans la nature. C’est du moins ce qu’affirme l’esprit scientifique des Lumières, résolu à discerner le monstre résultant d’observations scientifiques, du monstre dû à la crédulité, à l’ignorance et à la superstition. Jaucourt, dans l’article « Hermaphrodisme » de l’Encyclopédie, affirme qu’un être ne peut tenir les fonctions reproductives de l’homme et de la femme à la fois[18], opinion soutenue par le médecin Lafosse dans l’article qui renvoie aux planches de l’« Hermaphrodisme » du supplément à l’Encyclopédie [19]. Officiellement, l’hermaphrodisme n’existe pas[20]. Il est relégué au mythe, que ce soit Adam dans la Genèse avant la « section » de sa côte/côté/utérus (qu’Arlette Boulimié appelle aussi une « sexion ») au moment de la fabrication d’Ève[21], les androgynes du Banquet de Platon[22], ou l’Hermaphrodite des Métamorphoses d’Ovide. Ce dernier est particulièrement intéressant pour notre propos, en ce qu’il peut éclairer certains aspects de l’hermaphrodisme chez Diderot.

Rappelons l’histoire d’Hermaprodite[23]. La naïade Salmacis, tombée amoureuse d’Hermaphrodite qui lui refuse même des baisers, cherche à s’accoupler avec lui de force alors qu’il se baigne dans sa fontaine. Face à sa résistance, Salmacis fait une prière « que jamais ne vienne le jour qui nous éloignerait, lui de moi ou moi de lui ! ». Ses souhaits sont exaucés :

Cette prière eut les dieux pour elle [Salmacis] ; leurs deux corps mêlés se confondent et revêtent l’aspect d’un être unique ; quand on rapproche deux rameaux sous la même écorce, on les voit se souder en se développant et grandir ensemble ; ainsi, depuis qu’un embrassement tenace les a unis l’un à l’autre, ils ne sont plus deux et pourtant ils conservent une double forme : on ne peut dire que ce soit là une femme ou un jeune homme ; ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux. Donc, voyant que par l’effet de ces eaux limpides où il était descendu homme il n’est plus mâle qu’à moitié et que ses membres ont perdu leur vigueur, alors, tendant les mains, mais avec une voix qui n’avait plus rien de viril[24].

L’union d’Hermaphrodite et de Salmacis n’est pas un simple collage de deux identités comme dans Le banquet. Hermaphrodite et Salmacis sont deux êtres distincts avant la fusion, et après la fusion ils sont soudés en un être unique qui passe d’un pronom pluriel (« ils semblent ») à un pronom singulier (« il » à la phrase suivante est Hermaphrodite, seul, sortant de l’eau). Salmacis a disparu pour ne plus rester que comme marque du féminin sur le corps d’Hermaphrodite. L’altération n’est pas une addition du féminin à un masculin qui resterait entier. Elle porte sur ses muscles, sa voix, et de façon encore dramatique sur son sexe : « ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux », ou en latin : « neutrumque et utrumque videtur », avec neuter : aucun des deux ; uterque : chacun des deux, l’un et l’autre. L’addition des sexes n’est pas résolue en un troisième terme qui contiendrait les deux termes opposés (l’utrumque). La présence simultanée des deux sexes n’amène pas non plus leur simple neutralisation, comme s’ils s’effaçaient mutuellement (ce qui serait le neutrum, le troisième genre, le genre neutre). Hermaphrodite est neutrum et utrumque. Les sexes agissent l’un sur l’autre sans pouvoir cohabiter ou se neutraliser. Hermaphodite, n’appartenant ni à un sexe ni à l’autre, ni même à un troisième sexe neutre ou double, est un monstre condamné à une errance entre les sexes.

Fasciné par les hermaphrodites dont il devait faire un chapitre de ses Éléments de physiologie (ÉP, 446)[25], Diderot se limite cependant au discours scientifique. La différence sexuelle est examinée à partir d’observations physiologiques précises auxquelles Bordeu, célèbre médecin-philosophe des Lumières, apporte son sceau de vérité. Le mythe d’Hermaphrodite, et en particulier sa description des organes sexuels comme « neutrumque et utrumque », résonne cependant dans la formulation du foetus de Diderot. Le foetus de Diderot, comme l’Hermaphrodite d’Ovide, n’a jamais les deux sexes à la fois. Il est plutôt à l’origine des deux sexes, l’un prenant le pouvoir sur l’autre et l’effaçant[26].

Diderot ajoute cependant un élément tout à fait original dans la façon dont il exprime les « restes » d’un état hermaphrodite : « […] qu’il y a dans l’homme, depuis l’anus jusqu’au scrotum, intervalle qu’on appelle le périnée, et du scrotum jusqu’à l’extrémité de la verge, une couture qui semble être la reprise d’une vulve faufilée » (nous soulignons). La couture chez l’homme, comme le point fermé chez la femme, sont comme nous l’avons déjà expliqué, la marque du blocage d’un sexe qui a permis l’épanouissement de l’autre. Mais ces traces sont bien particulières : « Faufiler », explique Le Petit Robert, est « coudre à grands points pour maintenir provisoirement les parties d’un ouvrage avant de les fixer définitivement » (nous soulignons). Il semble que la vulve faufilée, ou grossièrement recousue, pourrait se rouvrir. La « couture » chez l’homme indique un aspect provisoire de sa conformation sexuelle, comme il n’est pas inconcevable que chez la femme, l’orifice du canal urinaire fermé, le « point », ne se rouvre. L’hermaphrodisme initial, « mainten[u] provisoirement », serait réactivable. La transformation des sexes est encore possible, la sexualité n’est à aucun moment chose fixe. On trouve, en ce sens à la fin du commentaire de Bordeu,

[…] que les femmes qui ont le clitoris excessif ont de la barbe ; que les eunuques n’en ont point ; que leurs cuisses se fortifient, que leurs hanches s’évasent, que leurs genoux s’arrondissent, et qu’en perdant l’organisation caractéristique d’un sexe, ils semblent s’en retourner à la conformation caractéristique de l’autre. Ceux d’entre les Arabes que l’équitation habituelle a châtrés perdent la barbe, prennent une voix grêle, s’habillent en femmes, se rangent parmi elles sur les chariots, s’accroupissent pour pisser, et en affectent les moeurs et les usages […].

nous soulignons

L’altération des eunuques et des Arabes châtrés, comme celle d’Hermaphrodite sortant de l’eau, porte sur leur sexe, ainsi que sur leurs muscles et leur voix. Mais pour Diderot, cette altération est un retour : « S’en retourner » indique une fois de plus l’idée d’un tourniquet entre les deux sexes, où s’éloigner de l’un veut dire se rapprocher de l’autre[27]. L’inversion topologique des sexes n’est pas chose stable chez Diderot, il y a des femmes à barbe et inversement des hommes sans barbe[28]. Il suffit d’un pénis de plus (un « clitoris excessif ») ou de moins (cas plus fréquent qu’on ne le penserait, après lecture de l’article « Eunuques » de l’Encyclopédie), pour passer d’un sexe à l’autre[29]. L’originalité de l’hermaphrodisme initial chez Diderot tient au fait qu’il peut être réactivé. La différenciation des organes sexuels qui suit l’état hermaphrodite du foetus ne veut pas dire qu’il y ait une fixation des genres. La vulve pourrait bien se rouvrir.

Le chiasme de Mademoiselle de l’Espinasse est une « idée bien folle », mais aussi une formulation géniale de la différence sexuelle. Il exprime de façon lapidaire l’inversion topologique des sexes, et en souligne le caractère instable et précaire au moyen de la notion de monstruosité. Le chiasme de par sa forme en croix figure un tourniquet avons-nous dit, une espèce de porte tournante qui invite à passer d’une position à une autre — et dans le cas de la différence sexuelle, de passer alternativement d’un sexe à l’autre. Au centre de la croix, le point de rencontre des sexes, comme le « neutrumque et utrumque » d’Ovide, est un point d’évanescence. Il n’y a pas de sexe double, l’hermaphrodisme n’existe qu’en filigrane. Le foetus hermaphrodite de Diderot est un nouveau mythe de l’origine transcrit dans une fable scientifique, Le rêve de d’Alembert. Le foetus au fond du ventre de sa mère reste aussi mystérieux que l’être de l’origine des temps ; comme Adam ou les androgynes de Platon avant leur « section/sexion », il appartient à un monde indifférencié de celui de sa mère, dont il n’a pas encore été sectionné.

Le chiasme de Mademoiselle de l’Espinasse est aussi une idée bien féminine, qui appelle et provoque l’explication scientifique et rationnelle de Bordeu : le dialogue du Rêve de d’Alembert, en ce qu’il met en commerce les deux discours, permet de créer au niveau de l’ensemble du texte une interaction du masculin et du féminin comparable à celle effectuée par le chiasme[30]. Lorsque Caplan parle d’une « lutte » entre un discours féminin (anarchique) et un discours masculin (rationnel), comme étant un principe sous-jacent et peut-être même fondateur de la poétique de Diderot[31], il montre bien l’état impossible du « neutrumque et utrumque » d’une écriture hermaphrodite. L’hermaphrodisme n’existe pas dans la nature, mais il peut s’exprimer sous forme poétique.