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Attiré par « cette espèce de campagne un peu bâtarde, assez laide, mais bizarre et composée de deux natures, qui entoure certaines grandes villes, notamment Paris », Victor Hugo écrit dans Les misérables :

Observer la banlieue, c’est observer l’amphibie. Fin des arbres, commencement des toits ; fin de l’herbe, commencement du pavé, fin des sillons, commencement des boutiques, […] de là un intérêt extraordinaire. De là, dans ces lieux peu attrayants et marqués par le passant de l’épithète triste, les promenades apparemment sans but du songeur[1].

Zola est, lui aussi, un promeneur songeur, un explorateur de l’entre-deux, un écrivain des marges — marges sociales, le faubourg, le peuple —, marges de ce qu’on appelle, sur le plan physiologique, le normal ou encore le sain, un décrypteur de ces zones intermédiaires, jusqu’alors délaissées par la littérature :

Entre les vérités acquises par la science, qui dès lors sont inébranlables, et les vérités qu’elle arrachera demain à l’inconnu, pour les fixer à leur tour, il y a justement une marge indécise, le terrain du doute et de l’enquête, qui me paraît appartenir autant à la littérature qu’à la science. C’est là que nous pouvons aller en pionniers, faisant notre besogne de précurseurs, interprétant selon notre génie l’action des forces ignorées[2].

Cette double exploration, qui a choqué, est à l’origine et au centre des Rougon-Macquart, dont elle constitue une des grandes innovations. Elle brouille, en effet, les frontières traditionnellement fixées à la littérature, l’idée qu’on se faisait du roman. Elle repose, en particulier, sur la conviction que la maladie, les états pathologiques, les marges révèlent mieux les failles de l’homme et de la société, en mettant au jour leur partie cachée et problématique. « Il est plus facile, affirmait Renan, d’étudier les natures diverses dans leurs crises que dans leur état normal[3]. »

Du premier des romans de la fresque, Zola explique, dans sa préface, que « le titre scientifique » doit être « les Origines »[4] : origines de la saga, origines de la famille, origines, aussi, de l’écrivain. Il fait, en effet, appel à ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, aux lieux dans lesquels il a vécu, à des personnages qu’il a connus. Ce faisant, il construit, dans ce premier roman, une structure spatiale posant les idées-forces de la série et sa vision de la société, disant le « mouvement du siècle », les efforts pour briser les positions acquises, pour passer du dehors au dedans, d’un groupe à l’autre, explorant le monde sous le monde et ses bouillonnements.

Aux marges de Plassans

La fortune des Rougon se déroule, pour l’essentiel, en marge de la ville de Plassans qui est, elle-même, « comme située au fond d’un cul-de-sac[5] », à l’écart du mouvement moderne. On est au-delà des remparts, au faubourg ; plus précisément, « après […] les premières maisons du faubourg[6] », donc encore un peu plus en marge d’une ville régie par une stricte hiérarchie et rejetant les marginalités de toutes sortes.

Là se trouve l’aire Saint-Mittre, un ancien cimetière désaffecté, resté « pendant plusieurs années […] un objet d’épouvante[7] ». Les murs du Jas-Meiffren, propriété des Fouque, la ferment à gauche et au fond. À droite, la longe une ruelle qui se termine en cul-de-sac et qui est bordée d’une rangée de masures, l’impasse Saint-Mittre, au fond de laquelle habite un hors-la-loi, Macquart. « Abandonné, l’ancien cimetière s’était épuré à chaque printemps, en se couvrant de végétation noire et drue[8] », de sorte que ce terrain a fini par changer d’aspect et de nom : on s’est contenté de garder celui du saint. L’aire Saint-Mittre qui, à la différence de Plassans, n’est pas close, même par une palissade — les murs de l’ancien cimetière sont tombés —, est devenue une sorte de place publique aux abords de laquelle et sur laquelle s’est constituée une société marginale. Elle est livrée aux galopins et aux bohémiens de passage. Une scierie « toute primitive[9] » achève « de donner à ce coin perdu un caractère étrange[10] ».

Zola accumule les caractéristiques qui en font un de ces lieux dont parle Victor Hugo, « peu attrayants », mais « d’un intérêt extraordinaire », à la fois fin et commencement, où vivent des gens en marge de la société. C’est là qu’habite Adélaïde Fouque, tante Dide, l’aïeule à l’origine de la famille des Rougon-Macquart.

Les Fouque, propriétaires du Jas-Meiffren, les plus riches maraîchers du pays, sont morts alors que leur fille unique, Adélaïde, avait dix-huit ans. Fort recherchée pour sa fortune, elle a épousé un garçon jardinier à son service, un Rougon, « pauvre diable épais, lourd, commun[11] ». Pour les commères du faubourg, il ne peut y avoir qu’une explication : un écart de conduite ! Mais Adélaïde met au monde un fils, Pierre, « au bout de douze grands mois[12] ». Veuve, trois mois plus tard, elle prend pour amant un braconnier ivrogne, vivant dans une masure jouxtant son mas, « un homme mal famé, que l’on désignait d’habitude sous cette locution : “ce gueux de Macquart”[13] ». De cette liaison, dont elle ne se cache pas, ce qui accroît le scandale, elle a deux bâtards, le premier, Antoine, l’année même de son « dévergondage[14] », la seconde, Ursule, deux ans plus tard, c’est-à-dire, si l’on décrypte la chronologie secrète de l’oeuvre, qui souligne et commente implicitement les dates de ces trois scandales, en leur donnant valeur historique, idéologique et mythique : 1789 et 1791, année où le roi, abandonnant son trône, a tenté de fuir à l’étranger[15]. L’histoire de la famille débute avec le cataclysme révolutionnaire : « Mon roman eût été impossible avant 89 », affirme Zola dans ses notes liminaires[16]. Elle dit les bouleversements qu’il a entraînés, la fin d’un monde et, dans les transgressions, le commencement d’un autre. Elle peint « la bousculade des ambitions et des appétits […] d’une famille lancée à travers le monde moderne[17] » prenant son origine au faubourg, dans cet espace en marge, irradiant dans toute la société nouvelle à Paris et en province, et dont certains des membres arrivent à s’emparer de postes importants. Les Rougon-Macquart racontent leurs efforts, vains ou réussis, pour passer d’un espace à l’autre, d’un groupe à l’autre ou, simplement, pour briser les interdits de la morale sur laquelle repose la société.

La fortune des Rougon et la fresque débutent par une accumulation symbolique de « scandale[s] inouï[s][18] », même pour les commères du faubourg, à plus forte raison pour la petite ville enfermée dans ses remparts, ses rituels, ses traditions et faite de quartiers hermétiquement clos. Transgressions que résume d’emblée le percement, par Adélaïde, origine de la famille, d’une porte dans le mur qui sépare son clos de la cour de son amant : « Jamais le faubourg n’avait vu une pareille audace dans l’inconduite. […] “On sauve au moins les apparences”, disaient les femmes les plus tolérantes. Adélaïde ignorait ce qu’on appelle “sauver les apparences”[19] ». Elle vit comme les bohémiens qui s’installent sur l’aire Saint-Mittre, à l’écart de la ville qui les rejette, « sans honte, en plein air, devant tous[20] », comme elle ne cache pas les traces des coups que lui donne son amant, preuves de son inconduite.

Née d’un père fou, elle est « bizarre[21] », a des « regards effarés[22] ». Il n’est pas étonnant qu’on pense au faubourg, devant son attitude, qu’elle a « le cerveau fêlé[23] », qu’elle est même « devenue complètement folle[24] », et qu’il faudrait l’enfermer. Elle dérange, en effet, par sa liberté de vie, l’ordre établi à la fois social et moral, comme, dans La conquête de Plassans, le républicain Mouret dérange, pour des raisons politiques, le parti au pouvoir, de sorte que l’ambitieux abbé Faujas, son émissaire, le fait passer pour fou et enfermer à l’asile des Tulettes.

En fait, Adélaïde n’est pas folle, elle est simplement « étrange[25] » : « une sorte de détraquement du cerveau et du coeur […] la faisait vivre en dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde [26] ». En la faisant majeure et veuve, donc légalement libre, Zola imagine une situation, peu courante, mais lui permettant de faire suivre à son personnage son instinct, son tempérament, au mépris de ce qui est dit « normal ». Pour caractériser les marges, espaces ou personnages, il utilise, en effet, les mêmes adjectifs récurrents, qui désignent l’autre, ce qui diffère de la norme établie : « étrange », « singulier », « bizarre », « particulier »… Aussi insiste-t-il sur la symbolique du geste d’Adélaïde, qui est transgression à la fois sociale — en devenant la maîtresse de Macquart, elle se « déclasse » pour la seconde fois — et morale.

L’exubérance d’Adélaïde est sensible devant la brèche qu’elle vient d’ouvrir :

Elle était très heureuse, très fière de sa porte ; elle avait aidé Macquart à arracher les pierres du mur, elle lui avait même gâché du plâtre pour que la besogne allât plus vite ; aussi vint-elle, le lendemain, avec une joie d’enfant, regarder son oeuvre, en plein jour, ce qui parut le comble du dévergondage, à trois commères, qui l’aperçurent, contemplant la maçonnerie encore fraîche[27].

À l’origine de la fresque, il y a ainsi une histoire de murs et de portes, de seuils à franchir et d’espaces à s’approprier, que les romans suivants reprendront et développeront sous d’autres formes : mur séparant les propriétés des amants et qu’ils percent, remparts qui entourent Plassans, dont les portes sont fermées à double tour et que franchiront Antoine Macquart, Pierre Rougon et les insurgés (« Tout l’esprit de la ville, fait de poltronnerie, d’égoïsme, de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d’une vie cloîtrée, se trouvait dans ces tours de clef donnés aux portes chaque soir[28] »), barrières des castes (« La distinction des classes y est restée longtemps tranchée par la division des quartiers […] qui forment chacun comme un bourg particulier et complet, ayant ses églises, ses promenades, ses moeurs, ses horizons[29] »), barrières des convenances, des « usages reçus », de la morale sociale. À chacun est attribuée une place bien définie, dont il ne doit pas bouger : « Les vrais habitants, ceux qui ont poussé là et qui sont fermement décidés à y mourir, respectent trop les usages reçus et les démarcations établies pour ne pas se parquer d’eux-mêmes dans une des société de la ville[30]. »

Le lieu de tous les désordres, de tous les débordements, est le faubourg, qu’il soit de Plassans, de l’aire Saint-Mittre ou de la Souleiade, la « propriété située […] à un quart d’heure de Saint-Saturnin, la cathédrale[31] », où vivent, dans Le docteur Pascal, le couple d’amants, Pascal et sa nièce Clotilde, ou de Paris (L’assommoir), comme le sont également les corons, construits près du Voreux, à deux kilomètres de Montsou, autre forme de faubourg. Ces débordements, de quel qu’ordre qu’ils soient, sont dangereux pour l’ordre établi.

Le dynamisme des marges

L’aire Saint-Mittre n’a jamais existé telle que Zola la décrit dans le roman. Il l’imagine à partir de deux lieux réels du faubourg qu’il a habité, l’ancien cimetière Saint-Sauveur, désaffecté en 1852 pour permettre l’agrandissement de l’établissement thermal et un terrain vague situé à proximité de la traverse Sylvacanne, où stationnaient bohémiens et chiffonniers ambulants[32]. Il la construit en antithèse de la ville de Plassans, dont les remparts symbolisent l’ordre conservateur et la stagnation, et dont il renforce, dans le dessin qu’il en fait, la forme circulaire. Mais cet ordre est déjà désuet : « On démolirait à coups de fusil ces fortifications ridicules, mangées de lierre et couronnées de giroflées sauvages, tout au plus égales en hauteur et en épaisseur aux murailles d’un couvent[33] ».

Dans Plassans, les nobles « sont des morts s’ennuyant dans la vie[34] », la bourgeoisie, plus active, n’a qu’un soupçon de vie ; toute son ambition vise à être reçue dans un salon noble du quartier Saint-Marc. Quant au peuple, il végète. Par opposition, l’aire Saint-Mittre grouille de vie : végétation luxuriante, « noire et drue[35] », débordante, d’« une fertilité formidable », « poiriers aux bras tordus, aux noeuds monstrueux », produisant des « fruits énormes », bandes d’enfants jouant, criant, riant, bohémiens « se battant, s’embrassant »[36]. Cette vitalité puissante caractérise aussi ceux qui y vivent. Zola utilise, dans ce cas encore, les mêmes adjectifs, les mêmes images pour l’une et pour les autres. Silvère est « un garçon à l’air vigoureux[37] », d’une grande « beauté d’enthousiasme et de force[38] » ; Miette, dont le père a été condamné au bagne pour avoir tué un gendarme, a des cheveux superbes, « plantés rudes et droits sur le front, [qui] se rejetaient puissamment en arrière, ainsi qu’une vague jaillissante, puis coulaient le long de son crâne et de sa nuque, pareils à une mer crépue, pleine de bouillonnements et de caprices, d’un noir d’encre[39] » ; comme la végétation déborde par-dessus les murs, ils débordent « sur ses tempes et sur son cou comme une peau de bête[40] » ; elle est « d’une agilité singulière » de « jeune chatte »[41] ; les trois enfants d’Adélaïde sont des « louveteaux[42] » pour les gens du quartier, ils poussent librement, « comme ces pruniers qui poussent le long des routes, au bon plaisir de la pluie et du soleil[43] », « sauvageons que la serpe n’a point greffés ni taillés[44] », ou comme les poiriers de l’aire Saint-Mittre.

Vitalité, énergie animent également la bande des insurgés qui descend vers Plassans avec un élan « superbe, irrésistible[45] ». Zola la compare explicitement à un torrent : « des flots vivants qui semblaient ne pas devoir s’épuiser » et formaient « une masse compacte, solide, d’une puissance invincible »[46], et, implicitement, à un lion : « Tant que la petite armée descendit la côte, le rugissement populaire roula ainsi par ondes sonores traversées de brusques éclats, secouant jusqu’aux pierres du chemin ». C’est dans le peuple que sont conservés émotions fortes, enthousiasme, dynamisme, forces de vie. Commentant une scène d’Euripide entre Andromaque et Ménélas, dans un article publié dans Le bien public du 27 novembre 1876, donc contemporain de L’assommoir, Zola affirme :

Supposons qu’un écrivain, aujourd’hui, veuille remettre le sujet d’Andromaque au théâtre et le place dans le monde moderne. Eh bien ! s’il veut garder la scène, il ne pourra pas la mettre dans les classes supérieures, où les passions n’ont plus cette franchise ; tandis que, s’il la met dans le peuple, il lui sera permis de tout conserver. Dans le peuple seulement, l’homme passe brusquement de la conception à l’action. Tu me gênes, ôte-toi de là ! ma fille t’en veut, je vais te casser la tête ! Aucun raisonnement intermédiaire n’a lieu, c’est le coup de poing suivant la menace. […] Si l’on veut s’inspirer de l’Antiquité, si l’on veut retrouver la largeur des temps héroïques, il faut étudier et peindre le peuple[47].

Silvère et Miette sont « grisés par l’enthousiasme du soulèvement général qu’ils rêvaient[48] » ; ils sont, pendant des heures, « emportés hors d’eux-mêmes[49] » par « un élan fiévreux », comme les insurgés qui donnent à voir « de si étranges faces, transfigurées par l’enthousiasme, la bouche ouverte et noire, toute pleine du cri vengeur de la Marseillaise [50] ». Enthousiasme faisant applaudir Miette par ceux qui, l’instant d’avant, se moquaient d’elle, quand, retournant sa pelisse du côté de la doublure rouge, elle apparaît « drapée d’un large manteau de pourpre qui lui tombait jusqu’aux pieds[51] » et coiffée comme d’un bonnet phrygien. Ces hommes, à l’imagination vive, voient alors en elle « la vierge Liberté », l’incarnation de la République, et en font leur porte-drapeau. Mais cette vision, à l’opposé, affole les bourgeois de Plassans où entrent les insurgés.

Pareillement, dans Germinal, la bande des mineurs grévistes, sortant de l’espace du dessous, leur domaine, s’empare de l’espace du dessus, réservé aux bourgeois, acte révolutionnaire, parcourt le pays, « ruisselle » dans Montsou en chantant la Marseillaise et en terrifiant les habitants qui, comme ceux de Plassans, se barricadent chez eux. Cette transgression est soulignée par la reprise de la même scène mais avec des différences capitales : au matin, les mineurs s’écartent sur les bas-côtés de la route pour laisser passer Négrel et ses invitées ; dans l’après-midi, ceux-ci doivent se cacher et laisser passer le flot humain qui envahit toute la chaussée.

Les interdits sont toujours transgressés par la force du désir, comme les murs sont abattus par la révolte de ceux qu’on maintient aux marges. Insurgés et grévistes sont grisés par le souhait de se venger, par la faim — « Du pain ! du pain ! » crient les mineurs —, par l’espoir de changer une société injuste, de faire bouger les choses, de briser les murs qui les maintiennent en dehors. Étienne arrive à faire vaciller la résignation ancestrale des mineurs, que la Maheude exprime : « Quand on est jeune, on s’imagine que le bonheur viendra, on espère des choses ; et puis, la misère recommence toujours, on reste enfermé là-dedans[52] ».

Appétits et ambitions

D’Adélaïde partent trois lignées, dont les membres sont inégalement atteints par sa tare, par son « manque d’équilibre entre le sang et les nerfs[53] ». On peut distinguer, par la manière dont elles utilisent leur énergie, leur dynamisme, dans un premier temps, celle des Macquart, lignée de la violence, de l’ivrognerie, des appétits gloutons ; celle des Mouret, lignée de l’hystérie, des rêveurs utopiques, des « enthousiasmes qui ressemblent à des crises de folie généreuse », des mystiques ; celle des Rougon, dans laquelle la névrose de l’aïeule est sublimée par un appétit effréné de jouissance et de pouvoir. La famille offre ainsi, très schématiquement, répétons-le, la vision de la société issue de 1789, telle que la voit le romancier, divisée entre « rêveurs » généreux mais impuissants et les autres. Silvère est un des premiers idéalistes que peint Zola. Il est caractéristique de cette population de l’entre-deux mondes, dont Étienne, qui veut lui aussi modifier l’ordre établi, est un autre type :

Par les attaches et les extrémités, par l’attitude alourdie des membres, il était peuple ; mais il y avait en lui, dans le redressement du cou et dans les lueurs pensantes des yeux, comme une révolte sourde contre l’abrutissement du métier manuel qui commençait à le courber vers la terre. Ce devait être une nature intelligente noyée au fond de la pesanteur de sa race et de sa classe, un de ces esprits tendres et exquis logés en pleine chair, et qui souffrent de ne pouvoir sortir rayonnants de leur épaisse enveloppe[54].

Zola avait d’abord prévu de faire du jeune homme un clerc de notaire. En cours de réflexion, il en fait, dans son dossier, un charron, accentuant ainsi son appartenance au peuple. De même, il fait de Miette non plus la fille d’un condamné politique, mais celle d’un braconnier condamné au bagne. Silvère, poussé par des idées généreuses, par le désir de rendre heureuses Miette, sa « femme[55] », et sa grand-mère, tante Dide, qui l’a pris avec elle après la mort de ses parents, n’arrive à acquérir qu’un demi-savoir. Comme les insurgés, comme plus tard Étienne, il manque de véritable culture politique. Ces jeunes idéalistes se laissent manoeuvrer par des habiles beaux parleurs (comme Antoine Macquart) ou par des incapables : les chefs des insurgés. Aussi ces derniers, malgré leur enthousiasme et leur générosité, se font-ils massacrer par les soldats. Silvère est assassiné sans que les Rougon essaient de le sauver, car sa disparition les débarrasse. Les mineurs, malgré leur courage et leur espoir de faire bouger les choses, doivent redescendre, vaincus, même s’ils ont, un moment, ébranlé l’ordre établi. Germinal, toutefois, à la différence de La fortune des Rougon, se termine par une image d’espoir qui renvoie, en écho, aux images de fertilité débordante de l’aire Saint-Mittre, qui fait peur aux habitants de la ville : « pas une ménagère de Plassans n’aurait voulu cueillir les fruits énormes[56] » des poiriers qui y poussent. Dans l’aire Saint-Mittre, « on sentait en dessous, dans l’ombre des tiges pressées, le terreau humide qui bouillait et suintait la sève[57] ». Germinal se termine sur l’image de la germination suggérée au romancier par le mot-titre en cours de rédaction : « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre[58]. » Mais il ne s’agit que d’un espoir lointain, à peine entrevu.

Car, à côté des idéalistes, existent ceux qui veulent se faire une place immédiatement, emportés par leur « rage d’appétits brutaux ». Les uns se complaisent dans la satisfaction immédiate, mais improductive, de leurs appétits ; les autres, poussés par l’ambition de s’élever dans la hiérarchie sociale, de profiter des bouleversements pour s’emparer du pouvoir et des honneurs, visent à une satisfaction durable, à une installation dans l’ordre établi. Si, comme le dit Zola, ils ont tous la même « rage », on peut toutefois faire une distinction entre appétits et ambitions.

Antoine Macquart a « les lèvres charnues d’Adélaïde[59] », son manque de volonté, son « égoïsme de femme voluptueuse[60] ». Poussé par le désir de satisfaire sans attendre, comme sa mère, ses appétits de jouissance, il est prêt à accepter « n’importe quel lit d’infamie, pourvu qu’il s’y vautrât à l’aise et qu’il y dormît chaudement[61] ». Adélaïde lui a donné l’exemple : elle abandonnait ses enfants à eux-mêmes dès que son amant était de retour, pour aller s’enfermer avec lui, ne se souciant pas d’eux, pas plus que de ses biens ou de ses intérêts.

Pierre, au contraire, est un être dur, froid, calculateur, ambitieux qui met toute l’énergie qu’il a puisée dans l’enclos des Fouque à atteindre un but : effacer cette origine qu’il juge honteuse, pénétrer dans la ville, devenir un bourgeois. Il entendait « cultiver » et « contenter au grand jour, honorablement », « ses vices, sa fainéantise, ses appétits de jouissance »[62]. Il dépouille sa mère et ses demi-frère et soeur, vend le clos de la famille dont le nouveau propriétaire abat les murs et dont on oublie le nom, épouse la fille d’un petit marchand d’huile du vieux quartier, Félicité Puech, et finit, au prix de trahisons et de monstruosités, par pénétrer dans la ville neuve, sa « terre promise » et devenir receveur particulier. Lui qui vient du Jas-Meiffrein, qui « avait hâte de n’être plus un paysan[63] », paie désormais leurs rentes aux bourgeois de la ville !

Le partage entre les membres de la famille se fait ainsi, plus que par leur appartenance à la branche légitime ou à la branche bâtarde, par cette distinction que Zola fait dans le texte entre appétit et ambition, satisfaction immédiate et satisfaction méthodique, gloutonnerie et jouissance tranquille. Lisa Macquart, par exemple, agit, comme Pierre Rougon, froidement, méticuleusement, pour construire son paradis et le protéger : comme il laisse assassiner Silvère, elle dénonce et fait arrêter Florent, son beau-frère, un intrus. Corsetée dans ses linges blancs et son « honnêteté », elle s’oppose totalement à sa soeur Gervaise qui va de laisser-aller en laisser-aller, de déchéance en déchéance. Des deux fils de Pierre Rougon, Aristide (qui prend le nom de Saccard) veut « savourer la vie par tous les sens et tous les organes de son corps[64] », « pressé de jouir », aspirant à une fortune rapide ; Eugène, au contraire, rêve de puissance, évite tout éparpillement et concentre son énergie sur la réalisation de ce but.

Aussi, par cette diversité d’attitudes, par leurs échecs ou leurs réussites dans leurs efforts pour s’évader de leur condition d’origine, les Rougon-Macquart donnent-ils l’image de la société issue de la Révolution de 1789, une société de crise, sans « racines », mais emportée vers l’avenir. Zola a compris les conseils que lui a donnés Taine dans une lettre où il le remercie de l’envoi de Madeleine Férat :

Le plébéien fait son chemin, par de bons ou mauvais moyens, parfois en se ruinant le corps et en détraquant ses nerfs, et sans arriver au vrai contentement. N’importe, il agit et produit. À mon sens, l’avenir du roman consiste dans l’histoire de la volonté combattante et victorieuse à travers le pêle-mêle social et les défaillances de l’animal surmené.