Abstracts
Résumé
On tend à distribuer les rôles : à l’écrivain la voix, au critique le savoir réflexif. D’un côté, une mystique de l’écriture (aujourd’hui souvent dominante), de l’autre, l’obsession scientiste. Dans la tradition de la pensée critique française, ce dualisme simpliste n’est pas sans conséquences. Il réduit trop souvent l’exercice de la pensée à la construction impersonnelle d’une glose, où la subjectivité n’est plus assumée. Leiris, Quignard, Barthes, Sartre, Calvino, Adorno ont tour à tour posé dans toute sa complexité cette question du rapport entre la voix et le savoir, entre la subjectivité et la grammaire, invitant à une écriture critique où la rigueur ne s’oppose plus au rythme, où une voix singulière, informée et vivante s’adresse à un lecteur dans une relation tout à la fois spéculative et émotionnelle.
Abstract
To allocate roles has become self-evident: to the writer, the voice, to the critic, reflexive knowledge. On the one hand, the writer’s mystique, often dominant today, on the other, the scientific obsession. In the tradition of French critical writing, this simplistic dualism is not without consequences. Too often, it reduces the exercise of thought to the impersonal construction of a discourse where subjectivity is no longer accepted. Leiris, Quignard, Barthes, Sartre, Calvino, Adorno have, in turn, questioned the relation between voice and knowledge, between the subject and the grammar, calling forth a critical discourse in which a rigorous analysis does not clash with rhythm, in which a singular voice, alive and well-informed addresses the reader within a relationship both speculative and emotional.
Article body
Ma voix tremble, ma voix vibre, ma voix émeut ou glace. Ma voix bégaie. Ma voix est chaude ou sèche, métallique ou suave. Proche du corps, du cri, elle serait comme une signature abstraite, une abstraction corporelle. Cette voix-là est déjà, semble-t-il, aux antipodes du rationnel et du concept, de la progression méthodique d’un discours élaboré. Quant à l’autre voix, la voix métaphorique, intérieure et mystérieuse, cette voix-dans-l’écriture, pas aussi spectrale qu’on veut bien le dire puisqu’elle fait du remuement dans ma gorge et anime parfois mes lèvres lorsque j’écris ce que j’écris, eh bien celle-là, même celle-là, elle dériverait, paraît-il, au plus loin de la pensée réflexive, vers le poétique et la glossolalie.
Je vois bien qu’il y a un monde entre Artaud et Kant. Mais y a-t-il lieu d’opposer de façon rédhibitoire l’instantané de l’émotion vocale à une supposée lenteur de la pensée ? De même que la voix ne peut être dissociée d’une grammaire mentale, d’un vocabulaire, d’un phrasé, la pensée est inséparable d’une prosodie. Aragon écrit à propos de Rimbaud : « Les hommes qui se sont attachés au problème de l’expression, même alors que leur pensée s’exprime au-delà de ce problème, on ne peut les entendre que si on connaît les règles de leur grammaire mentale [1]. » Elle n’a l’air de rien, cette grammaire mentale, et pourtant, elle invite à repenser le rapport au langage machinal. Car c’est au machinal que le mental, comme le vocal, s’affronte. Mais comment imaginer cette articulation entre le mental et le vocal, sinon comme une grammaire qui se réinvente dans l’instant ?
Voici qui est paradoxal : une immédiateté réflexive, une impulsion de pensée en quelque sorte. Pour imaginer cette émotion raisonnante qui court-circuiterait la mécanique langagière, il faudrait pouvoir opérer sur tous ces termes — grammaire, vocabulaire, phrasé… — une conversion ; les déplacer, les arracher au terreau strictement verbal auquel ils nous ont habitués.
S’est-on jamais imaginé le phénomène qui se produit dans la tête d’un musicien lorsqu’il improvise ? Ou plutôt, lorsqu’il se livre à cette pratique encore mythique que l’on nomme improvisation ? A-t-on jamais pris la mesure des règles innombrables qui dans l’instant libèrent ce mouvement improvisateur ? La vision naïve est tenace. Le vieux dualisme a la dent dure. Soit on s’arrache les tripes, soit on se soumet à la contrainte. Or l’improvisation musicale est l’exemple audible d’une voix informée, d’une possession maîtrisée, où s’il y a risque, il est toujours pris en connaissance de cause. Elle suppose une mémoire musicale considérable, l’intériorisation d’un vocabulaire et d’un phrasé, la réappropriation d’un savoir harmonique. La part d’inattendu, la surprise vient comme un surcroît, dans le dédale de cette recherche appliquée, où la vitesse même est le résultat d’un apprentissage, où l’oreille a été façonnée par cette grammaire auditive et mentale. Mais l’image du possédé nous possède, elle nous envoûte, et l’on veut croire que le musicien se tord à chaque note dans une invention continuée.
C’est presque le mouvement inverse qu’il faudrait capter chez le penseur qui semble garder un contrôle parfait de son objet : retrouver, jusque dans l’apparente terminologie, la part de possession, d’improvisation malgré soi, sans laquelle sa pensée ne serait que psittacisme, répétition à l’infini d’une idée monomaniaque sans adresse. L’instant vocal de la pensée n’est pas un cri. Mais ce peut être, c’est, une émotion. Un saut psychique. Ou encore, pour reprendre une formule de Nietzsche, une pensée intempestive. Nietzsche qui, regrettant de n’avoir pas chanté l’origine de la tragédie, mais opposant la musique au langage articulé, n’abandonna pas pour autant la pensée : sa cible, c’était le socratisme, l’usage du langage à des fins théoriques.
Tenter de montrer le corps à l’oeuvre dans l’écrit, c’est donner à entendre l’effet de voix dans la pensée. C’est aussi reconnaître que la pensée est traversée par l’affect et striée de rythmes. Mais c’est encore montrer comment ces affects, ces rythmes, loin de troubler la pensée comme on pourrait le croire de prime abord, en augmentent le champ de perception et de conception.
Pascal Quignard nomme « rhétorique spéculative » la pensée germinative dans la langue. Renouant ainsi avec une très ancienne tradition occidentale, antiphilosophique, il réconcilie la voix, la rhétorique, et la pensée. Contrairement au philosophe, dit Quignard, l’écrivain est « celui qui choisit ses mots et n’en est pas dominé ». L’écrivain est celui qui sait que « le langage est par lui-même l’investigation [2] ». L’écrivain est celui qui va « à la source de la philosophie » et non à la philosophie. D’où le conseil de Fronton à Marc Aurèle (on est en 139, à Rome) : « N’égare jamais dans la philosophie le rythme, la voix qui y parle et le psophos rémanent et émotif auquel elle emprunte. Repousse ses dissertations bossuées, contournées ( sermones gibberosos, retortos ) [3]. » Le littéraire (ce mot dévalué) serait le porte-voix de ce savoir : « Jamais le langage ne peut dire directement. Sans qu’il puisse connaître un instant de pause, il se transporte, s’arrache, jaillit, passe [4]. »
Alors, il n’y a plus d’un côté la pensée, et de l’autre, la voix : puisque la pensée forte est une image, une énergie, une tension, une métaphore, et que la voix n’est pas une hypostase, une transcendance, ou une pulsion de la glotte, mais « un son chargé de signification ». La littérature en ce sens est une antiphilosophie, mais aussi une philosophie. Ou plutôt, le langage est la philosophie. Mais il s’agit du langage avant sa spécialisation, du langage vocalisé : « Le consommateur, le boucher, le nomothète, le naturaliste, le philosophe, le théologien ne travaillent que sur du langage sacrifié, que sur du postmythique, que sur du logos prédécoupé. Ils ne font qu’ordonner dans la peur des effets du langage [5]. »
Avant le langage sacrifié, ou plutôt, en deçà, il y a un langage sorcier, le seul qui puisse produire une pensée qui ne soit pas préformée. Cet imaginaire de la vocalité intrinsèque défait le cloisonnement entre la pensée et l’émotion, la réflexion et le pathos, la spéculation et la sensation. Il reconnaît et revendique comme partie intégrante de la pensée son énonciation, son « élan murmurant », son vocal spéculatif.
Mais de même que toute réflexion est un combat avec le langage, la voix est un travail. La littérature antiphilosophique, c’est le sentiment de la langue comme violence du logos, c’est un risque de la pensée qui ne vient pas d’abord sous la plume, parce qu’il contre le machinal dans la pensée. Quignard cite le De venatione sapienta, de Cusa (on est cette fois en 1463, presque hier, mais toujours à Rome) : « Il n’est pas de pensée authentique qui ne fasse éclater l’expression ou quelque forme de rationalité que ce soit [6]. »
De là au « tout vrai langage est obscur » d’Artaud, il n’y a pas loin. Mais en même temps, la rhétorique spéculative ne dénie pas les figures de voix (comme on dit des figures de pensée). Bruno Clément a montré qu’il y avait une rhétorique de la voix chez Beckett [7], et que cette rhétorique, loin d’être pleine et satisfaite d’elle-même, se creusait, s’évidait, ne se payait pas de mots. Ponge le dit d’une autre façon : à chaque objet sa rhétorique. Autrement dit, à chaque objet sa voix.
Il y a des rhéteurs spéculatifs heureux, qui vivent comme innocemment, et dans la jubilation, cette violence. Il en est d’autres qui ne cessent de se tourmenter, emportés par un effort trop volontariste, et constamment inassouvi, de désordonner les effets du langage. Là est le malheur de Leiris, dans cette surconscience d’un fossé qui se creuse en lui entre le discursif et le vocalique, entre le « registre énonciation ou argumentation » et « un registre plus sensible et plus personnel » [8]. Il souffre, Leiris, dans tout ce qu’il écrit hors du glossaire, de sa propre phrase, de ces « formations parasitaires qui prolifèrent » avec leurs « précautions oratoires », leurs « attendus circonstanciés », leurs « chevilles », « additifs » et autres « vulgaires tampons sonores » [9].
C’est qu’une expérience vitale, musicale et ethnographique, a préludé à son parti pris d’une vocalité impossible. Ethnographe débutant, il s’était rebellé contre la froideur de l’enquêteur, contre son inhumanité, définissant en creux, par la négative, la littérature comme réussite dans le ratage, à la façon de l’acte manqué, mais aussi comme insatisfaction, refus du savoir méthodique et systématisé, mode impossible de rapport avec l’altérité. Mélomane, amateur d’opéra et de jazz, il a tellement aimé les « voix rauques », les voix étrangères, toutes les manifestations sensibles où « la voix humaine se trouve réduite à ne plus être ni un chant, ni une parole, mais l’articulation même de l’innommé [10] » (sautes de la bande, son des talkies et des premiers parlants, premières musical comedies, vocalises de l’opéra classique, scat-singing, mots africains de la langue des Dogons, bruissement étranger d’une xénophonie), qu’elles lui apparaissent désormais comme un modèle inaccessible.
Cette dérive sur le « radeau des voix » a fait pour lui de l’écriture une course au paradis perdu. Il aime tellement la voix qui ne parle pas sa langue qu’il ne sait plus comment mettre de la voix dans la sienne, trop maternante, trop phrasante. Dans Langage tangage, il se dit à la recherche d’un « indéfinissable vibrato », un langage « musical seulement par métaphore puisqu’il échappe par nature aux notations précises de rythme et de mélodie et se fait entendre sur le plan de l’intellect plutôt que sur celui de l’ouïe [11]. » Il aimerait introduire une « cloche d’éveil », « une dissonance détournant le discours de son cours, qui, trop liquide et trop dessiné, ne serait qu’un délayeur ou défibreur d’idées », à « vivifier l’écrit en quelque sorte par son timbre » [12]. Ne pas se payer de mots. Se livrer au corps des mots. « Que mes mots soient vivants, qu’ils aient os, chair et peau [13] ! »
Mais quand ce devrait être un élan murmurant, un emportement irrépressible, ici, c’est une injonction. D’où le « jeu d’enfer » entre la mécanique morte du phrasé et le désir de vitalisme. D’où le dégoût de la syntaxe linéaire qui défait le vibrato. Et l’imaginaire de la voix reste comme une utopie presque honteuse, constamment menacée par la peur de l’échec et la mauvaise conscience, logée dans quelque glossaire, désenchantée dans quelque nostalgie poétique. La recherche d’un « dépaysement linguistique » a suscité une angoisse perpétuelle : la voix, comme l’Afrique, est fantôme.
Barthes, lui, semble s’être choisi exilé heureux. Ce qui fait le malheur de Leiris fait son bonheur : le balancement entre le mot vocalisé et ces « méchants morceaux de phrase à mettre approximativement au point avant de passer outre [14] ». Barthes traverse, transgresse, progresse, oscille constamment, sans souci, apparemment désinvolte, entre la tentation du terme et l’appel de la voix (qu’il sait avoir tuée dans l’oeuf de l’écriture), heureux de sa contradiction, faisant de cette contradiction même un voyage presque paisible. La mode à son époque, pourtant, est contraignante : l’heure est à la science des textes. Il fait mine d’y souscrire, en rajoute parfois. Mais c’est que de ce côté-là aussi il ne craint rien. Sa liberté vocale fait éclater le carcan terminologique, sémiologique et classificateur : liberté dans l’usage des mots, liberté du phrasé, liberté de la forme. Le mot chez Barthes hait le terme. Il ne veut pas se fixer. Ou bien il fixe comme il veut, par l’italique, à sa manière. Il erre autour des entrées du dictionnaire, autour de l’étymologie. Il sait qu’il n’est pas à l’abri du stéréotype, qu’il ramasse ce qui traîne dans le langage et dans le savoir en perpétuel danger de sclérose. Mais son garde-fou, c’est la circulation. Il sait entretenir un rapport amoureux à tout, avec l’un (la voix) et l’autre (la science), dans la passion de « l’idée aventureuse ». Mais comme effet de lecture, c’est la voix de Barthes qui l’emporte, non l’obsession de la science.
Barthes semble faire ce qu’il dit, et dire ce qu’il fait, par une sorte d’accord avec soi-même. Même chez lui cependant, cela ne va pas sans risque. Une lecture coupante peut déséquilibrer le charmeur d’élite. Simon Leys ose commenter en la récusant, une de ses phrases sans appel, qui justement est au coeur du sujet : « Un écrivain créateur est un homme pour qui le langage est un problème. » « Comme c’est souvent le cas avec Barthes, écrit Leys, l’éclat de la formule est conquis au détriment de la rigueur intellectuelle. » Il trouve ce propos à la fois étroit et trop large. Je ne reprends pas sa critique en règle, appliquée par ailleurs au problème de la traduction, mais j’en isole cette remarque, aujourd’hui curieusement iconoclaste :
il y a des écrivains créateurs pour qui, justement, le langage n’est pas un problème — de Tolstoï à Simenon, la liste est longue des inventeurs de mondes et de personnages, qui écrivent dans une langue fonctionnelle, neutre, voire même pauvre. […] On pourrait même dire que très souvent, la capacité d’invention et de création s’accompagne d’une certaine indifférence au langage, tandis qu’une attention extrême au langage peut, elle, inhiber la création [15].
Il faudrait crier partout la bonne nouvelle. Quelqu’un a osé dire aujourd’hui, vous avez bien lu, que pour certains écrivains créateurs, le langage n’est pas un problème. Aujourd’hui que l’empire de la voix a étendu considérablement son territoire, l’objection de Leys est presque sacrilège. Car à l’horizon des Lettres dites modernes, règne un archétype stéréotypé, forgé à partir des effigies mythographiées d’Artaud ou de Duras. C’est l’écrivain-pythie, l’écrivain drapé dans l’imaginaire surdimensionné, surécrit, de sa langue idiolectique, de sa Voix singulière. Tel serait le dernier mot de la Littérature, le signe de son intransitivité et de son irresponsabilité.
On reste déchiré. D’un côté le rappel iconoclaste de Leys, qui nous met en garde contre le systématisme d’une esthétique, voire, d’un esthétisme de la Voix. De l’autre, le vent roboratif de la voix qui va, on l’espère, souffler, jusque sur les terres desséchées de la pensée critique. Dans ces chasses très gardées, ce que l’écriture vocalisée prétend dépasser, éviter ou transpercer, c’est le terme, la terminologie, la nomination qui clôture et qui définit. Elle veut faire perdurer l’affect et le percept dans le concept, laisser le flux intact, ne pas l’arrêter. C’est ce que Deleuze appelle le « dehors interne du langage, ses limites immanentes [16] ». Le saut de pensée vocale se fait de tout. Il ne requiert pas nécessairement la brièveté de l’énoncé, le fragment, la fusée, dont les greguerías de Ramón Gómez de la Serna, expressions de la vie émotionnelle (« emotional life », dit son journal anglais), sont une expérience-limite : « un entre deux points qui ne se pense pas loin de la bouche [17] ». Le concept vocalisé peut être un concetto, mais aussi une phrase-événement, mais encore une démonstration, un raisonnement continué, une analyse virtuose et rythmée, à l’opposé d’une dissertation « bossuée et contournée ». Le saut de pensée ne requiert pas non plus nécessairement le rejet d’un langage vernaculaire. Il faudrait pouvoir distinguer langage inutilement spécialisé, appliqué, terminologie conceptuelle superfétatoire, et invention néologique nécessaire. Mais comment établir cette distinction ? À partir de quel moment une invention devient-elle un terme ? Dans quelles conditions l’énoncé réflexif se fait-il rideau fumigène ? Quand l’éclat de la formule est-il conquis au détriment de la rigueur intellectuelle ?
Sartre fut à sa façon un antiphilosophe, un rhéteur spéculatif. Il sait que le langage est l’investigation. Il a découvert que « dans la connaissance de l’homme et de ses oeuvres, la “forme” prise par notre recherche est indissociable de notre recherche même [18] ». Todorov montre comment Sartre « modifie notre perception du genre critique », comment ses « éclats de style » changent « le statut des idées ». Or les éclats de style chez Sartre sont aussi des éclats de voix.
Sartre, comme Barthes ou Blanchot, est pour Todorov un « critique-écrivain », parce qu’il assume la présence de la voix et du récit jusque dans le genre critique ; parce que, selon la formule de Barthes, « la solitude de l’acte critique est affirmée désormais, loin des alibis de la science et des institutions, comme un acte de pleine écriture [19] ». À la fin de Critique de la critique, en écho à cette posture, Todorov rappelle cette apparente évidence :
Le mouvement d’empathie et de soumission à l’auteur analysé ne constitue que le premier aspect de l’activité critique ; l’autre aspect, complémentaire, exige au contraire (au contraire ?) qu’on assume sa propre voix, puisque, à l’ignorer, on s’enferme dans une autre variante de l’objectivisme [20].
La critique vocalisée s’opposerait à la critique dogmatique ou immanente. Mais qu’est-ce que cela veut dire, assumer sa propre voix ? C’est bien sûr se poser soi-même en sujet réfléchissant. Il est moins facile qu’on peut le croire de prime abord, pour un sujet réfléchissant, de sortir du dogme, de la mythologie, ou de la représentation contrainte. Pèsent toujours, de tout leur poids, ce bagage encombrant qu’est le consensus du déjà-lu, du déjà-écrit-sur, cette tare qu’est le discours faussement spécialiste, cette divinité obèse qu’est la Littérature comme institution, et comme objet d’enseignement, d’examens, de concours.
Ce poids, cette pesanteur, c’est ce dont la voix prétendrait nous délivrer. Calvino, dans les Leçons américaines, appelle à une « légèreté du pensif » : « C’est quelque chose qui prend naissance dans l’écriture, grâce aux moyens linguistiques propres au poète, indépendamment de la doctrine philosophique que le poète prétend suivre [21] », écrit-il à propos des Métamorphoses d’Ovide, et du De natura rerum de Lucrèce. Mais c’est pour inviter notre temps à cette légèreté, nécessairement vocalisée — comme il incite à la rapidité, à l’exactitude et à la visibilité. La légèreté du pensif (Derrida évoque l’esprit de frivolité) est une façon de désigner quelque chose comme la voix sans pesanteur et pourtant corporée. La voix est une forme légère, une disposition, un ordre sourd (Diderot), un esprit d’invention : « L’esprit d’invention s’agite, se meut, se remue de manière déréglée ; il cherche. L’esprit de méthode arrange, ordonne, et suppose que tout est trouvé [22]. »
Il est vrai que cette intimation de la voix humorale et légère peut apparaître à son tour comme une exigence normative. Son injonction subjectiviste, singularisante, peut, autant que l’injonction scientifique, devenir un miroir aux alouettes. Mais surtout, pourquoi au fond ce diktat de la voix qui règne sur nos désirs comme une loi de la voix, une loi anarchique en quelque sorte ? Interdit d’écrire sans proférer ! Vocalisez, émotionnez, exclamez-vous !
Pourtant, cette injonction pourrait sembler plutôt salutaire, pour le coup, en ce qui concerne l’essai. La tradition critique française n’est peut-être pas encore assez antiphilosophique au sens de Quignard, pas assez investigatrice au sens de Sartre, pas assez légère au sens de Calvino (d’où parfois la façon superbe et impériale dont les philosophes prennent la place du critique, au point de le déloger d’une position qu’il occupait mal). Il conviendrait en tout cas de s’interroger de temps à autre sur le « pas de voix » ou le « peu de voix » du langage critique. Sur cette acceptation du langage sacrifié, cette phobie du langage vif et saignant, qui restreint le champ de la pensée et limite les risques au minimum. Il est vrai que face au langage intimidant de la théorie, la marge de manoeuvre est étroite. Que les marques du discours contraint sont autant de moyens de museler la voix : la répétition, l’épigonal, le mimétisme, la citation, les tics de thèse, les lieux communs académiques, l’intimidation, la scolastique, la vulgate, le poncif et le pontifiant. Comme le boucher ou le théologien, le critique ne fait le plus souvent « qu’ordonner dans la peur des effets du langage ». Il étouffe sous le joug d’une raison critique cuirassée, dans la camisole de force de ses contraintes péremptoires qui met sous le bâillon l’imaginaire singulier de la voix. Quant à celui qui croit malgré tout se faire entendre, il est lui-même bridé, conditionné, sans le savoir, par l’espace restreint des possibles de la voix préformée : possibles technologiques (formes de l’archivage sonore, de l’amplification, de la transmission), possibles socio-académiques (habitus universitaire, habitus éditorial), possibles disciplinaires (champs de recherche déjà soigneusement balisés), possibles historiques et idéologiques (statut et usages politiques de la voix).
Selon Theodor Adorno, la rigueur et ce qu’il appelle la « logique musicale », loin d’être incompatibles, sont indissociables. Pas de réflexion sans rythme, sans phrasé, sans musique :
L’essai touche à la logique musicale, l’art rigoureux et pourtant non conceptuel du passage, pour assigner au langage du discours quelque chose qu’il a perdu sous l’emprise de la logique discursive, que l’on ne peut pas tout à fait laisser de côté mais avec laquelle il faut seulement ruser dans ses formes propres en les pénétrant au moyen de l’expression subjective [23].
La critique du sujet plein jusque dans la forme discursive implique une réhabilitation de la voix jusque dans la théorie : « Le sujet pensant ne pense plus, mais se transforme en un champ d’expérience intellectuelle qu’il ne cherche pas à simplifier. » L’essai, dit aussi Adorno, procède pour ainsi dire d’une « manière a-méthodique ». C’est une « fantaisie scrupuleuse », « un défi en douceur à l’idéal de la clara et distincta perceptio et de la certitude exempte du doute » [24].
Reste que cet idéal, comme ce défi en douceur, s’affronte — dans la tradition française peut-être plus encore qu’ailleurs — à une vraie difficulté à secouer les conformismes. Que peuvent-elles opposer, les tentatives donquichottesques de « fantaisie scrupuleuse », aux chevaliers du savoir organisé, sans voix peut-être, mais armés et cuirassés ? De quel sérieux se prévalent-elles, face à l’érudit (qui réduit toute pensée à l’énoncé d’un savoir) ou au théoricien (qui réduit tout savoir à l’exposé d’une science) ? La voix oraculaire de la pythie qui enlève la cuirasse, et se donne des ailes mystiques ? La voix comique du bouffon, qui transperce l’armure de son humour potache ? La voix du néologue, qui revêt une autre tenue, celle de son langage idiolectique, menacé par la préciosité ou le maniérisme ? La voix du contrebandier qui parle-écrit, assume sa voix, fait sa gymnastique, dilacère tous les uniformes dans la pratique de la note, du papier collé et de la « rature indéfinie » (ce qui a rarement permis d’obtenir un poste à l’université) ?
Comment rendre compte par sa propre voix d’une impression de lecture, d’une émotion de lecteur, d’une pensée de la littérature ? En lisant, en écrivant comme Gracq ? En notant et surtout en notulant comme Perros ? En s’abandonnant à la séduction brève, comme Florence Delay ? En racontant comme Kundera ? En improvisant sur Michaux, Rimbaud ou Flaubert comme Butor ? En prenant le risque de questions nouvelles, comme Bayard [25] ?
Les exemples singuliers de ces écrivains critiques assument la solitude d’un acte vocal. Ces professeurs de voix indiquent la part pulsionnelle, émotionnelle de la pensée — sa vibration, son point de fuite et d’écoute. J’entends alors la présence adressée de l’écrivant. C’est bien un dialogue qu’il est censé me proposer, autour de ce qui, ensemble ou séparément, nous taraude, nous titille, nous dérange, nous fascine, nous révulse. Dialogue sans lequel la littérature ne pourrait survivre. Ce qui se joue là, jusque dans les travaux de l’intelligence, c’est la cohérence de notre rapport à l’autre, comme à l’objet-littérature — celle d’un lien secrètement biographique, d’une relation de nécessité entre ce que l’on dit sur le texte littéraire, parfois sur le sort même d’une oeuvre, et ce dont on choisit de parler, ce que l’on est, malgré soi, une voix irrépressible. La voix, en ce sens, ne se contente pas de vibrer. La voix n’est plus seulement suave ou métallique. Insoumise, elle retrouve l’objet perdu. Indocile, elle défait le dogme. Vivante et vulnérable, elle fait sens. Irrévérente, elle pense.
Appendices
Note biographique
Jean-Pierre Martin
Professeur de littérature contemporaine à l’Université Lyon 2, il a publié de nombreux livres dont Henri Michaux, écritures de soi, expatriations (José Corti, 1994), Contre Céline, ou D’une gêne persistante (José Corti, 1997), La bande sonore, Beckett, Céline, Duras, Genet, Perec, Pinget, Queneau, Sarraute, Sartre (José Corti, 1998) et Henri Michaux (Éditions du Ministère des Affaires étrangères, 1999). Il a dirigé le collectif Lire Perros ( Presses universitaires de Lyon, 1995) et a collaboré à de nombreuses revues ( NRF, Critique, Poétique, Les Temps modernes, Littérature, French Forum, Le Magazine littéraire, La RHLF ). Il prépare actuellement une biographie d’Henri Michaux pour les éditions Gallimard.
Notes
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[1]
Louis Aragon, « Préface à Une saison en enfer », dans Europe, « Rimbaud », juin-juillet 1991, p. 37-38. Il emploie plus loin l’expression : « le machinal du langage ».
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[2]
Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997 [1995], p. 22.
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[3]
Ibid., p. 27.
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[4]
Ibid., p. 24.
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[5]
Ibid., p. 21-22.
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[6]
Ibid., p. 112.
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[7]
Bruno Clément, L’oeuvre sans qualités, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1994.
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[8]
Michel Leiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent, Paris, Gallimard, 1985, p. 94.
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[9]
Michel Leiris, « Perséphone », dans Biffures, Paris, Gallimard, 1975 [1948], p. 84.
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[10]
Michel Leiris, Brisées, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992 [1966], p. 25.
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[11]
Michel Leiris, Langage tangage, op. cit., p. 94-95.
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[12]
Ibid., p. 89-90 et 115.
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[13]
Ibid., p. 124.
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[14]
Ibid., p. 94.
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[15]
Simon Leys, L’ange et le cachalot, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1998, p. 143.
-
[16]
Gilles Deleuze, « L’épuisé », dans Samuel Beckett , Quad, et autres pièces pour la télévision, trad. d’Edith Fournier, Paris, Minuit, 1992, p. 69.
-
[17]
Florence Delay, La séduction brève, Paris, Gallimard, 1997, p. 70.
-
[18]
Tzvetan Todorov, Critique de la critique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1984, p. 66.
-
[19]
Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 46-47.
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[20]
Tzvetan Todorov, op. cit., p. 173.
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[21]
Italo Calvino, Leçons américaines, trad. de Yves Hersant, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989 [1988], p. 29.
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[22]
Denis Diderot, « Réflexions sur le livre de l’Esprit par M. Helvétius », OEuvres complètes, t. III, 1970 [1758], p. 245-246 ; cité par Pierre Glaudes et Jean-François Louette, L’essai, Paris, Hachette supérieur, 1993.
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[23]
Theodor Adorno, « L’essai comme forme » [écrit en 1954-1958], dans Notes sur la littérature, trad. de Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984, p. 27.
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[24]
Ibid., p. 18. Voir aussi à ce sujet R. Lane Kaufmann, « La voie diagonale de l’essai : une méthode sans méthode », Diogène, no 143, 1988 ; Jean Starobinski, « L’essai et son éthique », L’Âne, no 24, janv.-mars 1976.
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[25]
Pierre Bayard, Comment améliorer les oeuvres ratées ?, Paris, Minuit, 2000.