Bien qu’il puisse paraître trivial, qu’il soit souvent réduit au seul acte biologique et nutritionnel, « manger » constitue un acte symbolique qui trouve son inscription dans la diversité des comportements culturels (Farb et Armelagos 1985 ; Goody 1984). C’est à travers des modes distinctifs d’acquisitions et de productions (cueillette, agriculture, pêche, élevage), à travers des choix de méthodes, de gestes et de techniques spécifiques de transformation culinaires et artisanales, qui peuvent aller jusqu’à donner des produits et des plats emblématiques, ou encore à travers des usages de consommation, des formes de commensalité et de convivialité particulières, que les aliments nourrissent autant qu’ils signifient une vision du monde et un rapport au monde, une culture (Mauss 1967 ; Collin-Buffier et Laurioux 2008, Turgeon et Pastinelli 2002). À tous ces titres et même au-delà, puisque qu’il est chargé de la force de l’acte d’incorporation qui consiste à faire d’une substance étrangère à soi son propre corps et de s’en approprier les qualités (Rozin 1994), l’alimentation se situe au coeur de la construction, de l’affirmation voire de la revendication des identités, individuelles et collectives (Bruegel et Laurioux 2002). Au début du XIXe siècle, Brillat-Savarin, auteur de la Physiologie du goût (1825), n’affirmait-il pas, dans un aphorisme devenu aujourd’hui une formule galvaudée : « Dis-moi ce que tu manges je te dirai qui tu es ». Depuis, les travaux des ethnologues, des anthropologues, des historiens et des sociologues se sont largement attachés à cette dimension de l’alimentation comme marqueur des identités, tentant de définir, à travers la transversalité des disciplines, une notion d’identité floue et mouvante, qui renvoie autant à la singularité qu’à la multiplicité, à la tradition qu’à la création, à la construction qu’à la transmission. L’alimentation est donc tout à la fois support de l’identification à un groupe – familial, social, territorial, national –, dont les membres partagent la langue, les savoirs, les croyances, les valeurs, les coutumes, et matrice des rapports entretenus à l’altérité, à l’Autre qui ne mange pas comme nous et ne partage pas notre culture. C’est ainsi dans la filiation des travaux menés sur les identités alimentaires, nombreux ces dernières années mais rares pour ce qui concerne le Québec, que nous avons souhaité, dans ce numéro, interroger la question de l’identité alimentaire et culinaire québécoise. Cette question peut se formuler de diverses façons et se traiter de divers points de vue. Celle qui apparaît de façon la plus récurrente consiste à demander s’il existe une identité alimentaire et culinaire québécoise ? Et si oui, comment l’aborder, la définir et la caractériser ? Ici, trois réponses instinctives, mais bien évidemment insatisfaisantes puisqu’elles relèvent de lieux communs, peuvent être avancées. La première pourrait proposer une litanie d’aliments phares ou de recettes typiques et emblématiques, images d’Épinal folkloriques dont le processus de construction mériterait certainement d’être élucidé en mosaïque à la manière des Lieux de mémoire de Pierre Nora ou, dans un autre style, des Mythologies de Roland Barthes. À la place du vin, du café ou du steak-frites on peut déjà imaginer les titres de chapitre : la poutine, bien entendu, la tourtière, la bannique, la tarte au sucre, le sirop d’érable, le bagel montréalais, le smoked-meat, la canneberge, la gourgane, la poule Chanteclerc, les différents types de gibier. La liste n’est évidemment pas exhaustive. Un second lieu commun consisterait à tresser une natte culturelle des principales « influences » ayant construit la spécificité culinaire du Québec, un grand récit aujourd’hui plus ou moins consensuel autour des quatre sources de l’alimentation et de la cuisine québécoises traditionnelles : les cultures autochtones (l’usage de l’érable, du maïs, du …
Appendices
Références
- Bélanger, Anouk, 2021, « L’essor de la microbrasserie au Québec : un courant populaire “néo-trad” aux tonalités nostalgiques ». Dans Emmanuelle Fantin, Sébastien Févry et Katharina Niemeyer (dir.), Nostalgies contemporaines. Médias cultures et technologies : 135-155. Lille, Presses universitaires du Septentrion.
- Bruegel Martin et Bruno Laurioux (dir.), 2002, Histoire et identités alimentaires en Europe. Paris, Hachette.
- Collin-Bouffier, Sophie et Bruno Laurioux, 2007, « Introduction ». Dans Jean Leclant, André Vauchez et Maurice Sartre (dir.), Pratiques et discours alimentaires en Méditerranée de l’Antiquité à la Renaissance. Actes du 18e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 4, 5 et 6 octobre 2007 : 1-22. Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Cahiers de la Villa Kérylos, 19.
- Csergo, Julia, 2016. « Tourisme et gastronomie ». Téoros 35 (2) [En ligne]. http://journals.openedition.org/teoros/2916
- Csergo, Julia et Olivier Etcheverria (dir.), 2020, Imaginaires de la gastronomie. Chartres, Menu Fretin.
- Farb, Peter et George Armelagos, [1980] 1985, Anthropologie des coutumes alimentaires. Paris, Denoël.
- Goody, Jack, [1982] 1984, Cuisines, cuisine et classes. Paris, Centre de création industrielle – Centre Georges Pompidou.
- Handler, Richard, 1987, « Holistic Culture, Bureaucratic Fragmentation Government Administration of Culture in Quebec ». Anthropology Today 3 (6): 6-8.
- Mauss, Marcel, [1947] 1967, Manuel d’ethnographie. Paris, Payot et Rivages.
- Rozin, Paul, 1994, « La magie sympathique ». Dans Claude Fischler (dir.), Manger magique. Aliments sorciers, croyances comestibles : 22-37. Paris, Éditions Autrement.
- Tran, Van Troi, 2024, La mondialisation de l’alimentation. Québec, Presses de l’Université du Québec.
- Turgeon, Laurier, 2010, « Les produits du terroir, version Québec ». Ethnologie française 40 (3) : 477-486.
- Turgeon, Laurier et Madeleine Pastinelli, 2002, « ‘Eat the World’: Postcolonial Encounters in Quebec City’s Ethnic Restaurants ». The Journal of American Folklore 115(456): 247-268.
- Williams, Raymond, 1973, The Country and the City. Londres, Chatto and Windus & Spokesman Books.