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Introduction

Mai 2021. Un soir, une étrange fumée est venue se répandre, comme suspendue, sur la pelouse de notre jardin, en Bretagne. Quelques instants plus tard, l’interprétation nous fut donnée. Un feu, nous dit-on, à l’autre bout de la maison. Nous l’avons regardé engloutir les murs, pendant que les pompiers combattaient les flammes par milliers de mètres cubes d’eau. Parmi tous les objets soumis au feu et à l’eau, ma mère demanda à sauver un album photo renfermant les précieuses traces de lumière de sa grand-mère. Un pompier est allé cueillir le papier imprimé, sensible à la chaleur comme à l’eau, comme on irait sauver ceux encore en vie des flammes. S’il ne restait que peu de choses de la maison, les photos, elles, étaient intactes. L’incendie n’a pas eu raison du spectre de mon arrière grand-mère, mais le spectre même du feu a tenu les pompiers en alerte, nous gardant éveillés, au cas où la mémoire du feu, sa chaleur accumulée dans la matière, ne se réveille.

C’est précisément sur cette mémoire du feu, et la mémoire que certains feux réactualisent, que je partais enquêter, quelques jours plus tard, à des milliers de kilomètres plus loin à Hong Kong. Hong Kong est un archipel où la ligne entre rituels pyrotechniques nocturnes et incendie est parfois tout aussi fine que l’épaisseur de papier qui alimente ces feux. De mai à décembre 2021, j’étais invitée chercheuse à la School of Creative Media de la City University de Hong Kong, où je menais par la même occasion mon enquête de terrain parmi les défunts. Cet article propose de sentir la manière dont les morts et leur mémoire sont remédiés dans un territoire où l’espace habitable, aussi bien pour les vivants que pour les morts, vient à manquer.

Cette recherche sur la trace de ceux qui restent, et de ce qu’il reste des défunts, pour reprendre la formule de Vincianne Despret (2016), s’est profilée à la suite de terrains préliminaires passés à traquer la circulation de déchets plastiques, en aval d’un processus de consommation, sur terre et en mer ; mais aussi en amont de ce même processus, à bord de porte-conteneurs qui alimentent ces restes détritiques qui s’accumulent dans les gyres océaniques. Depuis, je continue d’explorer cette tension entre urbanisation terrestre et courants de globalisation mondiale au travers du prisme du détritus, en me positionnant cette fois à Hong Kong. En tant que port colonial d’envergure et plateforme internationale de relais de capitaux, la métropole de Hong Kong située à l’embouchure de la Rivière des Perles fut un lieu propice au développement d’une urbanisation intensifiée par la position géographique de l’île, à l’interface entre ce que Manuel de Landa (1994) appelle un capitalisme d’eau salée et une économie continentale.

Dans cet archipel des plus densément peuplé, circonscrit par une mer de Chine graduellement réclamée et colonisée par le béton, et dont les limites alimentent un marché immobilier dit des plus liquides — une liquidité déterminée par la haute fréquence des transactions — et donc des plus chers, le problème que semble poser les déchets, et plus particulièrement par les « nécro-déchets » (Olson 2016) apparaît de manière exacerbée. Car si habiter Hong Kong est un combat de toute une vie, comme on me le dit souvent sur le terrain, cela l’est aussi pour les morts. Comment les morts trouvent-ils le repos dans cette ville qui ne dort jamais? Qu’advient-il de ce(ux) qui reste(nt) et comment cultive-t-on la mémoire, et en fait les apparitions, de ceux dont on dit qu’ils ont disparu?

Pour explorer ces questions, j’ai taché de suivre la trajectoire des morts au travers de ceux qui accompagnent les défunts et des gestes de soins de tout un tas de praticiens avec qui j’ai pu m’entretenir et accompagner : croques-morts, directeurs funéraires, fossoyeurs, employés du gouvernement, designers et architectes. Ce terrain multi-site et multi-media s’est principalement déployé à bord d’un camion funéraire publicitaire. Equipée d’un enregistreur de sons et de lumières, et aux côtés du conducteur, Frank (pseudonyme), nous avons roulé de cimetière en cimetière, rôdant auprès des lieux où la mort pouvait se trouver, mais collant aussi là où elle prévient peut-être moins, dans des lieux urbains très fréquentés, pour maximiser notre visibilité. Avec un embarras partagé, notre présence faisait l’effet d’un mauvais présage, rappelant à la mémoire des passants leur finitude. Devenus nous mêmes fantômes invisibles, hantant l’espace urbain, à notre passage, les regards se détournaient, et lorsqu’ils nous apercevaient, c’était avec surprise qu’on y voyait une Gui Lo à son bord, et c’était parfois avec fureur qu’on nous intimait de reprendre notre route.

Dans cet article, mon enquête parmi les défunts se concentre sur les rituels funéraires faisant usage du feu pour invoquer les défunts. J’explore comment un régime d’urbanisation reconfigure une écologie spectrale nourrie et cultivée par des sacrifices d’effigies de papier, tel que cela se pratique dans de nombreux pays d’Asie. C’est par le feu que ces écologies de spectres — qui dans la tradition chinoise se composent d’ancêtres, de divinités et de fantômes, — apparaissent principalement la nuit, guidées par les sources lumineuses. Ces feux tendent à s’évanouir au fil d’une génération vieillissante pour qui les défunts — familiers et étrangers, ancêtres et fantômes — sont tout aussi présents que les vivants. Au côté de raisons démographiques et géographiques, c’est aussi surtout la liquidité d’un marché immobilier, un régime d’urbanisation et des politiques écologiques qui contribuent à l’extinction de ces feux.

Après avoir décrit l’évidement esthétique et existentiel du geste pyrotechnique comme conséquence de sa standardisation, je reviens sur la trajectoire historique de gestes éphémères pourtant millénaires. J’aborde ensuite la réactualisation contemporaine de ces effigies qui sous l’intensité d’un régime de consommation qui les rattrapent, finissent par s’embraser, sinon littéralement, en tout cas sur la toile numérique. En parallèle des effets d’un régime d’accumulation qui, s’il accélère une production et circulation d’effigies en papier, contribue aussi à leur dépotentialisation politique, c’est aussi paradoxalement un effort de modernisation et de gestion rationnelle des défunts et de l’archipel qui contribue à l’extinction des (pyro)techniques de soin jugées obscures et obsolètes. Je propose de considérer en dernière partie de cet article que si ces feux prennent leur signification lorsqu’ils sont contrastés avec la nuit, ce qui disparaît avec ces lumières de faibles intensités, à la manière des lucioles de Pasolini (Didi-Huberman 2002), est la nuit tout entière, les spectres qui l’habitent et que la nuit laisse apparaître. Autrement dit, c’est un rapport existentiel à la nuit, et donc une perspective nocturne, qui est en jeu.

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Transduction du monde des vivants au monde des morts

De petits fourneaux de métal calciné s’embrasent sur les trottoirs dans le quartier populaire de Sham Shui Po où j’ai habité pendant huit mois. Sporadiques et anarchiques, les feux se propagent à la nuit tombée, de rue en rue, alimentée d’offrandes de papiers par ceux qui restent, sur terre, pour apaiser les fantômes errants et affamés (gui 鬼). Pendant le Yu Lan Zi (communément appelé « Hungry Ghost Festival » en anglais), qui a lieu pendant le septième mois lunaire du calendrier chinois (au mois d’août), les portes du monde des vivants sont ouvertes (Gui men guan dah kai— 鬼門關大開) aux fantômes errants, affamés qui remontent alors du monde de l’underworld, aussi appelé « monde obscur » (Yam Gan 陰間 ou « dark realm » ou « hell » en anglais) où ils sont dits résider. Ce festival est l’occasion d’apaiser la faim de ces disparus en leur offrant nourriture et encens dont ils se nourrissent de la chaleur vitale, tout en étant guidés par la lumière émise par les flammes de bougies allumées à la nuit tombée.

Le long des trottoirs sont disposées des offrandes. Riz, canard ou poulet cuits, saké, encens et bougies sont placés devant le feu. La lueur de ces feux scintille et de petits nuages de fumée se forment au-dessus de l’asphalte. J’ai d’abord pris certains de ces feux pour des départs d’incendies. Un jour que je traversais le vaste cimetière de Wo Hop Shek à bord du camion funéraire à partir duquel une partie de mon terrain a eu lieu, un petit nuage de fumée s’élevant du sol me fit craindre qu’un feu ne se répande dans toute la forêt. Je suggérai à Frank, le conducteur du camion de cette entreprise funéraire, de s’arrêter pour l’éteindre. Il ralentit pour y jeter un oeil, puis m’assura que la boule de fumée qui partait du creux du trottoir séparant la route de la forêt n’était pas un feu, mais une offrande de papiers enflammés destinée aux défunts. On passa notre chemin, laissant le feu qui n’en était pas véritablement un se consumer sur le bitume.

Ces feux accompagnent les défunts auprès de leur tombe dans les cimetières, dans les rues de la ville (et ce particulièrement pendant le Yu Lan Zi), mais aussi dans les corridors et escaliers enfumés d’immeubles, où fourneaux en aciers et traces de brûlé marquent le bitume de la présence quotidienne du feu. Au-dessus de ces fourneaux, on brûle des offrandes de papiers dorés et argentés (衣紙 ou 金銀衣紙 communément appelé « joss paper » en anglais) que les flammes viennent d’abord lécher avant de toutes les consumer. Ma voisine de palier, m’avait invitée à l’accompagner un soir au fourneau à l’entrée de notre immeuble. Sous une pluie battante, à peine abritées à l’entrée de l’immeuble, sur le trottoir, j’observais en gros plan, au travers l’objectif de ma caméra, la fine étincelle qui peinait à se propager sur les offrandes de papier. Ses doigts insistaient à faire tourner plusieurs fois la molette d’un briquet, jusqu’à ce que le garde n’intervienne, équipé d’un chalumeau portatif. Le papier prit feu, finalement.

Ces papiers ont habituellement un carré doré ou argenté au centre. On les plie pour en former des lingots d’or ou d’argent, respectivement, dont le défunt aura besoin pour se payer, et se frayer, un chemin dans l’autre monde. Ces papiers sacrificiels prennent aussi la forme d’effigies imitant les objets de consommation du quotidien. De la brosse à dents à la dernière Nintendo, en passant par des vêtements et accessoires de marque, avions et immeubles d’entreprise, et puis plus récemment le vaccin contre la Covid (Mang et Choi 2021) (sur l’artisanat de ces constructions, voir Scott 2007). Ces offrandes de papier s’inscrivent dans une écologie de gestes de soin portés aux défunts anonymes et familiers. Elles permettent d’invoquer et de communiquer avec les morts et ont lieu le soir de funérailles, pour les ancêtres, dans la pénombre des temples pour les dieux, et à la nuit tombée pendant le festival du Yu Lan.

La marge entre feu et incendie en devenir me semble fine, une différence sémiotique et ontologique les sépare. La fumée est moins le signe indexical d’un incendie que celui du départ du défunt vers le monde obscur Yam (陰間). La fumée et son feu marque, éphémèrement, une capacité à signifier, à se situer dans le temps et dans l’espace, et en fait, à faire foyer. Pour tenter de comprendre la manière dont le feu peut faire foyer ou milieu (quand il ne devient pas incendie), je propose, dans ce qui suit, de considérer son rôle comme medium dans les rites de commémoration aux morts. Je distingue ici medium (au singulier) et media (au pluriel) de médias (de masse). Tandis que le dernier désigne les représentations et la circulation d’informations par les médias contemporains, le terme latin medium permet de parler de milieux, d’intermédiaires et de moyens de communication (Bardini 2016). Tel qu’il m’est apparu à Hong Kong, j’appréhende ici le medium du feu comme une pratique de communication médiumnique qui permet d’entrer en communication avec les esprits.

Comme le proposait déjà l’historien des technologies Harold Innis (1950), les media ont des biais spatio-temporels politiques, permettant d’étendre une présence militaire ou religieuse dans le temps et/ou dans l’espace. En prenant le feu comme medium, il s’agit ici de s’intéresser à la manière dont le feu permet de réactualiser une mémoire et une présence en infléchissant un espace-temps. L’anthropologue des techniques Gauthier Hermann (2008) s’est intéressé à l’émergence des rites funéraires parmi les premiers humains et suggère ainsi que les artefacts défonctionnalisés ont une fonction de témoin qui inscrit le mort dans le temps. « (Ces artefacts) témoignent de la capacité de témoigner » (104), et sont pour cette raison les moyens par lesquels une temporalisation, c’est-à-dire une conscience du temps, devient possible. Le philosophe Robert Pogue Harrison (2001) s’est aussi penché sur le rôle de la pierre tombale comme medium dans les rites funéraires. Au-delà de l’inscription qu’elles portent, ces pierres marquent en elles-mêmes une présence. Elles viennent situer le mort et celleux qui en prennent soin. Harrison s’inspire de la proposition de Heidegger selon qui les sculptures, plus que l’architecture, permettent à chacun d’habiter l’espace, de faire milieu. Selon lui, habiter la terre de son vivant est étroitement liée à la manière dont y repose nos défunts. Il en appelle à une nouvelle économie de l’habitation qui passerait par une bio architecture, ou ce qu’il appelle une architecture humique, qui incarne dans ses strates géologiques un passé qui continue de hanter le présent.

Bien que le feu n’ait pas la solidité d’un artefact ni d’une sculpture, et en dépit de son éphémérité, il reste que dans la performance du geste, ces rituels pyrotechniques essentiellement nocturnes destinés à invoquer et nourrir les défunts permettent de faire milieu. Ces feux font « foyer » dans la mesure où ils instaurent et permettent d’ajuster une attention à l’égard de ceux qui manquent et continuent d’importer en dépit de leur absence, justement rendue présente par le biais de gestes d’invocation pyrotechniques. Étymologiquement, le sinogramme 光 (gwōng) signifiant lumière, symbolise une torche tenue dans les mains d’une personne agenouillée, comme pour une veillée. Le feu est moins « un feu », un incident, un incendie, qu’une intention consciente, une veille, un état d’esprit qui s’il n’est pas celui de l’urgence, n’en reste pas moins une modalité d’attention qui permet d’entretenir, de réanimer une mémoire. Cette mémoire des défunts doit être entretenue, ramenée à la surface de la conscience, pour éviter qu’elle ne hante de manière maligne.

En dépit de son éphémérité, le feu apparaît comme lieu de mémoire, lieu d’histoires. Se pose alors une apparente contradiction entre l’éphémérité de l’objet de papier qui part en fumée, c’est-à-dire du caractère diffus du rituel mémoriel, et de sa capacité à assurer la pérennité d’une mémoire sans passer par une pratique de conservation. Le feu est ici moins une pratique de conservation de la mémoire que sa réactualisation. Le feu donc, s’il n’est pas medium d’inscription de la mémoire, est medium de transduction d’affects. Le « message » est ici le medium (McLuhan 1987). Ce qui est transmis est moins un contenu que la propagation d’une énergie. Pour le dire en termes Bataillien (1967), ce qui se consume par ces feux est une dépense qui permet d’assurer la communication entre le monde des vivants et celui des morts.

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L’atrophie de gestes incendiaires

Sur le parvis des pompes funèbres de Kowloon, communément appelées « grand hôtel » (Dai Zau Dim), Kyle (pseudonyme) allume et alimente les brasiers d’offrandes accumulées sur le bas-côté. Les familles endeuillées défilent chacune les unes après les autres, juste le temps d’envoyer les offrandes dont Kyle est chargé de la « livraison ». Entre deux fournées d’offrandes de papier, il s’allume une cigarette en regardant le reste des offrandes se consumer. La chaleur du jour passé imprègne encore l’air et le feu du fourneau rend la température d’autant plus insupportable. Des gouttes de sueur perlent sur son front qu’il essuie d’un geste las. Sans autre portée qu’une mise en scène d’un statut social, d’un commerce des apparences, l’offrande est un geste devenu vide de sens selon lui, comme il me dit : « there is nothing inside it. It’s meaningless. It’s like burning money. They burn sometimes twenty houses. Each house is like HKD 2000 ».

Les familles s’enchaînent les unes après les autres toute la soirée, jusque 21h, heure à laquelle « l’hôtel » ferme ses portes. Je fixe le feu à travers l’objectif de ma caméra, observant le bal des offrandes qui se succèdent. Mais mis à part moi et Kyle en charge des flammes, il fait trop chaud pour s’attarder dans une contemplation romantique du feu. Une fois les effigies « expédiées » — au sens postal du terme — au défunt sous les invocations « Sau Ye La » de la famille proche, les membres s’en retournent rapidement se réfugier dans la salle de cérémonie à l’air climatisé.

À la nuit tombée, lorsque la température du jour et la circulation urbaine baissent en intensité, je me rendais parfois à ce salon funéraire. Sur trois étages, l’endroit dispose de près de 10 salles de cérémonie, et trois d’entre elles, plus grandes et plus chics, donnent directement sur la rue. J’assistai à quelques cérémonies lorsque j’y étais invitée et m’entretenais avec ceux qui font tourner « l’hôtel » : les fleuristes situés juste en face et sur les pourtours du hall, et les employés du salon funéraire qui ont pour tâche de jeter les tas d’offrandes destinées au défunt. Le fourneau, de près de deux mètres sur deux, donne directement sur la rue et a la capacité d’engloutir les confections de bambou de grande taille : voitures, avions, barre d’immeubles, maisons luxueuses, etc. À chaque défunt correspond son lot d’offrandes que les employés disposent le long des murs du bâtiment. À la nuit tombée, ce sont pour chaque défunt une dizaine, voire une vingtaine, d’effigies en papier qui partent au feu, jetées à la va-vite par les employés des lieux. Ils s’emparent chacun à leur tour d’une maison ou d’un immeuble de papier, d’une voiture, d’un bateau, d’un fauteuil roulant, d’une grue (animal symbole de longévité), de sacs de lingots d’or en papier soigneusement pliés par les invités de la cérémonie pour les jeter au feu. En quelques minutes seulement, toutes ces offrandes sont englouties par les flammes, rapidement « expédiées » aux morts qui les reçoivent dans l’autre monde.

Comme me le partageait Kyle, ces gestes sont parfois perçus comme obsolètes et mécaniques. Leur signification échappe à bon nombre de deuilleurs qui pourtant exécutent la chorégraphie que le maître de cérémonie leur intime de suivre. Un jeune stagiaire d’une entreprise de pompes funèbres me partagea un sentiment similaire à celui de Kyle, pour qui la performance n’est plus un geste de soin :

The traditional Taoist ceremony feels like an old way of mourning that is difficult to understand and is therefore not helping. It is also passive. People are told how to mourn : “do this, burn that,” people are told to follow the tradition but cannot articulate how they feel. It feels like there is no time to slow down, to speak to the deceased, to have time to think. As people don’t know the process of the funerals, it becomes more alienating for family members. I have met elderly people who told me: “I want to die peacefully and simply, without the conventions.”

Mourir sans prêter attention aux conventions sociales donc, car dans la répétition et la standardisation des gestes, le temps vécu du deuil entre en contradiction avec un rythme urbain sous pression, et ces gestes qui se voulaient être une manière de communiquer avec l’autre monde semblent perdre de leur efficace. La mécanisation de la performance se retrouve par ailleurs au niveau de leur production même. L’artisanat de joss paper se concentre auprès de quelques maîtres confectionneurs seulement, qui gardent jalousement leur savoir-faire comme on se garde une part de marché, un marché artisanal par ailleurs mis à mal par la production automatisée venant du continent. Ka Hung Hu, un artisan hongkongais d’effigies sacrificielles spécialisé dans la fabrication de tête de lions fait ainsi remarquer :

In the 1960-70s, the Hong Kong joss paper industry was at the top of the world. People from the US, Canada, Australia and Taiwan came to buy joss paper. However, the industry started fading out because of the Chinese Economic Reforming. Lion head and joss paper work were mass-produced and made in the mainland. It led to a rapid drop of the joss paper price. For example, a hand made lion head cost $15k in the 1980s but it costs HKD 200. The lion head was made in factories so it produced faster and more. Lion Head Joss Paper is not art anymore if they are made by machine or from a factory.

Eldage 2020

Paradoxalement, l’automatisation de la production de joss paper en Chine continentale vient alimenter l’offre et la circulation de ces confections lors d’événements funéraires et festivals, et ce en même temps qu’elle vient atrophier aussi les gestes de création artisanales et une production locale hongkongaise. Chaque année, de moins en moins d’offrandes sont brûlées, par lassitude. Au festival du Yu Lan Zi de Sai Kun, en 2021, après deux ans d’interruption des festivités, les murs de la structure de bambous, d’habitude couverts de papiers sacrificiels pliés et assemblés en guirlande de lotus, en sont plus dégarnis. Les limites de cette dépendance à une économie du joss paper qui s’industrialise se sont faites particulièrement ressentir sous la Covid. Alors que la frontière avec la Chine continentale était fermée, les confections de papier n’ont pas pu être commandées directement du continent. Sous l’automatisation du geste dans le rituel de cérémonie et dans la production des répliques de papier, c’est une économie d’artisans vivant du commerce d’effigies funéraires qui s’atrophient, en même temps qu’une écologie de gestes connectant les vivants aux défunts semblent s’épuiser, se répercutant au passage sur le potentiel parodique de ces offrandes, ce vers quoi nous nous tournons maintenant.

Entre consummation et consommation

Les répliques en papier prolifèrent au rythme des différents régimes politiques et économiques, où la notion de régime se réfère ici surtout à une vitesse de circulation de la matière. De l’époque féodale jusqu’à la République Populaire en Chine continentale, et sous le régime néolibérale à l’oeuvre dans l’archipel de Hong Kong, les répliques en papier suivent de près et matérialisent les désirs de consommation, les aspirations à un confort et à un luxe qui, si restés inaccessibles du vivant de la personne, peuvent enfin le devenir dans une seconde vie. De la dernière Nintendo au vaccin contre la Covid-19, les répliques de papier destinées à être brûlées pour être envoyées aux défunts ont une certaine « actualité ». Elles réactualisent un art funéraire éphémère et pourtant millénaire, dont les traces les plus anciennes remontent à l’époque féodale et datent du 7e siècle sous la dynastie Tang (Assandri 2015).

Dans une démarche archéologique improvisée, j’ai régulièrement arpenté les cimetières et leurs recoins labourés, là où des cercueils avaient été fraichement exhumés après sept ans passés sous terre. Dans le cimetière de l’île de Cheung Chau, je trouvais un porte-feuille Louis Vuitton abandonné. Les motifs de son cuir étaient toujours distincts, bien que travaillés par l’acidité des pluies qui ont traversé le cercueil et dissout les restes du défunt. Des cierges consumés, plantés dans le sol labouré par les fossoyeurs, indiquaient qu’un défunt avait bel et bien été déplacé, laissant dans son sillage quelques objets personnels abandonnés : le porte-feuille, mais aussi une ceinture et un chausson. Il est commun d’être enterré ou incinéré avec des objets qui ont une charge affective (et légale) importante. Que ce soit un passeport placé au fond du cercueil, un sac Gucci ou un épais dossier légal, les défunts que je croisais pendant mon terrain ne partaient pas sans bagage. À l’époque pre-Qin, ce qui accompagnait les défunts d’un certain titre de noblesse étaient aussi ceux, humains, tenus en servitude (Sima et Burton 1993). Ce(ux) qui accompagnaient les défunts ont par la suite commencé à laisser place à leurs répliques en terre cuite — à l’exemple de Qi Shi Huang, premier empereur de Chine, qui fut enterré avec les répliques et de taille réelle de son armée — , et à l’image du couple de serviteurs en papier (金童玉女) que l’on retrouve dans les funérailles bouddhistes.

Certaines hypothèses fonctionnalistes suggèrent que le recours au papier était un moyen économique (bien que des sommes importantes soient dépensées pour leur création), et pragmatique, permettant d’éviter que les tombes ne soient pillées des objets de luxe avec lesquels il était, et est encore coutume, de partir. L’anthropologue et sinologue Fred Blake (2015) a aussi avancé l’argument spéculatif qu’à l’époque féodale, ces offrandes de papier seraient venues parodier les privilèges de l’élite dynastique et les enterrements somptueux réservés aux défunts d’un certain rang social. Une raison aussi métaphysique a été donnée : le papier, objet funéraire liminal, se fait ainsi membrane, frontière fragile et poreuse, permettant de distinguer et de médier à la fois le monde des morts à celui des vivants, comme le décrit l’adage populaire chinois : « 陰陽兩界只隔 », « what separates the worlds of yang and yin/Seems just like a sheet of paper » (cité dans Assandri 2015 : 131).

Ces trois propositions quant à ce qui anime ces gestes pyrotechniques — économique, politique, métaphysique — ne sont pas mutuellement exclusives et laissent suggérer que par le processus de transduction physique de l’objet consumé s’opère au passage une transduction d’affects, et en l’occurrence de désirs de classe et d’accès à la consommation alimentés par un régime capitaliste néolibérale. Ce qui se joue et se transduit dans la phase critique (au sens thermodynamique) des offrandes de papier mises au bûcher, et dans la transition du monde diurne des vivants à ceux nocturne des morts, est aussi un rapport (différemment critique) et un accès à ce(ux) qui, resté hors de portée, nous consume.

Embrasement numérique

Sous l’intensité d’un régime de consommation contemporain sensible à ce(ux) qui risque d’entraver ses flux (de désirs) tendus, les répliques en papier d’objets de luxe destinées aux défunts ont temporairement enflammé la toile en 2016. Ces objets firent scandale lorsque la marque de luxe Gucci les prit au premier degré comme de « vrais faux ». Les marchands d’imitations en papier ont été accusés de vente de faux, intimés dans un courrier à se débarrasser de leurs confections (à l’occasion peut-être d’un grand bûcher) (Liu 2016a). La multinationale Kering à laquelle la marque se rattache finit par intervenir pour se rétracter et s’excuser publiquement d’avoir offensé de potentiels clients (Liu 2016b). La décision initiale de Gucci a fait réagir des usagers Facebook, demandant avec ironie si l’entreprise comptait ouvrir une succursale dans l’autre monde (Liu 2016a, ma traduction), et s’offusquant que les produits Gucci deviennent tout aussi inaccessibles dans le monde des morts que dans celui des vivants (Liu 2016a, ma traduction).

L’oscillation entre menace et conciliation de la part de la multinationale dans l’exemple donné trahit un point de vue occidental, non seulement ignorant des pratiques funéraires chinoises, mais aussi ancré dans une tradition esthétique et légale centrée autour de la notion d’authenticité. Tandis que dans l’histoire de l’art chinois, le faux est moins l’antithèse du vrai qu’une mutation et perpétuation d’un geste créatif. Dans cette approche, l’oeuvre est moins représentation statique d’une réalité préexistante que mouvement, inscription de son propre passage dans le temps (Han 2017). En ce qui concerne les confection de papier, et comme décrit Blake, celles-ci sont moins de simples imitations du « vrai » qu’une pratique de détournement d’un régime de consommation dont l’accès, comme le faisait remarquer un.e des internautes, exclut une grande partie des mortels.

En dépit des inquiétudes initiales de Gucci et du potentiel politique de ces effigies, les répliques en papier ne viennent ni diminuer l’image de marque ni les parts de marché de l’entreprise. Au contraire, elles renforcent une aspiration au consumérisme qui alimente un « show-business », littéralement, un commerce des apparences (Tsing 2005) dont la marque bénéficie dans la mesure où les simulacres ne sont pas seulement des représentations, mais des simulations qui participent à la formation d’un marché du luxe. Plus qu’un simple reflet du régime de surconsommation contemporain, ces répliques de papier y participent en même temps qu’elles ont le potentiel d’y contrevenir.

À mesure que ces gestes pyrotechniques anciens se réactualisent aujourd’hui sur fond de régime capitaliste contemporain, lors de cérémonies funéraires et à l’occasion des festivals dédiés aux défunts, le potentiel politique des répliques, la dimension critique (au sens marxiste) des offrandes et des feux qu’elles alimentent semble aujourd’hui s’essouffler, rattrapé par le régime d’accumulation et de consommation que ces effigies dénoncent. Tel que Blake le décrit :

(…) the modern carnival is terribly vulnerable to the economic system that it mocks. Because the system it mocks, the late capitalist system of commodity overproduction and consumption, feeds off the challenges and subversions and I would add parodies that laughs at it. It even produces its own parody, for example, sex toys for the ancestors. The economic system that burning money mocks thus stands poised to incorporate the burning custom into its system of producing actual wealth.

Blake 2015 :150

Pour réanimer le potentiel critique de ces objets funéraires et des pratiques pyrotechniques qui les accompagnent, des chercheurs et artistes se proposaient d’en faire l’inventaire lors d’une exposition intitulée « The Supermarket of the dead » à Dresde en Allemagne (Scheppe 2016b; 2016c). En 2014, l’auteur-curateur Wolfgang Scheppe et l’artiste Hong Kongaise Rosana Li Wei-Han rassemblaient des centaines de répliques d’objets de consommation en papier exposés dans un style épuré, sur des étagères éclairées, disposées comme dans un magasin de luxe. L’exposition donnait lieu à une double mise scène, in situ et par une visite filmée commentée par un artiste américain qui, nous précise-t-on, en dépit des limitations que sa perspective occidentale peut poser, « n’a rien du WASP moyen ».

Aux côtés de l’artiste, nous suivons une visite commentée du « magasin » qui commence sur fond d’une projection de feu numérique. L’écran relayant ces flammes en arrière-plan s’éteint abruptement, laissant croire à une première prise ratée et faisant remarquer au passage la remédiation numérique du feu. Nous circulons ensuite de rayon en rayon tandis que l’artiste commente les objets à tour de jeux de mots volontairement douteux : « Louis Vuitton, Prada, Gucci… Brand fetishism is so extensive, so fully formed that (it) is going to exist also in the plane of the dead. It quite truly is a collection to die for ».

La mise en scène, une parodie d’une boutique de luxe, ne vient pas simplement exposer et dénoncer la manière dont ces effigies alimentent le commerce d’images dont se nourrissent les marques de luxe, mais détourne à son tour le régime de consommation dans lequel ces objets s’inscrivent. L’exposition vient réactualiser un pouvoir de détournement et de critique du régime de consommation que ces objets de consommation sacrificiels répliquent. Par cette mise en scène, les offrandes et ceux à qui elles sont destinées viennent de nouveau dénoncer un régime de pouvoir, non plus féodal, mais un régime d’accumulation et de surconsommation différemment inégalitaire.

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Anti-obscurantisme

Aux origines de l’extinction graduelle du feu et de son potentiel anarchique, plusieurs forces se renforcent mutuellement. Couplées aux effets de subsomption par un régime économique capitaliste (qui s’il contribue à la prolifération de répliques de papier contribue aussi à leur dépotentalisation), c’est aussi la pression de l’urbanisation, de politiques de sécularisation et de sécurisation des rituels et pratiques spirituelles qui tendent à étouffer ces rituels enflammés.

En Chine continentale, les traditions funéraires ont été sévèrement réprimées au 20e siècle par les efforts de sécularisation sous le parti nationaliste, puis sous Mao à partir de 1949 et d’autant plus violemment pendant la révolution culturelle (Goossaert et Palmer 2011). En revanche, à Hong Kong, les rites funéraires n’ont pas subi l’intensité des réformes qui visaient à étouffer des pratiques dites superstitieuses sur le continent. Il n’y a pas eu, pour cette raison, de renouveau des pratiques comme ce fut le cas dans certaines régions de Chine continentale (Goossaert et Palmer 2011; Oxfeld 2020). Hong Kong a été un refuge pour nombre de sociétés religieuses qui s’y sont installées après la fondation de la PRC (Schumann 2020), mais ce statut de refuge que l’archipel incarnait semble s’évanouir. Les offrandes de papier à brûler sont récemment devenues la cible de politiques environnementales et de politiques de sécurisation cherchant à prévenir le risque de pollution et d’incendie. Pour inciter les gens à recourir à des pratiques funéraires dites écologiques et ainsi libérer des terres destinées à une production agricole (en Chine continentale) (voir Kipnis 2021) et au développement immobilier (à Hong Kong), des campagnes « d’éducation » au sein d’écoles, de librairies et de maisons de retraite ont été déployées afin « d’éclairer » une population dite « superstitieuse». En mars 2021, en anticipation du festival Qingming de commémoration des ancêtres, certaines villes du nord de la Chine ont commencé à interdire l’incinération de papiers sacrificiels par souci environnemental (Zuo 2021). À Hong Kong, le département de la Santé et de l’Environnement (FEHD) a émis des régulations quant aux modalités d’incinération des effigies en papier. Ces régulations viennent en réaction aux feux de forêts et incendies d’immeubles, souvent le fait d’une flamme qui s’embrase pendant la saison sèche. Les nouveaux immeubles, équipés de système d’alarmes incendie, n’autorisent pas l’incinération dans les cages d’escaliers, et de manière générale, le bureau recommande aux propriétaires d’immeuble d’interdire l’incinération en intérieur et d’inciter les résidents de se résoudre à utiliser des offrandes électroniques en intérieur, et de rendre disponible un fourneau à l’extérieur des prémisses ( Environmental Protection Department  2019).

En plus du climat politique qui donne à certains la vive impression que ces (pyro)techniques de soin destinées aux défunts tendent à disparaître, celles-ci ont été aussi indirectement mises à mal sous la pression de la modernisation de l’archipel. En passant de port de pêche au plus grand port commercial du monde, la nouvelle économie de l’archipel a fait disparaître une économie locale de pêche et transformé ses mers en un aquarium grandeur nature pour poissons importés d’autres pays de la région avant d’être vendus localement (échange personnel avec Dr. David Baker, juin 2021). La disparition d’une économie locale de pêche fait disparaître par la même occasion un rapport existentiel à l’océan et au climat, dont les prêtres taoïstes étaient chargés d’assurer la médiation. Les prêtres taoïstes étaient reconnus pour avoir la capacité de communiquer avec les dieux de la mer de manière à protéger les habitants de l’île des éléments et accidents de mer, toujours fréquents dans l’archipel. Sur l’île de Cheung Chau par exemple, où les histoires de disparus en mer peuplent l’île, le festival du Yu Lan est une de ces occasions où les prêtres taoïstes préforment des rituels destinés à commémorer et à apaiser l’esprit des défunts et des dieux. Bien que les accidents en mer soient toujours fréquents, du fait notamment de l’intensification d’un trafic maritime, le rôle des prêtres a été supplanté par l’instauration de dispositifs technologiques, de cartographie numérique et de prévision météorologique. C’est ainsi un processus de modernisation technologique, avec par exemple l’usage d’informations satellites relayées par l’Observatoire de Météorologie qui, couplé aux vagues d’accumulation capitaliste et aux luttes contre l’obscurantisme, est venue supplanter le rôle de médiation des éléments par les prêtres taoïstes et leurs pratiques pyrotechniques.

Perte de la nuit

Vivre et mourir sans feu, donc. Si le feu est le lieu où se racontent les histoires (et non pas l’Histoire) selon Agamben (2015), assiste-t-on, en même temps qu’à une perte du feu, à la perte d’un rapport à la nuit ? Assiste-t-on à l’étouffement de petites histoires de morts anonymes, racontées et rencontrées le soir, par la sécularisation et la grande Histoire éclairant un supposé obscurantisme ?

Sous les faisceaux de cette modernisation, ce serait donc la disparition d’une écologie nocturne. Dans son livre 24/7 : Le capitalisme à l’assaut du sommeil (2013), Jonathan Crary aborde cet effacement de la nuit sous l’intensification des lumières urbaines. Une luminosité qui affecte des écologies non humaines et des cosmologies. La nuit, le sommeil et les rêves apparaissent comme dernière zone à défendre, dernier rempart contre des régimes capitalistes.

Et pourtant la nuit, espace de repos et de rêves, n’est pas si imperméable. Dans Rêver sous le IIIe Reich (1968), Charlotte Beradt quant à elle a glané les rêves de celleux qu’elles coiffaient dans son salon, à l’époque du régime nazi en Allemagne, et montrait comment le régime parvenait à s’infiltrer jusque dans le sommeil de ces rêveurs. Les rêves, nos vies nocturnes, constituent aussi la voie par laquelle ce et ceux qui nous hantent finissent par nous interpeller.

En ce qui concerne l’écologie nocturne de soin des spectres telle qu’elle m’est apparue — lors de funérailles, de festivals du Yu Lan Zi, et dans la pénombre des temples taoïstes —, c’est un rapport à la nuit, par la rêverie et les techniques d’imagination et de communication avec les défunts (tantôt fantômes, ancêtres et dieux) que le feu attise. Ce rapport à l’imaginaire cultivé par une pyrotechnique spécifique est indissociable d’un rapport au monde nocturne au sens non seulement physique, mais aussi économique d’une industrie jugée “obscure” et métaphysique du monde Yam de l’underworld. Ce que le feu et le fond obscur dont il se détache rendent visibles, c’est un point de vue renversé où la perspective des bas-fonds d’un sous-commun (Moten et Harney 2013), celui de l’underworld et de ses défunts, prime sur celle, aveuglante, du monde diurne.

Depuis les rêves où les défunts se manifestent parfois pour certain.e.s, mais aussi depuis les imprimés photos, portraits posthumes incrustés sur les stèles des tombes, les morts soumettent les vivants à leurs regards. À la manière des portraits funéraires de Fayoum datant de l’Égypte romaine (du Ier au Ve siècle de notre ère) (Bailly 1997), le portrait des défunts est au centre des cérémonies funéraires. Souvent tirés des photos d’identité retouchées pour l’occasion, ces portraits se présentent au centre de la salle, et parfois sur les offrandes de papier de manière à ce qu’elles parviennent au défunt sans entrave dans l’autre monde. Ces visages renvoient le regard et renversent la relation observateur-observé (Berger 2001). C’est ici l’observateur de la photographie posthume qui est réellement regardé par le défunt qui le confronte à l’éphémérité de sa propre vie. À l’ère de la reproduction, ces portraits scannés, numérisés et retouchés incarnent néanmoins à leur tour, et au côté de ces offrandes de papier, la fragilité d’existence précaires et, comme le dit John Berger, « a forgotten self-respect » (2001 : 77). Ces portraits qui apostrophent les vivants depuis l’au-delà, confirment, pour paraphraser John Berger, que la vie est un présent, au double sens d’offrande et de temporalité (77). Ce qui vient à disparaître avec le feu et ces écologies spectrales nocturnes qu’il alimente est avant tout une perspective, celle des défunts qui nous confrontent à notre propre finitude et incomplétude.

Autrement dit, le potentiel critique de ces offrandes parfois ornées du visage du défunt qui nous regardent tient non seulement de leur capacité à commenter et détourner une économie, comme Blake le soulignait, mais à instaurer un rapport politique et existentiel aux morts qui « nous regardent » littéralement, au sens où ils concernent de près les vivants. Contre la rhétorique dénonçant la dépense, la consommation et consummation de ces répliques de papier, l’éphémérité et l’excédance de ces objets qui débordent de toute rationalisation est ce qui précisément constituent un potentiel politique. Leur efficace tient précisément de leur apparente « inutilité », de leur capacité à échapper à toute capture rationnelle étatique. À chaque geste d’incinération et d’invocation des défunts correspond alors une revendication quant à ce et ceux qui, depuis les bas-fonds (underworld), nous regardent.