L’idée de publier un numéro spécial d’Ethnologies autour du thème des « ethnographies nocturnes » est apparue comme un besoin de répondre à quelques-unes des questions qui se posaient alors que nous entreprenions un travail de terrain ethnographique sur les heures nocturnes à Cuba (Boudreault-Fournier et Diamanti 2018 ; Diamanti et Boudreault-Fournier 2021). Alors que nous abordions la nuit à travers nos corps, enregistreurs de son et caméras, nous en sommes venues à nous poser une série de questions qui sont reflétées dans ce numéro. Comment les ethnographes mènent-ils des recherches dans et sur la nuit? Existe-t-il des sensibilités spécifiques liées au segment du cycle de 24 heures qui émerge à la tombée de la nuit? Quels imaginaires et esthétiques les heures nocturnes invoquent-elles? Les réponses riches et articulées que nous avons rassemblées autour de ces questions dans ce numéro témoignent de l’urgence d’y répondre, en particulier dans un domaine – les sciences sociales – historiquement lié aux pratiques et aux méthodes diurnes (telles que l’observation et les méthodes visuelles si profondément liées à la lumière et à la vision claire, voir Diamanti et Boudreault-Fournier 2021). De plus, l’accent mis sur les esthétiques et les imaginaires de la nuit vise à combler le fossé entre les sciences sociales et les sciences humaines, dans une tentative d’enrichir la discussion autour de méthodes sensorielles, créatives et interdisciplinaires. Les onze contributions de ce numéro réfléchissent à la façon dont les imaginaires et l’esthétique de la nuit affectent le travail et les méthodes des ethnographes, leurs expériences de terrain et leurs approches, ainsi que les humains et les plus-qu’humains qui habitent la nuit. En adoptant un tel prisme, on reconnaît la dimension affective et performative des imaginaires de la nuit, de même que la qualité relationnelle de ses esthétiques. Les travaux menés dans les sciences humaines sur les esthétiques et imaginaires de la nuit sont une grande source d’inspiration pour notre approche interdisciplinaire. La chercheuse Elisabeth Bronfen (2013), par exemple, aborde les imaginaires culturels de la nuit dans la culture visuelle, le cinéma, la philosophie et la littérature occidentales, et montre comment ces riches imaginaires se mettent en relation et contrastent avec notre expérience quotidienne, du fait qu’ils sont informatifs et performatifs. Bronfen soutient que les imaginaires nocturnes évoquent la nuit soit à travers sa personnification (principalement féminine), soit comme un voyage du crépuscule à l’aube. La nuit apparaît dès lors comme un lieu de formation d’imaginaires et d’expériences esthétiques qui informent et affectent silencieusement notre routine quotidienne « à travers le dissimulé, l’interdit et l’oubli » : « un voyage dans la nuit est un voyage vers la fin d’une nuit, où nous nous réveillons dans un jour qui a été changé par ce passage » (2013 : 21-22). De la même manière, Le dictionnaire littéraire de la nuit, publié sous la direction d’Alain Montandon (2013), propose une compréhension riche et complète des imaginaires de la nuit en littérature, poésie, théâtre, cinéma et photographie. Les entrées de ce dictionnaire exhaustif abordent la façon dont les imaginaires culturels informent les expériences nocturnes. De plus, cet ouvrage montre comment les oeuvres centrées sur la nuit insistent sur sa sensibilité et son aspect sensoriel, en se présentant comme une ode, un hommage poétique, à la nuit; un fil-rouge que l’on peut retrouver à travers les articles de ce numéro. La nuit ne peut donc être conçue simplement comme un prolongement du jour, ou sa contrepartie négative. Au contraire, les chercheurs travaillant de plus en plus sur la nuit plaident pour la nécessité d’une compréhension interdisciplinaire des temps et espaces nocturnes d’un point de vue …
Appendices
Références
- Becquelin, Aurore Monod and Jacques Galinier (dir.), 2020, « And then came the night…: field work, methods, perspectives ». Ateliers d’Anthropologie 48, en ligne : https://doi.org/10.4000/ateliers.13380
- Bianchini, Franco, 1995, « Night cultures, night economies ». Planning Practice & Research 10 (2) : 121–126.
- Boudreault-Fournier Alexandrine et Eleonora Diamanti, 2018, Guardians of the Night [film], en ligne : https://vimeo.com/275404965
- Bronfen, Elisabeth, 2013, Night Passages: Philosophy, Literature, and Film. New York, Columbia University Press.
- Bulkeley, Kelley, 1999, Visions of the Night: Dreams, Religion, and Psychology (Suny series in dream studies). Albany, State University of New York Press.
- CANDELA, 2017, « Pour une sociologie politique de la nuit ». Cultures & Conflits 105-106, en ligne : https://doi.org/10.4000/conflits.19432
- Cauquelin, Anne, 1977, La ville, la nuit. Paris, Presses universitaires de France.
- Day, Kristen, 1999, « Strangers in the Night : Women’s Fear of Sexual Assault on Urban College Campuses ». Journal of Architectural and Planning Research 16 (4) : 289–312.
- Deschamps, Catherine, 2017, « Discriminations, genre et espaces publics parisiens ». Journal des Anthropologues 150-151: 197–216.
- Diamanti, Eleonora et Alexandrine Boudreault-Fournier, 2021, « Sensing the Night: Nocturnal Filmmaking in Guantánamo, Cuba ». Visual Anthropology Review 37 (2) : 290–309.
- Galinier, Jacques et al., 2010, « Anthropology of the Night: Cross-Disciplinary Investigations ». Current Anthropology 51 (6) : 819–847.
- García-Carpintero, María Ángeles, Rocío de Diego-Cordero, Laura Pavón-Benítez et Lorena Tarriño-Concejero, 2022, « ‘Fear of Walking Home Alone’: Urban Spaces of Fear in Youth Nightlife ». European Journal of Women’s Studies 29 (1) : 39–53.
- Gonlin, Nancy et April Nowell (dir.), 2018, Archaeology of The Night: Life After Dark in the Ancient World. Boulder: University Press of Colorado.
- Gwiazdzinski, Luc, 2005, La Nuit, Dernière Frontière de la Ville. Paris, Éditions de l’Aube.
- Gwiazdinski, Luc, Marco Maggioli et Will Straw, 2020, Night Studies. Grenoble, Elya Editions.
- Koslofsky, Craig, 2011, Evening’s Empire: A History of the Night in Early Modern Europe. Cambridge, Cambridge University Press.
- Kyba, Christopher et al, 2020, « Night Matters—Why the Interdisciplinary Field of ‘Night Studies’ Is Needed ». J-Multidisciplinary Scientific Journal 3 (1) : 1–6.
- Lovatt, Andy et Justin O’Connor, 1995, « Cities and the night-time economy ». Planning Practice & Research 10 (2) : 127–134.
- Melbin, Murray, 1978, « Night as frontier ». American Sociological Review 43 (1) : 3–22.
- Montandon, Alain (dir.), 2013, Dictionnaire littéraire de la nuit. Paris, Honoré Champion Éditeur.
- Narboni, Roger, 2012, Les Éclairages des Villes. Paris, Infolio.
- Phadke, Shilpa, Sameera Khan et Shilpa Ranade, 2011, Why Loiter? Women and Risk on Mumbai Streets. New Delhi, Penguin Books.
- Palmer, Bryan D., 2000, Cultures of Darkness. Night Travels in the History of Transgression. New York, Monthly Press.
- Roberts, Marion et Adam Eldridge, 2012, Planning the Night-time City. London, Taylor and Francis.
- Sagahon, Leonel et Fabrizio Léon, 2014, Vivir la Noche. Historias en la Ciudad de Mexico. Mexico, Conaculta.
- Schivelbusch, Wolfgang, 1995, Disenchanted Night: The Industrialization of Light in the Nineteenth Century. Berkeley, University of California Press.
- Schnepel, Burkhard et Eyal Ben-Ari, 2005, « Introduction: ‘When Darkness Comes’: Steps toward an Anthropology of the Night ». Paideuma: Mitteilungen zur Kulturkunde 51 : 153–163.
- Talbot, Deborah, 2007, Regulating the Night. Race, Culture and Exclusion in the Making of the Night-time Economy. Aldershot, Ashgate.
- Vitrano, Chiara, Monica Ferrario et Matteo Colleoni, 2019, « Rischi di segregazione temporale nella città poliritmica: il caso della mobilità notturna delle donne tra nuove esigenze di spostamento e percezione della sicurezza ». Bollettino Della Società Geografica Italiana 1 (2) : 139–150.