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Introduction

Dans la présente contribution, je situerai d’abord le lieu de l’oralité au sein de ses principaux médiateurs de l’enquête ethnomusicologique[2]. Caractériser le lieu de l’oral nous permettra de comprendre en quoi l’ethnomusicologie, par l’objet d’étude qui l’intéresse, se place aux confins des études linguistiques. Tant la phase de collecte que la phase de transcription de l’enquêteur exigent des qualités de linguiste et des connaissances de l’oralité et de ses particularités. Après m’être attardé aux aspects méthodologiques de l’enquête ethnomusicologique au Canada-français, j’analyserai les liens plus étroits qu’elle tisse avec le développement des disciplines soeurs comme la dialectologie. J’aborderai l’usage du folklore dans l’élaboration de la représentation symbolique de la nation, rôle que joueront les acteurs littéraires du XIXe siècle en introduisant dans leurs oeuvres des poésies vocales. C’est d’abord l’histoire européenne des études folkloriques qui a attiré mon attention et qui servira en quelque sorte d’introduction au développement des études folkloriques et ethnologiques au Canada-français. Mon apport aux connaissances de l’ethnomusicologie et des disciplines connexes se fera par une étude diachronique. L’épistémologie de l’ethnomusicologie permet de déceler des recoupements qui s’opèrent au sein de différentes disciplines. Cela nous conduira notamment à étudier les actions entreprises par la Société du parler français au Canada (dorénavant SPFC) de même que celles des grands ténors de l’ethnologie dans les travaux de collecte du patrimoine vocal au Canada-français. Tout en étant théorique, cette contribution est également de nature historique et retracera les différentes étapes de la transformation du travail de collecte, de celui du folkloriste à celui de l’ethnomusicologue, et des liens intimes qui unissent au Québec les différents intellectuels émanant de sphères d’activités souvent différentes. Cette étude contribuera à faire avancer l’histoire des idées, de la vie intellectuelle au Québec et de son inscription dans l’évolution générale des sciences humaines, tout en créant des ponts entre des disciplines trop souvent cloisonnées.

La transmission orale : une dynamique réticulaire.

Si l’une des approches de la présente étude cherche à cerner les filiations disciplinaires qui gravitent autour de la littérature orale et plus précisément de la chanson de tradition orale, il convient en ce sens de ne pas ignorer qu’il n’est pas de circulation d’un texte quel qu’il soit sans que ses emplois linguistiques ne soient marqués par des considérations diachroniques, géolinguistiques, stylistiques, etc. et ce au sein de pratiques discursives sociales. C’est l’homogénéité de la communauté qui favorise la pérennité des emplois. Bien que le corpus chansonnier soit sous-exploité par la sociolinguistique et la lexicographie québécoise, si l’on en juge par le corpus du Trésor de la langue française au Québec (TLFQ), il faut néanmoins considérer que l’enregistrement sonore de chansons de tradition orale, permet de constater que la diction, les réalisations phonétiques des locuteurs sont souvent plus près du français parlé au Québec et constitue à ce titre un vivier, sur le plan de la variation phonétique. Si l’on considère que la phonétique fut bel et bien au berceau de l’ethnomusicologie par les travaux d’Alexander John Ellis (Stock, 2007)[3], on s’étonne donc que la chanson de tradition orale, enregistrée ou non, soit sous-exploitée par les corpus linguistiques servant à l’élaboration des dictionnaires tant au Québec qu’en France.

Outre les dimensions variationnelles sur le plan phonétique, il faut aussi considérer qu’au sein de la sociolinguistique, sinon des faits de discours, on peut considérer la poésie vocale[4] comme porteuse d’un message, d’une parole collective, véhiculant des chansons aux fonctions de stigmatisation, comme celles chansonnant d’illustres personnages tels Nicolas Sarkozy ou Margaret Thatcher (chez Renaud Séchan par exemple). Mais, plus généralement, il convient selon moi de la situer à la manière de Jean-Claude Dupont et Jacques Mathieu au niveau des réseaux d’appartenances anthropologiques :

En situant le lieu de l’oral au niveau des réseaux d’appartenance, nous le situons, nous le définissons en termes de rapports dynamiques entre acteurs sociaux, d’interactions directes, qui s’organisent en un système de pratiques, qui émergent sans cesse d’une tradition où nous distinguons les pratiques du corps, les pratiques alimentaires, les pratiques vestimentaires, les pratiques s’exerçant sur des objets, les pratiques langagières (qui nous occuperont ici), les pratiques ludiques, les pratiques sapientiales, les pratiques religieuses et, réglant toutes ces pratiques, les pratiques coutumières qui définissent des normes où sont exprimées les « valeurs » du réseau.

Les auteurs de l’introduction à Héritage de la francophonie canadienne, traditions orales ajoutent un peu plus loin :

Dans cet espace interactif, situons le lieu de l’oral et du folklore en général où les textes seront considérés comme des éléments d’un procès de communication qui se produit à l’intersection d’un dynamisme vertical, la tradition, et d’un dynamisme horizontal, le contexte : il s’agit de la performance où le réseau –et celui qui au sein du réseau, assume le rôle de « performant », donne forme à la compétence partagée par tous.

Dupont et Mathieu 1986 : 8

Le lieu de la transmission orale est donc celui qui rassemble un nombre indéterminé de médiateurs autour de pratiques linguistiques (les énoncés réalisés) ou vocales (pas forcément linguistiques si l’on considère les vocalises, la turlutte, etc.), c’est lui qui permet l’apprentissage de la compétence orale. Ici en s’inspirant de la terminologie de la linguistique générative, on peut considérer l’existence de la compétence du conteur, la performance des énoncés mais aussi la compétence de décodage de l’auditeur[5]. « En cette performance, convergent le performant, les destinataires, la structure communautaire, le contexte circonstanciel et le dynamisme traditionnel » (Dupont et Mathieu 1986 : 9)[6].

Qualités requises dans l’activité de collecte et problèmes de notation

L’espace discursif de l’activité chansonnière est composé de deux modes de transmissions, subissant eux-mêmes des métissages : la tradition orale et la transmission par l’écrit. La transmission par l’écrit recouvre une gamme de pratiques larges : que ce soit manuscrit (les recueils manuscrits de chansons, soit de la main des auteurs eux-mêmes sinon de chanteux, sont légions), édité via des partitions, recueils de chansons (tapuscrits), sur Internet, etc. La transmission de textes chansonniers anonymes peut se faire tantôt par la transmission orale, tantôt par l’édition, et vice-versa, d’où l’élaboration d’une typologie des métissages expliquant ce déploiement varié de l’oralité. Il ne convient pas ici de développer le détail de ces modes de transmission, ce que j’ai fait dans de nombreux autres travaux depuis 1993 (voir notamment De Surmont 2010).

Il a été jusqu’à présent question de la tradition orale et c’est elle qui retiendra mon attention tout au long de cette contribution. Les médiateurs que l’on retrouve dans le cadre de la description de l’activité chansonnière de tradition orale se distinguent tant par leur rôle que par les outils qu’ils utilisent pour transmettre le corpus de poésies vocales. Situer le lieu de l’oralité au sein de pratiques anthropologiques revient à considérer la présence de l’autre dans une activité de collecte, en somme au sein de la traditionnelle dialectique ethnologique : soi et l’autre. Au sein de l’activité de collecte, le médiateur premier de la transmission orale est l’informateur et le médiateur second, l’ethnomusicologue ou tout au moins l’ethnologue. Françoise Étay rapporte les qualités indispensables du collecteur qu’énumérait déjà Bartók : posséder une érudition fine, disposer d’un équipement parfait pour reproduire le plus exactement possible la mélodie, posséder des connaissances linguistiques, philologiques et en phonétique, et, enfin, posséder une bonne oreille musicale. Il a aussi développé trois attitudes compositionnelles face à la musique traditionnelle : l’harmonisation, la recherche d’équivalence, la textualité du chant (voir Bartók 1976 [1941] : 348 ; sur Bartók, voir Boukobza 2005 et Schneider 2006). Les travaux de Bartók « représentent probablement l’étude structurelle comparée des musiques de tradition orale la plus élaborée qui soit. » (voir Rice 2003 : 144 ; Bartók 1948). À la phase de collecte succède la phase de transcription, qui, comme la précédente, comporte des difficultés.

Ainsi, l’un des premiers problèmes manifestes posés par les recueils des ethnomusicologues se présente dans la sélection de l’unique couplet mélodique prototype préféré aux autres couplets littéraires et supposé représenter l’ensemble. Ainsi, la sélection de la version critique oblige parfois à la déformation des mélodies, trop longues ou trop courtes, et qui ont été remaniées pour s’adapter au moule (voir Étay 2000 : 46). Le deuxième problème auquel est confronté l’ethnologue d’aujourd’hui comme celui d’autrefois est la notation rythmique : le cadre des temps et des mesures n’est absolument pas adapté à tous les types de chants. Puis, il y a aussi les chants qui se déroulent sur un rythme libre ou ceux que l’éditeur n’a jamais fait paraître. Il est tout aussi absurde pour le transcripteur de tenter de noter la pulsation des chansons dont la caractéristique est de ne pas en avoir. Aussi importe-t-il, en accord avec Marcel Bénéteau (2003), de rappeler que les ethnologues faisant l’étalage du répertoire de la littérature orale font peu état des recueils manuscrits, ce qui laisse un vide en matière de représentativité des versions existantes.

Le primitivisme folklorique et la dialectologie au coeur d’une même problématique

Appréhender le phénomène de la tradition orale ne se limite pas à situer le lieu de l’oralité et à décrire les difficultés que posent la collecte et la transcription du corpus chansonnier. Ainsi, la tradition orale s’inscrit au sein de courants qui ont déjà fait l’objet de nombreux travaux, notamment ceux de Conrad Laforte, Luc Charles-Dominique (notamment 1996) et de Nicole Belmont (1986), mais que je vais ici analyser sous la loupe des liens plus étroits qu’elle possède avec le développement des disciplines soeurs comme la dialectologie. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, apparaissent les premières sociétés d’anthropologues telles que l’Anthropological Society of London (1863) et la Berliner Gesellschaft für Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte (1869). Elles étaient liées à l’époque à l’étude des « peuples primitifs » et l’anthropologie était considérée, quant à elle, comme une discipline académique. La collecte des produits de la culture orale constituait une façon d’envisager l’étude de la transmission du génie de la nation, selon l’expression dixhuitiémiste. En effet, la conception de Herder était de croire que « c’était dans la langue du peuple (celle des paysans vivant au rythme des saisons, en contact avec la terre, de préférence illettrées et donc encore porteurs de cette essence dans sa forme la plus pure) que se transmettait le caractère distinctif, unique et singulier de la nation (qu’on a appelé le Volksgeist) » (Pastinelli, 2007 : 11).

Brigitte Buffard-Moret explique comment cette conception est issue d’une confusion entre littérature médiévale et vieilles chansons populaires :

Lorsqu’elle est passée de mode, une poésie savante séduit par son archaïsme que l’on interprète alors comme un trait de style naïf et populaire. Or, depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle, se développe l’idée, chez Diderot d’abord, puis de manière systématique, chez l’Allemand Johann Gottfried von Herder, notamment, que dans l’enfance de l’humanité, où l’imagination n’était pas encore bridée par la raison, la poésie était encore l’expression directe des sentiments. Toute poésie primitive est précieuse parce qu’elle offre un monument de cette époque vraiment poétique où la poésie n’était pas l’oeuvre consciente d’un auteur mais le fruit collectif de tout un peuple. Comme les peuples et les goûts diffèrent selon les temps et les lieux, Herder proclame que la littérature doit être nationale et il propose pour modèle la poésie populaire, miroir fidèle du caractère national. Le terme est néanmoins ambigu, car il désigne pour Herder toute poésie authentique, si bien que son recueil Volkslieder (1778-1779) figurent également des chants de Shakespeare et de Goethe.

Buffard-Moret 2006 : 1850[7]

Cette vision est également évoquée par le spécialiste du patrimoine matériel et immatériel belge Roger Pinon qui écrit :

La dialectologie est née d’un puissant courant de substitution du français, langue réputée parfaite, aux dialectes, considérés comme insuffisants ; d’où la curiosité d’ausculter le moribond, de le décrire, d’en sauver une image, avant sa complète disparition ; d’un regret de cette disparition, parfois d’une révolte contre elle ; et comme pour l’ensemble du folklore, on lui a trouvé un goût de sauvagerie, de primitivisme, de nature fondamentale qui invitait à l’étude, voire à l’utilisation à des fins de culture, savante ou populaire, ou de politique, progressiste ou passéiste, nationaliste le plus souvent.

Pinon 1987 : 199

Nul étonnement dès lors de constater que les théories romantiques allemandes se propagent ensuite dans les milieux intellectuels français, puis canadiens-français parce « qu’elles permettent de décrire l’esthétique classique, tandis que se répand la mode des recueils de chansons ‘populaires’ mêlant en fait chansons purement lettrées, dans le style de la poésie fugitive du temps, et vieilles rondes folkloriques » (Buffard-Moret, 2006 : 186).

Nicole Belmont affirme quant à elle que l’étude du folklore commence en France au début du XIXe siècle avec l’Académie Celtique. Elle la distingue de la réflexion ethnologique, selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, qui lui est antérieure et qui concerne l’étude et l’observation des peuplades lointaines, de l’exotisme, de l’altérité, correspondant à ce que d’autres nomment l’anthropologie. Ainsi, à propos de la Nouvelle-France, il faudrait considérer que la réflexion ethnologique commence donc bien avant le folklore et l’ethnologie de sauvetage. En 1805, l’Académie celtique se donne la tâche de recueillir les usages locaux, les coutumes, les traditions, les dialectes et les patois des diverses régions de France. Mais ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, avec la fondation de la Société des Traditions Populaires en 1886 et la création de la Revue des traditions populaires en 1888, que renaît en France un mouvement national d’étude du folklore (voir Belmont 1986 : 261).

Au Canada français, en dehors de la production relevant de l’institution scolaire, par exemple les recueils de Charles-Honoré Laverdière publiés à partir du milieu du XIXe siècle, les recueils de chansons n’ont pas d’orientation normative. La majorité de la production de ce siècle mêlent les productions savantes (mélodies, ariettes, hymnes), celles des faiseurs de chansons français ou canadien-français, aux productions dites folkloriques. Les traces d’oralité se détectent par des méthodes de transcriptions, par exemple les mentions d’apocope de r (d’où d’ailleurs la réalisation de chanteur par « chanteux ») semblable à l’apocope du f que l’on trouve aussi en français québécois et acadien.

C’est surtout le musicien canadien Ernest Gagnon qui va déclencher au Canada d’alors un mouvement d’intérêt pour la chanson de tradition orale en publiant son fameux recueil, plusieurs fois réédités, Chansons populaires du Canada, en 1865 qui est une sorte d’écho direct de celui de Champfleury-Weckerlin, Chansons populaires des provinces de France, publié en 1860. Mais sa quête n’est pas systématique et encore moins scientifique. Serge Gauthier affirme avec raison qu’« [e]lle ne se lie pas à une pratique dirigée sur le terrain mais à une approche naïve et pittoresque de celui-ci essentiellement orientée par les milieux lettrés de l’époque et non des milieux purement traditionnels. Elle ne vise pas à une découverte plus objective de la matière folklorique traditionnelle » (Gauthier 2006 : 16).

La constitution de l’ethnomusicologie

Entre le XIXe siècle et le début, voire la moitié du XXe siècle se constituent des disciplines comme la sociologie (avec ses grands fondateurs reconnus comme tel Max Weber, Auguste Comte et Émile Durkeim), puis le dit folklore (perçu comme une discipline dès lors que le « folkloriste » en est le spécialiste), l’anthropologie et, plus récemment dans la seconde moitié du XXe siècle, l’histoire des mentalités. Dans son panorama des recherches ethnologiques au Québec, Jocelyne Mathieu distingue l’école géographique, l’école sociologique, l’école anthropologique, l’école psychologique et l’école historique (Mathieu 1997 : 38-48).

Au début du XXe siècle, le retour fréquent aux références stylistiques du passé répond à la pression sociale exercée sur les musiciens. Le nationalisme romantique se nourrit de l’utilisation de matériaux traditionnels dans la musique dite savante. Ainsi, affirme Bojna Bujic, « [la] doctrine wilsonienne d’une émancipation des nations fondée sur des critères géographiques et linguistiques était largement acceptée tant à gauche qu’à droite ; et, pour la droite tout particulièrement, elle permettaient un recours à la musique en tant que représentation symbolique de l’esprit national » (Bujic, 2003 : 178). Non seulement le corpus de la tradition orale et de la musique va-t-il servir dans de nombreux pays (notons les fameuses enquêtes de Bela Bartók, Zoltan Kodály et Leos Janacek en Europe centrale) d’élément constitutif de la représentation symbolique de la nation, mais en outre c’est cette même recherche d’authenticité qui va motiver la recherche d’un patrimoine de la tradition orale. La notion de « nation », apparue sur la scène historique avec la révolution, est au coeur de nombreux débats.

Dans son avant-propos aux mélanges consacrés à l’ethnologue Jean-Claude Dupont, Jean-Pierre Pichette explique comment l’étude du folklore local canadien a su réunir « depuis le milieu du XIXe siècle et même déjà au moment où ses méthodes étaient encore à l’état de balbutiement, des personnalités et approches d’horizons divers que ce soit le médecin Hubert Larue, le musicien Ernest Gagnon, le romancier P.[hilippe] A[ubert] de Gaspé, l’illustrateur H.[enri] Julien, puis à l’aube du XXe siècle l’avocat linguiste A.[djutor] Rivard et les animateurs de la SPFC, l’archiviste E.[douard]-Z[otique] Massicotte et son frère illustrateur E.[dmond] J.[oseph] Massicotte » (Pichette 2001 : 5). Parmi ceux-ci, plusieurs écrivent déjà des romans dans lesquels ils insèrent des chansons de tradition orale. Mentionnons L’Influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé, fils, en 1837, La terre paternelle de Patrice Lacombe publié en 1846, Charles Guérin de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (1846), Jean Rivard le défricheur canadien d’Antoine Gérin-Lajoie (1862) et, enfin, le récit Forestiers, voyageurs de Joseph-Charles Taché (1863), dans la deuxième partie duquel, « l’Histoire du père Michel », sont intercalées des chansons au sein du récit du père Michel. Ce procédé stylistique est typique du mouvement de sauvegarde du patrimoine ancestral qui, pour puiser dans la vie traditionnelle des forestiers et voyageurs, farcit le récit d’extraits de chansons traditionnelles (voir Conrad Laforte 1995 [1973] et Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques 1996 : 425-427).

Ces auteurs, tout en rappelant le lien entre la littérature et la tradition orale, jouent sur le registre de la conscience littéraire et de la mémoire nationale. Il résulte d’une conjoncture politique qui est favorable au clergé et va voir accroître son emprise sur l’enseignement, la presse, et en définitive l’opinion publique. C’est ainsi que l’idée d’une littérature nationale émerge, concrétisée notamment par la publication du Répertoire national compilé et publié par James Huston à partir de 1848. Le mouvement littéraire de l’École patriotique de Québec qui émerge dans les années 1860 va favoriser la construction de la mémoire nationale par le biais de la publication de romans historiques, la multiplication des recueils de contes, la fondation de journaux et d’associations, etc. Ce corpus d’oeuvres va permettre de constituer un répertoire national lu, étudié, critiqué, bref définissant le champ littéraire de manière autonome.

Au Canada français, dans le cadre de l’élaboration de cette représentation symbolique de la nation, les acteurs littéraires vont en effet jouer un rôle primordial en farcissant leurs oeuvres de poésies vocales. La littérature nationaliste du début du XXe siècle regorge aussi d’éléments révélateurs de cette pratique : en témoignent Camille Roy avec « Le vieux hangar » en 1913 suivi par Adjutor Rivard (Chez nous, 1914), Lionel Groulx (Les rapaillages, 1916), Georges Bouchard (Premières semailles, 1917), Frères Gilles (Les choses qui s’en vont, 1918) et le frère Marie-Victorin (Récits Laurentiens, 1919).

Au berceau du romantisme et de la collecte organisée

L’histoire littéraire reconnaît aujourd’hui généralement la publication de Lyricals Ballads de Coleridge et Wordsworth (1798) et la bataille d’Hernani de Victor Hugo en France trente ans plus tard comme des dates historiques qui marquent les débuts du romantisme. Mais en ce XIXe siècle, les repères du romantisme n’étaient pas aussi clairs qu’aujourd’hui. Ainsi Baudelaire définit le romantisme comme étant ce que nous appellerions aujourd’hui plutôt la modernité (voir Charest, 2004 : 119). Au Canada, deux mouvements d’influences se font sentir. D’une part, celui de l’enquête d’Hippolyte Fortoul en France afin de procéder à la collecte systématique des musiques régionales. Puis, l’appel de Charles Nodier, souvent posé en exergue des récits canadiens, dont les Soirées canadiennes : « Hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires des peuples avant qu’il ne l’aient oubliés » comme je l’aborde un peu plus loin. Il faut aussi considérer le deuxième mouvement d’influence que l’ethnomusicologie va subir en se développant dans le sillage de l’anthropologie par l’entremise des travaux de Franz Boas en Colombie- Britannique, en 1886. Ces deux mouvements d’influences, français et anglophones, vont être des éléments stimulants en encourageant la collecte et l’étude des traditions orales. Vont s’y consacrer les férus de littérature et les littéraires eux-mêmes, dans un premiers temps, et dans la foulée l’anthropologue canadien Marius Barbeau dans un deuxième temps (Gauthier 2006 : 36)[8].

C’est par le biais de deux genres littéraires brefs que la littérature orale prendra son essor : le conte, genre narratif bref, et la chanson de tradition orale. Le XIXe siècle constitue l’âge d’or du récit bref en France et marque également un mouvement d’intérêt pour le Moyen Âge, perçu comme une société idyllique. Le folklore s’inscrit d’abord dans une démarche d’abord descriptive de collecte, puis ensuite analytique. À cet égard mentionnons les travaux de l’Académie celtique (fondée en 1804), puis ceux du Finnois Anti Aarne sur le traitement du conte type (1910) et enfin ceux d’Arnold Van Gennep autour de la notion de rite de passage (1909). Le folklore intéresse les lettrés que ce soit en Amérique du Nord ou ailleurs. Jacob et Wilhelm Grimm collectent des contes populaires issus de la tradition orale pour les mettre en recueil ensuite[9]. Pratiqué par de nombreux auteurs comme Maupassant et Mérimée, le conte est aussi choisi de manière symptomatique par des auteurs pour bâtir leur oeuvre.

Au Canada-français, comme je le mentionnais plus haut, c’est le Français Charles Nodier, considéré par ses pairs comme un conteur brillant, initiateur du romantisme et bibliothécaire de l’Arsenal à Paris à partir de 1824, lexicographe averti, qui va servir d’inspirateur à l’ethnologie de sauvetage au Canada français. Nodier est sûrement un exemple illustre d’un féru de littérature qui s’intéresse à la tradition orale. Ainsi, il fréquente assidûment les dictionnaires, allant même jusqu’à inventer le mot dictionnariste. Il se rend aussi en Écosse espérant y rencontrer Walter Scott. Nodier manifeste un désir d’inventaire des cultures qui stimulera avant toute chose les auteurs du Canada français[10].

Les directeurs de la revue Soirées canadiennes parodient l’érudit polygraphe en inscrivant en épigraphe : « Hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires du peuple avant qu’ils les aient oubliées[11] ». Cet épigraphe inspiré de Nodier apparaît à la suggestion de docteur Hubert Larue dans le but avoué de créer une littérature nationale vivante et de cautionner de son prestige des affabulations que la science désavoue (voir Lemire 1993 : 194). Avant tout patriotique, la revue publiée à partir de 1861 comptait 850 abonnés et, sous l’influence de Fortoul dont je parlais plus haut, diligente une collecte massive de chansons de tradition orale.

Cet appel de Nodier, s’il ne contribue pas à lancer une école (avec une doctrine définie admise et partagée par tous ses membres dont Hubert Larue, Octave Crémazie, Louis-Honoré Fréchette, Léon Gérin) ou un mouvement[12], comme le rappellera avec exactitude Luc Lacourcière[13], n’en contribue pas moins à donner un certain élan à la ressouvenance et l’illustration de coutumes canadiennes et à l’intérêt pour les traditions et, en particulier, pour les chansons de tradition orale. En effet les contes et légendes :

forment un corpus traditionnel qui illustre bien le programme de littérature nationale proposé par l’abbé Casgrain en 1866. Mais ce corpus ne se réduit pas à un tel programme. D’allure souvent très libre, ces contes et ces légendes échappent aux conventions qui pèsent sur la poésie patriotique. On les trouve un peu partout, dans les journaux et les revues, mais aussi à l’intérieur de romans qui intègrent ainsi une part de la tradition orale.

Biron et al. 2006 : 9

L’émancipation de la nation canadienne relève aussi du refus d’admettre le constat de John George Lambton dit Lord Durham dans son rapport de 1839, à savoir que le Canada est un peuple sans histoire et sans littérature qui ne mérite que l’assimilation. Le contexte est donc différent de celui de la France où c’est dans le cadre du renouveau de l’étude des traditions populaires en France dans les années 1880 que les folkloristes disposent, grâce à l’École anthropologique anglaise de la notion de sauvegarde et de survivance, qui permet la collecte et l’étude éventuelle des productions populaires sans culpabilité, gêne ni réticence (voir Belmont, 1986 : 262).

Au Canada-français, certes, le contexte est différent mais le folklorisme de sauvetage, nostalgique d’un temps révolu, en prenant appui sur les traditions locales, va faire jaillir une réflexion et une production culturelle qui viendra en quelque sorte apporter une réponse à l’élite anglophone. Il s’agit aussi de fournir des éléments de preuve de l’existence de cette littérature orale marquant du même coup la transition entre une société d’oralité primaire à une société d’oralité mixte selon les concepts de Paul Zumthor (1983). Cette transition est marquée par le passage d’une période où, d’une part, seules circulent les pratiques vocales (désignées abusivement « littérature orale ») et, d’autre part, coexistent la littérature dite orale, et la littérature tout court. La diégèse voit aussi co-exister à la fois un répertoire décrivant un patrimoine ancien, où les personnages du conteur représentent le symbole d’un passé national, le reflet d’une réalité vivante. À ce sujet, les auteurs de l’Histoire de la littérature québécoise écrivent :

Alors, que chez Casgrain et même encore chez Pamphile Le May, le conteur cherche à faire comme si l’univers du conte correspondait à la réalité encore bien vivante, rien de tel chez Fréchette et encore moins chez Beaugrand. Pour ces derniers, la visée littéraire devient évidente, renforcée par une mise en scène souvent ironique du conte lui-même. Ce n’est pas dire que ces conteurs ne croient plus à la saveur populaire de ces légendes : c’est dire que celles-ci ne sont plus fondées sur l’adhésion immédiate du lecteur et s’intègrent dans l’ordre de la littérature, plutôt que dans celui de la morale et de la croyance religieuse.

Biron, et al. 2006 : 122

Même si la publication écrite traduit l’essor d’une société d’oralité seconde, on trouve des éléments d’oralité mixte, par exemple chez Louis Fréchette où la liberté d’expression du conteur se nourrit d’expressions de la littérature orale : « J’étions quinze dans not’ chantier : le boss, le commis, le couque, un ligneux, le charrequier, deux coupeux de chemin, deux piqueurs, six grand’ haches, épi un choreboy, autrement dit marmiton » (Biron, et al. 2006 : 569).

Les frères Massicotte

Dix-sept ans séparent les premières enquêtes d’Édouard-Zotique Massicotte, alors adolescent en 1882, et la publication du chansonnier de Gagnon. Massicotte, on peut l’affirmer sans hésitation, était un brillant intellectuel qui a su faire le pont entre l’ethnographie artisanale des littéraires et le travail scientifique de Barbeau. En outre il va, comme Barbeau, s’intéresser aux contes comme à la chanson. Propulsé par Franz Boas à la suite de leur première rencontre au congrès de l’Anthropological Association à New York à l’automne 1913, il procède en août 1914 à la cueillette de contes de Prudent Sioui et de son épouse à Lorette, en banlieue de Québec, et se rend ensuite à Saint-Victor de Beauce auprès du conteur Paul Patry. Dans la préface de son recueil intitulé Conteurs canadiens-français du XIXe siècle (1902), Massicotte porte un regard éclairant sur les conteurs, comparant les authentiques et réalistes aux conteurs qui atrophient le récit en l’enjolivant, comme par exemple Sulte, d’affirmer Lemay (1902 : vii). Cette forme de distinction n’est pas sans rappeler la nature très différente des publications de François-Xavier Burque et de Marius Barbeau sur la chanson de tradition orale, pratique vocale qui retient aussi l’attention d’Édouard-Zotique Massicotte dès les années 1880. Barbeau se montrera critique à l’égard du recueil de ce dernier en affirmant en 1911 que « ce résultat relève davantage de la littérature que de la science, observant que ces écrivains ont recueilli des légendes, mais aucun conte, aucune chanson. Seul, pense-t-il, le relevé objectif distingue l’ethnographie véritable de l’approche littéraire de ces écrivains » (Karel 2005 : 133 ; voir Barbeau 1911).

Édouard-Zotique Massicotte compte Benjamin Sulte parmi ses conseillers et amis. Avec son frère Edmond-Joseph, illustrateur, Édouard-Zotique va réellement agir en pionnier en faisant la promotion du folklore canadien soit par l’illustration de son recueil déjà nommé[14], soit par celui de Louis Fréchette, Les contes de Jos Violon et La Noël au Canada initialement diffusé dans l’Almanach du peuple (Beauchemin 1905), sinon par l’illustration des Contes vrais (1899, deuxième édition partiellement illustrée par Massicotte (1907) de Pamphile Lemay. David Karel écrit à leur sujet : « Les frères Massicotte [Édouard-Zotique et Edmond-Joseph] l’honoreront [Sulte] en 1902 d’un portrait et d’une courte biographie dans un recueil intitulé Conteurs canadiens-français du XIXe siècle » (Karel 2005 : 23).

Édouard-Zotique Massicotte va s’intéresser à différents objets d’études et disciplines au détriment de sa carrière de juriste qu’il délaisse : théâtre, journalisme, histoire et ethnologie. Dans le Monde illustré, qu’il dirige à partir de 1898, il accueille les illustrations régionalistes et d’autres illustrations rappelant l’actualité de la semaine. En 1917, il rencontre Marius Barbeau. En 1918, au tout début de ses collectes, ce dernier publie une étude intitulée « Le pays des gourganes », en référence à la région de Charlevoix où il fait des enquêtes dès 1916[15]. Sous l’impulsion de Boas et également de Massicotte (que l’on oublie trop souvent de mentionner), Barbeau va « jeter les fondements sérieux et solides de la science traditionaliste du Canada français[16]». Si l’on doit à Massicotte d’avoir encouragé Barbeau à s’intéresser davantage à la tradition orale des Canadiens français, il n’en demeure pas moins que c’est sous l’influence de Barbeau que Massicotte devient un peu moins historien et un peu plus ethnologue. Aussi, faut-il préciser qu’Edward Sapir lui suggère sa première étude de terrain, les Hurons de Lorette en 1911. C’est aussi lui qui l’aide à comprendre la langue wendat (ou wyandot dans sa version moderne). Barbeau bénéficie du soutien des Hurons déplacés à Oklahoma à la fin du XIXe siècle, dont son informatrice principale Mary McGee, qu’il rencontre en Ontario, ainsi que Star Young, interrogée en Oklahoma.

La configuration du champ scientifique montre donc des appartenances très éclectiques des médiateurs de la littérature orale au fil des décennies : l’intérêt pour la littérature orale est d’abord le fait de littéraires, avant tout auteurs, puis elle fait partie des préoccupations des américanistes des États-Unis qui s’intéressent aux peuples aborigènes nord-américains (alors que les américanistes de la Société des Américanistes de Paris s’intéressaient d’avantage aux peuples sud-américains). Enfin, elle devient l’apanage d’anthropologues, de linguistes, de sociologues, etc.

En 1919 sont organisées deux Soirées traditionnelles à la bibliothèque Saint Sulpice de Montréal, dont l’édifice avait été inauguré trois ans plus tôt. Elles marquent selon David Karel la transition de l’historicisme à l’ethnographie (Karel 2005 : 133). Les festivals de chanson organisés à la fin des années 1920 sont typiques de ce mouvement. D’ailleurs il est intéressant de noter que Ralph Vaughn-Williams, l’auteur de la célèbre Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis, y est invité, lui qui croyait en la pureté de la musique rurale, par opposition à la musique urbaine. Organisées par Marius Barbeau, ces soirées témoignent du fait que c’est par l’élargissement de l’anthropologie que s’est développée l’ethnomusicologie[17]. Malgré son intérêt progressif pour la tradition orale d’expression française au détriment du patrimoine matériel et immatériel des autochtones, la définition de la nation de Barbeau est celle des deux peuples fondateurs.

Mais Barbeau prendra par la suite ses distances avec les séries de concerts de 1919-1920 de même qu’avec les festivals de musique canadienne et des festivals de la chanson organisés dix ans plus tard, critiquant la commercialisation des concerts folkloriques (Lefebvre 2008 : 162).

Les configurations mouvantes du folklore : entre l’ethnomusicologie et la dialectologie naissante.

Le développement du transport routier dans les années 1920 favorise non seulement la mobilité des enquêteurs mais aussi les enquêtes dialectologiques, désignées plus tard par le néonyme géolinguistique. C’est la Société du parler français au Canada (SPFC) qui va inaugurer le mouvement de collecte dans le sillage duquel s’inscrit aussi des médiateurs de la collecte de la tradition orale. Dès 1902, la Société se dote du Bulletin du parler français au Canada. Elle entreprend aussi une vaste enquête lexicologique et construit un réseau d’environ 200 correspondants. En 1930, paraît la première édition du Glossaire du parler français au Canada (GPFC) et dans les années 1930, paraissent aussi des feuillets prescriptifs préparés par la SPFC et des panneaux publicitaires qui auront un succès de loin supérieur à celui du GPFC, rappelant la démarche éditoriale légèrement postérieure des Entreprises de la Bonne chanson. En 1937, Camille Roy, recteur de l’Université Laval et président de la Société, estime qu’il serait opportun de commémorer le vingt-cinquième anniversaire du premier congrès. Suivant sa suggestion, la Société organise à l’été 1937 le Congrès de l’Esprit français. C’est lors de ce Deuxième congrès de la langue française que Marius Barbeau va se distinguer, donnant un signe précurseur du projet des Archives de folklore qui prend forme quelques années plus tard (voir Bergeron 2005 : 20).

La décennie qui suit la parution du glossaire voit ce que Laurier Turgeon appelle la période des « fondements et de l’expansion » de l’enseignement de l’ethnologie à l’Université Laval. Encouragé par Marius Barbeau, Lacourcière avait depuis 1939 entrepris des recherches sur l’histoire folklorique des plantes et les complaintes tragiques médiévales (voir Du Berger 1995 : 62). Dès 1940, le littéraire et ethnologue ébauche le projet d’une chaire de folklore qui verra le jour au mois de juin 1944[18]. À l’été 1940, il inaugure l’enseignement de l’ethnologie à l’Université Laval, faisant office de précurseur au Canada, en offrant un cours intitulé « Le folklore canadien-français et la chanson populaire ». Il offre à l’Université Laval cinq cours sur ce que l’on nommait encore le « folklore » et inaugure ses enseignements à la rentrée académique d’octobre 1944. Fort de son expérience de terrain, Marius Barbeau vient donner son appui en dispensant les cours de méthodologie et de théorie. Dans ses cours, explique Turgeon, « […] [Barbeau] associe déjà le folklore à l’ethnologie en utilisant simultanément les expressions “recherches folkloriques” et “recherche ethnographiques” puisqu’il emploie le mot ethnologie pour désigner l’ensemble des champs de la discipline, soit les traditions orales (associés au folklore), les coutumes, les métiers artistiques et artisanaux » (Turgeon 2015 : 269). L’étude du folklore va permettre une nouvelle relecture mémorielle de l’histoire culturelle du Québec. On observe par ailleurs que l’Université Laval abandonne alors l’expansion des collections de son musée ethnologique pour consacrer ses énergies au folklore des francophones en Amérique du Nord de sorte que les collections de tradition orale remplacent bientôt les collections ethnographiques à l’Université Laval (Bergeron 2005 : 12).

La scission entre l’anthropologie et l’ethnologie suit le mouvement annoncé en France par la création du Musée des Arts et traditions populaires en 1937. Le Québec entre, en 1937, après le Deuxième congrès de la langue française, dans une vague d’affirmation identitaire privilégiant la nostalgie et les valeurs traditionnelles jusqu’aux débuts des années 1960. La crise économique des années 1930 semble en effet avoir déclenché un intérêt manifeste pour les traditions et le développement de la muséologie. En même temps, la fin des années 1940 marque l’arrêt des chantiers d’hiver, corrélé aux débuts de la mécanisation, notamment l’apparition des autoneiges, qui permet de construire des chemins forestiers carrossables, rendant désuète la nécessité pour les travailleurs d’hiverner pendant de longs mois sur les chantiers. La mécanisation forestière rend aussi caduque tout un vocabulaire de la tradition matérielle « représentant la vie et l’activité en forêt largement décrites dans la littérature du terroir (par exemple : Menaud Maître Draveur (1937) de F.-A. Savard) et le folklore (chansons et contes forestiers) » (Auger 2006 : 142).

Dans les années 1950, le folkloriste (comme on le nommait alors) Luc Lacourcière, l’écrivain ruraliste Félix-Antoine Savard, de même qu’Arthur Maheux et Antonio Langlais, respectivement directeurs de la Société entre 1919 et 1948 et entre 1924 et 1953, tentent de donner un second souffle à la SPFC. Le volet « recherche » de la Chaire de folklore est destiné à recueillir des archives orales, fruit des enquêtes, à l’instar d’universités telles que Harvard, l’Université de la Pennsylvanie, etc. Le rayonnement de la chaire s’étend vite aux principaux îlots francophone de l’Amérique du Nord. C’est donc dire que les préoccupations linguistiques sinon littéraires ont toujours été constantes chez les spécialistes de la chanson traditionnelle de la deuxième moitié du XXe siècle. On doit aussi à Félix Antoine Savard et Luc Lacourcière la création et la direction de la collection « Nénuphar » aux éditions Fides, définissant ainsi un répertoire des « classiques » de la littérature canadienne-française.

Le Bulletin de la Société du parler français au Canada s’intéresse aussi à l’ethnologie, à l’histoire, à la littérature et à l’onomastique montrant par-là que ces disciplines se sont côtoyées et ont participé à leur manière à l’élaboration de la référence collective canadienne-française. Le fait qu’au sein de cette tentative de relance de la SPFC on trouve Savard et Lacourcière est révélateur de ce lien qui unit la linguistique et l’ethnologie québécoise. Cette communauté d’intérêt est exprimée explicitement par Lacourcière lors de la causerie annuelle de la Société en février 1946, dans laquelle il rêve, explique Jean-Denis Gendron, « d’une association entre linguistes et folkloristes québécois, rêve qui allait conduire, beaucoup plus tard, à la création, à la Faculté des lettres de l’Université Laval, du Centre d’étude sur la langue, les arts et les traditions populaires (CELAT) » (Gendron 2006 : 18). Lacourcière réalise aussi quelques années plus tard un rapide sondage à partir du questionnaire d’Albert Dauzat mis au point pour les atlas linguistiques de la France, mais « les résultats furent peu probants parce que les réalités canadiennes sont assez différentes de celles de France » (Lavoie 2006 : 73). C’est aussi Lacourcière qui initie le projet de renouveau de la SPFC au milieu des années 1940, alors que Dauzat s’apprête à lancer le chantier du nouvel atlas linguistique de la France par régions. Dès août 1945, Geneviève Massignon, qui y participe, entre en contact avec Marius Barbeau. En 1949, Luc Lacourcière élargit le champ de la recherche par l’étude comparée qui démontre que les pratiques culturelles traditionnelles observées dans la vie quotidienne d’une petite communauté se rattachent à d’autres pratiques en d’autres milieux : « Les traditions, pour le linguiste, pour le folkloriste, sont des choses vivantes et concrètes. Lorsqu’on les étudie en elles-mêmes, et surtout lorsqu’on les compare avec les parallèles des autres pays, celles de France en particulier, on ne peut s’empêcher de reconnaître en elles le signe le plus authentique de la dignité terrienne de nos origines » (Lacourcière 1949 : 814, cité par Du Berger 1995 : 65).

Le chevauchement entre la linguistique et l’ethnologie a été commenté par Ronald Labelle, ethnologue et Claude Verrault, linguiste, à propos du parcours de Geneviève Massigon. Labelle écrit :

Cette linguiste et ethnologue française est venue aux Maritimes pour une première fois en 1946-1947. Elle avait travaillé l’année précédente à la préparation de l’Atlas linguistique de l’Ouest de la France et elle appliqua la même méthode d’enquête en Acadie, parcourant les régions francophones des Maritimes, armée d’un ensemble de questionnaires comprenant plus de 2 000 questions sur la langue. […] [C]omme elle l’avait fait dans l’Ouest de la France et en Bretagne, Massignon questionna aussi ses informateurs au sujet des chansons traditionnelles et des contes. Utilisant une technique d’écriture phonétique, elle nota par écrit un total de 25 contes provenant surtout de Nouvelle-Écosse.

Labelle 2014 : 25-26

Dès son retour en France en novembre 1947, elle avait écrit à Lacourcière pour lui faire part de ses projets. Les liens tissés entre la géolinguistique et l’ethnologie vont non seulement chevaucher la carrière de Massignon mais vont aussi avoir une influence sur Lacourcière. En 1961, elle retourne au Canada munie d’un magnétophone et enregistre des centaines de contes et chansons. Le résultat, sa thèse complémentaire publiée en 1994, est une étude non seulement linguistique mais également une analyse du corpus chansonnier, de même que sa thèse principale qu’elle soutient en 1962 : « Les Parlers français d’Acadie ».

Claude Verrault remarque quant à lui qu’une bonne partie du vocabulaire qu’elle avait « […] relevé dans ses enquêtes référait à des traditions sinon révolues du moins en voie de l’être, et était par conséquent sans doute désuet » (Verrault 2005 : 64). Massignon parle de ses enquêtes comme d’enquêtes folkloriques, c’est donc dire que les méthodes de la géolinguistique d’Albert Dauzat servent à l’étude du vocabulaire ethnographique pris comme vocabulaire décrivant une activité, des traditions, constituant ainsi un corpus représentatif d’une synchronie.

Dans les années 1950, Lacourcière est également en contact avec Pierre Gardette, dialectologue spécialiste du franco-provençal et des parlers lyonnais qui visite d’ailleurs le Canada en 1952-1953 et publie en 1954 un article programmatique pour la lexicographie canadienne-française, au moment où la SPFC publie de nombreux articles lexicographiques constituant ainsi des ajouts par rapport au GPFC. Les Archives de folklore collaborent aussi avec différents linguistes comme le dialectologue belge Albert Doppagne[19].

Le programme d’enseignement à l’Université Laval s’affirme en 1952 avec la création d’une licence ès lettres classiques comportant une mention « civilisation canadienne-française », ouvrant une brèche dans la structure classique des études constituée des certificats de français, de grec, de latin et de linguistique (voir Duberger 1997 : 12-13). Il se renforce en 1963 avec la création du Département d’études canadiennes qui comprend un certificat en ethnographie traditionnelle et en littérature canadienne.

Au sujet de Lacourcière, le linguiste strasbourgeois Georges Straka affirme qu’il a réuni et continuait alors à rassembler en 1966 : « [...] avec une équipe d’une cinquantaine d’enquêteurs, une documentation sonore unique sur les parlers français de tout le Canada et des États-Unis ; près de 19 000 enregistrements, de récits et chansons sur rubans magnétiques constituant actuellement une extraordinaire source de renseignements non seulement pour les chercheurs dans le domaine du folklore et de la littérature orale, mais aussi pour les linguistes et les dialectologues » (1966 : xiv).

Les années 1940 sont aussi caractérisées par la disparition de principaux acteurs de la SPFC, notamment Louis–Philippe Geoffrion (1942), Mgr Camille Roy (1943) et Adjutor Rivard (1945) et constitue la période transitoire avec celle qui concerne la tentative de relance des activités de la SPFC dans les années 1950. Au Troisième congrès de la langue française en 1952, organisée cette fois par le Conseil de la vie française en Amérique, Félix-Antoine Savard et Luc Lacourcière, respectivement directeurs de la Société entre 1950 et 1960 et entre 1946 et 1962, se font les portes-parole de la Société même si cette dernière avait déjà perdu de son dynamisme et cessé de jouer un rôle important comme institution canadienne-française (Mercier 2002 : 39). À preuve de la concomitance entre la Société et les Archives de folklore, les présidences successives de Lacourcière et Savard mais aussi la présence de Conrad Laforte comme bibliothécaire dès 1953 alors qu’il commence à réaliser son Catalogue de la chanson folklorique.

En effet, dans les années 1940, Luc Lacourcière et Félix Antoine Savard « sont les premiers à essayer de relancer les travaux et ranimer la ferveur linguistique. Tous deux auront, soulève Thomas Lavoie, cependant d’autres préoccupations que l’étude de la langue ; l’un romancier, poète et ethnologue à ses heures, l’autre, continuant la tradition ethnographique et folklorique inaugurée par Charles-Marius Barbeau, ils fonderont à l’Université Laval, les Archives de folklore et la revue du même nom » (Lavoie 2006 : 2).

La parenté méthodologique entre la collecte de chansons et l’enquête linguistique n’est-elle pas le vecteur qui fait que Conrad Laforte lui-même se retrouve en 1950 membre de la SPFC aux côtés de Luc Lacourcière et de Félix–Antoine Savard, bien sûr, mais aussi de Gaston Dulong, l’auteur de ce qui allait devenir l’Atlas de linguistique de l’Est du Canada, Roch Valin, l’historien Marcel Trudel, Louis-Alexandre Belisle, Philippe Deschamps, Fernand Grenier et Jean-Denis Gendron.

Au milieu des années 1950, la SPFC commence à s’effriter, les collaborateurs s’affairant alors à d’autres occupations. En outre, la fondation du Département de linguistique de l’Université Laval en 1960 propose d’offrir un nouveau cadre à différents projets d’équipes qui allaient se réaliser indépendamment les uns des autres. Ainsi, Lacourcière se consacra davantage au folklore québécois et Dulong posera les jalons d’un atlas linguistique du parler français au Canada.

Les années 1970 voient le développement des études québécoises, parallèlement, bien entendu, aux dépenses importantes engagées par le Gouvernement du Québec dans les affaires culturelles (pensons à deux grandes entreprises parallèles, celle de l’Encyclopédie de la musique au Canada et le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec tous deux publiés par Fides). La réforme du régime des études à l’Université Laval mène à la création du baccalauréat spécialisé composé d’une majeure et d’une mineure. Le folklore s’étudie dorénavant dans le cadre d’une mineure en ethnographie traditionnelle et, peu après, le Département de civilisation canadienne fondé en 1964 par Luc Lacourcière est démantelé : les enseignements sont alors rattachés au Département d’histoire dirigé par Jean Hamelin et au département des littératures dirigé par Michel Tétu. En 1972, le programme axé sur l’étude des peuples francophones d’Amérique se nomme « Ethnographie traditionnelle ». Puis, la conception de l’ethnologie et de l’étude de la culture matérielle inspirée de Georges-Henri Rivière et continué par Jean Cuisenier, stimule la création et le dynamisme du programme d’Arts et traditions populaires de l’Université Laval au début des années 1970, en plus d’impulser à la muséologie québécoise une nouvelle vision qui prendra forme également dans les musées québécois dans cette décennie (Bergeron, 2005 : 8 ; voir aussi Mathieu 1986 : 9). C’est d’ailleurs à Rivière que l’on doit le virage pris tardivement par Lacourcière et d’autres d’adopter une nouvelle dénomination, en l’espèce « ethnographie traditionnelle », plutôt que « folklore ». Le nom du programme change pour « Arts et traditions populaires » au cours des années 1970, que l’on préfère à « Ethnologie de l’Amérique française », contesté notamment par les anthropologues pour qui l’ethnologie est une discipline de l’anthropologie (Turgeon 2015 : 271).

Conclusion

Le XXe siècle a vu se scinder l’ethnologie, qui concerne traditionnellement plutôt l’étude diachronique sinon celles des pratiques révolues des cultures occidentales, et l’anthropologie, étude synchronique des cultures exotiques. En outre, le problème du rapport entre l’anthropologie et l’ethnologie n’est pas exempt de subtilités terminologiques qui distinguent les emplois des métatermes en Amérique du Nord et en Europe. À cela il faut certes y ajouter la question de l’étude ou non de pratiques révolues d’une société moderne distinctes de l’étude des sociétés exotiques. D’une société exotique aux yeux des Français, l’étude des traditions musicales et matérielles de la Nouvelle-France, en partie héritée de la France, est simplement devenue l’étude de pratiques révolues. Le “labelling” des musiques du monde dans les médiathèque ne tient guère compte de cette distinction rangeant volontiers Madame Bolduc dans le même rayons que les musiques tribales de l’Amazonie !

Marc-Adélard Tremblay rend compte de l’évolution de l’ethnologie en précisant à propos de l’ethnologue qu’il « […] s’est professionnalisé par l’élargissement de ses cadres et l’essaimage de ses membres dans les milieux les plus divers, par la multiplication des organisations professionnelles et par la définition d’un code d’éthique qui énonce les règles de conduite de ce spécialiste dans ses relations avec les membres de sa profession et avec ceux avec lesquels il travaille » (Tremblay 1979 : 14).

Mais aussi il faut remarquer en France le mouvement de collecte effectué par le secteur associatif dans les années 1960, qui suit les enquêtes faites par les instances universitaires et scientifiques ou le Musée National des Arts et Traditions Populaire qui ouvre ses portes en 1972 auquel est rattaché le Centre d’ethnologie française. Les collectes du mouvement associatif arrivent certes à la suite d’une histoire universitaire et institutionnelle plus ancienne mais elles n’en sont aucunement la suite logique.

Cette contribution a cherché bien modestement à montrer les filiations entre l’anthropologie, l’ethnomusicologie et la géolinguistique, tout au moins au Québec, en esquissant quelques trace de l’histoire et l’historiographie des sciences humaines du Canada français, montrant par là le cloisonnement peut-être trop marqué entre les champs d’études de la collection soit des pratiques linguistiques au sens strict, soit de la littérature orale, qui pourtant se déploie elle-même dans le discours linguistique.