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Les spectateurs chantent et suivent avec enthousiasme le rythme de la musique. Ils entourent un clown qui s’étend sur le sol, exténué, prononçant désormais tout bas les paroles d’une musique de reggae connue. C’est la dernière scène de Post-Clàssic, l’un des spectacles de Tortell Poltrona, clown de renommée internationale qui se présente, cette fois-ci, au Brésil. L’énergie transmise par l’artiste en cette fin de spectacle subit un crescendo et se diffuse de façon homogène parmi le public : tous réagissent ensemble, en intégrant un collectif assez uniforme. L’aspect éphémère de cette unité renforce le moment de partage et, à la fin, les spectateurs échangent entre eux, se sourient parfois sans mot dire. Ce sourire est aussi bien l’expression d’un sentiment de gaieté qu’une trace du rire plus profond suscité par la performance artistique. Il exprime une sorte de réjouissance et de plaisir, généré à partir de l’expérience esthétique partagée.

Le rire est en mesure de communiquer des messages qui varient selon les contextes et les cadres d’interaction. En tant que phénomène socioculturel, il s’agit d’un thème qui intéresse depuis longtemps de nombreux auteurs en différents domaines. Le sujet a traversé la pensée d’écrivains (Baudelaire 2008 ; Stendhal 2005), philosophes (Bataille 1976, Bergson 2012), littéraires et historiens (Bakhtine 1970 ; Le Goff 1997 ; Ménager 1995 ; Minois 2000). Parmi divers aspects, ces travaux explorent la nature du rire, sa complexité sous le plan social, les dimensions culturelles et temporelles qui influent sur l’expression du rire en différents contextes. En ce qui concerne le terrain de l’anthropologie, Jean Duvignaud est l’un des auteurs de langue française qui s’est le plus consacré au thème. Inspiré par la perspective durkheimienne, il entend le rire comme un fait social révélateur et, par conséquent, un objet d’étude à part entière. En effet, l’importance qu’il a accordé au thème et ses ouvrages sont devenus des références pour différents sociologues et ethnologues qui s’y consacrèrent ensuite (Dicharry 2011, 2012 ; Le Breton 2018).

Face à ces ouvrages, cet article propose une relecture du thème du rire en tenant en compte la fabrication du comique dans le cadre des arts du cirque et clownesques. L’objet ne sera donc pas la nature du rire, mais certaines de ses qualités mises en évidence par des professionnels qui s’engagent dans le métier de faire rire. Comprenant, comme Duvignaud, le rire en tant qu’une énergie qui déborde, il s’agira d’analyser la dimension collective et performative qui s’engendre par le partage de cette forme expressive. L’enjeu consistera à démontrer, d’un coté, les stratégies de mise en scène développées par les artistes pour générer le rire, d’un autre, son potentiel d’interconnexion. L’argument se basera sur des « jeux d’échelles » (Revel 1996) et basculera entre une perspective macro et une microanalyse de deux spectacles présentés lors de la 13e édition du Festival Mundial de Circo, qui a eu lieu à Caxambu (Minas Gerais, Brésil) en juillet 2013. Il s’agit de l’un des plus importants évènements brésiliens destinés à la programmation de spectacles de cirque, dont l’analyse s’inscrit dans le cadre d’une enquête ethnographique plus large au sujet des réseaux de diffusion internationale des arts du cirque contemporain (Spinelli 2015).

En guise de contextualisation du terrain d’enquête et de l’objet, la mise en récit présente tout d’abord le festival et les artistes, puis s’investit sur un panorama des formes d’expression du rire, sous une perspective historique générale. Cette incursion dans le domaine du rire est suivie par une analyse pragmatique de la mise en scène du comique. À ce stade, le propos sera d’enquêter sur la fabrique du comique, dont certains marqueurs se retrouvent lors des spectacles clownesques de Tortell Poltrona, Biribinha et Pipoca. À la performance des artistes s’ajoute celle des spectateurs, qui assimilent l’expérience scénique tout en revisitant leurs goûts esthétiques. Dans le cadre d’un festival, il s’agit d’un phénomène qui s’associe directement à la composition de la programmation. D’emblée, il est donc important de prêter une attention singulière à l’organisation de cette édition du festival, qui a mis en évidence le rire comme un outil de communication en mesure de générer des liens sociaux. Cet aspect sera l’objet central et le fil conducteur de l’article.

Une programmation centrée sur le rire

Le Festival Mundial de Circo se réalise annuellement depuis 2001 à Minas Gerais (région sud-est du Brésil) par l’initiative de l’Agentz Produções, une entreprise de production culturelle localisée à Belo Horizonte. L’un des premiers festivals à présenter les nouvelles formes expressives du cirque de genre contemporain, il est reconnu au Brésil pour avoir influencé le renouveau de la scène artistique régionale et nationale. Le slogan de la 13e édition du festival, « la joie est arrivée », invitait la population de Caxambu à un moment de divertissement à partager entre amis ou en famille. Le cirque était ainsi évoqué dans une acception traditionnelle, qui renvoie à un archétype où le comique et le rire sont des éléments centraux. La programmation s’adressait au contexte de cette ville de 22 000 habitants, qui reçoit plutôt des spectacles des cirques itinérants nationaux. Ceux-ci se basent sur des esthétiques classiques, ce qui justifie la familiarité locale avec des propositions artistiques qui s’expriment de façon directe et ludique, ayant le rire comme l’un des principaux vecteurs de communication avec les publics.

Ce constat a servi de base pour les organisatrices du festival, qui ont proposé une programmation centrée sur ce qu’elles entendaient comme un « goût local ». Ainsi, selon le témoignage de l’une des directrices du festival, la programmation de cette édition priorisait des spectacles estimés « de qualité » et en mesure de « toucher » différents types de spectateurs afin de « communiquer avec le public ». Même s’il n’existe pas un public singulier et homogène, mais une pluralité de personnes et de goûts réunis, pour faciliter la fabrique de la programmation les organisatrices du festival idéalisaient un public au singulier, dont il était possible de repérer quelques préférences. Le « goût local » étant plutôt associé à un cirque centré sur l’idéal du divertissement semblait justifier une édition basée sur le comique, d’où la présence nombreuse de spectacles de clowns. Il y en avait cinq au programme, parmi lesquels Post-Clàssic et Palhassadamuzikada. Le premier compose le répertoire de Tortell Poltrona, l’autre, de Biribinha et Pipoca.

Tortell Poltrona est le clown de l’artiste catalan Jaume Mateu Bullich. Né à Barcelone en 1955, il travaille avec une ligne esthétique et des gags classiques et se situe dans le scénario international parmi les références de clowns. En parallèle à sa production artistique, Jaume Bullich s’est investi dans de nombreux projets, dont la création du Circ Cric (1981) et du CRAC (Centre de Recerca de les Arts del Circ, 1995), qui mènent des actions pour le développement du cirque en Catalogne. Quant à Biribinha, il s’agit du clown de l’artiste brésilien Teófanes Silveira. Né en 1951 dans un cirque à Jequié (Bahia), il a fait sa première présentation en piste à l’âge de sept ans auprès de sa famille. Reconnu au niveau national, il est héritier de la tradition brésilienne du circo-teatro[1] : la parole, des sketchs classiques, la musique et le jeu sont présents dans ses spectacles. Teófanes Silveira partage la scène avec des membres de sa compagnie, Companhia Teatral Turma do Biribinha, dont sa compagne Seliane Silva, le clown Pipoca. Le principal aspect qui relie ces artistes est leur capacité à établir en scène une communication directe avec le public, rythmée par le rire.

Ces différentes trajectoires et les origines des artistes marquent leurs performances : les stratégies de communication et les jeux scéniques laissent transparaître des écoles qui traduisent aussi bien les formations que les choix esthétiques et les positions individuelles de chaque artiste. Face à cette complexité, plutôt que d’aborder les origines de l’art clownesque, au carrefour du théâtre et de la Commedia dell’arte, ou bien ses esthétiques et ses marqueurs, le propos consistera à apporter des éléments de réflexion sur la qualité intégrative du rire, qui rassemble les spectateurs sous la forme d’un public. L’enquête de terrain lors du festival s’est appuyée sur la méthode de l’observation participante avec description dense (Geertz 1973) puis sur des échanges et des entretiens avec l’équipe d’organisation, les artistes et des spectateurs. D’emblée, il était possible d’observer que le rire est, à la fois, une forme d’expression singulière, associée à l’univers sensitif, puis collective, rattachée à une dimension symbolique et culturelle. Ainsi, le rire se présente individuellement et socialement de façons hétérogènes qui varient selon des cadres socioéconomiques, culturels et historiques. En ce sens, il convient de souligner certains aspects afin de mieux éclairer ce phénomène qui est l’action de rire.

Expressions du rire

Rire n’est pas sourire. Même si l’un peut être une forme d’expression de l’autre, le rire est une énergie qui émerge en éclats et qui ne se maîtrise pas comme le sourire, qui est, quant à lui, le plus souvent calculé. Justement, la qualité de pouvoir éclater est l’un des éléments qui situent le rire dans la sphère des émotions plutôt que dans celle des actions rationalisées et réfléchies. Le fait que le rire soit une réaction à une surprise ou qu’il puisse suivre à un effroi renforce cet aspect, tout en indiquant qu’il peut être aussi un exutoire, un mécanisme de décompression qui libère différents types de tensions. Néanmoins, malgré certains éléments généraux qui sembleraient universels, le rire demeure un marqueur culturel : il n’est pas suscité partout par les mêmes biais, mais varie selon les territoires et les particularités culturelles locales. On ne rit pas tous de la même manière ni pour les mêmes raisons, ce qui remet à une double complexité, individuelle et sociale.

Instrument de socialisation efficace mais aussi de sarcasme, le rire est une forme expressive qui se transfigure au fil du temps. L’ouvrage classique de Mikhaïl Bakhtine (1970) au sujet du contexte de François Rabelais a indiqué que, pendant le Moyen Âge et sous la Renaissance, le « rire populaire » avait une force transgressive qui s’attachait à inverser la morale instituée. Ce rire, qui ne se manifeste pas dans tous les contextes, occupe l’espace public lors de certains moments festifs. Ce même rire libre est par ailleurs présent à la cour par l’intermédiaire du fou du roi, personnage qui se pérennise dans la mémoire collective par l’image du bouffon (Silec 2008). Si la condition liminaire du fou lui permet l’accès à un espace restreint pour agir en médiateur du rire, le fait qu’il s’associe au grotesque et au ridicule renforce son potentiel de dérision. Ce sont par ailleurs des aspects qui se retrouvent, ultérieurement, dans les stratégies comiques de l’univers clownesque.

Le grotesque est l’un des moteurs du rire. Il s’attache, dans l’analyse bakhtinienne, au bas corporel et, donc, à des cycles vitaux qui se rapprochent de la terre (la gestation, la mort, l’alimentation) et à la nature. Ainsi, rire du grotesque constitue une forme de manifester une dérision qui est aussi force de connexion puisqu’elle permet le renouement à des empreintes qui précèdent certains codes sociaux et symbolismes culturels. Le grotesque est aussi risible lorsqu’il se présente corporellement par ce qui se considère de la laideur, allant du simple manque de symétrie aux difformités. Le rire qui émerge dans ce contexte porte toute la force de l’ambivalence du « rire carnavalesque » analysé par Bakhtine, simultanément joyeux et sarcastique. Il peut même être vicieux lorsque l’objet du rire n’a pas le droit à contestation, comme c’est le cas de certains personnages « monstrueux » (dits freaks) qui peuplent les foires et qui, plus tard, se présentent aussi en certains cirques.

Il est remarquable que le rire émerge face au grossier, au rude, à la démence, au grotesque. Ces attributs heurtent : ils sont en mesure de générer de l’étonnement et de la surprise, deux aspects soulignés par Daniel Ménager (2012) comme structurants du rire au XVIe siècle. Cette ambiguïté essentielle du rire est vraisemblablement l’une des raisons qui menaient, à cette même époque, à sa contention sociale. L’aristocratie européenne s’accordera progressivement des moeurs et des codes de conduites au bénéfice de la distinction sociale. Ce phénomène, que Norbert Elias (1976) entend comme un « processus de civilisation », implique l’intériorisation d’une normative basée sur l’autocontrôle des pulsions et des sentiments. La maîtrise de la dissimulation devient marque de courtoisie : il convient savoir agir prudemment en prenant pour socle la raison et le calcul et non plus les émotions, qui dès lors se masquent. Suite à ce processus, le sourire viendra remplacer volontiers le rire. Si ce dernier peut, sur le plan de l’interaction sociale, contenir une dimension de moquerie voire de rejet ou d’exclusion, le sourire est plutôt lien d’attraction, marque de complicité et de partage.

Cette ambivalence n’est pas qu’un marqueur du rire d’autrefois, elle se retrouve sous différentes formes dans la contemporanéité. Malgré le changement des cadres du rire, celui-ci demeure un outil de communication qui comble certains interdits ou non-dits. Il suffit d’observer que la plaisanterie est souvent employée pour exprimer des propos qui ne sont pas aisément présentables autrement. Ceci se remarque davantage dans des contextes culturels où une sorte d’esprit carnavalesque est toujours présent. C’est le cas de la culture brésilienne, qui intègre couramment dans la vie sociale un rire à la fois blagueur et critique. Pourtant, si la plaisanterie peut sembler dérisoire, elle ne suscite souvent pas le rire de tous, puisque la moquerie peut être vexante pour celui qui en est la cible. L’acte de rire porte donc une force aussi bien intégrative que violente, potentiellement disruptive.

Cette brève incursion dans le domaine du rire nous permet de le reconnaître comme une énergie qui déborde, ambivalente et transgressive. Ainsi, le rire est capable de générer aussi bien du conflit que des liens sociaux puissants, même si éphémères. D’où l’intérêt de le contrôler pour mieux codifier la vie sociale, ou bien de le délivrer pour permettre une expérience de partage humain. Différentes formes d’expression artistique s’engagent à favoriser l’établissement de liens sociaux dans le cadre d’une expérience esthétique qui intègre le rire. Au théâtre et au cirque, en particulier, le comique est un outil qui permet la mise en place d’une énergie collective. Plusieurs qualités, comme par exemple l’absurde, la surprise et l’inattendu, sont en mesure de dégager le rire et se retrouvent dans les spectacles comiques. Passons donc à la scène pour situer certains enjeux et mécanismes du comique, ce qui permettra de mieux comprendre le métier du clown et le « goût » du rire.

Fabrique du comique

Rares sont les métiers qui se concentrent sur le rire. En raison de la construction historique de la sphère du travail dans le monde occidental, celui-ci ne semble pas donner place au rire, qui relève plutôt du loisir. De fait, les spectacles humoristiques, comiques ou bien clownesques sont le plus souvent associés au divertissement, ce qui impact sur les perceptions socialement partagées au sujet de ces métiers (humoriste, comédien, clown). Il s’agit de professions complexes puisque s’engager dans la voie comique, et surtout dans la pratique clownesque, n’implique pas simplement d’assumer un métier peu valorisé, mais aussi d’accepter de s’investir soi-même dans un état liminaire. Si le rire a un potentiel ambivalent, faire rire suppose de se placer sur un seuil, un entre-deux qui sépare l’état sérieux du rieur. Entre ces deux états s’inscrivent différentes nuances : le succès lors d’un spectacle comique requiert une fine connaissance des rouages du rire, de sa grammaire et physiologie, de ses figures et formes d’expressions.

Dans le cadre des spectacles, le comique se fabrique par la composition de séquences d’actions qui intègrent différentes sortes de jeux scéniques, discours et gestes. Ceux-ci se basent sur de nombreux mécanismes de dérision, tels que : la répétition, l’excès, la rupture, la triangulation, la caricature. Une scène peut se composer, par exemple, à partir des « raideurs mécaniques » dont parle Henri Bergson (2012), des mouvements non réfléchis qui peuvent s’inscrire à tort dans un flux d’actions. Ces raideurs sont le résultat de façons d’agir automatisées, comme l’indique l’auteur en utilisant l’exemple d’une plaisanterie qui changerait la disposition des objets dans un lieu familier. Dans ce cas, une personne pourrait ne pas s’adapter aux situations de sorte que ses gestes seraient décalés ou maladroits. Ce type d’erreur inspire le rire dont parfois quelques personnes sont « victimes » : une plaisanterie n’est le plus souvent comique que pour les observateurs, qui peuvent en rire si le contexte ne suscite pas de réprobation à la dérision.

La spectacularisation du rire consiste justement à construire un « cadre », dans le sens du frame goffmanien (Goffman 1991), où cette forme d’expression peut se présenter librement. Pour ce faire, les acteurs composent des performances calculées : l’interprétation de la mise en scène implique par conséquent l’analyse de différentes sphères concomitantes, qui vont des gestes aux intentions. Un premier plan d’observation est celui de la perception sensitive, comme le souligne le philosophe Gilbert Ryle (1990) au sujet de la chute du clown. Diverses étapes participent à la composition de cette action : tout d’abord, l’artiste observe et analyse l’acte de tomber, puis il le réinvente de sorte qu’une chute semble naturelle et fortuite lorsqu’elle est précisément calculée. Par ailleurs, l’artiste s’approprie une technique du corps et automatise certains mouvements pour tomber sans se blesser. L’adresse du clown consiste donc à reconstruire volontairement l’action maladroite qui produit le rire chez un spectateur.

Il est important de souligner, en suivant encore Ryle, que l’objet de l’admiration du public est l’exercice d’une adresse, non pas le processus de réflexion qui accompagne cette adresse tout en la composant. Comme le remarque l’auteur : « trébucher exprès est à la fois un processus corporel et mental, mais ce ne sont pas deux processus séparés tel qu’un processus de proposition de trébucher et, par conséquent, un autre processus de chute[2] » (Ryle 1990 : 34). Cette simultanéité entre la réflexion et l’action s’imprime dans différentes sortes de processus cognitifs. La chute du clown implique une connaissance acquise d’une façon de tomber, un calcul et une action. Si elle se fait à l’improviste, ce n’est pas un hasard si le clown ne tombe que lorsqu’il est en train d’être regardé, et en particulier sous l’oeil attentif et curieux d’un enfant. En effet, l’improvisation peut être, simultanément, « une action spontanée et le produit d’une anticipation calculée », comme le suggère l’anthropologue Denis Laborde (1999 : 267). Ainsi, l’efficacité de la chute ou bien du gag dépend de plusieurs facteurs, notamment : le cadre de l’action, l’intention, l’exécution, la réception des spectateurs. Voyons en plus de détails, avec les clowns Tortell Poltrona, Pipoca et Biribinha, comment cette construction s’opère en scène.

Trois clowns, un fil conducteur

Un homme entre seul en scène. Devant le public, il se maquille puis il se rhabille. Ainsi, on peut observer la mutation qui fait apparaître le clown si attendu, Tortell Poltrona. Un rapport direct s’installe rapidement quand celui-ci se présente, en disant en espagnol: « bonjour, je m’appelle Tortell Poltrona, je viens de la ville de Barcelone, Catalogne, Espagne ». L’interlocution se poursuit tout au long du spectacle Post-Clàssic, dont l’un des gags est notamment représentatif : « pardon, madame, pardon », qu’il répète à différentes reprises, le regard toujours posé sur une même personne (où vers elle), pendant qu’il s’engage dans des tentatives infructueuses afin de réaliser des actions pourtant simples, comme mettre une veste. C’est un moyen efficace de garder une communication directe, par transversalité : au lieu de s’adresser à tout le public, Tortell dirige sa parole à un sujet, la dame, vers laquelle pour quelques secondes se posent les regards et, ainsi, la complicité du collectif. Celle-ci est une parmi les nombreuses stratégies mobilisées par l’artiste pour tenir le public attentif et engagé dans la réception du spectacle. La performance s’achève avec une montée en tension lorsque Tortell mène les personnes à chanter en choeur un refrain jusqu’à son épuisement. La fin coïncide ainsi avec un climax, où chacun est pleinement investi de l’énergie du personnage et des autres spectateurs.

Le public est engagé directement, mais par d’autres mécanismes, dans le spectacle Palhassadamuzikada, des clowns Biribinha et Pipoca. Dans la ligne du circo-teatro brésilien, le spectacle se déroule à partir d’une mise en récit et invite les spectateurs à suivre un mélodrame, celui d’un clown qui se fait rejeter par la propriétaire d’un cirque où il finit enfin par trouver sa place. La performance s’inspire également d’une tradition de clowns excentriques, qui inventent des instruments musicaux avec des objets d’usage quotidien. La musique est un outil de rassemblement important durant le spectacle, notamment à la fin, quand des spectateurs sont invités à intégrer la scène et à s’approprier des instruments. Biribinha les dirige tout en stimulant la participation de l’audience par le biais de sons et d’applaudissements, qu’il rythme baguette en main, à la manière d’un chef d’orchestre. Une complicité s’instaure, cette fois-ci non par transversalité mais par un regroupement qui renforce le collectif. L’acte se termine ancré sur le mélodrame et les dernières paroles du clown énoncent le besoin mutuel des uns aux autres. Ainsi, une sorte de savoir vivre ensemble, qui réaffirme la valeur du collectif, se consolide comme l’une des principales empreintes du spectacle.

Lorsque les clowns Tortell Poltrona, Biribinha et Pipoca s’adressent au public, ils engagent les spectateurs à une interaction qui s’appuie sur certains éléments de communication : les clowns interpellent l’audience par un discours direct ou par des gags, ce qui suscite en réponse des applaudissements, sifflements, interjections et rires. Ces interactions mènent à la circulation d’une sorte d’énergie entre le clown et chacun des spectateurs, et de ces derniers entre eux. Le rire est l’une des formes parmi lesquelles cette énergie se manifeste. Ce rire, qui se partage comme une vague par contagion et mimétisme, se présente d’une façon particulièrement visible comme une énergie commune lorsqu’il engage toute l’audience. Il a la qualité d’agir efficacement en tant que moyen de communication non-verbale, sensitive. Le rire qui émerge de ce type de spectacle est fortement connecteur et permet la fabrication de liens sociaux denses, même si éphémères. Une expérience esthétique comme celle-ci est capable de brouiller les perceptions courantes du temps et de l’espace. Ainsi, elle détache l’individu du cadre de la vie ordinaire, ce qui réaffirme la présence d’une dimension rituelle dans la performance scénique.

Enfin, il n’est pas anodin que le rire, l’un des réflexes humains qui se produit face à l’étrangeté, retrouve sa place dans l’arène scénique. Ce cadre non-routinier s’agence de façon similaire à l’univers du festif où le rire se présente aussi comme un élément d’interconnexion. Suivant l’analyse de Jean Duvignaud, le rire peut être conçu comme un « excès d’énergie » : pendant des moments de rassemblements « la surabondance d’énergie soudainement éveillée (l’« effervescence » dont parle Durkheim) place les ensembles humains dans la situation d’attente ou de préparation à une explosion de l’être commun » (Duvignaud 2014 : 202). Le fait de partager une forme expressive comme le rire, soit-il généré par le biais de la fête ou d’un spectacle, est en mesure de susciter un sentiment d’accroissement individuel par la perception d’intégrer un groupe social. Selon la formule classique d’Emile Durkheim (1968), le partage d’un fait social permet un « dépassement de soi ». Ceci peut donner lieu à un vécu potentiellement transformateur, d’où l’une des importances sociales des performances artistiques.

Performance et goût du rire

La performance génère chez le spectateur un sentiment de déplacement qui se poursuit dans le flux des actions à l’issue du spectacle et donne à chacun l’impression de n’être pas exactement le même qu’au départ, que quelque chose s’est un peu transformé en soi. Ce déplacement constitue un attribut de la performance que le directeur théâtral et théoricien Richard Schechner (1985) entend comme expérience « liminaire » : le moment, dans un contexte en mode « subjonctif » (qui relève du « comme si » – as if – dont parle l’auteur), où les frontières du moi de la vie quotidienne se brouillent et donnent place à une étrangeté, à ce qu’il décrit comme un « pas moi » en moi. Il s’avère que des expériences esthétiques sont en mesure de produire cet effet lorsqu’elles permettent à un individu d’accéder, par une dimension sensible, à des facettes de soi peu courantes. Par ailleurs, l’espace scénique et le sentiment d’intégrer une communauté du spectacle ritualise l’acte performatif en générant une condition de « communitas » (Turner 1969) dans le sens d’une unité non-structurée, spontanée et éphémère qui amalgame les spectateurs.

L’ajout d’une dimension sociale à l’expérience subjective de quelqu’un qui se retrouve face à sa propre complexité et pluralité identitaire compose cette condition « subjonctive », où une personne ne se reconnaît pas complètement. L’état et la perception d’un individu peuvent s’altérer lorsqu’il ne se retrouve pas dans le cadre quotidien, qui est composé par des repères stables et unifiés. Pour autant, il est nécessaire que les spectateurs s’accordent la liberté de vivre une réelle « expérience » esthétique, au sens attribué par le philosophe John Dewey. Cela implique une action individuelle de chaque spectateur, qui s’engage dans la réception de l’oeuvre en interagissant avec elle afin de « l’assimiler » (Dewey 2010 : 109). De fait, quand l’artiste s’investit en scène, une forme de relation de don et de contre-don (Mauss 2012) s’installe. Le rapport direct établi par les artistes génère l’attente d’une réponse de la part du public, ce qui se fait par des signes de communication sensibles. L’acte de recevoir et d’assimiler le spectacle est suivi de réactions qui se manifestent par différents biais : des applaudissements, rires, interjections, onomatopées ; des commentaires ou des remerciements aux artistes à la fin du spectacle.

C’est à travers ces interactions, paroles, gestes et sensations que le spectacle est vécu et corporifié. Que chaque spectateur adhère ou pas au propos ou bien aux choix esthétiques, cela dépend du recueil d’expériences passées qui sont le substrat d’attentes et de goûts différenciés. De fait, le goût se compose aussi dans des contextes performatifs, comme le suggère l’approche du sociologue Antoine Hennion. Selon lui, « goûter » ne signifie pas « signer son identité sociale ». C’est plutôt une performance, souligne l’auteur, en précisant que « cela agit, cela engage, cela transforme, cela fait sentir » (Hennion 2003 : 292). Par conséquent, goûter n’implique pas seulement se disposer à voir un spectacle, mais plutôt à l’assimiler. Cela s’établit d’abord par une relation sensitive, dans un contexte d’action-réaction pas forcément critique. Porter une réflexion est une deuxième étape, qui mène vers l’amateurisme, ce qui demande de classer les attachements par des critères qui qualifient et justifient les goûts. Ici, le goût du rire.

Interaction, mimétisme

Le comique est le produit d’une construction sociale qui se présente dans des contextes aussi variables que nombreux. Dans l’univers artistique, plusieurs professionnels s’engagent pour la création de spectacles comiques, dont l’enjeu central consiste à générer du rire. Cette compétence est valorisée dans le cadre d’évènements culturels comme un festival, surtout lorsqu’elle s’adapte au profil d’un public spécifique, comme le démontre le cas de la 13e édition du Festival Mundial de Circo. En ciblant le goût esthétique d’un groupe hétérogène de spectateurs, les organisatrices de l’évènement ont choisi de baser la programmation sur des spectacles comiques. Ceci renforce une perception sociale du rire comme un outil médiateur et de communication. De fait, pendant le festival, il s’agit d’un élément efficace en mesure d’occasionner un rassemblement sous la forme d’un public.

Dès qu’un public s’instaure par le partage d’une expérience esthétique, une communitas est en état de se produire. Moment liminaire qui se détache du cadre routinier, cette marge permet la resignification de certains aspects structurants de la vie sociale. Selon les façons individuelles d’assimiler les actions mises en scène, cette expérience suscite plusieurs réactions en ce qui concerne la perception et la critique. Ainsi, l’expérience esthétique promue par un spectacle crée des conditions pour que chaque spectateur se transforme. Ceci joue un rôle sur le plan social en permettant une perception élargie de soi par l’intégration à un groupe, sensation qui découle d’une sorte d’« effet de foule », repérable aussi durant des moments festifs ou sportifs socialement partagés.

Ainsi, l’arène d’un spectacle est un lieu créatif qui permet l’accès à un espace de réflexion et de miroitement où chacun peut identifier un panel de possibilités d’être « autre » face aux rôles et pratiques sociales instituées. L’art et le rire fusionnent donc par leur capacité d’engendrer une expérience transformatrice ; le contrôle social que l’un et l’autre parfois subissent semble proportionnel à leur force transgressive. De fait, sur le plan individuel ou collectif, le rire agit en exutoire, d’où cette image d’une énergie débordante qui éclate, qui se partage et se diffuse par contagion. L’action de rire génère souvent une réaction par mimétisme. Elle ne rend pas indifférent : soit le rire se partage en devenant une source non-verbale d’interaction, soit il produit un effet contraire, une réprobation qui peut s’exprimer par une forme de réprimande.

Mis à part le caractère intégratif, le potentiel disruptif compose une qualité centrale du rire. Il va de pair avec le sarcasme et l’ironie, mécanismes de dérision qui se basent sur l’ambivalence intrinsèque du rire tout en la rendant visible. Cet aspect nous renvoie au rire populaire et grotesque moyenâgeux maîtrisé par le bouffon, personnage que le clown contemporain d’une certaine façon actualise. Entre le rire du fou et le fou rire s’étale l’univers complexe et nuancé d’une forme expressive qui est aussi bien signe de joie que d’anxiété ou de nervosité. Dans un cas comme dans l’autre, le rire libère. D’où l’importance de permettre que cette énergie émerge et se diffuse, aussi bien sur le plan individuel que social. Enfin, dans le cadre de la vie courante, le rire s’invite fréquemment d’abord par le sourire. Même si les intentions et la réception de cette action sont variables, il s’agit d’une disposition pour une forme de communication. Ainsi, avant que le plan symbolique du langage verbal ou de la rationalisation ne soit atteint, ce sont les perceptions sensitives qui s’engagent suscitant l’échange et l’interaction sociale.