Abstracts
Résumé
Le XVIIIe siècle marque le début de la construction des nations modernes. C’est à ce moment que les lettrés des quatre coins de l’Europe se sont mis à construire des passés pour ces nations. Les nouveaux panthéons nationaux se remplissent vite d’ancêtres glorieux choisis parmi les tribus de l’Antiquité et du Moyen Âge, mais aussi d’ennemis cruels auxquels ils ont dû faire face. La présente étude examine la place attribuée aux anciennes tribus slaves dans l’histoire de la nation roumaine par les lettrés roumains à partir du XVIIe siècle et jusqu’au début du XXe siècle. Nous exposons comment les enjeux politiques et culturels de la société roumaine, les profils personnels (l’origine, la prédilection pour certains courants de pensée, etc.) de ceux qui ont contribué à la rédaction de l’histoire nationale roumaine, ainsi que la professionnalisation de l’historiographie sous l’égide du paradigme positiviste ont déterminé la façon dont les lettrés roumains ont traité ces tribus.
Abstract
The 18th century marks the beginning of modern nation building. It is at that moment that scholars from the four corners of Europe set about building pasts for these nations. The new national pantheons filled quickly with glorious forebears, chosen from among the tribes of ancient history and the Middle Ages, but also with cruel enemies whom they had to face. This study will examine the place attributed to the former Slavic tribes in the history of the Romanian nation by learned Romanians from the 17th century onward and up to the beginning of the 20th century. We show how the political and cultural issues of Romanian society, the personal profiles (the origin, the preference for certain modes of thinking, etc.) of those who contributed to the writing of Romanian national history, as well as the professionalizing of historiography, under the auspices of the positivist paradigm, determined the manner in which Romanians scholarship has treated these tribes.
Article body
Contrairement à une idée prédominante dans les sciences humaines et sociales, l’historien britannique Rees Davies soutient que le discours national n’est pas l’apanage des temps modernes. Selon lui, il fait également partie du paysage intellectuel du Moyen-Âge (Davies 2005 : 17-28). Il admet cependant qu’il a fallu attendre les XIXe et XXe siècles pour que cette idéologie qui accompagnera l’un des plus vastes projets culturels et politiques de l’histoire humaine, la construction des nations, devienne dominante (2005 : 20)[1]. Le nationalisme sera à la base d’un nouveau genre d’écriture historique, à savoir l’histoire nationale[2], dont le but est de « définir et légitimer » ces nations (Thiesse 2010 : 103) que Benedict Anderson a appelé « communautés imaginées » (2002 : 18-21).
Des lettrés de différents pays se mettront à l’ouvrage et construiront des passés pour leurs nations. C’est ainsi que les panthéons nationaux se remplissent d’ancêtres glorieux choisis parmi les peuples de l’Antiquité et du Moyen-Âge, mais aussi d’ennemis cruels auxquels ils ont dû faire face. Les lettrés italiens, dans l’intention d’arracher à la Grèce le titre de berceau des arts et de la philosophie, vont se choisir pour ancêtres les Étrusques ou les Pélasges, plus anciens, pour ensuite les abandonner en faveur des non moins glorieux Romains. Ce sont ces derniers qui auraient perpétué leur romanité jusqu’aux temps modernes en donnant naissance à la nation italienne. Les victoires des anciens peuples germaniques contre l’Empire romain constitueront un motif de fierté nationale pour les constructeurs de la nation allemande, présentée comme le noyau même du genre humain. Les intellectuels russes, quant à eux, ont remonté loin dans le temps pour chercher leurs ancêtres parmi les fameux Scythes, Sarmates ou Daces. Nous pourrions citer encore d’autres exemples de chasseurs d’ancêtres glorieux[3] (Nicolet 2003 ; Shnirelman 1996 : 221-225 ; Sedov 1979 : 7-9 ; Poliakov 1971 : 23-122).
Le choix des ancêtres n’est pas l’oeuvre du hasard. Ce sont les enjeux politiques et culturels « du présent » qui suggèrent ou plutôt imposent ce choix. Les profils personnels (l’origine, la formation, la prédilection pour certains courants de pensée, etc.) de ceux qui ont contribué à la rédaction des histoires nationales ont eu aussi leur mot à dire dans ce choix (Thiesse 2010 : 103-117 ; 2001 ; 2000 : 51-62 ; Shnirelman 2006 ; 2000 : 12-33 ; Boia 1997 ; Prost 2010 : 87-100).
Les premiers indices de la manifestation de l’idéologie nationale pan-roumaine en Moldavie et en Valachie, deux principautés qui, vers le milieu du XIXe siècle, vont former le noyau de la Roumanie moderne, sont identifiables dans les chroniques du XVIIe siècle. C’est à cette époque, semble-t-il, que certains lettrés valaques ont plaidé pour la première fois (du moins à ce que l’on en sait) pour l’unité politique des deux principautés (Pecican 1998 : 171-174 ; 1998a : 282-290). C’est également à cette époque que des chroniqueurs et compilateurs moldaves ont parlé de l’unité linguistique et des origines communes des habitants roumanophones de la Moldavie et la Valachie, mais aussi de la Transylvanie, sans pourtant adhérer à l’idée de leurs confrères valaques au sujet de l’unité politique de ces principautés. Depuis cette même époque, les lettrés ou les intellectuels roumains – c’est sous cette identité qu’ils se reconnaissent eux-mêmes (Stoicescu 1983 : 147-149) – vont miser sur l’origine romaine de leur nation. Depuis les dernières décennies du XIXe siècle notamment, certains intellectuels parleront aussi de la participation des antiques Daco-Gètes au façonnage du profil ethnique roumain. La tradition historiographique roumaine a également consigné la contribution des Slaves. Comme nous allons le voir, certains lettrés ou intellectuels les ont retenus aussi parmi les bâtisseurs de la principauté moldave ; d’autres ont même prétendu que les Roumains et leur langue étaient plutôt slaves que néo-latins. Toutefois, cette sorte d’image, il faut le souligner, n’a fait qu’un nombre très limité d’adeptes ; nous verrons pourquoi dans cette étude, tout en insistant sur certains points moins étudiés par d’autres auteurs ayant déjà fréquenté, d’une façon ou d’une autre, ce sujet (Boia 1997 : 115-121 ; Curta 1994 : 129-142 ; 1994a : 235-276). Notre analyse se focalisera sur la période allant du XVIIe siècle aux trois premières décennies du XXe siècle.
Le slavisme de la civilisation roumaine selon des auteurs non roumains
Au moins jusqu’au XVIIIe siècle, la Moldavie et la Valachie ont plutôt fait partie du monde chrétien oriental ou byzantino-slave[4]. C’est pour cette raison que la plupart des institutions des deux principautés médiévales ont porté des dénominations d’origine slavonne et que les documents internes mais aussi les premières chroniques ont été rédigés en slavon. À cela il faut ajouter que l’Église orthodoxe de Moldavie et de Valachie, ainsi que celle de Transylvanie, célébraient la liturgie en slavon. Certaines sources suggèrent aussi la présence, surtout sur le territoire de la Moldavie, d’une forte concentration de communautés slavophones[5]. Il n’est donc pas étonnant que le roumain, qui par sa structure grammaticale est une langue néo-latine, possède un riche vocabulaire d’origine slavonne. Il n’est pas non plus étonnant que des auteurs provenant de régions avoisinant la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie aient perçu leurs habitants roumainophones comme faisant partie de tribus slaves. C’est le cas d’un auteur (ou peut-être des auteurs) anonyme d’une chronique dite « ukrainienne », datée du XVIIe siècle. C’est aussi le cas de l’historien et traducteur russe du XVIIe siècle, Andrej Lyzlov (Myl’nikov 1996 : 106-107, 119). Au début du siècle suivant, l’homme de lettres saxon de Transylvanie Georg Soterius avait observé que les Roumains utilisaient le slavon et l’alphabet cyrillique et que leur langue, dans son essence néolatine, était riche en mots d’origine slavonne. C’est pourquoi, à ses yeux, les Roumains auraient été le résultat du mélange des Slaves et des Romains (Armbruster 1972 : 225-226).
L’image slavisante des Roumains sera véhiculée au XIXe siècle par les partisans serbes, polonais ou russes des idéaux panslavistes[6]. À l’époque, les Roumains ont même été inclus dans certains projets de création de fédérations slaves. Cette représentation s’est glissée aussi dans les milieux intellectuels occidentaux (Haneş 1929 : 93). Ainsi, à la fin d’une rencontre avec un groupe d’étudiants roumains à Paris, le fameux homme politique et écrivain français du XIXe siècle, Alphonse de Lamartine, s’exclama : « En tant que peuple slave, vous avez un grand avenir »[7] (cité par Cornea 1974 : 282).
À l’aube de l’historiographie roumaine moderne
Aux XIIIe et XIVe siècles, la Valachie, située au sud des Carpates, et la Moldavie, à l’est, sont devenues des principautés indépendantes. Sous la pression des rois hongrois, les princes valaques ont reconnu la suzeraineté de ceux-ci, mais pour contrebalancer ou limiter leur ingérence, ont tourné le regard vers Constantinople et l’Église d’Orient. Pour la même raison, les princes moldaves ont recherché le soutien polonais et ont même coqueté avec l’Église catholique, pour tomber finalement, tout comme leurs voisins du sud, dans les bras du Patriarcat de Constantinople[8]. Il semble que c’est dans le contexte de cette politique pan-polonaise qu’est né un récit qui réévalue l’histoire de la création de la principauté moldave et qui réserve aux Slaves-Ruthènes la primeur de la découverte du territoire de la Moldavie et le statut de coauteurs de la création de cette principauté médiévale. Ce récit a été noté vers le milieu du XVIIe siècle par le compilateur moldave Simion Dascălul qui l’a inséré dans une chronique rédigée un peu auparavant par son compatriote, le chroniqueur Grigore Ureche (Pecican 2007 : 54-59 ; 1998a : 282-290 ; 1998). Selon ce récit, un groupe de chasseurs roumains de la région de Maramureş, en poursuivant un auroch, avait pénétré sur le territoire de la future Moldavie. Là, ils rencontrèrent un vieillard ruthène, apiculteur originaire de Pologne. Celui-ci, répondant à leurs questions, leur raconte que cette terre est riche, mais dépourvue de population et de maître. Entendant cela, les chasseurs rentrent chez eux pour en ramener d’autres Roumains. À son tour, le vieillard part en Pologne pour en ramener des Ruthènes. Le résultat serait l’installation des Roumains sur la moitié sud du pays et des Ruthènes sur la moitié nord. Selon Simion Dascălul, ce fait était encore bien visible à son époque car, notait-il, deux langues étaient parlées en Moldavie et le pays continuait à être moitié ruthène, moitié roumain (Letopiseţul 2007 : 84-85). De semblables variantes ont été enregistrées plus tard par les chroniqueurs moldaves Miron Costin et son fils, Nicolae Costin. Le premier le fera dans Le poème polonais, rédigé en 1684 et dédié au roi polono-lituanien Jan Sobieski, son hôte durant son séjour en Pologne ; le deuxième, dans une chronique parue au début du siècle suivant (Costin 1976 : 12 ; Costin 1965 : 259-260 ; Panaitescu 1925 : 264-267)[9].
Le chroniqueur moldave Grigore Ureche, considéré par certains auteurs comme le précurseur de l’historiographie roumaine moderne (Mihăilă 1972 : 163 ; Panaitescu 1965 : 204), est connu pour être celui qui a parlé pour la première fois de l’origine commune, latine, des habitants roumainophones de Moldavie, Valachie et Transylvanie. Dans sa chronique, rédigée probablement vers la fin de la première moitié du XVIIe siècle, Ureche ne faisait pourtant que noter ces données sans trop insister. Pour son compatriote, le chroniqueur Miron Costin, qui a écrit ses oeuvres vers la fin du même siècle, consacrant un livre entier au sujet de l’origine des Roumains, cela n’était plus le cas (Panaitescu 1925 : 229-230). Pour celui-ci, l’origine latine de son peuple constituait un véritable motif de fierté, ce qui explique que la contribution des Slaves ou des autres barbares soit complètement écartée. Son ouvrage, Sur les Moldaves, de quel pays leurs ancêtres sont issus, est un vrai dithyrambe de la latinité des Roumains.
La curiosité pour l’origine des Roumains, l’insistance sur leur latinité, la fierté de partager et de faire connaître aux autres cette « noble et grandiose » origine, sont dues surtout aux contacts que les lettrés roumains ont eu avec le courant de pensée humaniste, contacte qui a été possible grâce au rapprochement politique de la Moldavie avec la République des Deux Nations. C’est par l’entremise polonaise que les Moldaves font connaissance avec le courant humaniste, mais aussi avec la Réforme et la Contre-Réforme[10].
La tradition costinienne
L’un des plus importants continuateurs de Miron Costin, lors de la première moitié du XVIIIe siècle, est sans doute le prince moldave Dimitri Cantemir. En Russie, où il trouve refuge en 1711 après avoir participé aux côtés de Pierre le Grand à une guerre perdue contre les Ottomans, il rédigera en latin deux de ses livres les plus connus, la Description de la Moldavie et l’Histoire de l’ancienneté des Romano-Moldo-Valaques. Selon ces ouvrages, les Roumains sont les descendants directs des Romains installés en Dacie après la conquête de celle-ci par l’armée de Trajan[11]. L’ancienne Dacie qui, selon Cantemir, comprenait la Transylvanie, la Moldavie et la Valachie, serait la patrie ancestrale des Roumains. C’est dans cette patrie, défendue pendant plusieurs siècles contre de nombreuses hordes barbares, qu’ils ont bâti leurs principautés. Les Roumains seraient donc les seuls et les plus anciens maîtres de ce territoire[12], point de vue que Cantemir va défendre avec beaucoup d’insistance.
Cantemir, il faut le souligner, avait connaissance du regard slavisant porté sur les Roumains. Il en fait mention dans son deuxième ouvrage. Mais, selon lui, ce regard n’est pas du tout pertinent, car aucune peuplade ayant comme langue le slavon n’aurait jamais habité en Dacie (Cantemir 1999 : 111-113, 165-166). À son époque, en Moldavie où il a régné en 1693, puis en 1710-1711, le roumain était déjà largement utilisé par l’administration, mais l’alphabet employé était encore le cyrillique. Selon Cantemir (Kantemir 1973 : 189), les Roumains auraient commencé à utiliser cet alphabet après le Concile de Florence de 1439, en signe de protestation contre l’union de l’Église d’Orient avec celle d’Occident.
Ce n’est pas que Cantemir aurait eu quoi que ce soit à reprocher aux Slaves. Mais en tant qu’humaniste et admirateur des « grandes civilisations classiques », tout comme son prédécesseur le chroniqueur Miron Costin[13], il a préféré associer les Roumains, par leur origine latine, à ces « grandes et illustres civilisations ». De plus, ses deux livres ont été rédigés à la demande de l’Académie berlinoise dont il était membre (Panaitescu 1958 : 152-153) ; ils étaient donc destinés à un public qui faisait partie de la « République des Lettres » et qui pouvait ainsi apprécier pleinement la noble ascendance des Roumains. Il est probable que Cantemir, en faisant défiler l’origine latine de son peuple, poursuivait aussi un but politique, celui d’attirer les pouvoirs chrétiens de l’époque dans la lutte contre l’Empire ottoman qui, comme nous l’avons mentionné, exerçait sa suzeraineté sur la Moldavie depuis le XVIe siècle (Cândea 1979 : 28-29 ; Panaitescu 1958 : 150). À l’évidence, dans ces conditions, une origine slave n’avait pas tellement de chance de s’imposer.
L’idéologie nationale qui, aux XVIIIe et XIXe siècles, gagne progressivement du terrain dans les milieux intellectuels roumains, et dont l’un des principes – « un passé grandiose, un avenir grandiose » – structurera l’imaginaire historiographique européen, va faire en sorte que la représentation costinienno-cantemirienne restera quasi intacte et toujours très populaire. Ni la présence des nombreux mots d’origine slavonne dans le roumain, ni le fait que le slavon fut longtemps la langue de l’Église et de l’administration des deux principautés n’ont réussi à la remettre en question. Vers la fin du XVIIIe siècle, certains successeurs de Cantemir, par exemple les lettrés transylvaniens Samuil Micu et Gheorghe Şincai (1980 : 5) continuaient à croire que leurs ancêtres avaient commencé à utiliser le slavon après le Concile de Florence. Néanmoins, le même Samuil Micu (1995 : 125-127) notera ailleurs une autre explication : du VIIe au Xe siècle, les Roumains de la future Valachie auraient formé avec les Bulgares du sud du Danube un seul État. Les Roumains auraient alors adopté le slavon, et des mots provenant de cette langue auraient « corrompu » la leur[14].
Quoi qu’il en soit, une chose était claire, semble-t-il, pour la grande majorité des intellectuels roumains : l’époque durant laquelle leurs ancêtres avaient utilisé la langue et l’écriture slavonne constitue la page la plus noire de leur histoire (Panaitescu 1994 : 13-29). C’était comme un lourd rideau qui n’avait pas laissé pénétrer la lumière de la culture occidentale – perception assez logique pour une élite qui se sentait de plus en plus attirée par les modèles et les valeurs du monde occidental[15]. Il s’agissait aussi d’une bonne explication du fait qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, les Roumains qui se trouvaient encore sous le « joug ottoman » n’avaient pas grand-chose de commun avec leurs fameux ancêtres latins. Dans ce contexte, l’alphabet cyrillique fait place au latin et certains intellectuels proposent d’éliminer du roumain les mots d’origine slave, jugés impropres (Bănescu et Mihăilescu 1912 : 121).
Il faut préciser aussi qu’au cours du XIXe siècle, la Russie, qui jusque-là était perçue comme la principale protectrice de l’orthodoxie et le seul espoir des Roumains contre les ingérences des « non-croyants ottomans », devient l’un de leurs pires ennemis – fait qui a aussi contribué à l’apparition et à l’entretien de la méfiance vis-à-vis de l’héritage slave de leur culture (Bogdan 1895 : 36-38 ; Panu 1872 : 154). En 1837, Mihail Kogălniceanu, une personnalité marquante de la culture et de la politique roumaines du XIXe siècle, considérait encore que la Russie était la plus grande bienfaitrice des Roumains, celle qui les avait réinscrits « au rang des nations » et qui leur avait donné « le peu de civilisation » qu’ils possédaient[16] (Kogălniceanu 1837 : 403). En 1878, le fameux poète roumain Mihail Eminescu témoignait déjà d’une autre représentation, radicalement opposée à celle de Kogălniceanu. Pour Eminescu (2000 : 197-198), « la Russie est également la mère de l’orgueil et de l’absence de culture, du fanatisme et du despotisme ». Elle cherche, selon Eminescu, à trouver son salut dans les « soi-disant missions historiques » sous lesquelles ne se cacherait que le désir de conquérir de nouveaux territoires. C’est aussi dans ce sens qu’étaient perçues les représentations que faisaient les panslavistes russes du profil ethnique des Roumains, ainsi que leurs projets de les inclure dans des fédérations slaves (Sturdza 1890 : 3-16).
La querelle uniato-orthodoxe
Le paysage historiographique roumain n’est pas totalement dépourvu d’auteurs ayant essayé de propager l’idée de l’origine slave de leur nation. En ce sens, il faut préciser que depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle et pour une grande partie du XIXe siècle, les plus ardents partisans de la voie costinienno-cantemirienne étaient les intellectuels roumains originaires de Transylvanie, la plupart de confession uniate. Ce sont eux qui furent les premiers à utiliser l’alphabet latin ; ce sont eux aussi qui s’étaient donné pour tâche de purifier le roumain des mots non latins. Influencés par les idées illuministes, mais aussi accaparés par l’idéologie nationale dans une Transylvanie dominée par une élite magyarophone surtout, mais aussi germanophone, ils ont fait de l’origine latine une vraie arme dans leur lutte pour les droits politiques[17]. La très forte croyance dans le potentiel argumentatif de leur si noble et si fameuse origine ne pouvait laisser de place aux relativisations.
Le prêtre uniate Teodor Aron était l’un de ces intellectuels transylvaniens. Tout comme ses confrères, il avec beaucoup de verve pour l’origine latine des Roumains et de leur langue. Les mots slavons qui, selon lui, avaient pénétré dans le roumain à cause du voisinage avec des peuples slaves devaient être extirpés. Il prit aussi position contre les « diffamateurs » de la nation roumaine qui soutenaient que les Roumains étaient de « souche slave ». Pour lui, il n’y avait pas de plus « grand mensonge » que de prétendre cela. « Je crois plus facile de pouvoir mettre ensemble l’eau et le feu que de faire des Roumains un peuple slave », nota-t-il dans un de ses ouvrages parus vers la fin des années 1820 (Aron 1828 : 76-78).
Toutefois, à cause de la confession uniate des Roumains transylvaniens, certains dévots orthodoxes croyaient voir dans leurs activités un prosélytisme catholique auquel il fallait, bien sûr, s’opposer. Vers le milieu des années 1840, Filaret Scriban, hiéromoine, recteur du Séminaire orthodoxe d’Iasi, capitale de la principauté de Moldavie, croyait que « la latinisation » du roumain entreprise par les Transylvaniens n’était qu’un premier pas vers la catholicisation des Moldaves. Il allait s’y opposer, soutenant qu’e à l’origine la langue roumaine était slave et que les Roumains étaient un peuple d’origine slave[18]. Malgré sa haute fonction et le rôle imposant de l’Église orthodoxe dans la société roumaine de l’époque, un tel point de vue n’a pas réussi à s’imposer. L’élite roumaine, non seulement de Transylvanie, mais aussi de Moldavie et de Valachie, attirée par les modèles du monde occidental, ne pouvait admettre une telle ethnogenèse qui la rattachait au monde oriental dont elle souhaitait tant s’éloigner. D’ailleurs, Scriban lui-même n’a pas tenu, semble-t-il, à défendre jusqu’au bout cette idée. Dans un livre publié au début des années 1870 qui portait sur l’histoire de l’Église orthodoxe roumaine, il inclinait à voir les Roumains comme étant d’origine romaine (Scriban 1871 : 31-33).
Durant les deux premières décennies du XIXe siècle, donc bien avant Scriban, c’était aussi un ecclésiastique orthodoxe, le protosyncelle valaque Naum Râmniceanu, qui, dans certains de ses ouvrages, était tenté de présenter les Roumains comme un peuple slave. Il était convaincu que les Daces d’autrefois étaient des Slaves et c’est à eux qu’il réserve la place la plus importante dans ses réflexions sur l’origine de son peuple[19], allant parfois jusqu’à employer des expressions comme « nous les Daces » ou « notre peuple dace », etc. Cependant, Râmniceanu ne sera pas toujours très cohérent dans ses propos. Dans un ouvrage spécialement consacré à la genèse des Roumains, il mentionne que « Rome est la racine des Roumains, greffée pourtant avec les Daces » (Erbiceanu 1888 : XL-LIX ; 1900 : 46 ; Râmniceanu 1888 : 245).
Changements d’attitudes
La deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle représentent la période des « grands accomplissements ». En 1859, les élites de Moldavie et de Valachie ont élu le même prince, Alexandru-Ioan Cuza, événement qui marque de facto l’apparition de l’État roumain moderne. En 1877, la Roumanie – nom que ce nouvel État se donne depuis 1862 – déclare son indépendance vis-à-vis de la Porte ottomane. En 1918, la Bessarabie, la Bucovine et la Transylvanie rejoignent la Roumanie, créant ce qu’on appela « la Grande Roumanie ». En 1913, après la Deuxième Guerre balkanique, la Roumanie obtint aussi la Dobroudja du Sud (Hitchins 2013, 2017 ; Ungureanu 2007). L’État national roumain, qui s’était doté d’institutions inspirées du « modèle occidental » mais aussi d’une famille royale de souche germanique (Hohenzollern), présentait toutes les apparences d’un projet réussi. L’élite roumaine avait donc de quoi être fière.
Tous ces accomplissements ont eu des répercussions sur la représentation que les Roumains eux-mêmes se faisaient sur leurs origines. Le besoin d’insister sur leur latinité n’était plus si indispensable. Une origine moins noble ne faisait plus honte car, selon le nouveau regard, la nation roumaine n’était pas un organisme statique, figé dans le temps ; elle avait la propriété de changer, d’évoluer. Désormais, les Roumains semblaient préférer faire partie d’une « jeune nation au début d’un chemin prometteur » plutôt que d’être les descendants « dégénérés » des anciens Romains. Bien sûr, cette nouvelle représentation s’inspire aussi du paradigme évolutionniste qui va intégrer les milieux intellectuels roumains dans les dernières décennies du XIXe siècle (Boia 1997 : 42-49 ; Zub 1976 : 67-68). C’est dans ce contexte que certains intellectuels ajouteront, avec plus de courage, les antiques Daco-Gètes au récit de l’ethnogenèse de leur nation[20].
Sur le plan historiographique, c’est l’idéal d’une histoire positiviste, « scientifique », à la Ranke, qui gagnera de plus en plus de place. Le bannissement de la « subjectivité », la primauté des sources et des méthodes spécifiques, la recherche et la promotion de « la vérité à tout prix », tous ces desiderata vont monopoliser, à partir de la fin du XIXe siècle, le champ intellectuel roumain en train de donner naissance aux premiers historiens professionnels. C’est aussi le temps de l’institutionnalisation de l’historiographie roumaine, y compris de la slavistique (Mârza 2008 : 193-424 ; Zub 2000 ; 1976). Les représentants les plus éminents de cette nouvelle discipline académique, Ioan Bogdan, professeur à l’Université de Bucarest, et Ilie Bărbulescu, professeur à l’Université d’Iasi, deviendront des sommités reconnues également en dehors des frontières roumaines (Bogdan 1963 : 181-338 ; 1958 : 187-207 ; Aprecieri 1934 : 15-28). En effet, surtout dans les années 1890-1920, on peut parler d’un fort intérêt de la part des historiens et linguistes roumains pour les éléments slavons de la culture roumaine, mais aussi pour la civilisation slave en général. L’un des premiers archéologues professionnels du pays, Vasile Pârvan, à la suite de ses collègues historiens et linguistes, prévoyait lui aussi un ouvrage sur la Préhistoire des Slaves[21].
Les historiens roumains n’arriveront pas à défendre l’idée de l’origine slave de leur nation, mais certains d’entre eux admettront que les Slaves soient l’un des éléments constitutifs de l’ethnie roumaine. Le slaviste Ioan Bogdan affirma par exemple que : « l’apport des Slaves à l’apparition de notre nationalité est si évident qu’on peut dire, sans exagérer, qu’il n’est pas question d’un peuple roumain avant l’absorption des éléments slaves par la population locale romaine durant la période allant du VIe au Xe siècle »[22] (Bogdan 1968 : 106).
L’opinion de Bogdan sera agréée, quoiqu’avec beaucoup moins d’enthousiasme, par l’historien Alexandru Xenopol, auteur d’une imposante synthèse d’histoire portant sur sa nation. Xenopol insistera sur les traces slaves laissées dans la langue, la toponymie et le folklore des Roumains. À ses yeux, chez les Roumains, même le « déclenchement du démon poétique » est dû aux anciens Slaves[23]. D’autre part, Xenopol insiste sur le fait que l’apport slave à l’ethnogenèse des Roumains est beaucoup moins important que celui des Romains ou des Daces, et qu’il s’agit plutôt d’une influence slave sur les Roumains que de leur participation effective à ce processus (Xenopol 1914 : 60-93, 164-166). Malgré le positivisme et l’évolutionnisme de l’époque, il était assez difficile de se débarrasser si facilement d’une tradition historiographique si puissante et ancienne. D’autre part, l’attitude de Xenopol pourrait être due aussi à la croyance, très répandue à l’époque, selon laquelle la langue serait une source très importante, sinon la source principale, dans la recherche de l’histoire ancienne d’un peuple, surtout si les sources écrites étaient « muettes ». Or le socle de la langue roumaine, c’est-à-dire la syntaxe et la morphologie, est néolatin et non pas slavon.
Quoi qu’il en soit, il s’était bel et bien produit un changement par rapport aux anciennes représentations historiographiques. Selon Xenopol (1914 : 268-273), les Slaves et les Roumains constituaient les principales populations de Moldavie avant l’apparition de l’État moldave. Les premiers auraient habité les plaines, les seconds, les régions montagneuses. Les Slaves y auraient même créé plusieurs villes, devenues plus tard moldaves. Il admet aussi que quelque part au XIIe siècle, la moitié nord de la future Moldavie aurait pu faire partie du royaume slave de Galicie-Volhynie, ou qu’elle aurait du moins été sous sa suzeraineté. Pour appuyer ses affirmations, il mentionne, entre autres, la liste des villes russes « lointaines et proches » de la chronique Voskresenskaja (XVIe siècle) qui énumère plusieurs villes de la principauté moldave, et même le Poème polonais du chroniqueur Miron Costin, qui attestait de la primauté des Ruthènes sur ce territoire et de leur contribution à l’apparition de la principauté moldave. Malgré cela, Xenopol ne va pas jusqu’à donner aux Slaves le statut de bâtisseurs ou de co-bâtisseurs de la principauté moldave médiévale. Cela sera fait par Margareta Ştefănescu, jeune linguiste d’Iasi, ancienne capitale de la principauté de Moldavie. Ştefănescu, probablement plus fidèle à l’idéal positiviste que d’autres, établira dans sa thèse de doctorat ainsi que dans plusieurs de ses articles (Ştefănescu 1924 : 199-206 ; 1924a : 110 ; 1921 : 76-80 ; 1921a : 218-228) que sur le territoire roumain, le plus grand nombre de toponymes d’origine ruthène se trouve sur le territoire de l’ancienne principauté moldave, surtout dans sa partie nord. Plusieurs de ces toponymes apparaissent dans les documents datant du début de cet État médiéval, ce qui a permis à Ştefănescu de conclure que les Roumains, à leur arrivée sur le territoire de la future Moldavie, y ont trouvé des Ruthènes et emprunté à ceux-ci ces toponymes, chose qui n’aurait pu se produire si ces Slaves étaient arrivés après les Roumains. Inspirée sans doute par les ouvrages de Dascălul et des deux Costin, elle va prétendre même que ce sont les Ruthènes qui ont commencé, avant les Roumains, l’édification de la principauté moldave. Cette chercheuse établira aussi que les toponymes de la Valachie sont d’origine slave du sud, et plus précisément bulgare, ce qui va l’amener à souligner le rôle joué par les Bulgares dans l’histoire de ce territoire.
Les Slaves et les Roumains dans la littérature historique parue dans le contexte de la question de la Bucovine
Nous avons noté dans le cas de Xenopol que le positivisme et l’évolutionnisme ne sont pas parvenus à atténuer sa subjectivité nationaliste. C’est aussi le cas de Dimitrie Onciul, l’un des historiens qui a contribué le plus à la professionnalisation de l’historiographie roumaine (Zub 2000 ; Balan 1938). Entre 1773 et 1918, la Bucovine, sa région natale, faisait partie de l’Empire des Habsbourg, puis de l’Empire austro-hongrois. Depuis le milieu du XIXe siècle, les Ruthènes qui, avec les Roumains, constituaient l’une des principales ethnies de la région, avaient commencé à revendiquer leurs droits sur la partie de la Bucovine où ils étaient majoritaires. Leur but était la création d’une province nationale ruthène (Nistor 1915 : 1, 145-167). L’appel à l’histoire ne s’est pas fait attendre. L’important historien ruthène de la deuxième moitié du XIXe siècle, Isidor Sharanevich, considérait même que tout le territoire de la principauté moldave, aux XIIIe et XIVe siècles, avait fait partie de la Galicie-Volhynie[24].
De son côté, le Bucovinien Dimitrie Onciul conservait, malgré son attachement aux idéaux d’une histoire positiviste, une sensibilité à part pour sa petite patrie. Il s’est donc avéré assez vigilant quant aux propos de l’historiographie ruthène. Tout comme Xenopol, il ne comptait pas les Ruthènes parmi les bâtisseurs de la principauté moldave. Pour la même raison, il n’acceptait pas non plus l’idée selon laquelle la moitié nord de la future Moldavie eût pu faire partie de la Galicie-Volhynie. Selon Onciul (1899 : 80-84), la liste des villes russes « lointaines et proches » ou les récits sur l’arrivée des Roumains à l’est des Carpates laissés par Simion Dascălul, Miron Costin et Nicolae Costin, peuvent éventuellement prouver la présence sur ce territoire de Slaves-Ruthènes, mais aucunement l’existence d’un État ruthène. Les Slaves, note Onciul, « n’ont pas eu la chance de créer en Moldavie un ordre politique. Après les dominations barbares qui se sont succédé pendant plus d’un millénaire, un autre peuple a été appelé à accomplir cette oeuvre civilisatrice : les Roumains. Ils sont les premiers, après leurs ancêtres les Romains, à donner à ce pays une importance historique par la fondation de l’État moldave, l’ayant arraché des mains d’une barbarie ancestrale au profit de la civilisation » (1899 : 84).
L’historien Ion Nistor, originaire de la même région, sera même plus tranchant face aux nationalismes ruthène et ukrainien. Selon lui (Nistor 1915 : 3-4, 11, 15-29, 59, 66-68), les Ruthènes de son époque n’ont rien à voir avec les anciens Slaves, car vers le IXe siècle ceux-ci avaient été assimilés par les autochtones roumains – c’était sa réponse aux historiens ruthéno-ukrainiens qui croyaient que les anciens Slaves étaient leurs ancêtres directs[25]. Les Ruthènes, selon Nistor, seraient apparus au nord de la principauté de Moldavie au XVe ou au XVIe siècle, mais vers le début du XVIIIe siècle, ils se seraient fondus dans la masse des autochtones roumains. Leur nombre élevé au XIXe et au début du XXe siècle s’expliquerait, selon Nistor, par une migration qui aurait commencé dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.
Nous avons vu le manque d’enthousiasme de Xenopol à l’idée de la participation des Slaves à l’ethnogenèse des Roumains. Onciul et Nistor étaient encore moins enthousiastes. Selon eux, les tribus slaves n’ont rien eu à voir avec ce processus. Ce point de vue était aussi partagé par Nicolae Iorga, la grande vedette de l’historiographie roumaine des trois premières décennies du XXe siècle (Iorga 1922 : 29).
Les Slaves et les Roumains dans la littérature historique parue dans le contexte de la question de la Bessarabie et de la montée de l’extrême droite
Entre la fin du XIVe siècle et le début du XIXe siècle, le territoire de la Bessarabie appartenait à la principauté de Moldavie. En 1812, il fut annexé par l’Empire russe. En 1918, à cause de l’anarchie politique en Russie et d’un mouvement roumanophile, la Bessarabie rejoignit la Roumanie ; mais le nouvel État soviétique n’avait pas reconnu les droits de la Roumanie sur ce territoire. Dans les années 1920, et surtout dans les années 1930, la Bessarabie devint une pomme de discorde entre les deux États. C’était également la période de la montée de l’extrême droite en Roumanie (Livezeanu 1998 : 289-346 ; Ornea 1995). Dans ce contexte, le manque d’enthousiasme des intellectuels roumains pour l’idée de la participation des Slaves à la genèse de leur nation se transforma en une réticence exprimée sans équivoque par presque toute l’historiographie roumaine. C’est d’ailleurs pour ces raisons que l’historien Nicolae Iorga sera tenté d’abréger le plus possible la durée du séjour des Slaves sur le territoire de la Moldavie et même d’exclure totalement ces tribus de l’histoire de la région. Dans une brochure spécialement consacrée à l’histoire de la Bessarabie, Iorga essaya de convaincre ses lecteurs qu’à « l’époque la plus ancienne », cette province n’était habitée que par les Roumains, même s’ils étaient peu nombreux, ainsi que par les « hordes scythes » et plus tard par les « peuples ouralo-altaïques où finno-ougriens qui s’y étaient établis quelque temps avant de trouver une patrie plus florissante et plus riche » (Iorga 1931 : 3-4). Dans un autre ouvrage, cette fois consacré à tous les territoires roumains, Iorga (1937 : 321) admettait que les Slaves étaient demeurés un certain temps sur le territoire de la Roumanie, mais sans avoir pour but de s’y établir durablement et de créer un État. Les Slaves, selon Iorga, auraient été tentés plutôt par « la proie impériale des Balkans ». Le territoire de la Roumanie n’aurait donc été pour eux qu’une sorte de lieu de passage.
Cette dernière idée était soutenue aussi par Ion Nistor, l’historien bucovinien qui s’est aussi avéré le défenseur acharné des droits historiques des Roumains sur la Bessarabie[26]. Les Slaves originaires d’une région « glacée et pleine de brouillard » étaient, selon lui (Nistor 1991 : 11-13), attirés par « le désir du ciel clair » et par « la richesse de l’Empire romain ». Ce sont évidemment les Roumains, eux seuls, les maîtres historiques de ce territoire – changement assez radical si on tient compte du fait qu’au début du XXe siècle, Dimitrie Onciul (1902 : 40) croyait encore qu’en Moldavie, les Roumains ne formaient, ni plus ni moins, qu’un « élément conquérant »[27].
L’exclusion ou la minimisation de l’apport slave à la civilisation médiévale roumaine ne s’arrête pas là. En 1914, malgré sa réticence à admettre la participation des Slaves à l’ethnogenèse roumaine, Xenopol croyait que les tribus slaves entrées en contact avec les Daco-Romains étaient douces et pacifiques. Les deux peuples étaient censés avoir partagé la même destinée, ayant dû se cacher dans les Carpates pour éviter le torrent des guerriers goths, huns ou avars, ce qui expliquait, selon cet historien, les « relations plutôt intimes » entre les deux peuples (Xenopol 1914 : 64-65). En 1923, l’historien nationaliste Ion Nistor (1991 : 12) suit la même voie. À ses yeux, les anciens Slaves ont réussi malgré leur court séjour au nord du Danube à devenir de très bons amis des Roumains, voire même des parents. Cette représentation idyllique n’était plus présente dans la variante de l’Histoire des Roumains publiée en 1935 par Constantin C. Giurescu, autre figure marquante de l’historiographie roumaine de l’époque. Selon lui (Giurescu 1935 : 235-249), il ne faisait aucun doute que « les Slaves n’ont pas été du tout plus doux que les autres barbares ». La grande vérité est que les Slaves seraient venus en Dacie en tant qu’envahisseurs, en subjuguant la population romanisée locale. Le « déluge slave », confirma un peu plus tard Emil Petrovici (1943 : 13), autre slaviste roumain, « incendie et détruit les villes et les villages » depuis le nord de la Transylvanie jusqu’au Péloponnèse. Les indigènes romanisés auraient été forcés de se retirer dans des lieux difficilement accessibles tels que les ravins, les montagnes ou les forêts séculaires.
Il faut dire que les Soviétiques n’étaient pas les seuls à manifester leur désaccord quant aux droits de la Roumanie sur la Bessarabie. Les dirigeants des « Blancs » et certains émigrants russes ont aussi protesté contre cet acte. Outre ceux-ci, le jeune État ukrainien, avant de devenir une république soviétique, avait également revendiqué des droits sur ce territoire (Iorga 1995 : 176-246 ; Ghiţiu 1992 : 21-30 ; Brăteanu 1943 : 10-11, 31). Les relations avec un autre État slave, la Bulgarie, n’étaient pas très encourageantes non plus, en raison de la dispute autour de la région de la Dobroudja du Sud. Bien sûr, dans ces conditions, l’idée de s’apparenter aux Slaves ne pouvait pas être au goût des Roumains[28].
Les Slaves et les Roumains dans la littérature historique parue dans le contexte de la question de la Transylvanie
Il faut aussi noter qu’au début des années 1940, malgré la tendance générale de l’historiographie roumaine d’abréger le plus possible la durée du séjour des anciens Slaves sur le territoire de la Roumanie, certains chercheurs – archéologues, linguistes, historiens et ethnologues – prétendaient que les Slaves s’étaient installés en Transylvanie et qu’ils y auraient vécu plusieurs siècles, entre les VIe et XIIe siècles environ. Ils auraient même cohabité avec les Roumains sur les mêmes sites (Daiciviciu 1943 : 99 ; Petrovici 1943 : 11-17 ; Moga 1943 : 18-24 ; Vuia 1943 : 25-36). En effet, c’est dans cette province que la chronique médiévale hongroise Gesta Hungarorum localisait une population mixte roumaino-slave. À première vue, ces chercheurs semblaient rester fidèles au paradigme positiviste. Toutefois, ce n’est pas cela qui explique leur position. Après 1940 notamment, lorsque le second arbitrage de Vienne enlève près de la moitié du territoire de la Transylvanie, qui appartenait à l’époque à la Roumanie, au profit de la Hongrie, cette province constituera la pomme de discorde entre les historiographies des deux pays. La question qui agitait véritablement les historiens roumains et hongrois en ce qui concernait la Transylvanie était de savoir lesquels, des Roumains ou des Hongrois, en avaient été les premiers habitants. Les historiens roumains semblaient avoir un atout. Il s’agissait justement de la Gesta Hungarorum. Or, selon celle-ci, à l’arrivée des tribus magyares en Transylvanie, la province aurait été déjà habitée par une population roumaino-slave. Nier la présence des Slaves en Transylvanie médiévale signifiait donc remettre aussi en question la présence des Roumains.
Conclusion
Dans cette étude, nous avons effectué une analyse des représentations concernant la place des anciens Slaves dans l’histoire des Roumains et de leur territoire produites par l’historiographie roumaine à l’ère de la « construction des nations ». Nous nous sommes focalisés sur la période comprise entre le XVIIe siècle et les premières décennies du XXe siècle. Nous avons constaté que, malgré un patrimoine culturel médiéval qui aurait pu être utilisé et qui a été d’ailleurs utilisé par certains lettrés non roumains pour parler des Roumains comme d’une nation slave ou à moitié slave, ou pour souligner la primauté des Slaves sur le territoire roumain et leur participation à la création des États médiévaux roumains, les intellectuels roumains, depuis le XVIIe siècle et jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, se sont représentés quasi exclusivement en tant que descendants directs des Romains. La plupart d’entre eux soulignaient également la primauté de leur nation sur le territoire de la Moldavie, de la Valachie et de la Transylvanie. De manière générale, ils manifestaient leur réticence devant les éléments slaves de leur culture. L’explication réside dans l’appropriation par l’élite roumaine de certains courants de pensée occidentaux, à savoir l’humanisme, l’illuminisme ou le nationalisme, mais aussi dans certains de leurs projets politiques. L’orientation pro-occidentale de l’élite roumaine et les relations sinueuses avec certains pays slaves, soit la Russie et la Bulgarie, y ont également contribué.
Vers la fin du XIXe siècle, la situation change. La réussite de la création de l’État national roumain a eu des répercussions directes sur la représentation que les Roumains se faisaient du début de leur nation. Une origine moins noble ne faisait plus honte car, selon le nouveau regard, la nation roumaine avait la propriété d’évoluer et de s’améliorer. Nous avons vu que cette nouvelle représentation s’inspirait également du paradigme évolutionniste qui avait pénétré les milieux intellectuels roumains dans les dernières décennies du XIXe siècle. C’était aussi le temps de l’histoire positiviste, de la professionnalisation et de l’institutionnalisation de l’historiographie roumaine, y compris de la slavistique. C’est dans ce contexte que les historiens roumains accepteront les Slaves comme l’un des éléments constitutifs de l’ethnogenèse roumaine. La contribution de ces anciennes tribus au façonnage de la civilisation roumaine médiévale, en général, semblait être un fait reconnu. Pourtant, même à cette époque, nous avons remarqué un manque d’enthousiasme de la part de plusieurs historiens pour l’idée de la participation des Slaves à la genèse de la civilisation roumaine. Dans les années 1930 notamment, la Bessarabie devient la pomme de discorde entre la Roumanie et l’Union soviétique. C’est aussi la période de la montée de l’extrême droite en Roumanie. Dans ces circonstances, le manque d’enthousiasme se transforme en une réticence que manifeste sans équivoque presque toute l’historiographie roumaine.
Ajoutons que, vers la fin des années 1940, la situation changera à nouveau. La Roumanie sera ancrée dans la sphère d’influence soviétique. Les maîtres de la nouvelle historiographie roumaine vont tenter de lui donner une orientation prosoviétique, les anciens Slaves devenant une sorte de symbole de l’amitié de longue date entre les Roumains et les Soviétiques. Néanmoins, malgré les pressions exercées par ces nouveaux maîtres de l’historiographie roumaine, une grande partie des historiens, et surtout les archéologues, ne s’était pas empressée de souligner l’importance de l’apport des Slaves à la civilisation roumaine. Depuis la fin des années 1950, ce manque d’enthousiasme se manifestera sans équivoque à l’échelle de toute l’historiographie roumaine, étant soutenu directement par le Parti communiste (Stamati 2015 : 81-95 ; 2016 : 195-213).
Appendices
Notes
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[1]
Comme l’a bien noté l’historienne française Anne-Marie Thiesse (2001 : 11), les origines des nations « ne se perdent pas dans la nuit des temps, dans ces âges obscurs et héroïques que décrivent les premiers chapitres des histoires nationales. […] La véritable naissance d’une nation, c’est le moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver ».
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[2]
Selon l’historien français François Hartog (2003 : 144-145), l’emplacement, au début du XIXe siècle, de la « Nation » au coeur du débat historique a rendu possible l’apparition, au moins pour le cas français, de la « première revendication et expression de l’histoire-science, et non plus art […] Pour écrire cette nouvelle histoire, celle des citoyens, des sujets, du peuple en un mot […], il faut en effet se mettre à lire les documents originaux et, très vite, il va falloir aller aux Archives. Le publiciste se mue en historien ».
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[3]
Dans son livre The Myth of Nations, l’historien américain Patrick J. Geary (2002) montre que sous les noms des peuples médiévaux ou de la haute Antiquité se cachent le plus souvent des groupes humains très hétérogènes du point de vue linguistique, culturel ou religieux. Ces groupes, structurés selon une logique plus politique qu’ethnique, ne sont pas permanents. Ils apparaissent, puis disparaissent. Souvent, les nouveaux groupes fédérés autour des chefs guerriers reprennent des noms portés auparavant par d’autres groupes. Ces groupes ne sont donc pas formés pour l’éternité, conservant à travers le temps un ensemble de traits communs et se perpétuant ainsi jusqu’à nos jours sous les noms de Français, Allemands, Espagnols, Roumains, Russes, etc. Le Moyen-Âge ou l’Antiquité ne peuvent donc, en aucune façon, être vus comme le temps de l’ethnogenèse des nations d’aujourd’hui. Peu avant Geary, un autre historien américain, Florin Curta, en s’arrêtant sur le cas spécifique des tribus slaves attestées au VIe siècle au nord du Danube inférieur, montra que le nom de Slaves est un rassembleur sous lequel se cachait une population très hétérogène de point de vue culturel ou linguistique (Curta 2001).
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[4]
Au cours des XVe et XVIe siècles, la Valachie puis la Moldavie céderont aux pressions de l’Empire ottoman et reconnaîtront sa suzeraineté, fait qui va inscrire les deux pays pour longtemps dans cette Europe orientale byzantino-slave. Toutefois, comme nous le verrons, surtout depuis le XVIIe siècle et surtout dans le cas de la Moldavie, l’influence de l’humanisme occidental, de la Réforme et de la Contre-Réforme se fera ressentir pleinement.
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[5]
Il est question de la toponymie d’origine slave présente sur le territoire de la Moldavie, mais aussi de la Valachie. On peut invoquer aussi un récit très connu inséré dans une chronique moldave du XVIIe siècle qui parle de la présence de communautés slavophones au nord de la principauté moldave. Nous nous arrêterons sur ce récit un peu plus loin (Panaitescu 1994 : 40-48 ; Ştefănescu 1924 ; 1924a : 199-206 ; 1921 : 76-80 ; 1921a : 218-228).
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[6]
Il y eut également des auteurs qui, acceptant partiellement ou réfutant complètement l’idée du slavisme des Roumains, ont souligné la primauté des Slaves sur le territoire de la Moldavie et de la Valachie. Certains ont consigné leur participation, à côté des Roumains, à la construction de ces deux principautés ; d’autres ont soutenu que seuls les « Slaves purs », sans « aucune goutte de sang roumain », les auraient bâties. D’autres encore ont prétendu que les Roumains devaient entièrement leur culture aux Slaves (Stamati 2013 : 782-784, 788-790).
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[7]
Les échos d’une telle représentation des Roumains se feront entendre jusqu’au XXe siècle (Stamati 2013 : 784-786).
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[8]
Vers le milieu du XIVe siècle, la Transylvanie, province habitée à part les Roumains par des Hongrois et des Germains, faisait partie du royaume hongrois (Papacostea 2001 : 9-261 ; Grigoraş 1978 ; Pop 1997).
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[9]
Sans nier le fait que ce récit représente un échantillon de l’idéologie pan-polonaise présente dans la Moldavie de l’époque, selon nous il n’est pas exclu qu’il soit aussi l’écho éloigné d’un événement réel – celui de l’arrivée sur le territoire de la future Moldavie d’un groupe porteur d’une langue néolatine qui a pu, à son arrivée, découvrir une population qui parlait une langue dite aujourd’hui slavonne. Nous allons voir que dans les années 1920-1930, la chercheuse roumaine Margareta Ştefănescu va appuyer cette idée avec des preuves d’ordre topographique. En même temps, il n’est pas exclu non plus que ce récit reflète ou essaie d’expliquer une certaine réalité linguistique et même ethnique de l’époque. Comme nous l’avons noté, le slavon était la langue officielle de l’État moldave. Cette langue n’était pas utilisée uniquement dans la rédaction de documents ou de chroniques. Les nobles moldaves parlaient couramment le slavon (Panaitescu 1965 : 18-19). D’ailleurs, dans la chronique d’Ureche, dans laquelle Simion Dascălul a inséré le récit sur l’arrivée des chasseurs roumains en Moldavie, se trouve un autre récit, inséré probablement aussi par Dascălul, qui explique d’une autre façon l’usage du slavon et la présence des Ruthènes. Selon ce récit, la situation en question aurait été le résultat d’une incursion faite en 1498 par le prince moldave Étienne le Grand en territoire polonais. Il aurait fait plus de cent mille prisonniers (d’origine slave), dont beaucoup avaient été amenés en Moldavie (Letopiseţul 2007 : 137).
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[10]
Grigore Ureche et Miron Costin ont étudié dans des écoles de Rzeczpospolita. Il faut mentionner les liens de famille et d’amitié entre nobles moldaves et polonais. Certains boyards moldaves faisaient même partie de la szlachta (noblesse) polonaise et détenaient des propriétés foncières sur le territoire de la Rzeczpospolita. C’était le cas de la famille de Costin. Les fils de nobles moldaves y ont fait leurs études. La Moldavie était fréquentée par des missionnaires jésuites et franciscains. Au XVIIe siècle en Moldavie, mais aussi en Valachie, sont créées les premières écoles sous protection princière. Souvent les professeurs qui y enseignaient étaient de culture classique et venaient aussi de la Rzeczpospolita (Berza 1985 : 112-126 ; Cândea 1979 ; Camariano-Cioran 1971 ; Panaitescu 1925 : 254-257 ; 1965).
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[11]
Dans la Description de la Moldavie, Cantemir admet que certains Romains, « après avoir perdu leurs femmes », auraient pu épouser des femmes daces (Kantemir 1973 : 188). Mais dans son deuxième ouvrage, il ne parle plus de cette possibilité. Les Daces, insiste-t-il, ont été exterminés par Trajan. Ceux restés en vie auraient été évacués loin des nouvelles localités fondées par les Romains.
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[12]
Dans la Description de la Moldavie, il admettait que les invasions des tribus barbares, les Sarmates, les Huns et les Goths, avaient affaibli les Roumains et que ceux-ci avaient dû quitter pour quelques siècles la Moldavie pour se cacher dans les Carpates et en Maramureş (Kantemir 1973 : 3). Par contre, selon son deuxième ouvrage, les Roumains étaient assez forts pour repousser les envahisseurs. Ils n’auraient quitté leurs territoires que pour une période très courte (Cantemir 1999 : 214, 230-237, 252, 256).
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[13]
Il faut préciser qu’à la différence de Miron Costin, mais aussi de Grigore Ureche, l’humanisme de Dimitri Cantemir ne s’explique pas par l’entremise polonaise. Cantemir a été fortement influencé par son précepteur Jérémie Cacavelas de Crète, un lettré grec de facture humaniste qui avait fait ses études à Leipzig et Vienne. Cantemir a passé aussi une partie de sa jeunesse à Istanbul, au début en qualité d’otage envoyé par son père, le prince moldave Constantin Cantemir, puis en tant que représentant de son frère, le prince Antioh Cantemir. À Constantinople, il a côtoyé plusieurs lettrés humanistes, Grecs, mais aussi Européens de l’Ouest (Teodorescu 2014 : 24-27 ; Cândea 1979 : 20-21 ; Panitescu 1958 ; Camariano-Cioran 1965 : 165-190).
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[14]
Micu prend soin de noter que les Bulgares étaient installés sur la rive sud du Danube, c’est-à-dire en dehors du territoire ancestral roumain (Micu 1995 : 125-127).
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[15]
C’est surtout la France qui attire les Roumains. Pour beaucoup d’entre eux, elle devient le symbole de la civilisation et de la haute culture. Elle sera aussi perçue comme la « soeur latine » de laquelle, vers le milieu du XIXe siècle notamment, les Roumains attendaient un appui dans leur lutte pour la création d’un seul pays roumain par l’unification de la Moldavie et de la Valachie (Boia 1997 : 186-189 ; Eliade 1898 : 137-281, 326-404 ; 1914 : 302-347).
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[16]
Cette dernière affirmation tient, entre autres, au fait que les Russes (surtout les officiers russes formés selon la mode occidentale depuis l’époque de Pierre le Grand) qui, dans le contexte des guerres russo-ottomanes s’étaient retrouvés sur les territoires de la Moldavie et de la Valachie, avaient beaucoup contribué à faire naître chez les Roumains le goût de la culture française (Eliade 1898 : 172-192). Vers la fin des années 1850, la Russie se rend compte de plus en plus de l’orientation pro-occidentale des Roumains et cesse de soutenir l’unification des deux principautés. Elle devient une ennemie assez persévérante de ce processus (Sturdza 1971 : 247-285). En plus, l’idéal national pousse les Roumains à regarder de plus en plus vers la Bessarabie, province ayant appartenu à la principauté de Moldavie jusqu’en 1812, année de son annexion par la Russie. L’élite roumaine ne pouvait pas non plus oublier l’intervention de l’armée russe contre les révolutions qui avaient éclaté en 1848 dans les deux principautés.
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[17]
Certes, les intellectuels roumains de Transylvanie connaissaient bien les oeuvres de Miron Costin et Dimitrie Cantemir, mais il semble que la popularité de l’idée de la latinité de leur nation était également due aux contacts direct des jeunes Transylvaniens avec les bibliothèques et les écoles occidentales, en particulier avec celles de Rome. Ces contacts ont été possibles, après que depuis le début du XVIIIe siècle la plupart des Églises orthodoxes de Transylvanie avaient accepté la réunion formelle avec l’Église de Rome. Ces Églises seront connues désormais sous le nom de gréco-catholiques ou uniates (Hitchins 2017 : 207-234 ; 2013 : 246-278 ; Mitu 2007 : 513-519 ; 1997 : 273-282).
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[18]
Il est fort probable que Scriban avait adopté une telle idée à Kiev où il avait accompli une partie de ses études théologiques et où il s’était préparé à écrire des « études historiques » (Bănescu et Mihăilescu 1912 : 50, 53, 115-123 ; Panaitescu 1962 : 237).
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[19]
À l’époque, l’idée du slavisme des Daces était partagée aussi par certains hommes de lettres grecs établis dans les deux principautés. C’était le cas de Dionisiu Fotino (1859 : 10, 45), auteur d’une histoire de la Dacie parue pour la première fois dans les années 1818-1819 à Vienne. L’historiographie nationaliste roumaine a totalement récusé cette idée. Même certains auteurs qui étaient convaincus de la pureté latine de leur peuple (Lexicon 1825 : 100) considéraient que ceux qui comptaient les Daces parmi les tribus slaves n’étaient que des « esprits abrutis » qui ne méritaient que « d’être sifflés ».
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[20]
Au début, la réticence était pourtant si forte que l’un des initiateurs de ce changement, l’historien et philologue Bogdan Petriceicu-Hasdeu, reconnu plus tard comme une personnalité marquante de la culture roumaine, a trouvé raisonnable de rectifier son point de vue au moment où il a proposé son « cours d’histoire critique de la patrie » à l’approbation du Ministère de l’Instruction publique (Oprişan 1990 : 201-202). Malgré cela, au début du XXe siècle, la contribution des Daco-Gètes sera un fait reconnu par la plus grande partie de l’historiographie roumaine. Les Daco-Gètes deviendront le symbole de l’ancienneté des Roumains dans ce coin d’Europe, certains nationalistes roumains prétendant même que c’étaient eux les véritables ancêtres des Roumains (Dana 2008 : 294-328 ; Boia 1997 : 91-107).
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[21]
Ce projet ne s’est pas réalisé à cause de sa mort prématurée survenue en 1927 à l’âge de quarante-cinq ans (Zub 2002, 1983).
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[22]
Cette représentation de Bogdan a eu des résonances dans d’autres milieux historiographiques. C’est possiblement grâce à lui que le slaviste russe Aleksandr Iatsmirski a pu affirmer en 1906 que : « les Roumains sont presque inimaginables sans les Slaves » (Itzmirski 1906 : I). Il faut noter que les deux chercheurs se connaissaient personnellement (Bogdan 1963 : 189-190).
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[23]
Selon le sociologue roumain Dumitru Drăghicescu, ancien doctorant d’Émile Durkheim qui publia en 1907 son ouvrage sur la psychologie de son peuple, hormis leur côté poétique, les Roumains doivent aux anciens Slaves leur enthousiasme, leur exubérance, leur imagination, leur sens de la beauté et le caractère contemplatif de l’artiste. La majorité de ces caractéristiques seraient très prégnantes chez les Roumains de Moldavie – phénomène que ce sociologue explique par le fait qu’en Moldavie l’élément roumain, assez mince, a dû roumaniser une masse beaucoup plus grande de Slaves (Drăghicescu 1907 : 138, 163-169, 445). À l’époque, cette idée n’était pas, semble-t-il, inhabituelle. Le jeune étudiant Mircea Eliade, futur grand philosophe et historien des religions, fâché contre ses états de mélancolie et de contemplation, héritage de son sang moldave, croyait-il (son père était originaire de Moldavie), a publié en 1928 un article intitulé « Contre la Moldavie ». « La volupté des tristesses dilatées en fantaisie » et le « romantisme atténué et douceâtre », traits, selon lui, de cette contrée, seraient dus, entre autres, au « sang slave » (Eliade 1990 : 16).
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[24]
Selon Sharanevich (1863 : 184-185), cette idée serait appuyée par le poème épique Le Dit de l’ost d’Igor, dont la création, selon plusieurs auteurs de l’époque, remonterait au XIIe siècle. Pourtant, certains contemporains de Sharanevich considéraient ce poème comme un faux créé plutôt au XVIIe siècle ou même plus tard. La controverse concernant la date de création de ce poème a perduré jusqu’à nos jours (Stamati 2013a : 57-58).
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L’important historien ruthéno-ukrainien Miron Korduba, dans son Histoire de Bucovine publiée en 1906, pense, par exemple, que les racines des Ruthènes ou des Ukrainiens de la région sont à rechercher dans les tribus slaves arrivées là aux VIe ou VIIe siècles. Selon lui, le territoire de la future Moldavie, y compris la Bucovine, entre le VIe siècle et le XIVe siècle, était étroitement lié à l’histoire de sa nation. Il admet une présence roumaine dans la région depuis le XIIe siècle, mais à ses yeux, elle était peu importante. Selon lui (Korduba 1906 : 10-12, 20-22), la masse principale des Roumains commence à y pénétrer quelque part au XIIIe siècle ou au XIVe siècle.
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En 1918, juste avant l’unification de la Bessarabie et de la Roumanie, et quelques mois après, Nistor se trouve dans la capitale de cette province, donnant des cours d’histoire qu’il décrit comme « révélateurs pour les intellectuels bessarabiens, qui connaissaient trop peu l’histoire des Roumains » (Nistor 1991 : xiv-xv). C’est aussi là qu’il a préparé la rédaction d’une histoire consacrée à cette province. Son Histoire de la Bessarabie, publiée en 1923, sera rééditée trois fois (Neagoe 1991 : xxxvii).
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Bien sûr qu’à cette époque certaines exceptions existaient. Dans un livre paru en 1933, le linguiste Nicolae Drăganu (1933 : 580-581) se montrait d’accord avec certains auteurs étrangers qui considéraient que les Roumains n’avaient pu apparaître qu’à partir du XIIe siècle sur le territoire de la future principauté de Moldavie.
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Cependant, en 1937, l’historien d’origine bessarabienne Alexandru Boldur, dans son Histoire de Bessarabie, était encore tenté de croire que les Slaves avaient contribué à l’ethnogenèse des Roumains. Cela ne signifie pas qu’il ait pu faire abstraction de la question de la Bessarabie, sa petite patrie. Il croyait par exemple que les Slaves ayant contribué à l’ethnogenèse des Roumains appartenaient à la ramification du sud (Boldur 1937 : 64-65). Il s’agirait donc des ancêtres des Bulgares et non pas des Russes ou des Ukrainiens. Les récits sur l’apparition de l’État moldave laissés par les chroniqueurs Miron Costin et Nicolae Costin seraient, selon Boldur (1937 : 136), de simples « contes bleus ». Boldur explique la présence de villes moldaves dans la liste des villes russes « lointaines et proches » (1937 : 143-144) par le fait que les Roumains de Moldavie utilisaient le slavon comme langue officielle de leur État.
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