Philippe Descola et Tim Ingold sont parmi les anthropologues les plus influents, cités et discutés aujourd’hui. Autant Par-delà nature et culture que The Perception of the Environment ont ce rare mérite d’avoir laissé durablement leur marque dans la manière qu’ont les anthropologues du XXIe siècle de concevoir leur propre travail, et de percevoir, imaginer et sentir leurs terrains d’enquête. Les parcours respectifs du professeur au Collège de France et du fondateur du département d’anthropologie de l’Université d’Aberdeen se croisent déjà depuis les années 1980, à travers leurs explorations sur les questions de rapport à la nature, d’écologie, de savoir et d’habitat, comme en témoignent par exemple leurs différentes collaborations à des ouvrages collectifs, ou le fait que les deux auteurs continuent à se citer, se réfèrer et se commenter mutuellement avec régularité depuis plusieurs années. Ce court livre, présenté par le géographe Michel Lussault, est la retranscription d’un débat organisé par la Villa Gilet qui s’est tenu le 13 novembre 2013 à la MC2 de Grenoble, dans lequel chacun des auteurs expose son programme de recherche sur une question tout aussi vaste que centrale dans la réflexion anthropologique, celle de l’« être au monde ». Cette confrontation entre deux anthropologues appartenant à la même génération mais issus de traditions différentes, et qui sont régulièrement regroupés depuis quelques années sous l’étiquette du « tournant ontologique », a pour avantage de clarifier de nombreux décalages et points de blocages entre leurs deux démarches, à la fois si proches et si lointaines. Le livre se divise en trois dialogues portant sur les thématiques suivantes : « Naturalisme et dualismes », « Le pluralisme culturel en anthropologie » et « Ontologies et analyse structurale ». Ils sont suivis d’une conclusion dans laquelle les auteurs répondent brièvement à une double question « Le monde social est-il plat ? Comment penser les conflits sociaux ? », et d’un post-scriptum sur « Le problème de la symétrie ontologique ». Comme le fait remarquer Tim Ingold en introduction de sa première intervention, les trajectoires des deux protagonistes sont en quelque sorte opposées. Descola, formé à la philosophie à l’exemple de tant d’autres chercheurs français en sciences sociales passés par l’École normale supérieure, s’est progressivvement tourné vers l’anthropologie pour fuir l’espace éthéré de la spéculation philosophique ou le commentaire de textes et entrer de plein pied dans le monde « extérieur ». Ingold, formé à la fois à l’anthropologie sociale et aux sciences naturelles à Cambridge s’est quant à lui tourné progressivement vers des questions d’ordre philosophique. Alors que Descola paie encore son tribut à l’héritage structuraliste de son maître Claude Lévi-Strauss, Ingold développe son travail dans la continuité de la psychologie de JJ Gibson, l’anthropologie de Bateson et la philosophie de Bergson, Merleau-Ponty et Deleuze. Nous avons donc deux auteurs qui ont chacun de leur côté explorer des manières de penser autrement que sous la houlette du dualisme nature/culture, mais selon des méthodes, des styles et des vocabulaires contrastés qui invitent et encouragent le lecteur anthropologue à situer, positionner et tracer sa propre démarche par rapport à la cartographie que nous propose se dialogue. Alors que Philippe Descola privilégie une approche totalisante des différentes manières de penser le rapport au monde, appuyée tant par une riche expérience de terrain que par une érudition sans égal sur la littérature ethnographique internationale, Ingold a récemment laissé de côté l’ethnographie en tant que méthode d’observation des pratiques et représentations sociales pour privilégier l’« éducation », soit à la fois l’apprentissage et l’enseignement continu de l’anthropologue plongé dans le monde. Cela a donc un effet sur leur façon de concevoir le …
Philippe Descola et Tim Ingold. Être au monde. Quelle expérience commune ? (Lyon: 2014, Presses Universitaires de Lyon. Pp. 75. ISBN: 978-2-7297-0887-0)[Record]
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Van Troi Tran
Université Laval