Abstracts
Résumé
Au cours des deux dernières décennies, on a pu observer en Guyane française la montée en puissance d’une expression politique amérindienne construite sur l’affirmation de « l’autochtonie », et un développement notable des connaissances archéologiques et historiques relatives au monde amérindien, largement médiatisées dans l’espace régional. Mais, alors qu’en Guyane aujourd’hui le rapport au passé et l’inscription dans une histoire représentent un élément majeur des stratégies de définition de soi, il n’y a eu que peu ou pas de connexion entre ces deux processus. Le mouvement politique amérindien, dans sa composante majoritaire kali’na, ne s’est pas emparé de ces matériaux pour appuyer ses revendications dans l’espace régional et n’a pas cherché non plus à instituer les sites que l’archéologie mettait au jour en « monuments » opposables aux autres monuments que mettent en avant les autres cultures en présence. Cette situation s’explique par la manière dont le groupe pense son rapport au passé et construit sa mémoire, et par la difficulté à former un « patrimoine » commun dans une société qui s’organise sur une base familiale et qui se reproduit dans une logique factionnaliste, mais aussi par la volonté des jeunes leaders d’inscrire leur histoire dans d’autres « monuments » pour affirmer une présence dans une histoire guyanaise qui se constitue désormais comme commune.
Abstract
Over the past two decades, it has been possible to observe, in French Guyana, the increasing power of Amerindian political expression founded on an affirmation of “indigeneity” and a notable development in archeological and historical knowledge in relation to the Amerindian world, with significant press coverage in regional areas. Yet, while in Guyana today the relationship to the past and the record thereof into history represent a major element in the strategies of self-definition, there has been little or no connection between the two processes. The Amerindian political movement, in its main component kali’na, has not taken hold of these materials to support its claims in the regional area; neither has it sought to establish the sites uncovered by archeology as “monuments” as opposed to other monuments highlighted by other neighbouring cultures. This situation can be explained by the way in which the group perceives its link to the past and build its memory, and by the difficulty in forming a common “heritage” in a society organized on a family basis, one which finds itself reproduced according to a factionalist logic, but also through the will of its young leaders to record their history in other “monuments” to affirm their presence in Guyanese history, thus resulting in its being common.
Article body
Au cours des vingt dernières années, qui correspondent à la période de montée en puissance du mouvement politique amérindien en Guyane, la région a connu un certain essor de la recherche archéologique sur les populations présentes avant l’arrivée européenne. L’ouverture de grands chantiers d’infrastructures et la croissance de l’urbanisation ont suscité de nombreuses interventions de « fouilles préventives», alors que l’installation en 1992 du Service régional de l’Archéologie, une cellule du Ministère de la Culture, permettait de réaliser une carte archéologique du territoire et de réguler et coordonner des programmes de fouilles, généralement conduits dans le cadre de travaux universitaires (Thomas, 2007).
Comme c’est le cas pour la plupart des sociétés amazoniennes, l’histoire n’a laissé ici que peu de traces matérielles mais la connaissance apportée par ces recherches, conjuguée avec un développement de travaux en histoire et ethnohistoire des populations indigènes, a tout de même conduit à un renouvellement des représentations du monde amérindien dans l’espace régional. Une nouvelle lecture est venue corriger l’image du « primitif » construite à travers le regard colonial, en insistant sur les formes de complexité culturelle, économique, politique de ces sociétés et sur leurs interactions au sein de réseaux d’échanges irriguant un vaste espace régional (Gallois, 2005).
Sans doute cette vision renouvelée du monde indigène n’a-t-elle, au bout du compte, que faiblement diffusée en Guyane hors des cercles spécialisés. Mais le travail conduit par les archéologues a fait l’objet d’une certaine médiatisation régionale (presse et medias audiovisuels, expositions) qui a au moins établi l’idée qu’il existait un grand nombre de vestiges témoignant d’une présence amérindienne ancienne sur tout le territoire guyanais[2]. Cette lecture de l’histoire n’était certes pas nouvelle mais la mise au jour de sites d’occupation, de zones de polissoirs et de roches gravées, la présentation au public des objets rassemblés lors des fouilles, lui donnaient corps et l’inscrivaient dans l’espace, faisant de ces traces, légitimées par leur passage sous le regard de la science, un possible « patrimoine archéologique » amérindien.
Cette inscription de l’histoire amérindienne en Guyane dans un temps long et dans un territoire semblait dès lors pouvoir représenter un point d’appui pour les leaders amérindiens qui mettaient en avant dans la construction de leur discours politique la référence à l’« autochtonie » et à l’ancienneté de la présence amérindienne sur ce territoire. Mais jusqu’à aujourd’hui ces leaders, comme les populations elles-mêmes, ont manifesté peu d’intérêt pour ce patrimoine archéologique, et n’ont pas cherché à en contrôler les usages symboliques ou politiques qui pouvaient en être faits[3]. Partant de ce paradoxe observé sur le terrain, on voudrait approcher le rapport que les Kali’na, l’un des groupes amérindiens, ont établi avec ces « vestiges » et l’usage politique qu’ils on font, dans un espace social - la Guyane - à l’intérieur duquel l’histoire, notamment l’histoire coloniale et l’histoire de l’esclavage, est largement mobilisée pour la construction des identités collectives et pour l’établissement des légitimités sociales et politiques.
Amérindiens et « Guyanais »
Le monde amérindien dans la Guyane post coloniale[4]
La transformation de la colonie de la Guyane en un « Département d’Outre-mer » français, en 1946, a ouvert la voie à un processus qui allait progressivement affecter la vie des populations amérindiennes. L’attribution de la citoyenneté française était un premier pas vers ce que l’on a appelé la « françisation » des Amérindiens (Hurault, 1972), qui s’est traduite par la politique d’assimilation à la culture et à la société française conduite au cours des années suivantes (Collomb, 2011). Ces changements ont touché d’une manière différenciée les divers groupes indigènes, contribuant à amplifier un écart que l’histoire coloniale avait créé entre les amérindiens installés de longue date sur le littoral et ceux établis dans la forêt du sud à l’amont des grands fleuves. Wayana, Teko [ Emerillon], Wayãpi, longtemps restés dans un relatif isolement, n’ont ainsi fait que récemment leur entrée complète dans la société guyanaise et dans les systèmes politique et économique englobants, alors que les groupes installés à proximité des petites villes de la côte, les Pahikwene [Palikur], les Lokono [Arawak] et surtout les Kali’na, avaient subi depuis le 17e siècle les effets directs de la présence coloniale et ont été la première cible de la politique d’assimilation conduite par la France[5].
La situation ainsi créée a ouvert la voie, dans les années 1980, au développement d’un mouvement revendicatif amérindien, dont les Kali’na ont donné les principaux dirigeants et sur lequel ils ont imprimé une marque particulière (Chalifoux, 1992; Collomb, 1997, 2001). En 1984, les leaders kali’na de l’Association des amérindiens de Guyane française demandèrent pour la première fois une reconnaissance de la spécificité culturelle et linguistique autochtone, en particulier dans le cadre de l’enseignement scolaire, et l’attribution de droits fonciers sur les territoires ancestraux, mettant en avant la référence à l’ancienneté de la présence amérindienne sur le territoire et introduisant dans le discours politique les catégories « peuple indigène » ou « peuple autochtone ». Toutefois, en trente ans, ces revendications n’ont reçu que des réponses très partielles et les Amérindiens se sont épuisés à réclamer la reconnaissance d’une spécificité que l’État, qui refuse de prendre en compte la présence de peuples autochtones sur son sol, ne veut pas leur accorder (Tiouka et Karpe, 1998; Collomb, 2011).
Une communauté de destin?
Ce mouvement autochtone prenait forme à un moment où la Guyane connaissait d’importantes transformations démographiques qui allaient modifier son paysage social et politique. Le processus historique de la créolisation avait longtemps permis d’intégrer à la société guyanaise les vagues de peuplement que la région avait connues depuis le milieu du dix-neuvième siècle, produisant une culture partagée et un sentiment d’appartenance à un collectif. Ainsi que l’a montré M.J. Jolivet (1990, 1997) les Créoles, démographiquement largement majoritaires et politiquement dominants, représentaient les « Guyanais » et occupaient tout l’espace politique, rejetant les populations amérindiennes et noires-marrons dans les marges où les avaient installées les hiérarchies socio-raciales coloniales. Mais, à partir de la fin des années 1980, la créolisation n’a plus permis d’absorber les populations immigrantes, bien plus diversifiées que par le passé, numériquement plus importantes et démographiquement très dynamiques[6]. Les Créoles voyaient progressivement remise en question leur prééminence démographique et culturelle, ils cessaient de représenter une large majorité pour devenir une forte minorité, même s’ils conservaient encore le pouvoir politique.
La complexité croissante des rattachements ethniques au sein de cette Guyane devenue culturellement hétérogène poussait alors la classe politique – restée majoritairement Créole - à imaginer une autre manière de construire l’idée d’une « nation » guyanaise qu’elle pouvait jusque là incarner à elle seule (Collomb et Jolivet, 2008). Cette nation rassemblerait désormais les trois populations « natives » que seraient les Créoles, les Amérindiens et les Noirs Marrons[7], ciment d’une « communauté imaginée » distincte d’une population immigrée présente sur le sol guyanais mais non encore intégrée à la « guyanité ». En 2001, les assemblées régionales se réunissaient en Congrès pour jeter les bases d’un « Projet d’accord relatif à l’avenir institutionnel de la Guyane », dont le préambule fixait la trame d’un nouveau récit national :
La Guyane, riche de ses diversités culturelle, humaine, géographique, historique, économique et politique, constitue une communauté de destin dont les bases ont été forgées dans la douleur : le génocide amérindien, la traite négrière, la violence de la société esclavagiste.[8]
Si elles sont difficilement contestables au regard de l’histoire, les bases symboliques ainsi proposées pour fonder cette « communauté de destin » ne font pas pour autant consensus auprès des trois groupes ainsi sollicités, dont chacun élabore une lecture propre de ce passé. En particulier, la mémoire de la traite et de l’esclavage est au coeur de la construction de l’identité créole et elle joue également ce rôle pour les Noirs-marrons, mais chez ces derniers c’est plutôt sur un mode inversé, glorifiant l’auto-libération des esclaves fugitifs ; enfin, si le poids de la présence coloniale et ses conséquences sont bien inscrits dans la mémoire des Amérindiens, ce thème de l’esclavage ne les concerne guère et, dans une volonté de prendre une distance d’avec les Créoles, ils préfèrent mettre en avant le fait qu’ils ont toujours été considérés dans la Guyane coloniale comme des peuples libres.
Des histoires affrontées
Derrière ces efforts déployés pour construire une histoire commune, les histoires particulières résistent donc, comme un enjeu dans la production des référents symboliques qui fondent les affirmations identitaires. Dans cette compétition pour légitimer une mise en récit de l’histoire et l’imposer sur la scène régionale, les thèmes de la traite et de l’esclavage occupent une place centrale du fait du poids relatif de la composante afro descendante de la population, et ils s’inscrivent désormais dans un ensemble de lieux mémoriels et de temps de célébrations. La mémoire de l’esclavage n’a ainsi longtemps été présente en Guyane que sous la forme d’une statue figurant Victor Shoelcher libérant un jeune esclave (Figure 1), mais aujourd’hui plusieurs monuments érigés en ces lieux stratégiques que sont les grands carrefours urbains célèbrent la résistance des héros marrons et l’émancipation de 1848, comme par exemple la statue des « Marrons de la Liberté » ou le monument des « Chaînes brisées » (Figures 2 et 3)[9]. Et cette mémoire de l’esclavage vient également nourrir de grandes manifestations telles que le « Mois de la Mémoire », qui se décline en concerts, expositions, projections de films et conférences.[10]
En regard, si l’intrusion européenne et la colonisation restent bien sûr au coeur de la mémoire amérindienne et entretiennent un ressentiment tenace par rapport au monde blanc, sur la scène locale les Amérindiens s’efforcent d’énoncer et de faire valider une histoire qui se place en marge de la colonisation et de l’esclavage, soutenue par la mise en récit de l’autochtonie amérindienne. La référence à une présence sur le territoire guyanais antérieure à la venue des populations coloniales (Blancs et Afro-descendants) représente, ici comme ailleurs sur le continent, un thème central du discours politique amérindien, un préalable dont le reste peut (éventuellement) découler :
Nous sommes un peuple. Nous sommes Kali’na, Teko, Lokono, Palikweneh, Wayapi, Wayana. Nous possédons un territoire propre. Nous formons une société organisée de personnes autochtones et nous faisons partie de la communauté des peuples indigènes à l’échelle mondiale. Nous sommes les premiers habitants de notre territoire, nous l’occupons et nous y gouvernons nous-mêmes depuis les temps immémoriaux[11].
Mais on ne sera pas étonné de relever que, dans ce contexte, ce thème a suscité ces dernières années un jeu croisé d’affirmation et de réfutation. Au discours amérindien qui rappelle volontiers l’origine allochtone de la population créole afro descendante, répond ainsi un discours créole qui suggère une égale allochtonie des Amérindiens : on explique ainsi que les Amérindiens présents actuellement sur le littoral ne sont arrivés que récemment, prenant la place d’anciens peuples exterminés ou chassés par l’occupation coloniale[12] ou encore, comme Christiane Taubira, on demande de :
ne pas oublier que l’Amérique n’est pas un continent où l’homme a pris naissance. Que ses premiers habitants humains, les Amérindiens, sont venus d’Asie au temps où les continents étaient reliés par des détroits. Que les conquêtes coloniales et le mercantilisme européens se sont traduits par des massacres d’amérindiens, la traite d’africains, l’esclavage, le bagne, les contrats d’engagés […][13].
Le passé dans le présent
L’enjeu de ces mises en récit de l’histoire est symbolique, lié au débat sur la définition d’un « être ensemble » guyanais et sur la place que les populations amérindiennes doivent y occuper, mais la question de l’ancienneté d’une présence autochtone en tel ou tel lieu, à tel ou tel moment, peut avoir aussi parfois une autre dimension dès lors que le débat porte sur l’attribution de droits fonciers aux populations amérindiennes, lorsque la demande entre en concurrence avec d’autres modes d’occupation comme cela peut être le cas en situation périurbaine. En ce cas le travail de l’archéologue et de l’historien semblerait pouvoir offrir des arguments en replaçant les demandes dans une séquence historique reconnue et précisément localisée.
C’est par exemple ce qui est apparu il y a quelques années lorsque l’auteur a été sollicité par un ami, visé par une procédure d’expulsion d’un terrain sur lequel il avait construit sa maison : le dossier constitué à sa demande, sur la base de sources historiques et de la tradition orale, montrait une occupation quasi ininterrompue du site par les familles de son village, depuis au moins la fin du 19e siècle. L’argument a été reçu par le tribunal et, aux dires de l’intéressé, il a contribué à orienter la décision du juge. Toutefois il s’agissait d’une initiative individuelle, de la part d’un jeune Kali’na enseignant en histoire dans le lycée local, et de telles démarches ne sont généralement pas engagées, ni même évoquées, par les leaders autochtones lorsqu’ils sont amenés, par exemple, à appuyer une demande d’attribution d’une « zone de droits d’usage collectifs »[14]. L’argumentaire mobilisé en ce cas met alors plutôt en avant une représentation générique de l’autochtonie, qui renvoie classiquement à une lecture de l’histoire du continent, sans tenter de lui donner plus de lisibilité et plus de force dans l’arène locale en l’inscrivant dans un espace particulier sur la base d’éléments factuels qui pourraient être apportés, notamment, par l’archéologie.
Mais il est encore plus significatif d’observer que, pris dans ces processus de constructions mémorielles affrontées qui traversent la scène guyanaise, les Amérindiens ne se sont pas approprié les plus remarquables, les plus spectaculaires, des vestiges que l’archéologie met au jour ou que l’histoire atteste, qui ne sont pas devenus à leurs yeux des « monuments » opposables aux autres monuments que mettent en avant les autres cultures présentes en Guyane. Il en est ainsi, par exemple, du site remarquable de champs surélevés découvert il y a quelques années dans l’ouest de la Guyane, près du village d’Awala (Figure 4). Ce site était connu des villageois, mais ils n’y attachaient pas de valeur particulière et ne lui connectaient pas un récit de la tradition orale. Récemment, les institutions de l’État en charge de la Culture ont manifesté l’intention de le « mettre en valeur », mais l’opération est restée localement sans écho, auprès des villageois qui ne comprenaient pas l’intérêt que l’on pouvait porter à ces anciennes buttes de culture, mais aussi auprès de la commune kali’na d’Awala-Yalimapo qui n’a pas véritablement accompagné ce travail alors qu’elle est pourtant en quête d’éléments susceptibles d’attirer le touriste, principale ressource disponible sur ce territoire aujourd’hui.
L’histoire de l’important site de pétroglyphes précolombiens (Figure 5) situé près de la ville spatiale de Kourou, est à cet égard éclairante.[15] Cet ensemble de roches gravées est connu par des récits de voyageurs depuis le début du 20e siècle, mais il n’a été redécouvert qu’en 1993. De l’avis des archéologues, il s’agit d’un site remarquable qui présente près de deux cent cinquante figurations gravées, pour la plupart anthropomorphes, sur un affleurement rocheux d’une cinquantaine mètres. La « monumentalité » de ce site, unique en Guyane par son importance, s’est imposée progressivement à travers une forte médiatisation de la découverte et du travail des archéologues. Le site est ainsi devenu un repère majeur du passé amérindien de la Guyane, et il a fait l’objet en 1993 d’un classement par l’État comme « monument historique ».[16]
Mais cette monumentalité n’a pas procédé d’un investissement politique des responsables de la communauté amérindienne de Kourou, pourtant confrontée à une pression de la municipalité pour « normaliser » la situation du village kali’na en privatisant les terres collectives du village. Les leaders du mouvement autochtone en Guyane, dont plusieurs sont originaires de la communauté de Kourou, n’ont pas non plus manifesté une quelconque volonté d’exercer un contrôle sur le travail des archéologues et sur la restitution qui allait en être faite. L’opération a été impulsée et conduite par les archéologues et par les techniciens de l’antenne régionale du ministère de la Culture, et elle a été appuyée par les élus créoles de la mairie de Kourou qui préparaient des élections prévues quelques mois plus tard. Le projet a été pensé selon des représentations très classiques qui ont amené à l’ouverture en 2014 du Centre d’archéologie amérindienne de Kourou Kalapa, un bâtiment qui abrite les pétroglyphes et un petit musée destiné à devenir « un lieu de visite incontournable pour tous les touristes ou amis qui veulent s’imprégner de ‘l’esprit profond de la Guyane’ qui, par les fleuves, nous vient de la forêt »[17], les responsables prévoyant d’offrir ultérieurement aux visiteurs une boutique d’objets-souvenir et un restaurant. Les Kali’na n’étaient pas absents lors de l’inauguration et ils avaient souhaité la présence de chamanes pour réduire les risque de voir se manifester les esprits peuplant les lieux, que l’opération pouvait avoir indisposés. Mais cette assistance amérindienne restait très peu nombreuse et nullement significative, relevant pour l’essentiel des jeux ordinaires du clientélisme politique qui lient en Guyane une partie du monde amérindien aux grands élus créoles.
Des monuments ?
On voit à travers cet exemple que le rapport des Amérindiens (en l’espèce, les Kali’na) à ces traces du passé est ambivalent : on ne s’en désintéresse pas totalement et l’on manifeste parfois à leur égard de la curiosité, ou une inquiétude quant aux conséquences du dérangement de tous les esprits inscrits dans le lieu, mais on n’arrive pas réellement à s’en saisir. Les raisons en sont évidemment multiples, certaines procèdent de la manière dont le groupe pense son rapport au passé et construit sa mémoire ; d’autres révèlent peut-être la difficulté à former, à partir de ces traces, un « patrimoine » commun dans une société qui s’organise sur une base familiale et qui se reproduit dans une logique factionnaliste ; d’autres, encore, plus contextuelles, s’inscrivent dans les rapports sociaux qui s’instaurent dans l’espace social et politique de la Guyane multiculturelle.
Couper les liens avec les morts
La présence de chamanes lors de l’inauguration du Centre d’archéologie amérindienne venait rappeler que, pour les Kali’na, les sites que fouillent les archéologues ont à voir avec la mort et plus généralement avec le monde des non humains, et sont potentiellement porteurs de risques dans la sphère chamanique. Ces mondes dans lesquels les vestiges affleurent et prennent place dans le présent doivent faire l’objet d’une prise en charge particulière, qu’il s’agisse de traces matérielles ou de traces immatérielles. En 1892, lorsque des familles kali’na avaient été amenées à Paris dans le cadre des « exhibitions ethnographiques » que l’époque affectionnait, certaines des personnes transportées décédèrent sur place et furent inhumées dans un cimetière parisien. Cent ans plus tard, la commémoration de cet événement donna lieu à une exposition et à différentes manifestations accompagnées par les responsables coutumiers et politiques kali’na (Collomb, 2002), mais les esprits des personnes décédées à Paris peuplèrent soudainement les rêves de leurs descendants. Tout ne rentra dans l’ordre qu’après l’intervention d’un chamane dépêché sur place pour intervenir sur les lieux mêmes de ces événements.
Mais au delà des dangers qu’elles peuvent provoquer, la reconnaissance et la valorisation des traces du passé et leur intégration au sein d’une construction mémorielle ne vont pas de soi pour le monde kali’na. Comme dans toute société cette démarche engage un « régime d’historicité » spécifique[18] et une forme particulière de la dialectique mémoire/oubli. A cet égard, les sociétés amérindiennes se distinguent quelque peu dans l’espace régional, elles n’affichent pas un grand intérêt pour le passé, dont elles ne font pas un élément important d’une construction identitaire, n’ont pas le goût des grandes généalogies et n’attachent pas à la transmission d’une mémoire collective la même importance que d’autres, comme par exemple les sociétés noires marrons ou créoles. Cette manière de penser un rapport au passé est en cohérence avec une organisation sociale traditionnelle kali’na qui ne s’inscrit guère dans la profondeur historique, marquée par une absence de chefferie permanente et par la formation de nouvelles unités résidentielles à chaque génération, et plus généralement avec l’absence ou la faiblesse d’une appropriation et d’une transmission des biens matériels, qui étaient jusqu’à une époque récente généralement abandonnés, dispersés ou vendus après la disparition de leur propriétaire. C’est un choix qui peut se lire, par exemple, dans le traitement réservé aux morts chez les Kali’na lors du grand rituel epekotono organisé un an ou deux après le décès d’une personne. La cérémonie permet le retour à une vie normale des proches portant le deuil mais elle organise surtout une séparation radicale entre les vivants et le disparu, qui viendra en quelque sorte protéger des émotions qui pourraient naître du souvenir. A cette occasion, on brûle quelques effets du défunt, marquant symboliquement cette rupture par la destruction de biens qui pourraient entrer dans une logique de transmission patrimoniale et de célébration mémorielle (Collomb, 2007).
Une présence discrète
La valeur que les sociétés occidentales attachent aux témoins matériels d’une culture, à leur préservation dans le musée ou la collection, à leur transmutation en « monuments », apparaissent donc dans une certaine mesure en contradiction avec les modes de possession et de transmission des biens tels que les pensent les Kali’na. Pour autant, ces derniers ne sont pas indifférents à la manière dont leur histoire s’inscrit dans des traces matérielles, à la manière dont elle prend place dans le paysage, mais ces traces ressortissent plutôt à une présence discrète. Objet d’enquêtes de terrain dans le cadre d’un travail sur la formation des identités kali’na en Guyane et au Suriname[19], la mémoire des anciens investit volontiers des objets modestes, des lieux cachés.
En remontant la rivière Mana, les Kali’na établis entre Guyane et Suriname - les Tilewuyu - peuvent montrer, dans ce qui n’est aux yeux de l’étranger qu’un banal pan de forêt, l’empreinte du vieux village Ulemali Unti. Ici, dit-on, tous les Kali’na de cette petite région s’étaient autrefois rassemblés sous la direction de leurs chamanes pour tenter de faire revenir leurs morts sur terre, un événement que les Kali’na désignent du terme epakano (Collomb, 2000)[20]. Les anciens savent lire dans ce sous-bois les traces d’une ancienne présence humaine et ils ressentent l’effet des esprits qui ont pris la place des villageois après l’échec de cette tentative de résurrection, toujours présents. C’est une histoire que l’on n’évoque pas volontiers devant l’étranger, c’est la matière d’une mémoire que l’on préfère partager entre soi, mais tout cela n’est pas pour autant considéré comme un secret. Intervenant dans le cadre de l’établissement de la carte archéologique de la commune sur laquelle se trouve le site, les archéologues ont tenté une incursion à l’emplacement qui leur avait été indiqué mais la prospection s’est révélée décevante. Comme c’est assez souvent le cas en forêt, on a trouvé quelques morceaux de céramique ordinaire témoignant de la présence ancienne d’un village, mais rien de véritablement digne d’intérêt, rien qui puisse faire « monument ».
Le contraste n’en est que plus saisissant avec la valeur mémorielle inestimable que les Kali’na Tilewuyu investissent jusqu’à aujourd’hui dans ce site. L’ancien village n’a jamais été réoccupé depuis son abandon, il y a trois ou quatre générations dit la tradition orale, l’emplacement est considéré comme un lieu sacré, potentiellement dangereux, sur lequel peu de personnes jusqu’à aujourd’hui osent s’aventurer. Et, pour les Kali’na, l’histoire de cet événement formidable est en quelque sorte gravée dans ce coin de forêt, lisible à travers tout un ensemble de signes qui ne se dévoilent qu’à ceux qui peuvent les lire ou les entendre, comme la présence toujours évoquée de cette jarre qui, sans jamais se tarir, délivre la bière de manioc que l’on fabriquait lorsque l’on préparait epakano, ou le son de ces tambours que l’on ne voit pas mais que les esprits font encore parfois résonner dans la forêt.
Le récit du passage de Païlaundupo à travers les Guyanes, un des thèmes du corpus de la tradition orale kali’na qui affleure généralement dans les conversations dès lors que l’on évoque les temps anciens, représente un autre de ces motifs récurrents qui structurent les récits de la mémoire collective. Cet être, dit-on, a dévoré les Kali’na en les pourchassant dans leurs villages (Collomb et Tiouka, 2001) et pour qui connaît son histoire il est possible de suivre les traces qu’il a laissées à travers le pays kali’na. On les voit notamment sur de nombreux rochers en bordure des rivières sur lesquels, en frottant ses fesses, il a imprimé ces marques que les archéologues appellent des « polissoirs ». Sur d’autres rochers, on observe également des creux qui sont les mortiers dans lesquels il broyait les ossements de ses victimes avant de les ingérer[21]. Enfin, comme on le verra plus loin, les anciens nous rappellent que Païlaundupo est le véritable auteur des pétroglyphes que les archéologues ont étudiés sur le site de la Karapa à Kourou. En cela, les Kali’na procèdent comme les Yanesha étudiés par Fernando Santos-Granero (1998) : pour se saisir de leur passé ils s’appuient sur la tradition orale et le mythe, que viennent volontiers rappeler les chants des hommes au tambour sanpula lors des cérémonies d’epekotono, mais ils ajoutent aussi ce que Santos-Granero a appelé des topogrammes, issus d’une action humaine ou surnaturelle, qui se combinent pour véritablement inscrire le récit dans le paysage.
Un « bien commun » ?
Toutefois, s’il existe un consensus sur cette présence visibles de marques du passé et si elles font sens pour les Kali’na, elles n’en constituent pas pour autant à leurs yeux un matériau pouvant aujourd’hui « faire patrimoine » ou « faire monument ». Il faudrait pour cela qu’elles puissent être instituées en « biens communs », qu’elles puissent être symboliquement appropriés par un large collectif. Mais dans le monde Kali’na, comme c’est assez généralement le cas dans cette région où s’applique le modèle “guyanais” proposé par P. Rivière (1984), les formes dominantes d’organisation sociale ne se prêtent guère à l’exercice. Le niveau social le plus pertinent demeure celui de la constellation familiale formant un « village », appuyée sur une histoire que l’on peut tracer sur quelques trois générations, rarement plus, et intimement associées à un lieu, généralement une rivière. Même si les villages aujourd’hui sont devenus de grands rassemblements hétérogènes de groupes familiaux, la famille étendue reste à la base du fonctionnement communautaire de la société kali’na et de son organisation politique, et c’est aussi dans cet espace qu’est pensée la transmission culturelle et, dans une certaine mesure, la construction mémorielle. Dans ce contexte, ce que l’on pourrait appeler une « histoire kali’na » est alors une histoire fragmentée, reliant et articulant entre eux des bouts de mémoire individuelle et familiale qui seuls font véritablement sens socialement. Des consensus plus larges se dégagent bien sûr autour des grands récits généralistes qui rappellent, par exemple, l’unité et la résistance d’un monde kali’na soudainement placé sous la pression coloniale, mais les choses deviennent beaucoup plus compliquées dès lors que l’on évoque des représentations mémorielles fortement liées à l’espace familial, et les objets - matériels ou immatériels – qui leur sont associés dont on constate qu’ils ne peuvent accéder que difficilement à ce statut de « bien commun ». On en retiendra deux exemples.
Le premier renvoie au traitement appliqué au souvenir de ce qui s’est passé à Ulemali Undu. Si la trame du récit est l’objet d’une connaissance assez générale, la légitimité de chacune des versions énoncées est disputée entre les différents groupes familiaux et le récit n’autorise guère à mobiliser des « héros » qui soient appropriables collectivement, au delà de cet espace familial[22]. Les familles qui peuvent établir qu’un de leurs ascendants avait participé à epakano font logiquement valoir qu’elles disposent d’une version plus conforme à la « vérité », mais leur participation à cet événement fondateur leur confère également une position politique forte. Cette participation pose un nous et un eux en établissant une coupure entre les acteurs de l’événement, « ceux d’ici », et les autres familles dont on dit qu’elles sont arrivées « alors que tout était déjà terminé », seuls les premiers pouvant être éventuellement légitimes – et intéressés - à mettre en avant un rapport privilégié avec le site mémoriel du vieux village (Collomb 2000).
L’autre exemple évoque une expérience vécue sur le terrain. Le chercheur ayant au fil des années rassemblé un matériau sonore conséquent, notamment un ensemble de ces récits mythico-historiques ainsi qu’un corpus des chants au sanpula, il avait semblé logique d’avancer l’idée de constituer à destination des Kali’na un espace documentaire rassemblant ce corpus et le mettant à disposition, sous un strict contrôle communautaire. L’idée reçut un accueil très positif de la part de ceux qui n’avaient eux-mêmes rien à investir dans ce fonds documentaire, en gros la jeune génération lettrée, fortement demandeuse d’outils culturels pour construire une identité et l’inscrire dans une tradition. Mais, d‘une manière quasi-unanime, les anciens qui sont les détenteurs de ces savoirs ou les descendants de ceux qui les ont délivrés n’ont pas souhaité cette mise à disposition, qui était avant tout une mise en commun. Pour eux, ces traces, ces matériaux, méritent certes d’être préservés car chacun a conscience de l’érosion de ces savoirs, mais ils constituent à leurs yeux un patrimoine strictement familial. Et lorsque l’on souhaite obtenir une copie des enregistrements, ce n’est que dans une perspective de conservation et de transmission interne, en aucun cas pour une diffusion hors du groupe familial.
Une querelle d’experts
L’histoire des roches gravées de la Karapa et du Centre d’archéologie amérindienne de Kourou évoquée plus haut est exemplaire de la manière dont se construit une offre patrimoniale, en l’occurrence archéologique, que les Kali’na peinent à reconnaître et à s’approprier à des fins identitaires ou politiques, car elle s’organise sur la base de représentations qui leur échappent en grande partie.[23] Il y a quelques années, des anciens du village kali’na d’Awala avaient été conviés à visiter ce site que l’on venait de mettre au jour. La visite était conduite par un archéologue qui expliquait que l’on n’avait pas retrouvé de matériel archéologique associé à ces gravures qui aurait pu permettre de les dater. Mais, par comparaison avec d’autres pétroglyphes dans les Guyanes, il estimait raisonnable d’en attribuer l’origine à des populations amérindiennes antérieures à l’arrivée dans cette zone des ancêtres des Kali’na actuels, vers le dixième siècle. Le propos de l’archéologue ne suscita ni commentaires ni questions dans l’assistance, mais l’une des personnes présentes qui connaissait mon intérêt pour ces questions, un chamane issu d’une lignée familiale respectée, s’approcha de moi et entreprit de me révéler ce qu’étaient réellement ces dessins : ce n’est pas ce que dit l’archéologue, m’expliqua-t-il, c’est Païlaundupo qui a gravé ces dessins lorsqu’il est passé par là, il a dessiné dans la roche les personnes qu’il a dévorées, c’était pour lui une manière de les compter…
Cette forme de coexistence de deux lectures du passé n’avait certes rien d’exceptionnel, elle faisait classiquement se rencontrer dans un même espace des cultures qui sont restées longtemps sans commune mesure, confrontant deux points de vue exclusifs l’un de l’autre. Celui de l’archéologue était validé pour l’essentiel par son appartenance au « monde des Blancs » et à la « science », mais il était évident pour la majorité des Kali’na rassemblés que l’interprétation du chamane était, elle-aussi, adossée à un savoir incontesté, en partie hérité et en partie nourri du commerce avec les esprits. Devant ce qu’il faut lire comme une querelle d’experts, deux postures semblent alors possibles.
L’une consisterait à considérer que le discours de ce chamane est, au fond, incommunicable hors du lieu qui le fonde, et qu’il rend compte d’un monde et d’une culture marqués au sceau de l’exotisme radical que l’on accorde aux peuples objets de l’observation ethnographique. Au nom de ce relativisme culturel il est alors possible de lui accorder une sorte de bénéfice du doute, mais à travers une mise à distance qui le rejette définitivement de l’autre côté de la frontière du « grand partage ». L’autre position conduirait à reconnaître au chamane la capacité d’intervenir, avec ses propres outils conceptuels, non seulement dans l’univers culturel dans lequel il construit son propos, mais aussi dans l’ensemble du monde qu’il peut aujourd’hui embrasser du regard et de la pensée – et en l’occurrence de décider du sens à donner à ces gravures dont se sont saisies l’archéologie et les médias. Ce serait là une posture marquée au sceau d’une « anthropologie symétrique » de bon aloi, qui accorderait à cette mise en récit chamanique de l’histoire un statut équivalent à la mise en récit savante, mais qui n’est évidemment guère tenable car elle entachée par la disjonction du lieu où est construit le discours et du lieu où réside l’autorité qui peut le valider.
Épilogue. Le Réveil du chamane
Nous nous sommes placés jusqu’ici dans une lecture qui est surtout celle des générations les plus anciennes, qui peuvent encore articuler ces savoirs, ces récits, ces lieux en une construction faisant système. Mais, alors que le monde dans lequel ces anciens continuent dans une certaine mesure de se penser est en passe de s’évanouir, cette lecture doit être nuancée et recontextualisée. Les transformations culturelles qu’a connues la société kali’na, notamment à travers l’éducation scolaire, ont fait apparaître une classe d’âge lettrée (plus de 50% de la population a moins de 25 ans) qui a établi un autre rapport, moins distendu, à l’histoire et à l’archéologie comme outils de connaissance. Ces jeunes, mais aussi une bonne part des personnes qui ont été scolarisées au cours des dernières décennies, se sont approprié cette lecture académique du passé qu’ils doivent désormais confronter aux savoirs hérités, en s’efforçant de les rendre compatibles avec la position surplombante du discours occidental. « L’histoire des Kali’na doit être écrite par un Kali’na » oppose-t-on alors volontiers au chercheur, mais la remarque qui se veut frappée au coin du bon sens ouvre sur une aporie : tel qu’il est exprimé, le propos du chamane sur les pétroglyphes n’est désormais guère recevable aux yeux de cette nouvelle génération, et une adhésion trop affichée au discours historique occidental ferait aussi courir le risque d’une fracture d’un entre soi culturel encore tant bien que mal préservé. [24]
La société kali’na s’est depuis longtemps « réchauffée »[25], et on a rappelé plus haut que les Kali’na ne sont pas absents de ce jeu qui se joue aujourd’hui en Guyane autour de la construction d’images et de récits sur le passé. Mais il reste difficile pour les jeunes leaders kali’na de s’approprier les vestiges dans lesquels l’archéologie inscrit une « histoire amérindienne », et de les investir d’un poids symbolique et politique : pour eux, ces vestiges ne font pas de bons « monuments ». Pour autant, il reste nécessaire pour ces leaders de soutenir la prise de parole politique dans laquelle ils se sont engagés, en l’appuyant sur un appareil symbolique manifestant leur présence dans une histoire qui se constitue désormais en Guyane comme une histoire commune. Réticents devant l’intrusion dans leur histoire de ces vestiges archéologiques dans lesquels ils ne se reconnaissent pas vraiment, ils entreprennent alors d’inscrire ce passé dans d’autres « monuments », qu’ils composent à leur mesure[26].
En 2012 dans la périphérie de Cayenne, l’installation très médiatisée de la statue monumentale dite du « Réveil du Chamane » relevait de cette démarche. Réalisée par un sculpteur autochtone dans une essence de bois locale, cette statue de cinq mètres de hauteur est placée au centre d’un vaste rond-point qui dessert l’accès à l’aéroport et à la ville de Cayenne, un lieu stratégique qui lui assure une visibilité égale à celle dont jouissent les sculptures en mémoire de l’esclavage et du marronnage. Elle figure le personnage dressé d’un chamane, mythifié et magnifié, qui brandit sa malaca[27] et tient dans son autre main un « bâton de commandement ». Tout autour, sur son socle, sont disposés des bas-reliefs renvoyant à chacune des six nations amérindiennes vivant en Guyane (Figure 6). Pour ses promoteurs, de jeunes leaders politiques kali’na et lokono, ce « réveil du Chamane » a une fonction performative, signifiant une possible revitalisation des cultures autochtones dont le chamanisme constitue, à leurs yeux, le coeur, et marquant « de manière physique la présence des premiers habitants de Guyane et le rassemblement de l’ensemble des Amérindiens du département ». Si l’inauguration du Centre d’archéologie amérindienne de Kourou n’avait mobilisé qu’une poignée d’Amérindiens, le dévoilement de la statue du chamane en 2012 a rassemblé des délégations nombreuses, venues des différents villages du littoral mais aussi de l’intérieur de la Guyane à l’occasion de la tenue des « Journées des peuples autochtones » organisées pour la première fois en 2011[28]. Le « Réveil du Chamane » est devenu un point de rassemblement des délégations amérindiennes lors des Journées autochtones célébrées les années suivantes, ouvertes par une « bénédiction chamanique » réalisée devant la statue.
Rien n’aurait pu toutefois exister sans l’appui et le financement apporté au projet par l’assemblée régionale, dominée par les Créoles, et rien ne peut vraiment se comprendre si l’on ne rapporte pas une opération telle que celle-ci à cette nouvelle scène politique multiculturelle sur laquelle les sociétés amérindiennes sont désormais convoquées. Ériger un tel monument a un coût financier que les organisations amérindiennes n’auraient pas été en mesure d’absorber, mais accepter que ce financement provienne d’élus en recherche de voix autochtones dans la perspective des prochaines élections a également un coût que les leaders amérindiens ont évalué comme acceptable en regard du bénéfice attendu. Pour se voir accorder – en tant qu’Amérindiens - une place dans la Cité et une forme de citoyenneté, il fallait qu’ils se fassent entendre, ce qu’ils ont fait au cours de trois décennies de luttes politiques, mais il était tout autant important pour eux de se rendre visibles. Les monuments que leur propose l’archéologue les enferment dans le passé et les repoussent dans des marges dont ils s’efforcent aujourd’hui de se sortir. Une statue telle que le « Réveil du Chamane », qui concentre en elle tous les motifs et tous les poncifs d’une tradition (ré)inventée, inscrit leur passé dans un présent, elle devient une ressource mobilisée pour faire reconnaître leur présence sur la scène commune guyanaise[29]. Ainsi que l’expliquait à la presse locale un des chefs coutumiers kali’na présents lors de l’inauguration de la statue du Chamane : « C’est la première fois que l’on montre une statue qui représente nos ancêtres… »
Appendices
Notes
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[1]
Ce travail a été conduit dans le cadre du programme Fabriq’am (La fabrique des patrimoines. Mémoire, savoirs et politique en Amérique indienne aujourd’hui) financé par l’Agence Nationale de la Recherche (Paris).
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[2]
Notamment dans le cadre des manifestations organisées chaque année en Guyane, depuis une vingtaine d’années, à l’occasion des « Journées Européennes du Patrimoine ». Les archéologues présents en Guyane (Universitaires, intervenants de l’Institut de Recherches Archéologiques Préventives et de l’antenne régionale du ministère de la Culture) présentent les résultats de leurs travaux, organisent la visite commentée des principaux sites et ouvrent leurs chantiers à un large public, dans les différentes communes de la région.
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[3]
C’est une situation qui contraste avec ce que l’on relève dans des espaces qui peuvent sembler à certains égards comparables, comme par exemple au Québec où les archéologues et les ethnologues sont confrontés à une volonté des Premières Nations de prendre en charge les traces de leur passé et d’encadrer le travail des chercheurs pour conserver la maîtrise des interprétations et des représentations qui en sont issues (Bousquet 1996, 1999 ; Arsenault et Gagnon 2002).
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[4]
La France n’autorise pas les recensements de population effectués selon des critères ethniques ou raciaux, mais on peut estimer la population amérindienne en Guyane française à environ 10 000 personnes, soit un peu plus de 3% d’une population totale de plus de 250 000 habitants. Les Kali’na sont à peu près 4 000 en Guyane et sans doute près de 6 000 au Suriname.
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[5]
Les Pahikwene ne sont toutefois présents sur le littoral que depuis une trentaine d’années, venant de la frontière brésilienne, et les Lokono se sont réinstallés en Guyane dans les années soixante, venant du Suriname. Ils sont beaucoup moins nombreux et leur histoire récente est donc assez différente de celle des Kali’na.
-
[6]
En une trentaine d’années, la population de la Guyane a ainsi été multipliée presque par quatre, pour l’essentiel du fait de l’immigration et de la vitalité démographique des populations migrantes.
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[7]
Plus précisément les Aluku, qui sont de natonalité française, alors que les autres Marrons présents sur le sol guyanais, beaucoup plus nombreux, sont des migrants venus du Suriname.
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[8]
« Projet d’accord relatif à l’avenir institutionnel de la Guyane », Congrès du 29 juin 2001, Mairie de Rémire-Montjoly. La Guyane est dotée de deux assemblées territoriales qui se partagent les compétences sur les différents domaines d’action, le Conseil général et le Conseil régional.
-
[9]
Voir par exemple Mam Lam Fouck (2006), Hidair (2008).
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[10]
Le “Mois de la Mémoire” est organisé chaque année en Guyane à la suite du vote de la loi, dite « loi Taubira », reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme crimes contre l’humanité (10 mai 2001). Le « Mois de la Mémoire » s’ouvre à cette date anniversaire et s’achève le 10 juin, à la date anniversaire de l’abolition de l’esclavage en Guyane (en 1848).
-
[11]
Résolution finale du Deuxième Congrès des Organisations amérindiennes de Guyane, décembre 1996.
-
[12]
Un thème qui s’écarte des données historiques, mais qui est récurrent dans l’imaginaire créole, déjà illustré par L.G. Damas : « Cédant aux iniques persécutions des envahisseurs, les Naturels, d’assez bonne heure, gagnèrent l’intérieur du pays. Par un instinct irrésistible de vie libre, de plein air, ils s’y enfoncent de plus en plus, vivant au sein de tribus nombreuses et clairsemées, sous l’autorité fictive du gouvernement local. » (Damas, 1938 : 74)
-
[13]
Déclaration au quotidien France-Guyane, 14 juillet 2000. Ch. Taubira, aujourd’hui Garde des Sceaux (Ministre de la Justice), était alors députée de la Guyane.
-
[14]
En réponse aux revendications foncières amérindiennes, l’État a accepté en 1987 un aménagement de la loi commune, reconnaissant aux « communautés d’habitants qui tirent traditionnellement leur subsistance de la forêt » la possibilité de se voir attribuer des « zones de droits d’usage collectifs » sur les espaces qu’ils occupent « pour la pratique de la chasse de la pêche et d’une manière générale pour l’exercice de toute activité nécessaire à la subsistance de ces communautés ». Mais le dispositif ne répond que très imparfaitement à la question qui avait été soulevée : le droit accordé n’est que provisoire et reste révocable, dans un contexte dans lequel ces « zones de droits d’usage » entrent en concurrence avec d’autres projets suscités par une pression foncière née, notamment, de la croissance démographique de la Guyane alimentée par une forte immigration (Collomb et Guyon, 2015).
-
[15]
Kourou abrite une population amérindienne (très majoritairement Kali’na) relativement nombreuse si on la rapporte à la population des autres villages du littoral. Dispersée dans les quartiers résidentiels ou rassemblée au « village indien », cette population est confrontée à l’ensemble des problèmes qui touchent les communautés indigènes en Guyane et, comme beaucoup d’autres communautés, elle est traversée par des tensions internes factionnalistes et éprouve une perte de légitimité des autorités traditionnelles.
-
[16]
Voir Migeon (2013).
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[17]
Quotidien France-Guyane, 9 janvier 2014. La télévision locale rendait compte dans ces termes, sur son site web, de l’inauguration du Centre en janvier 2014 : Un nouveau centre d’archéologie sur la culture amérindienne vient d’être inauguré à Kourou. Ce projet vise à mettre en valeur et conserver un patrimoine riche de la Guyane datant de plusieurs milliers d’années. En 1775, les roches de la Karapa étaient découvertes pour la première fois. Mais ce n’est que deux siècles plus tard qu’elles font l’objet d’une étude particulière par le conservateur en chef de l’archéologie : Monsieur Mazière. Les roches gravées seront ensuite classées parmi les monuments historiques dès 1993. Le musée fraîchement inauguré autour de ce vestige du passé va donc mettre en valeur les deux cents gravures présentes mais également l’ensemble de la culture amérindienne à travers plusieurs expositions. Plusieurs shamans des différentes tribus amérindiennes étaient présents lors de cette cérémonie inaugurale. Ces derniers, venus des quatre coins de Guyane (comme par exemple Saint-Laurent et Awala-Yalimapo) ont effectué un rituel de bénédiction avec des prières pour avertir les esprits de la prochaine présence des touristes. (http://guyane.la1ere.fr/2014/01/10/le-centre-karapa-de-kourou-innaugure-99491.html)
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[18]
Au sens que donne à cette notion F. Hartog (2002), c’est-à-dire la manière dont les communautés humaines vivent leur rapport au passé, au présent et au futur, et la valeur sociale qu’elle accordent à chacun de ces temps.
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[19]
Voir par exemple Collomb (2000), Collomb et Tiouka (2001).
-
[20]
Ce nom epakano est construit à partir d’une forme verbale qui signifie « faire sortir ».
-
[21]
Le récit semble ici évoquer des modes de consommation rituelle des ossements des morts qu’ont pu pratiquer les Kali’na, qu’il s’agisse d’endocannibalisme dans le cadre de l’initiation chamanique ou lors des rituels liés à un décès ou, plus anciennement, des pratiques anthropophagiques accompagnant la guerre.
-
[22]
L’idée même de « héros » n’est guère appropriée pour qualifier ces personnages dont on conserve encore la mémoire : ce sont avant tout des chefs de famille, fondateurs de villages, qui ont laissé une trace parce qu’ils ont été de grands chamanes, de grands chanteurs, mais nous n’avons pas d’exemple d’épopée qui leur serait associée. Et même les chamanes dont on dit qu’ils avaient tenté de réaliser epakanon sont pensés aujourd’hui avant tout comme rattachés à une constellation familiale, qui peut sans doute s’en prévaloir, mais ils ne sont pas devenus des « héros » revendiqués dans un espace social kali’na élargi.
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[23]
En un sens, on peut transposer sur ces notions de patrimoine et de monument ce que M. Sahlins (1988) disait de l’événement, qui doit être compris comme « une relation entre quelque chose qui se produit et une structure (ou des structures) : une transformation du phénomène en soi en une valeur chargée de sens, d’où découle son efficacité historique propre ».
-
[24]
C’est cette aporie que relèvent par exemple Arsenault et Gagnon (2002) lorsqu’ils s’interrogent : « Comment, par exemple, concilier la vision ancestrale qu’a une collectivité autochtone d’un lieu jugé historique avec celle que les données archéologiques suggèrent aux chercheurs afin de fournir l’interprétation la plus cohérente possible des vestiges qui en témoignent ? Pour le dire autrement, quels moyens adopter pour rendre compte de la diversité des visions du passé, parfois convergentes, parfois divergentes, qui peuvent être manifestées à l’égard d’un site archéologique sans trahir la pensée propre au ‘Soi et à l’Autre’ ? »
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[25]
« […] des sociétés naguère froides se réchauffent quand l’histoire les happe et les entraîne (comme on l’observe dans les deux Amériques où les peuples indiens, assumant leur passé, découvrent qu’ils ont des intérêts communs et se groupent en nations pour les défendre) » (Lévi-Strauss, 1998 : 68)
-
[26]
Ce qui n’est pas sans rappeler ce que Jean Moomou (2011) relève, dans un contexte guyanais assez proche, chez les Noirs marrons où, écrit-il, on oberve depuis les années 1990 « une certaine déroute de la mémoire collective », les Noirs marrons délaissant la transmission du passé pour entrer dans « le présent immédiat », et développer un nouveau mode de mémorisation et de commémoration – les monuments et les stèles.
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[27]
La malaca, hochet fabriqué à partir d’une calebasse, est le vecteur du rapport que le chamanes établit avec ses esprits auxiliaires ; l’instrument est, ici, tenu dans la main gauche, un choix (ou une erreur) critiqué par les quelques opposants au projet. Le « baton de commandement », par contre, ne renvoie à rien de repérable dans les cultures amérindiennes régionales, mais a des échos multiples dans l’imaginaire moderne appliqué à ces univers.
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[28]
Cette manifestation est la forme locale de la Journée internationale des peuples autochtones décrétée par l’ONU. Elle rassemble à Cayenne des délégations amérindiennes venues de toute la Guyane, ainsi que des délégations de certaines des autres composantes de la population guyanaise (Noirs marrons, Hmong…).
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[29]
F. Laugrand (2002) observe le même processus au Nunavut, où le « réchauffement » des sociétés Inuit « exprime moins une passion mémorielle qu’une prise de parole jugée nécessaire à une époque où l’idéologie dominante consiste précisément à nier les différences culturelles. »
Références
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