Si les jeux et les sports sont le théâtre de visions du monde qui met en scène des constructions identitaires, nous sommes étonnés de constater le relatif « désintérêt intellectuel » (Wendling, 2002 : 31) à leur endroit, et notamment dans la revue Ethnologies. Dans toute l’histoire de cette revue, uniquement trois articles traitent du « jouer », i.e. l’acte de se re- et ré-créer dans une activité ludique et/ou sportive. Le premier est la contribution du folkloriste canadien Delf Maria Hohmann qui, dans le cadre d’un numéro régulier de Canadian Folklore Canadien de 1985, s’est appliqué à analyser un jeu de poupées. En s’appuyant sur l’oeuvre de Roger Caillois, il a retrouvé dans ce jeu des modèles comportementaux qui reproduisaient ou plus justement reflétaient la réalité familiale de la jeune joueuse. Ce jeu d’enfant s’est alors présenté comme une construction culturelle visant d’une part l’apprentissage des normes sociales et d’autre part l’expressivité. Douze ans plus tard, notre collègue, Michael Robidoux, professeur en sciences de l’activité physique à l’Université d’Ottawa, répondait à la thématique de la construction sociale des masculinités en proposant une réflexion sur les nuances entre le masculin et le non-masculin au sein d’une équipe de hockey. La joute est ainsi dépeinte comme vecteur de sociabilité, ou plus précisément comme ciment social normatif. Cette fonctionnalité implique nécessairement des rapports de pouvoir, à l’intérieur comme à l’extérieur du jeu (1997). Enfin, Christine Dallaire, aussi professeure en sciences de l’activité physique à l’Université d’Ottawa, a contribué dans le numéro « Langue et culture » à mieux comprendre le paradoxe qui se tisse entre le concept de compétitivité inhérent aux Jeux francophones de l’Alberta et la question de la récréativité justifiant la rencontre de la francophonie et ultimement les Jeux (2003). Notre collègue participe ainsi à tracer les limites de l’expérience ludique, expérience lourde en complexité étant donné sa nature contresensée. Jouer, grâce aux possibles qu’il ouvre, constitue un observatoire de qualité pour comprendre l’identitaire, mais son potentiel interprétatif demeure, en ethnologie, méconnu, ou plus justement négligé, tant dans la littérature anglophone que francophone. Pourtant, les trois articles donnés en exemple montrent bien que l’expérience ludique ou sportive devient un moment fort d’expressivité de l’individuel et du collectif. Cette préoccupation a nourri les premiers travaux de folkloristes qui ont défriché la discipline. Par exemple, Madeleine Doyon-Ferland, dans sa thèse (déposée en 1948) et dans ses travaux (Paradis 1980), a fait des monographies sur les jeux traditionnels pour tenter de mettre en valeur ce mode d’expression de la culture. Et cette célébration s’est actualisée. Les jeux et les sports, nous pensons notamment au combat de coqs balinais de Clifford Geertz (1983), ou à la boxe commentée à la radio telle qu’analysée par André Rauch (1994), ne cessent de marquer la discipline. Le vingt-cinquième numéro de Terrain (1995) se consacrait dans cette perspective aux sports et plus précisément aux transformations des jeux et des sports selon les changements dans les interactions sociales qui encadrent et génèrent ces pratiques sportives et ludiques. En 2006, Ethnologie française se consacrait aux sports à risque où la passion et le danger poussent plus loin encore les limites de l’identitaire. Il y avait matière, tant pour la revue que pour la discipline, à réfléchir sur le jouer d’une part pour renouer avec un thème fondateur et d’autre part pour réaffirmer la pertinence de celui-ci pour comprendre le culturel. Comprendre la part de culturel dans le jouer a « d’abord » été la mission de l’historien néerlandais Johan Huizinga qui a présenté dans son livre Homo ludens (1951) le jeu comme un acte sensé et profondément culturel. Cette …
Appendices
Bibliographie
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