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Dans Les Autochtones dans le Québec post-confédéral, Claude Gélinas part en quelque sorte à la recherche des autochtones des années post-confédérales, voulant notamment trouver une explication à l’absence des peuples amérindiens dans les écrits de l’époque. Des historiens et chercheurs, dont l’ethnologue Marius Barbeau, au début du vingtième siècle, considèrent que l’extinction des peuples autochtones est imminente. Au lendemain de la confédération, la création de lois afin que les Autochtones évoluent à l’intérieur d’une législation fédérale contraignante, la Loi sur les Indiens, place ces derniers dans une situation économique précaire. Exclus de la trajectoire socio-économique et historique du Québec et soumis aux mesures d’entraide du Canada, les Autochtones ne sont plus perçus que sous les traits d’êtres dépourvus de moyens pour assurer leur survie. Puis, un renversement de la situation survient. Au lendemain de la crise économique des années 1930, l’Amérindien réapparaît dans les discours humanistes et constitue désormais un sujet de curiosité, voire le modèle de l’individu opprimé aux yeux des défenseurs des droits humains.
Personne n’aurait tort d’être sceptique quant au fait que les Autochtones aient pu disparaître entièrement de la sphère politique et culturelle entre 1867 et 1960. En effet, qu’en est-il de la participation des Autochtones dans les débats de société durant cette époque qui a vu passer plusieurs événements marquants ? La recherche entreprise par Gélinas sur la présence amérindienne dans l’historiographie démontrera combien les Premières Nations ont souvent dénoncé certaines situations et réclamé que les gouvernements reconsidèrent les lois qui ont affecté la réalité économique et culturelle en place avant l’arrivée des colons européens, réalité dont les Autochtones semblaient jusqu’alors s’être accommodés.
Claude Gélinas dresse en cinq chapitres le portrait des Autochtones du Québec durant la période post-confédérale. Peuples dont l’existence et les ambitions sont mises à l’écart par les idéologies de l’élite intellectuelle de l’époque et de l’Église, leur refus d’évoluer sous la tutelle d’une autorité étrangère accentuera tout au long de leur histoire cette « invisibilité ». Tandis qu’on trouve au premier chapitre les données démographiques, économiques et territoriales qui viendront en partie alimenter l’exposé de Gélinas tout le long de l’ouvrage, dans le second chapitre, l’auteur s’interroge sur la manière dont la promotion des différentes idéologies par les intellectuels et les religieux a contribué à marginaliser directement et indirectement les Autochtones à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Il présente ensuite au chapitre trois la transformation qui s’opère durant les années 1930 dans l’imaginaire de la société à propos de l’Autochtone, lequel est redécouvert sous les traits d’un individu opprimé dont les droits sont à défendre et à débattre publiquement. Pour les Premières Nations, le défi devient celui de préserver leurs traditions et leurs acquis. C’est ce dont il est question au chapitre quatre, où l’on comprend mieux les motivations des Autochtones à préférer certaines mesures d’assimilation et à en refuser d’autres.
Plusieurs graphiques sont exposés dans le premier chapitre, où l’auteur présente l’évolution de différentes données sociologiques, parmi lesquelles se trouve le profil démographique de chaque Nation, pour l’époque étudiée. Dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle, le statut d’« Indien » est défini. C’est sur la base de la définition de 1876 que seront effectués dans les années à venir les recensements. Étudiant les statistiques disponibles concernant les Autochtones, Gélinas cherche à établir des liens entre certains facteurs sociaux, économiques et naturels, et les fluctuations démographiques. Par exemple, en 1880, un déclin démographique survient chez les Montagnais, puis les Attikameks et les Algonquins, alors que la colonisation s’accélère dans le Moyen-Nord et apporte son lot d’épidémies.
Claude Gélinas aborde dans le premier chapitre un sujet à la base de plusieurs revendications autochtones contemporaines, la distribution des terres au fil du temps ainsi que les droits accordés aux Autochtones dans l’utilisation de leur territoire. Bien que les autochtones soient confinés dans leurs réserves et que toute possibilité de maintenir leur réseau commercial soit compromise par les lois du gouvernement fédéral, les autorités politiques canadiennes expriment publiquement depuis 1859 leur volonté d’amener les Amérindiens à se « mêler aux blancs », comme elles le disent alors elles-mêmes. Toutefois, ce ne sera pas avant la fin de la Seconde Guerre mondiale que l’objectif d’émanciper les Autochtones commencera réellement à se réaliser, le gouvernement sombrant durant près de quatre-vingts ans dans un processus de règlement au cas par cas des problèmes occasionnés par la présence autochtone.
Gélinas dégage trois grandes phases dans la politique du gouvernement fédéral à l’égard des Autochtones du Québec. De 1870 jusqu’à la Première Guerre Mondiale, il a été parallèlement question d’une politique d’assimilation et d’une politique d’émancipation économique des Amérindiens. À partir de 1920, l’administration des Affaires indiennes s’est faite de manière passive, le gouvernement se contentant de prendre des décisions ad hoc et de maintenir chez les Amérindiens le statu quo. Après la Deuxième Guerre, la politique amérindienne a pris un tournant beaucoup plus humaniste. Une plus grande connaissance des droits humains et la reconnaissance de la participation des Autochtones à l’effort de guerre durant les deux guerres mondiales ont rendu la population critique à l’égard de la politique menée à l’encontre des Autochtones du Canada. Cette nouvelle attitude conduira à l’obtention du droit de vote au fédéral en 1960 puis au provincial en 1969.
L’élite intellectuelle du Québec post-confédéral dépeignait la réalité historique des Autochtones selon ses propres assises, c’est-à-dire faire la promotion de la spécificité culturelle du Canada français en l’opposant à ce qui l’entourait : les anglophones, les immigrants et les Autochtones. C’est ce que Gélinas démontre dans le second chapitre, où il s’intéresse particulièrement à plusieurs historiens, dont les recherches et écrits prouvent à quel point, durant la première moitié du vingtième siècle, l’idéologie dominante marquait la construction et la promotion de l’histoire du Québec, et ce, même s’il s’agissait d’auteurs appréciés par leurs contemporains. L’histoire a longtemps été le véhicule de l’autopromotion catholique, du nationalisme canadien-français, des conflits avec les Anglais et de la dépréciation de l’image des Autochtones au profit des Canadiens français.
Entre le milieu du dix-neuvième siècle et 1930, les Autochtones ont donc été mis en marge de la trajectoire historique du Québec. Mais après 1930, avec l’abandon chez les intellectuels du darwinisme social et des autres théories évolutionnistes, on assiste à une refonte du discours à propos des Autochtones. L’opinion publique à leur égard se transforme, s’imprégnant de militantisme dès les années 1950. Les mauvaises conditions socio-économiques dans lesquelles se retrouvaient les Autochtones étaient désormais dénoncées par les non-autochtones. L’auteur dresse donc au troisième chapitre, intitulé « De l’enfant mourant au bon sauvage », un historique de l’évolution du discours sur les Autochtones. Ces derniers, vus comme condamnés à disparaître depuis la « découverte » de l’Amérique — puisqu’ils possèdent des moyens bien trop restreints, dit-on, pour rivaliser avec les non-autochtones — éveillent désormais la curiosité des chercheurs et de la société en général.
La population euro-québécoise devenue plus consciente — et conscientisée — de la réalité autochtone, l’enjeu de ces derniers est maintenant de préserver leurs traditions et leurs acquis plutôt que de souscrire aux mesures fédérales d’émancipation allant à l’encontre de leur souveraineté politique. L’échec du gouvernement à assurer matériellement le fonctionnement de ses propres mesures d’assimilation lui fera perdre de la crédibilité, certes, mais la volonté des Autochtones de ne pas renier leur propre identité est à la base du refus de s’émanciper, quelle que soit l’offre. Éventuellement cependant, celle du gouvernement de prendre en charge l’éducation des enfants sera vue par certaines familles comme l’opportunité d’avoir une descendance en mesure de vivre selon les nouvelles orientations économiques du Québec, le commerce de la fourrure connaissant un déclin et la chasse devenant difficile à pratiquer durant les années 1930 et 1940.
Après la crise des années 1930, les communautés autochtones sont quasi unanimes dans leur motivation à intégrer la société nationale ainsi qu’à exercer pleinement les droits qui peuvent leur être concédés, mais ils désirent à la fois préserver leur authenticité culturelle et identitaire. Évidemment, certains individus sont plus attirés que d’autres par les avantages que peuvent apporter une pleine compréhension de même qu’une pleine utilisation des moyens offerts par la société nationale. Le caractère individualiste des Autochtones, qui, fondamentalement, favorisent la liberté individuelle lorsqu’il ne s’agit pas de besoins prioritaires pour la collectivité, sera donc tout aussi déterminant de l’aspect que prennent concrètement les rapports entre Autochtones et non-autochtones. Les différentes communautés autochtones n’ont jamais constitué une seule société. Une nation, une communauté, une famille ou même un seul individu pouvait avoir son opinion à l’égard des modalités d’intégration à la société nationale. Enfin, comme l’économie des Autochtones a subi des hauts et des bas au cours du siècle dernier, la motivation est demeurée davantage ponctuelle que généralisée. En somme, et il en sera question au chapitre cinq, c’est après la grande crise de 1930 que les Amérindiens ont intégré plus définitivement le cycle de dépendance envers les gouvernements. Si l’économie de chacune des communautés n’a pas connu le même sort avant 1930 — certains territoires subissant plus que d’autres les contraintes de l’accélération de la colonisation et de la chasse sportive, par exemple — les possibilités étaient désormais limitées pour les Autochtones de vivre de la chasse et de la vente de fourrure. Ces derniers allaient donc dépendre du travail salarié. Cependant, de plus en plus, le secteur économique et la vie sociale étaient pris en charge par les fonctionnaires des Affaires Indiennes à un moment où le travail salarié permettait pourtant de jouir d’une certaine indépendance vis à vis du gouvernement, particulièrement dans les années 1940. Après quatre-vingts années à résister par leurs propres moyens aux mesures d’émancipation offertes par le gouvernement et à préserver leur capacité d’autodétermination en tant que collectivités distinctes, les Autochtones allaient devenir une catégorie juridico-administrative distincte.
Dans ce livre, Claude Gélinas fait bien plus que reformuler objectivement l’histoire des Amérindiens du Québec post-confédéral, il amène le lecteur à réfléchir aux stratégies utilisées historiquement par les autorités afin de contrôler l’existence aussi bien culturelle qu’identitaire d’une minorité ethnique.