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La région de Charlevoix occupe une place privilégiée dans l’histoire de l’ethnologie au Québec. Serge Gauthier a choisi ce terrain pour y développer une réflexion sur la pratique des premiers folkloristes québécois en milieu régional. Cet ouvrage permet une diffusion plus large de sa thèse de doctorat en ethnologie, soutenue en 2004 à l’Université Laval. Inspiré du sociologue Pierre Bourdieu, Serge Gauthier veut réaliser une « ethnologie de l’ethnologie » (19), afin de démontrer comment Marius Barbeau (1883-1969), Félix-Antoine Savard (1896-1982) et Luc Lacourcière (1910-1989) notamment ont, par leur approche du terrain, érigé Charlevoix en région folklorique.
Si l’auteur propose une relecture de l’expérience de terrain des folkloristes au Québec, son analyse ne porte cependant pas sur la matière folklorique recueillie, mais bien sur son contexte de production. Il cherche à mettre en évidence les conditions d’émergence de Charlevoix comme « bastion de folklore ». L’auteur « retient donc l’idée que ces lieux folkloriques régionaux ou bastions folkloriques sont un élément de la construction méthodologique et intellectuelle de ces folkloristes québécois face au terrain d’enquête » (21).
Divisé en cinq chapitres, l’ouvrage suit une chronologie qui permet aux lecteurs d’avoir les bases historiques nécessaires pour bien suivre et comprendre la thèse développée. Serge Gauthier analyse dans un premier temps le discours tenu par les intellectuels canadiens-français au XIXe siècle, discours qui prend forme principalement dans des ouvrages littéraires. Il s’intéresse ensuite aux vies de Barbeau, Lacourcière et Savard avant d’examiner leur approche folklorique du terrain. Ces prémisses lui permettent de développer le concept de région en présentant un Charlevoix historique, suivi d’un Charlevoix folklorique. L’ethnologue ouvre enfin la démonstration en présentant les héritiers de Marius Barbeau.
Le premier chapitre définit les assises du discours des folkloristes québécois dans un contexte historique tant national qu’international. En dressant un portrait de la discipline, Serge Gauthier cherche à démontrer que l’approche du terrain développée par les folkloristes québécois du début du XXe siècle est moderne pour leur époque. Elle est d’abord issue d’une démarche anthropologique, tributaire de la formation universitaire de Marius Barbeau. C’est la littérature dite orale, auprès d’une « population qui ne sait pas écrire ou qui est peu en contact avec le livresque » (36), qui retient l’attention. Cette façon de faire s’inscrit dans l’idéologie de survivance du Québec du XIXe siècle. À cette période, l’élite intellectuelle canadienne-française pense l’histoire nationale, dans une volonté des Français de durer en Amérique du Nord, face à la présence croissante des anglophones. À la suite de la période de conflit menée par le parti Patriote (1830-1840), où les insurrections sont durement réprimées par la Couronne britannique, le rapport Durham vient clore ce moment clé de l’histoire. Le discours dit de « survivance » est donc la réponse de l’élite canadienne d’expression française à Durham. Et si « le peuple lui-même connaît peu le rapport Durham » (40), c’est grâce à lui que la tradition de source française issue de la littérature orale subsiste. Les intellectuels canadiens-français s’approprient le folklore et les traditions populaires par les oeuvres littéraires. Ce courant sera diffusé par les écrits de Joseph-Charles Taché, l’abbé Henri-Raymond Casgrain et Honoré Beaugrand. Cependant, c’est Marius Barbeau qui va offrir à l’élite canadienne-française une accréditation scientifique à la démarche. « Le folkloriste formé sur une base universitaire est ainsi chargé de relever les preuves d’une tradition orale jusqu’alors présumée et identifiée par la littérature, mais désormais justifiée par une pratique trouvant place dans le milieu universitaire » (43-44). Les résultats de ses enquêtes sont constitués de contes, de légendes, de chansons et de faits de folklore. Influencé par la pensée évolutionniste, Barbeau va effectuer « une distinction entre le primitif et le civilisé » (49) dans le choix de ses informateurs. Il part donc à la recherche d’un « informateur sauvage », à l’opposé de l’enquêteur : il est un rural, analphabète ou peu scolarisé, détenteur d’un savoir populaire. C’est un être traditionnel, préservé des changements sociaux, qui maintient la tradition et qui obtient son sceau d’authenticité par le fait qu’il se trouve dans son cadre naturel, « originel ».
Le second chapitre traite du parcours et de l’approche du terrain folklorique de Barbeau, Lacourcière et Savard. Cette approche biographique débute avec Marius Barbeau, que Serge Gauthier a déjà dépeint dans un précédent ouvrage : Marius Barbeau. Le grand sourcier. Né à Sainte-Marie de Beauce, au Québec, il étudie le droit à l’Université Laval. À la fin de ses études, il obtient une bourse Rhodes afin de poursuivre des études à l’Université d’Oxford, où il s’oriente vers l’anthropologie. En 1911, il est rattaché au Musée national du Canada à Ottawa, où il étudie la culture des « Indiens du Canada ». Sous l’incitation de l’anthropologue américain Franz Boas, il est le premier à effectuer des enquêtes auprès d’informateurs québécois à partir de 1914, notamment dans la région de Charlevoix. Mais dans sa pratique, « Barbeau ne s’attarde pas souvent à situer socialement ou historiquement cette matière recueillie sur le terrain. Il agit en grand sourcier à la recherche de l’eau vive du folklore. Il ne se préoccupe que marginalement de l’émergence de sa source et de ce que l’on fera par la suite avec cette eau recueillie sur le terrain » (68). Si Barbeau fait figure d’instigateur d’une démarche scientifique pour les études folkloriques au Canada français, c’est réellement Luc Lacoucière et Félix-Antoine Savard qui font admettre cette pratique en milieu universitaire au Québec. Dans la lignée de Barbeau, Lacourcière et Savard relancent, dans les années 1940, une série d’enquêtes dans la région de Charlevoix. En plus d’en être les principaux promoteurs, ils sont les cofondateurs du « lieu de mémoire » que sont les Archives de folklore de l’université Laval, en plus d’offrir un cadre d’enseignement par la création d’un programme d’étude en folklore à la même université. S’inscrivant dans la suite de leur mentor et ami Barbeau, ils vont trouver en Charlevoix un terreau préservé et fertile d’informateurs « sauvages ».
Après avoir biographié la pratique des premiers folkloristes québécois, Serge Gauthier étudie dans un troisième chapitre le parcours historique de la région de Charlevoix. C’est Jacques Cartier qui, le premier, fait référence à un lieu associé à Charlevoix. En 1535, lors de son deuxième voyage, l’explorateur fait escale à l’Île aux Coudres pour y « ouïr la messe ». Mais la région géographique désignée aujourd’hui par le nom de Charlevoix est perçue par les voyageurs français comme une terre peu hospitalière. Samuel de Champlain en dresse un portrait négatif dans ses récits de voyage. Aux environs de 1675, le peuplement de la région s’effectue par une population de souche européenne. En 1855, le secteur est désigné officiellement du nom de Charlevoix. Au XIXe siècle, la région est encore perçue comme isolée et sauvage, mais avec l’avènement du tourisme issu du circuit maritime de la Croisière du Saguenay, cet isolement devient pittoresque, « précisément parce qu’isolés et éloignés des développements industriels modernes » (99). Les premières représentations du Charlevoix historique retiennent le paysage de la région. Puis, la mise en marché touristique du lieu exploite le charme de l’isolement présumé qui plaît à la clientèle, majoritairement anglophone, qui s’y rend. Vendu comme une « région-réserve », les folkloristes vont l’ériger en « région-réserve folklorique ».
Le quatrième chapitre s’attache au discours relatif au Charlevoix folklorique tenu par Barbeau et ses acolytes. « Il y a donc un Charlevoix historique, mais il y a aussi un Charlevoix folklorique décrit par les premiers folkloristes venus enquêter dans cette région à la recherche de traditions françaises » (115). Le choix de ce « pays des gourganes » comme bastion d’enquête n’est pas accidentel, il résulte du discours sur sa géographie accidentée qui en fait une sorte d’isolat mais qui fut en même temps soutenu par la promotion touristique. Barbeau explore une région folklorique déjà découverte par une clientèle touristique anglophone et des artistes-peintres, dont les membres du Groupe des Sept, mais ceux-ci ne s’intéressent que très peu à la culture régionale. Le folkloriste apporte donc un élément nouveau à l’étude de Charlevoix. En s’intéressant à la culture orale des francophones, il auréole le lieu de « la fonction de préserver non seulement un cadre naturel sauvage, mais aussi une langue et une tradition culturelle françaises » (125). Barbeau va donc volontairement folkloriser la région en occultant le Charlevoix historique dans certains de ses textes et donner à voir la pureté du matériel recueilli sur ce territoire. Barbeau et par la suite Lacourcière et Savard, vont choisir des lieux d’enquête précis sur le territoire. Serge Gauthier a identifié les lieux de folklore les plus recherchés, dont le plus important est le rang Chiguère à Saint-Hilarion. Ce lieu possède les caractéristiques du lieu de folklore souhaité : « un rang (ou un isolat) faisant partie d’une localité peu densément peuplée; un lieu où l’agriculture (de subsistance) est pratiquée comme principale activité économique; un secteur en retrait de l’industrie touristique; un site où la présence d’une élite ne s’impose pas fortement » (135). Ce qui fait dire à Serge Gauthier que le choix des informateurs découle « d’une analyse du terrain et de réflexions théoriques sur l’isolement des lieux plutôt que sur la sociabilité ou l’amitié » (143).
Le cinquième et dernier chapitre positionne les héritiers de Barbeau dans ce projet d’enquête folklorique sur le territoire de Charlevoix. Sur le plan des institutions, le « lieu de mémoire » que sont les Archives de folklore constitue l’endroit le plus formel où se perpétue la démarche de Barbeau. Sur le plan de la culture matérielle, c’est le folkloriste-antiquaire Jean Palardy, spécialiste des meubles anciens québécois, qui joue un rôle d’éclaireur pour le bourgeois-acheteur d’objets traditionnels de Charlevoix. L’île aux Coudres, bien qu’isolée de par sa géographie, ne fait pas partie des endroits où vont collecter les premiers folkloristes québécois. Il faut attendre le début des années 1960 pour qu’elle soit redécouverte par le cinéaste Pierre Perrault. Sans avoir une formation universitaire dans le domaine, Perrault se place dans la lignée des folkloristes, puisqu’il procède à des enquêtes orales pour documenter ses projets. Au travers de ses documentaires, Perrault projette une image qui permet de promouvoir l’Île aux Coudres sur le plan touristique. Serge Gauthier introduit également dans cette suite d’héritiers Pierre Gauvreau, l’auteur qui, au début des années 1980, avec le téléroman Le temps d’une paix, poursuit l’image du « bastion folklorique » de Charlevoix. Bien que Gauvreau ne soit pas un folkloriste, il use de la représentation historique-folklorique rattachée à Charlevoix comme cadre à son propos. Il veut par son oeuvre illustrer la modernisation du Québec de l’entre-deux-guerres en situant l’action dans Charlevoix. Serge Gauthier précise que « sans avoir voulu faire renaître la vision folklorique-historique de Charlevoix, Pierre Gauvreau l’a cependant réanimée quelque temps pour un bien plus large auditoire » (172).
Serge Gauthier, par une approche ethnohistorique, parvient à faire une analyse du discours produit par les premiers folkloristes québécois qui s’inscrivent non pas en porte-à-faux, mais bien dans la trajectoire de l’histoire touristique de Charlevoix. L’ethnologue a énormément arpenté et étudié ce coin de pays. Né à Pointe-au-Pic (Charlevoix), il est président-fondateur de la Société d’histoire de Charlevoix depuis 1984, en plus d’avoir soutenu deux maîtrises sur la région, l’une sur les ramancheurs Boily au Québec, l’autre portant sur une la région de Charlevoix comme isolat de pauvreté et ses implications sur la pratique pastorale de l’Église locale. Il a également publié plusieurs articles et ouvrage sur cette région. Accompagné d’illustrations et de tableaux, ce livre s’avère très utile pour qui veut pénétrer dans l’histoire de l’ethnologie au Québec. Le futur ethnologue ou historien devrait fréquenter cet ouvrage qui explique l’origine de l’ethnologie au Québec, en offrant comme cadre référentiel une région qui a fait histoire pour la discipline. Serge Gauthier recompose l’histoire de Charlevoix, en balisant la notion souvent floue de région et en lui restituant son passé historique et folklorique.
Appendices
Références
- Gauthier, Serge, 1982, « Les ramancheurs Boily au Québec ». Mémoire de maîtrise, Arts et Traditions populaires, Département d’histoire, Université Laval, Québec.
- ———, 1991, « Étude ethno-historique d’un isolat de pauvreté de la région de Charlevoix et ses implications sur la pratique pastorale de l’Église locale ». Mémoire de maîtrise en théologie, Université Laval, Québec.
- ———, 2001, Marius Barbeau. Le grand sourcier. Montréal, XYZ Éditeurs.