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Les remarques de Fernand Harvey, publiées il y a déjà une décennie, semblent particulièrement à propos dans ce numéro consacré à l’évolution de la discipline, surtout dans le contexte de l’enquête de faits folkloriques traditionnels : « [j]usqu’ici, il semble que les ethnologues qui se sont intéressés à la culture canadienne-française aient peu réfléchi sur les conditions de son enracinement régional. La région semble avoir été considérée comme un espace d’observation plutôt que comme un lieu de production ou de reproduction de la culture traditionnelle » (Harvey 1994 : 17). Évidemment, la collecte de chansons, contes et légendes sur le terrain — en particulier sur un terrain jamais visité par les folkloristes de la première vague — est une activité nécessaire, qui ne peut que faire avancer nos connaissances dans le domaine du patrimoine oral. Mais l’évolution de la discipline a incité les chercheurs à aller plus loin que la simple collecte de données. L’activité ne peut plus être considérée comme une fin en soi ; l’inventaire des faits traditionnels du folklore n’est qu’un premier pas vers la description de l’ensemble des traits culturels par lesquels les habitants d’une région s’identifient. Déjà, en 1987, Christian Bromberger affirmait que « les recherches actuelles sur la littérature orale visent tout autant à établir des répertoires raisonnés qu’à cerner, dans le cadre local, les règles de fonctionnement de la production et la transmission des textes » (1987 : 87) ; son collègue, H. Bausinger, ajoutait qu’il est important « de déterminer la place qu’occupe l’objet particulier de la recherche dans la totalité du contexte » (1987 : 327).

Il faut avouer que cette approche théorique était loin de mes intentions au début de ma collecte de chansons dans la région de Windsor, dans le Sud-Ouest de l’Ontario, en 1988. Motivé d’abord par mes intérêts comme musicien, puis par le fait que j’aie réalisé que cet ancien territoire francophone n’avait jamais été visité par les enquêteurs — pas même par le père Germain Lemieux, qui limita largement ses enquêtes aux régions limitrophes du Québec dans le Nord ontarien — j’ai d’abord éprouvé les mêmes sentiments que les pionniers de la discipline : il n’y a que les vieux qui connaissent encore les chansons, avant longtemps ils seront tous partis et ce patrimoine précieux va disparaître ! Sauf que, dans le cas particulier du Sud-Ouest ontarien, situé aux alentours de la ville de Détroit, à 1 000 kilomètres de la frontière du Québec et à huit heures de route d’Ottawa et de Sudbury, la notion n’était pas nécessairement fantaisiste. La chanson était toujours vivante dans le berceau de la francophonie ontarienne, mais pour combien de temps encore ? Seules les personnes nées dans les premières décennies du XXe siècle possédaient encore des répertoires étendus et, à part quelques rares exceptions, n’avaient pas transmis leurs chansons aux générations suivantes. Dans les dix ans qui suivirent, j’ai donc recueilli plus de 2 000 versions d’environ 750 chansons-types auprès de cette population. Au cours de la collecte, j’ai constaté que la question s’avérait beaucoup plus intéressante que la simple accumulation de versions, bien que celle-ci fut particulièrement fructueuse.

En fait, la collecte releva parmi ses trésors bon nombre (87) de chansons-types jamais attestées en territoire ontarien, d’après les données du Catalogue de la chanson folklorique française de Conrad Laforte (1977-1987). On retrouve aussi dans la collection une douzaine de chansons répertoriées en France, mais attestées pour la première fois en Amérique du Nord. D’autres sont très rares en Amérique francophone et figurent chez nous en versions très différentes de celles recueillies ailleurs. De plus, 17% du répertoire consiste en chansons qui sont clairement de tradition orale, mais qui ne sont pas classées au Catalogue Laforte, y compris 105 chansons-types relevées nulle part ailleurs dans la francophonie. La collecte apporta donc une contribution importante au champ d’études sur la chanson traditionnelle française, non seulement en y ajoutant des chansons complètement inédites, mais en nous permettant aussi d’élargir la distribution géographique d’une grande partie du répertoire canadien-français. D’ailleurs, étant donné qu’une proportion significative du corpus provient de cahiers manuscrits qui datent de la fin du XIXe siècle, nous pouvons également étendre la dimension temporelle du répertoire, puisque plusieurs de ces versions représentent les plus anciennes connues au Canada français.

Mais certaines particularités du terrain suggéraient des pistes encore plus intéressantes à suivre. Malgré le consensus général, qui prétend qu’un Ontario français existe comme entité dans laquelle les différences régionales ne comptent qu’à peine dans le discours identitaire[1], la région du Détroit met en évidence plusieurs caractéristiques qui la distinguent des autres communautés francophones de la province. D’abord, l’ancienneté du peuplement, et son isolement par rapport aux autres régions francophones du Canada, le classent immédiatement dans une catégorie à part : c’est en effet le seul peuplement francophone en Ontario qui ne puisse pas être relié exclusivement à l’émigration québécoise du XIXe siècle[2]. En raison de ses origines éloignées et de son isolement géographique, la région du Détroit a développé et maintenu, pendant longtemps, des liens culturels qui allaient dans le sens opposé de ceux maintenus par la plupart des communautés francophones en Ontario — c’est-à-dire avec le Québec — en se tournant davantage vers le sud et les anciennes communautés francophones à l’intérieur du continent nord-américain. Enfin, la population francophone du Détroit n’est pas issue d’un seul mouvement migratoire, mais s’est plutôt établie en deux vagues successives, qui se sont déroulées dans deux contextes culturels complètement différents. Si l’évolution culturelle du premier groupe a été fortement influencée par sa spécificité historique et géographique, le deuxième groupe, lui, tout en absorbant certains éléments de cette francophonie « de la frontière », a aussi maintenu des liens avec la culture canadienne-française qui s’est développée sous l’influence d’une élite religieuse et professionnelle au XIXe siècle.

L’analyse du corpus de chansons révéla que les répertoires des deux groupes étaient très différents l’un de l’autre. Non seulement les deux groupes ne chantaient pas les mêmes chansons, mais ils ne chantaient même pas les mêmes sortes de chansons. Qui plus est, les chansons qu’ils chantaient semblaient jouer un rôle différent dans chacune des deux populations. Le choix s’imposa donc d’examiner le rôle des chansons comme marqueurs d’identité régionale et d’appartenance culturelle. Avant de faire ressortir les conclusions principales de cette analyse, il convient de tracer brièvement le portrait des deux communautés francophones du Sud-Ouest.

Les francophones du Sud-Ouest: aperçu général

La région canadienne du Détroit, la petite péninsule qui s’insère entre le lac Érié et le lac Sainte-Claire, constitue l’extrémité méridionale du Canada et comprend aujourd’hui environ 70 000 personnes d’origine française. Ceux-ci habitent surtout la ville de Windsor, ainsi que les parties ouest et nord-est du comté d’Essex, ainsi que la partie nord-ouest du comté de Kent (figure 1). Le chiffre cité dépasse de loin le nombre de francophones qui ont gardé leur langue maternelle ; selon les données les plus récentes de Statistiques Canada, le chiffre ne s’élèverait pas à plus de 23 000 personnes. Étant donné que la population totale de la ville de Windsor et des deux comtés s’élève à environ 450 000 personnes, les Francophones ne constituent donc qu’environ 5% de la population totale. (Évidemment, même ce pourcentage minime disparaît dans l’insignifiance devant la population totale de la région, qui inclut la ville de Détroit et sa région métropolitaine, qui comptent ensemble plus de 3 millions d’habitants.) La survivance de cette population est en soi un fait remarquable. Son origine est aussi très intéressante.

Un premier groupe de Français et de Canadiens s’implante des deux côtés de la rivière Détroit à partir de 1701, lorsque la colonie est fondée par Cadillac. La plupart des habitants sont associés à la traite des fourrures ; malgré quelques débuts d’agriculture, ce sont la pêche, la chasse et la traite avec les Autochtones qui jouent un rôle primordial dans la vie de ces premiers colons. La période est caractérisée par l’instabilité politique, l’adaptation socio-économique et les échanges culturels avec plusieurs groupes successifs : Français, Amérindiens, Anglais et Américains. Ce n’est que très graduellement qu’un mode de vie stable et sédentaire s’impose et que l’agriculture remplace les activités initiales des colons. Dès le début du Régime anglais, les liens avec les autres centres francophones diminuent en importance ; les événements locaux auront désormais une plus grande influence sur l’évolution de la francophonie du Détroit que les développements culturels dans la vallée du Saint-Laurent. Le Détroit demeure toutefois pendant longtemps le terminus de toute une aire culturelle s’étendant vers le sud-ouest et comprenant les anciennes possessions françaises à l’intérieur du continent. J’ai désigné le territoire occupé par les descendants de ce premier groupe comme la « Côte du Détroit ». Dans le cadre de mon enquête, cette zone de peuplement inclut quelques communautés américaines au nord et au sud de la ville de Détroit où la langue française a survécu jusqu’au milieu du XXe siècle[3].

Le deuxième groupe, par contre, arrive au Détroit à partir du milieu du XIXe siècle et s’établit à la « Côte du lac Sainte-Claire », quelques kilomètres à l’est du premier groupe, avec une intention particulière pour l’agriculture[4]. Faisant partie du même mouvement de population qui pousse les Québécois à s’établir en Nouvelle-Angleterre, dans l’Est et le Nord de l’Ontario et dans l’Ouest canadien, les colons qui peuplent la côte du lac Sainte-Claire sont porteurs de l’idéologie canadienne-française du XIXe siècle, caractérisée par l’influence du clergé, l’importance de l’agriculture comme « vocation » et un sentiment naissant de nationalisme. Ils cherchent, dans une grande mesure, à recréer le même mode de vie, la même structure sociale et le même climat culturel qu’ils ont quittés dans la vallée laurentienne. La réalité de la vie à presque 1 000 kilomètres de la frontière québécoise impose évidemment des limites à cette entreprise, mais la vision du monde de ces nouveaux colons demeure largement inconciliable avec celle de leurs prédécesseurs du siècle précédent[5].

Malgré la présence d’une zone tampon qui comprend la ville de Windsor et ses environs, et où des membres des deux groupes se côtoient tout au long du XXe siècle, les contacts entre les deux groupes sont demeurés jusqu’à nos jours relativement restreints. En dépit du développement industriel de Windsor et de Détroit, les territoires au sud et à l’est de la ville canadienne sont restés pendant longtemps essentiellement agricoles et leurs populations très sédentaires. Il y a eu relativement peu de mariages entre les deux groupes ; chaque région garde ses patronymes typiques. De plus, chacun des groupes a gardé certaines spécificités culturelles, particulièrement dans le domaine de la tradition orale.

Figure 1

Région du Détroit : zones de peuplement francophone.

Bénéteau 2001

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Tradition orale et identité régionale

Revenons d’abord sur le concept de l’emploi d’éléments coutumiers comme marqueurs d’identité culturelle. Cette notion n’est pas récente et, dans le domaine de la tradition orale, a inspiré diverses approches par les folkloristes et les ethnologues. Marc-Adélard Tremblay, par exemple, avait proposé que la notion d’identité culturelle renvoie à « l’ensemble des traits et éléments qui singularisent une culture donnée et à la valeur symbolique d’attachement que ces éléments représentent chez ceux qui la constituent » (1983 : 33). Gérard Bouchard et l’équipe de l’IREP (l’Institut interuniversitaire de recherches sur les populations), dans une enquête sur les rituels de mariage, ont développé le lien entre certains traits culturels et une identité régionale ; bien que le projet de l’IREP se soit penché plutôt sur les rituels que sur la tradition orale, ceux-ci étaient considérés comme faisant partie des « formes collectives plus ou moins codifiées à travers ou à l’aide desquelles des individus se représentent, expriment leurs sentiments, s’insèrent dans le monde et communiquent entre eux (la langue, les danses, les manières, les fêtes, les modes, les rites) » (Bouchard et Segalen 1995 : 13). Les chansons font aussi partie de ces formes collectives, comme le démontre Anne-Marie Desdouits qui, dans le cadre du même projet, examine les chansons interprétées dans les noces : « ... parce que témoins de l’expression d’une collectivité en fonction de ses propres choix, elles se révèlent un indicateur pertinent pour une étude de la culture populaire » (Desdouits 1995 : 85).

Les faits ethnologiques ne peuvent pas être étudiés en dehors du contexte de l’ensemble des faits culturels observés dans une communauté. Le dialectologue Jean-Claude Bouvier et son équipe de collaborateurs nous fournissent une façon prometteuse d’encadrer le problème dans un travail intitulé Tradition orale et identité culturelle : problèmes et méthodologie. Les auteurs proposent le concept de « l’ethnotexte » comme approche contextuelle à l’étude de la tradition orale. D’après cette perspective, toutes les formes de littérature orale recueillies dans une région — chansons, contes, proverbes, légendes, histoire orale, récits de vie — font partie d’un ethnotexte, c’est à dire du « discours oral global qu’une communauté — rurale ou urbaine — tient sur elle-même, son passé, son présent » (Bouvier et al. 1980 : i). Cet ethnotexte est en quelque sorte un « métatexte », puisqu’il inclut non seulement le discours oral, mais le parler régional qui le transmet. Il appartient à toute la communauté qui le produit, et sert à la fois de marque d’identification pour ses propres membres et de marque de différenciation par rapport aux autres communautés culturelles qui l’entourent.

[La tradition orale] est le résultat d’une « élaboration artistique » [...]. Incontestablement le conte, la chanson, le proverbe de tradition orale reposent sur un donné qui préexiste à leur production dans telle ou telle circonstance, et qui pour cette raison appartient à toute une communauté. Ils n’ont de succès, et tout simplement d’existence, que parce que la communauté qui les entend reconnaît une matière qu’elle a déjà entendue, une matière qu’elle a reçue collectivement en héritage et qu’elle a façonnée elle-même par conteurs, diseurs, chanteurs ou simples individus interposés.

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Les auteurs soulignent donc que l’ethnotexte doit être étudié par « la convergence scientifique » entre trois disciplines : la dialectologie, l’ethnologie et l’histoire (8). C’est dans ce cadre que j’ai choisi d’analyser le corpus de chansons traditionnelles du Détroit.

Évidemment, il n’est pas possible ici de retracer toutes les étapes de la recherche qui occupa presque dix ans d’enquête et d’analyse ; les trois volets de la recherche sont élucidés en profondeur dans ma thèse de doctorat (Bénéteau 2001) et je me pencherai uniquement sur le volet ethnologique dans le présent article. Mais soulignons que l’analyse des résultats concernant les répertoires de chansons et la tentative de relier ces derniers aux notions identitaires des deux groupes colonisateurs n’ont été entreprises qu’après une étude approfondie des deux autres volets de l’ethnotexte. En bref, il fallait d’abord établir la base historique, tenant compte des contextes culturels, politiques et socio-économiques dans lesquels les deux groupes se sont établis dans la région. À ces données historiques, j’ai ajouté les résultats d’un relevé de mots archaïques et régionaux tirés de sources écrites et orales remontant aux débuts de la colonie, analysant la distribution de presque 3 000 éléments lexicaux en relation avec le contexte de peuplement dans les deux zones. Cette démarche démontra des liens indéniables entre le vocabulaire des deux groupes et le contexte historique dans lequel ils s’étaient établis dans la région. Ayant établi certaines correspondances, j’étais donc en mesure de voir si la distribution géographique d’un élément de tradition orale — c’est-à-dire la chanson traditionnelle — se conformait aux grandes lignes culturelles qui commençaient à se tracer sur le terrain de mon enquête.

Il est évident que l’analyse d’un indicateur (ou même de deux, chansons et vocabulaire, dans ce cas) ne suffit pas pour déterminer l’existence d’une région culturelle. Mais en superposant les indicateurs folkloriques aux réalités historiques et géographiques d’une région et en analysant leur rôle dans la formation de la conception que se font d’eux-mêmes les habitants de la région, on est en mesure d’examiner quelques questions pertinentes : dans quelle mesure les répertoires différents peuvent-ils être reliés aux origines des deux groupes ? Quels sont les liens entre la tradition et le contexte historique à l’époque de leur implantation dans une région ? Les écarts indiquent-ils de véritables différences culturelles entre les deux groupes ? Enfin, peut-on considérer les éléments caractéristiques d’une tradition orale comme marqueurs fiables d’identité culturelle ?

Traitement et analyse du corpus

Décrivons d’abord brièvement le corpus examiné. Les chansons proviennent de trois sources. D’abord, j’ai interviewé environ 65 informateurs, dont l’âge moyen était de 75 ans, enregistrant nos rencontres sur des bandes magnétiques. La deuxième source comprend une vingtaine de chansonniers manuscrits, provenant des deux zones de peuplement, rédigés pour la plupart entre 1895 et 1950 environ. Sources de chansons comme tels, les cahiers sont d’ailleurs utiles comme aide-mémoire, rappelant aux informateurs des chansons que leurs parents ou leurs grands-parents chantaient. L’examen des cahiers provenant d’une région par les informateurs de l’autre région a aussi permis de déterminer si certaines chansons étaient connues dans les deux zones de peuplement. Enfin, j’ai rassemblé plusieurs enregistrements provenant de diverses sources, entre autres deux collections de chansons enregistrées du côté américain de la frontière dans les années 1960 et 1970[6]. En plus, plusieurs informateurs m’ont fourni des copies d’enregistrements qu’ils tenaient de leurs parents, déjà décédés. Ces enregistrements datent de 1942 à 1981. Le corpus est donc une bonne représentation de ce qui a survécu comme chanson traditionnelle dans le Sud-Ouest de l’Ontario au XXe siècle.

Méthode d’analyse

La première étape, bien entendu, consistait à identifier et classer les chansons recueillies dans chaque zone de peuplement. L’outil principal pour cette tâche fut le Catalogue Laforte ; pour identifier les chansons non classées dans cet ouvrage, j’ai aussi consulté le Catalogue Coirault[7], les archives de folklore de l’Université Laval, celles du Musée canadien des Civilisations et du Centre franco-ontarien de folklore, ainsi que des centaines de recueils imprimés des deux côtés de l’Atlantique aux XIXe et XXe siècles. (Évidemment, toute analyse du corpus s’avère impossible sans les outils et les fonds établis par les pionniers de la discipline.) Une fois les chansons classées et identifiées, j’ai transféré l’information sur une série de grilles d’analyse, afin de déterminer la distribution géographique de chaque chanson sur le terrain d’enquête. En employant d’autres grilles correspondant aux regroupements du Catalogue Laforte, j’ai pu déterminer la proportion des diverses catégories de chansons (chansons en laisse, chansons strophiques, chansons énumératives, etc.) dans les deux populations, ainsi que la répartition des thèmes majeurs dans les répertoires de chaque groupe. Enfin, j’ai utilisé les données du Catalogue pour examiner la distribution spatio-temporelle de chaque chanson ailleurs dans le monde francophone. Les statistiques découlant de cette analyse, examinées à la lumière des commentaires des informateurs eux-mêmes, ont permis de cerner les caractéristiques saillantes de chaque répertoire.

Résultats

Les répertoires des deux groupes sont très différents, et ce à plusieurs niveaux. D’abord, les chansons et les informateurs se sont avérés beaucoup plus nombreux à la Côte du Détroit : autant du point de vue quantitatif que qualitatif, on peut dire que la chanson traditionnelle française a été beaucoup mieux conservée dans la plus ancienne zone de peuplement. Malgré un dépistage de sources tout aussi intensif à la Côte du lac Sainte-Claire — une zone, il faut le dire, qui résiste mieux à l’assimilation linguistique que la zone avoisinante — je n’ai pu recueillir qu’environ la moitié du nombre de chansons et de versions recueillies à la Côte du Détroit. Cette divergence est également notée par les informateurs à la Côte du lac Sainte-Claire, dont plusieurs m’ont dit qu’on ne chantait pas ici comme à la Rivière-aux-Canards ou à la Petite Côte. On voit donc qu’au départ, la chanson traditionnelle fait partie de la perception identitaire des francophones de la région. Bien que les deux zones se partagent une partie des chansons du corpus, la plupart des chansons (80%) ont été recueillies exclusivement dans l’une ou l’autre des zones.

Une autre divergence se dégage dès qu’on regroupe les chansons des deux répertoires selon les formes poétiques établies par Conrad Laforte[8]. La chanson en laisse, si importante dans le répertoire québécois — ou « laurentien », pour employer le terme de Jean-Pierre Pichette (1997) — joue un rôle très restreint dans le répertoire de la Côte du Détroit ; par contre, à la Côte du lac Sainte-Claire, où les habitants ont des liens beaucoup plus proches et récents avec le Québec, elle représente un pourcentage qui se rapproche de la place qu’elle occupe dans le répertoire laurentien. Il en est de même pour les chansons énumératives : ensemble, ces deux catégories de chansons, souvent qualifiées de « chansons à répondre », constituent plus de quarante pour cent du répertoire de la Côte du lac Sainte-Claire. En revanche, elles n’occupent que dix-huit pour cent du répertoire à la Côte du Détroit. Par contre, les chansons à fonction plus strictement narrative — les chansons strophiques et en forme de dialogue — constituent les trois quarts du répertoire de la Côte du Détroit, mais seulement la moitié de celui de la Côte du lac Sainte-Claire. Il est donc évident que le répertoire chanté à la Côte du Détroit se distingue du répertoire qui est largement mis en valeur dans la vallée laurentienne et, par extension, dans les régions de l’Outaouais, du Nord de l’Ontario et aussi de la Nouvelle-Angleterre. Fait intéressant, les particularités notées par Perron (1985) chez les Métis de la Saskatchewan et par plusieurs observateurs chez les Acadiens, les Cajuns et les francophones du Midwest américain[9], sont entièrement conformes à nos observations concernant le répertoire de la Côte du Détroit.

La distribution globale des chansons recueillies dans chacune des zones s’est aussi avérée significative : les chansons attestées uniquement à la Côte du Détroit ont une distribution nettement plus restreinte ailleurs dans la francophonie que celles faisant partie seulement du répertoire de la Côte du lac Sainte-Claire ; en fait, un bon nombre parmi le premier groupe sont inconnues ailleurs, ou ne sont attestées que sporadiquement en France. Par contre, la plupart des chansons recueillies à la Côte du lac Sainte-Claire sont largement attestées au Canada français. Cette distribution souligne davantage l’ancienneté et l’isolement de la communauté de la Côte du Détroit.

Effectivement, le répertoire de la Côte du Détroit atteste d’un lien beaucoup plus étroit avec la période d’immigration française vers le nouveau monde ; on peut même dire que le répertoire est resté largement figé à cette époque. Parmi les chansons du répertoire qui sont classées au Catalogue Laforte, nous retrouvons à la Côte du Détroit une proportion beaucoup plus faible de chansons canadiennes-françaises qu’à la Côte du lac Sainte-Claire ; d’autres chansons, même si elles sont connues ailleurs au Canada français, se manifestent souvent dans une forme typiquement française à la Côte du Détroit. Les deux versions de Le Bateau chargé de blé reproduites ici illustrent cette différence. La première version (page 214) provient de Belle-Rivière, à la Côte du lac Sainte-Claire et, comme les autres versions recueillies dans cette zone de peuplement, représente la forme bien connue de la chanson au Canada français. La deuxième version (page 215) vient de Rivière-aux-Canards, où les gens chantent une version toute à fait différente, recueillie presque exclusivement en France, d’après les données du Catalogue Laforte.

Les mêmes observations s’étendent aux chansons non classées et non identifiées (qui sont beaucoup plus nombreuses dans le répertoire de la Côte du Détroit) : dans le premier groupe, la plupart des chansons sont clairement d’origine française, reflétant des thèmes militaires, des rituels anciens et des faits historiques qui ont très peu de pertinence en Amérique du Nord ; à la Côte du lac Sainte-Claire, par contre, la plupart de ces chansons inédites semblent être des compositions canadiennes-françaises qui reflètent le contexte culturel du XIXe siècle.

Toutes catégories confondues, le répertoire de la Côte du Détroit met davantage en valeur les chansons bachiques, les chansons pastourelles et bucoliques et les aventures militaires. Les chansons d’amour dans cette zone incluent une proportion importante de chansons « à échec » dans lesquelles les obstacles à l’amour s’avèrent souvent insurmontables. Les chansons concernant le mariage traient plutôt de la période précédant les noces et accordent une plus grande place à l’influence des parents et de la société sur le mariage. Le répertoire de la Côte du lac Sainte-Claire, lui, met sans aucun doute un bien plus grand accent sur les chansons gaies et amusantes ; les chansons d’amour présentent plutôt l’aspect plaisant de l’amour, favorisant avant tout les aventures galantes et les triomphes de l’amour. Quant au mariage, le répertoire met l’accent sur la vie des mariés après les noces, reflétant peut-être une évolution du point de vue des attentes des mariés envers la vie conjugale. On favorise aussi les aventures de marins au lieu de celles de soldats.

Au-delà de la forme et de la thématique, la chanson traditionnelle à la Côte du Détroit semble remplir une fonction avant tout narrative ; les chansons qu’on y met en valeur sont sans aucun doute celles qui racontent une histoire. Même si les personnes rassemblées n’hésitaient pas à « faire chorus » aux moments appropriés, avant tout ils écoutaient, pendant que chacun, tour à tour, chantait sa chanson[10]. Celle-ci pouvait être triste ou comique et n’avait souvent aucun rapport avec la vie quotidienne ou même la réalité nord-américaine ; comme les contes merveilleux et les légendes, les chansons transportaient les auditeurs dans un autre temps et un autre lieu. Le fait que l’activité se soit passée la plupart du temps en groupe n’est pas insignifiant, mais l’acte communautaire le plus important semble en avoir été un de remémoration ; on chantait pour maintenir un lien avec la vie d’autrefois. En général, les informateurs étaient très conscients que leurs chansons venaient de la France.

À la Côte du lac Sainte-Claire, la fonction narrative et l’acte de remémoration ne sont pas absents, mais le but principal de la chanson semble être de divertir l’auditoire. L’accent est mis sur l’aspect participatif de la chanson ; le contenu de la chanson est moins important que le fait que tout le monde chante ensemble. La chanson joue donc un rôle identitaire, étant donné la perception, renforcée par la culture populaire, que « c’est comme ça qu’on chante » lorsqu’on est francophone. La plupart des informateurs de cette zone sont conscients du fait que leurs chansons sont venues du Québec (ou même du « Bas-Canada ») et ne voient aucune distinction entre « chansons de chez nous » et « chansons du Québec ». On chante, effectivement, les chansons qui nous identifient comme francophones. Les chansons en question ne sont pas nécessairement inconnues à la Côte du Détroit ; à plusieurs reprises, en demandant aux informateurs de cette zone s’ils reconnaissaient une chanson d’un cahier de la Côte du lac Sainte-Claire, j’ai obtenu une réponse comme : « On a déjà entendu ça, mais c’était pas une de nos chansons » ou bien encore : « Oui, mais ça, ça vient du Québec ».

Le répertoire de la Côte du Détroit (tout comme le révèlent les résultats de l’analyse du vocabulaire) se caractérise par un fort élément conservateur. Il faut se rappeler que, dans une grande mesure, la langue et la culture française de ce groupe se sont largement figées avant la fin du XVIIIe siècle ; par la suite, les nouveaux éléments culturels ont été presque exclusivement anglophones. La chanson de cette ancienne époque, faute de nouvelles influences, a hérité de la tâche de maintenir — par sa forme et son contenu — un lien narratif avec le foyer ancestral. Il n’y aurait pas de nouvelles chansons françaises pour remplacer celles qu’on perdait. À la Côte du lac Sainte-Claire, les premiers colons ont amené un répertoire qui avait déjà évolué considérablement au Bas-Canada puis au Québec ; il est demeuré par la suite plus ouvert à l’innovation, nourri par un courant culturel canadien-français. Cette culture a su s’adapter à la société moderne. Les vieilles chansons ont été moins valorisées, puisqu’on avait toujours de nouvelles chansons pour les remplacer. On a pu se permettre de les reléguer aux temps des Fêtes, aux occasions spéciales où l’identité francophone est mise en valeur.

Cette différence explique sans doute pourquoi j’ai eu plus de succès à recueillir des chansons traditionnelles du vieux fonds français à la Côte du Détroit. Ici les informateurs s’empressaient de me chanter leurs chansons, avant que tout ne se perde. Comme le disait une informatrice : « Quand je serai dans mon trou, y a plus personne qui va chanter ça ». À la Côte du lac Sainte-Claire, par contre, on me demandait souvent pourquoi je m’acharnais à recueillir les chansons, puisque les mêmes chansons étaient chantées au Québec. On me disait : « tu peux trouver ça dans des livres ».

Conclusion

Il faut rappeler que la notion même de « chanson traditionnelle », telle que définie par les premiers folkloristes, est en quelque sorte une construction abstraite et arbitraire et ne représente qu’une petite partie des chansons qu’une communauté s’approprie pour exprimer son identité culturelle. Mais, même en se limitant à ce seul fait de folklore traditionnel, on peut — en tentant de définir la place qu’il occupe dans l’ethnotexte de la communauté — ouvrir une fenêtre importante sur l’identité culturelle et sur la conception que se font d’eux-mêmes les membres d’une communauté. Les deux aspects de la tradition orale que j’ai examinés — le lexique et la chanson traditionnelle — se sont avérés des marqueurs très pertinents de la spécificité historique et culturelle des deux groupes colonisateurs de l’ancienne colonie du Détroit. Les deux témoignent de la persistance, après plus d’un siècle d’existence commune, de traits culturels caractéristiques de chaque groupe. Sans doute la comparaison de marqueurs additionnels, comme les contes et les légendes des deux groupes, ajouterait plusieurs détails au portrait dont nous n’avons que tracé les premières lignes. L’application de notre méthodologie à d’autres domaines relevant du champ d’intérêt ethnologique, tels que les coutumes et les traditions, les croyances et les rituels, les pratiques agricoles et alimentaires, nous éclairerait non seulement sur le caractère de ce petit coin de la francophonie, mais approfondirait davantage notre appréciation du rôle que jouent les spécificités régionales dans la formation d’une identité et la perception d’une appartenance culturelle.