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Poursuivant son investigation sur l’intégration et le rapport du corps humain à la société, David Le Breton nous convie dans cet ouvrage à une approche originale du visage, en tant que manifestation singulière de notre aspect d’Homme et de notre rapport à autrui.
Dès l’introduction, le ton alerte de l’ouvrage est donné. L’auteur cherche d’emblée à écarter tout malentendu et à inscrire le canevas de son étude sur les visages. Il va à l’encontre des méthodes physiognomoniques de compréhension du visage : « la recherche présentée ici est une tentative de déceler les significations, les valeurs, les imaginaires associés au visage, une manière de répondre à la fascination qu’il exerce, non pour en déflorer le secret, mais pour découvrir combien il se dérobe. Contrairement en cela aux physiognomonies qui renaissent régulièrement de leurs cendres pour énoncer enfin une prétendue vérité du visage par un contestable art du soupçon, l’anthropologie aboutit plutôt au constat du mi-dire, du chuchotement de l’identité personnelle » (9-10). Dès lors on saisit le sens du sous titre : Essai d’Anthropologie.
Pour David Le Breton, l’approche anthropologique permet de traverser les visages qui s’offrent à nous sans pour autant avoir l’impression de les schématiser, de les enfermer dans un carcan : « Le visage, écrit-il, révèle autant qu’il masque. Si l’on ne veut pas dissoudre “ce je ne sais quoi et ce presque rien” qui fait la différence d’un visage à un autre, il convient de cheminer avec “un esprit de finesse” plutôt qu’avec “un esprit de géomètre” » (10). Chaque visage est à la fois unique et porteur du culturel et du social, dans lesquels il puise et s’identifie : « l’homme n’est pas seul à habiter ses traits, le visage des autres est là aussi, en transparence ».
Interrogeant les saintes écritures pour expliquer l’invention du visage, David Le Breton souligne que le visage est privilège humain. Dieu, dans la tradition judéo-chrétienne ou islamique, n’a pas de « Visage ». Car Dieu, Être infiniment transcendantal, ne peut être réduit à un visage unique : il a tous les visages. C’est pourquoi les traditions religieuses s’opposent à toute représentation de Dieu. Mais que disent les traditions religieuses des images du Christ ? Évoquant la question à travers la mouvance orthodoxe de l’icône, Le Breton fait savoir que « si en figurant Jésus, elle donne à voir le visage humain de Dieu, elle ne représente en rien un portrait, ni même une approximation » (20). Le visage de Dieu que figure l’icône n’est que le signe spirituel de sa reconnaissance. Il évoque son mystère et non « la matérialité d’un visage ».
Interrogeant l’histoire du Moyen Âge et de la Renaissance européenne, David Le Breton traite de la naissance du portrait à travers le processus d’individualisation. Lorsque l’individu affirme sa singularité, la puissance et l’unicité de son « Je », il importe qu’il matérialise sa différence à travers le portrait. Le visage n’est plus une simple partie du corps humain mais un moyen d’affirmation sociale. Le portrait n’est plus le moyen de lutter contre l’oubli. Outil de pouvoir, de puissance et d’autorité, il devient le « privilège d’hommes que leur fonction (rois, papes, hauts dignitaires de l’Église et du Royaume) met au-delà de leurs contemporains » (30). La peinture européenne au Moyen Âge bénéficie énormément de l’implantation du portrait dans les moeurs sociales.
Autres facteurs d’individualisation : le miroir et la photographie. Le miroir, précise Le Breton, en restituant une image fidèle du visage est « un vecteur de choix de l’apparition du sentiment de soi ». Il permet aussi à l’acteur, grâce à l’apparition des miroirs convexes ou concaves, de jouer avec son reflet, d’opérer des métamorphoses. L’apparition de la photographie constitue, selon lui, l’étape décisive de démocratisation ou plutôt de « vulgarisation » du visage : « Le visage entre socialement dans sa phase démocratique, il sera donné un jour à chaque citoyen d’en posséder un, unique, son bien le plus humble et le plus précieux en qui s’incarne son nom » (41). Cette démocratisation du visage s’accompagne de son utilisation à des fins policières et judiciaires et l’oeuvre anthropométrique de Bertillon marque la fin du XIXe siècle.
Interrogeant différents traités de physiognomonie du début de notre ère (des écoles de la Grèce antique de Pythagore, Hippocrate, Socrate, Aristote ou Platon) aux littératures plus récentes (Lavater, Montaigne, Balzac, etc.), l’auteur essaye de déterminer les contours réels de cette science, afin d’en éviter les avatars désastreux. Car, écrit-t-il dans une section consacrée au visage et son dedans, « démasquer l’autre, trier de son visage l’accessoire de l’essentiel, repérer ses sentiments réels, dévoiler l’âme sous les artifices du corps, telle est l’entreprise ambiguë à laquelle se vouent les physiognomonistes » (76), notamment Lavater. Pour David Le Breton, la physiognomonie peut paraître comme un « art du soupçon », occultant le « visage pour ne parler que de la figure ». La physiognomonie ouvre la voie au rejet de ce qui n’est pas « soi-même » : au rejet de l’Autre.
Ce rejet de l’Autre passe par son dénigrement total. On lui refuse un visage. Il a « une sale gueule », une « tronche », une « face de rat », etc. Apparaît ici l’aspect sacré du visage et son usage à des fins racistes, hégémoniques et pour justifier toutes sortes de crimes. On nie à l’Autre son visage, puis on l’étouffe et l’anéantit virtuellement puis physiquement. Par cet acte, on anticipe « déjà la mort par une procédure symbolique sans équivoque ». Pour évoquer ce rejet de l’Autre, facteur premier de l’époque nazie, David le Breton utilise le cinéma à travers le film de Joseph Losey, Monsieur Klein. Il retrace la scène où le visage d’une femme est mesuré et étiqueté « comme un simple objet par un médecin qui la soumet à un examen anthropométrique visant à évaluer son degré de judaïté… Pour ce dernier, ce n’est pas une femme, dotée d’une identité singulière symbolisé par un visage, un nom, une histoire, mais un type inférieur, mis en évidence par la procédure analytique à laquelle il la contraint » (283-284). On ne peut que conclure ce chapitre, qui évoque les camps de concentration, mais qui s’étend aussi à toutes les entreprises d’avilissement tendant à légitimer et légaliser la supériorité d’une race sur une autre, à la contraction du monde à l’Un par la compaction du tout-autre, par ces propos : « Effacer l’homme en l’homme c’est détruire son visage » (285).
Une manière différente de déshumanisation ou de « dé-socialisation » du visage réside certainement dans les lésions qui peuvent l’atteindre. Elles constituent un handicap de taille et conduisent souvent à la marginalisation. Le défiguré ne se reconnaît plus. La défiguration peut être considérée comme une mise à mort symbolique. L’image que le miroir renvoie ou le regard des autres accablent. Le cas le plus douloureux est certainement celui que subissent les enfants. L’auteur fait le récit de l’expérience de Julian, quatre ans et demi, un grand brûlé qui a toujours vécu dans le giron familial. Il a dû rentrer en contact avec le monde extérieur à la maternelle. Son arrivée suscite la terreur des autres enfants. « Julian vient de vivre pour la première fois le regard sans indulgence des autres. Il a appris à son corps défendant, à travers la violence encore peu ritualisée des enfants à son encontre, la considération dont il risque d’être l’objet au cours de son existence. Même si plus tard, dans les relations sociales, la mise à l’écart se fait avec davantage de formes » (309-310). Heureusement que la chirurgie réparatrice existe pour redonner un peu de dignité à bon nombre de visages défigurés, devenus sans-vie, placés hors-jeu, stigmatisés.
Le visage subit aussi des transformations passagères ou définitives que l’on veut lui donner, conséquences d’un moule culturel et des interactions sociales. La grimace, le grime, le masque ou encore l’incognito en sont quelques applications dans les modifications furtives. La chirurgie esthétique intervient également, dans une société où la séduction est valeur essentielle, de plus en plus définitivement, pour donner les formes voulues par l’individu à des traits qu’il estime ingrats. En ce lieu « d’élection de l’âme », commence le travail de rectification des « imperfections », de re-création de soi, au réel, sur des portraits, dans des vidéos, etc. « Le visage est une scène où le public ne doit rien percevoir des défauts susceptibles d’entacher la rêverie éveillée du regard » (269).
Au total, Des visages est une invitation à reconsidérer notre rapport au monde et à nous retrouver en tant qu’être humain véritablement. Car dans nos traits, nous traînons nos valeurs culturelles. Explorer les visages revient à l’exploration à la fois de l’intime et des différents modèles socioculturels qu’ils expriment.