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Introduction

On est longtemps parti de l’idéal pour éduquer. Les élèves avaient des modèles à suivre : un héros, un maître, un grand frère, un cousin, un bon élève ou une bonne copie que l’on donnait en exemple. Cette « éthique traditionnellement liée à l’idéal, écrit Catherine Millot, est […] au service de notre narcissisme qui se refuse à reconnaître la béance qui nous divise irrémédiablement » (Millot, 1969, p. 110). Ce que l’élève est amené à croire, c’est que, plus il se rapprochera de l’image qu’on lui donne à imiter, plus il sera reconnu et plus il échappera au manque qu’il ne cesse de ressentir. Elise, le personnage principal du film En corps, semble être parvenue au bout de ce chemin de conformation à l’idéal quand elle danse La Bayadère sur la scène de l’opéra Garnier. Elle est gracieuse, virtuose, impeccable, au centre de tous les regards. C’est précisément à ce moment-là qu’elle chute, juste après avoir appris par hasard, en coulisse, que son amoureux la trompe avec une autre danseuse. Sa cheville est gravement blessée. Elle ne pourra plus danser un tel ballet. Elle ne chute pas seulement matériellement, sur la scène de l’opéra : elle chute du piédestal sur lequel, à force de ténacité et de talent, elle était parvenue à se hisser. La blessure physique se double d’une blessure narcissique. L’éthique de l’idéal ne lui permet plus de s’orienter maintenant que cet idéal est devenu inatteignable. Ce qui la tenait s’effondre. Tout le film donne à voir la résurrection d’Elise. Elle repose sur le déploiement d’une autre éthique, qui est, comme la première, indissociable d’une esthétique et d’une pédagogie : plutôt que de partir de l’idéal, il s’agit de partir de la blessure. Nous ne voulons pas tant penser, analyser et commenter le film de Cédric Klapisch que nous rendre attentif à ce qu’il pense, à ce qu’il nous dit de nous, à ce à quoi il nous éduque. Notre démarche est héritière d’une certaine tradition philosophique qui va de John Dewey (2010) à Sandra Laugier (2014, 2019) en passant par Stanley Cavell (2017). Tous trois articulent étroitement les questionnements éthiques, pédagogiques et esthétiques. Ils insistent sur la continuité qui lie les formes d’art les plus raffinées aux pratiques les plus populaires. Et ils pointent la valeur éducative des oeuvres d’art. En corps s’ouvre sur l’image d’une danseuse qui se prépare, puis glisse son oeil dans un trou du rideau de scène pour scruter le public dans la salle de l’opéra. D’emblée, le spectacle regarde son spectateur. Le film est pour nous à la fois un miroir et un analyseur. Il nous renvoie à une problématique essentielle de notre temps : celle du deuil de l’idéal. Il n’est pas utile de redire ici, après tant d’autres, que nous ne croyons plus aujourd’hui aux grands récits, aux idéaux, à des modèles collectifs de perfection. Bien sûr, nous conservons des habitudes et une nostalgie de l’idéalisation. Fréquemment ressurgit, en particulier dans les débats sur l’école, l’envie de redonner aux élèves des héros, des fondations morales fermes et définitives, des règles intangibles… Mais sitôt qu’une personne ou une idée est élevée au rang d’idéal, elle est déboulonnée. On crie ses insuffisances avec d’autant plus de colère sans doute qu’on espérait encore sortir du deuil en trouvant quelqu’un ou quelque chose qui échappe à la critique et aux fissures. Comment s’orienter dans ce monde d’après ? C’est la question qu’En corps nous renvoie. Plus nettement que la plupart des autres productions intellectuelles et artistiques de notre temps, ce film populaire nous donne à voir notre époque comme celle de l’avènement d’un nouveau paradigme, qui articule une dimension éthique (en ce qu’il ne vise plus un bien idéal, mais une amélioration de la position du sujet), une dimension esthétique (en ce qu’il ne vise plus une beauté parfaite, mais une création indéfiniment inachevée) et une dimension pédagogique (en ce qu’il ne part pas d’un plan préétabli, mais d’un accident). Nous isolerons dans la trame du film quatre gestes par lesquels ce nouveau paradigme éthique, esthétique et pédagogique prend le contre-pied de l’idéalisation traditionnelle. Le premier de ces gestes consiste à prendre la parole pour se mettre à chercher et à questionner à la première personne du singulier en affrontant l’inquiétude qu’une telle posture suppose. Le deuxième geste réside dans une aptitude à saisir l’inattendu plutôt que de s’en tenir aux plans qu’impose l’idéal. Le troisième relève d’un franchissement de la clôture dans laquelle enferme le fantasme de parfaite unification attaché à tout idéal. Le quatrième consiste à s’exposer aux expériences les plus diverses et les plus ordinaires. Chacun de ces gestes éthiques, esthétiques et pédagogiques, que le film donne à voir à travers une intrigue singulière, se prête à être transposé dans nos existences contemporaines, tout particulièrement dans les écoles.

1. Prendre la parole

Dès les premières séquences, En corps donne à entendre la chute comme une bonne nouvelle. Bien sûr, Elise est effondrée d’apprendre qu’elle ne sera plus la danseuse étoile qu’elle a toujours rêvé d’être. Mais, très vite, ce deuil donne des signes d’ouverture à la vie. L’une des premières nouveautés qui apparaissent après la chute, c’est la voix d’Elise, que l’on n’entendait presque pas jusqu’alors. Dans la première séquence, on croit deviner un son vague qu’elle émet en quittant son amoureux peu avant d’entrer sur scène, puis en regagnant les coulisses, mais rien de clairement audible. On la voit aussi échanger très brièvement avec une dame qui vient à sa rencontre, mais on n’entend pas ce qu’elles se disent. Tandis qu’elle s’échauffe, un personnage joué par Cédric Klapisch lui-même lui dit qu’elle sera sur scène dans deux minutes et elle répond simplement « OK ». Bref, elle est quasi muette pendant cette première séquence. Cette absence de parole est celle du ballet que le film donne à voir en alternance avec les passages en coulisse en début de film. Ce quasi-silence dit aussi quelque chose de la perfection dont il est question : elle laisse peu de place à la parole véritable, celle qui n’est pas seulement un acquiescement ou une formule de politesse, mais qui cherche et se cherche.

C’est après la blessure que cette parole advient. Elise va chez son kinésithérapeute. Elle pose aussitôt des questions : « J’imagine que tu sais déjà tout », « Mais ils disent quoi, les autres ? », « Mais ça va toi ? Tu as l’air bizarre ». On découvre sa voix que l’on pourrait qualifier d’imparfaite, parce que sa diction ne répond pas aux canons traditionnels. L’actrice n’en est pas encore tout à fait une. Marion Barbeau, qui a été choisie pour ce rôle, est d’abord une danseuse professionnelle. Les spectateurs, pour la plupart sans doute, le savent : ils l’ont entendu dire dans les médias pendant la campagne de promotion du film. Elle joue pour la première fois dans un long-métrage de fiction. Son élocution un peu irrégulière contraste avec sa maîtrise de la danse. Cette imperfection parle. Elle témoigne d’un manque, d’autant plus qu’Elise parle pour chercher des réponses au trouble et au questionnement qui l’ont envahie depuis sa chute. La blessure ouvre sur un cheminement que l’idéal semblait clore.

À cette prise de parole font écho d’autres voix surgies après la chute, en contrepoint. Une amie danseuse dit enfin à Elise ce qu’elle avait depuis longtemps sur le coeur sans oser l’exprimer : « De toute façon, dit-elle, Julien, j’ai jamais pensé qu’il était vraiment amoureux de toi ». L’idéal auquel était parvenue Elise avec Julien n’était en somme qu’une illusion dont on colmatait les fissures en les passant sous silence. Elise retrouve par ailleurs une amie. C’est une ancienne danseuse qui a dû, elle aussi, renoncer à sa carrière. Elle donne à entendre qu’il est possible de vivre après la chute et que ce peut être l’occasion d’une libération de la parole : par contraste avec Elise, elle apparaît très désinhibée, elle parle beaucoup, dit ce qu’elle pense sans filtre et en tire une jouissance manifeste et communicative. Outre celle d’Elise, d’autres voix émergent donc. Serait-ce parce qu’Elise est désormais disponible pour les entendre ? Son attention n’est plus entièrement portée sur l’idéal à atteindre.

Ce qui se dit alors est toujours troublant, qu’il s’agisse des questions qu’Elise pose, de la désillusion exprimée par son amie ou de la désinhibition de son autre amie. À l’harmonie vers laquelle tout tendait dans la première séquence du film succède un trouble qui laisse intranquille et pousse par là à continuer de chercher.

2. Saisir l’inattendu

C’est alors seulement que le maître paraît : Hofesh Shechter, chorégraphe de danse contemporaine, qui joue dans le film son propre rôle. Elise le croise brièvement une première fois peu de temps après sa blessure. Puis, comme cette blessure lui interdit de danser, elle décide de travailler comme serveuse avec des amis dans une résidence d’artistes à la campagne. Là, de nouveau, elle tombe par hasard sur lui et sur sa compagnie, venus dans ce lieu pour travailler. Un jour, alors qu’elle se promène avec eux, Hofesh (que très vite, dans le film, on appelle par son prénom) lui dit quelques mots, peu nombreux et décisifs, sans doute d’ailleurs d’autant plus décisifs qu’ils sont peu nombreux et donc plus percutants. « Weakness is good, dit-il. Weakness is the new superpower ». L’éthique, l’esthétique et la pédagogie contenues dans le film sont ainsi résumées. Là, comme plus tard lors des répétitions auxquelles Elise se joint, Hofesh insiste pour que chacun danse depuis sa faiblesse et laisse paraître sa fragilité. Nous voyons à l’oeuvre l’inversion de la logique de l’idéal : plutôt que de partir d’un modèle préétabli en cherchant à y coller à la perfection, c’est depuis la faille causée par l’accident qu’il s’agit de parler et de danser.

Cela ne peut être entendu qu’après la blessure. Il faut avoir pris la parole pour pouvoir entendre un tel maître : si Elise ne s’était pas mise à la recherche d’elle-même, en questionnant, en tâtonnant, en cheminant dans l’imperfection, cette rencontre aurait sans doute été impossible, du moins n’aurait-elle probablement pas donné de fruits. À la pédagogie, à l’esthétique et à la morale traditionnelles qui partent de l’idéal pour amener le réel à s’y conformer succède une autre temporalité : le maître ne vient plus, ou plus seulement du moins, en amont pour planifier, mais en aval pour reconnaître et encourager un élan désirant et questionnant qui déjà monte depuis la blessure vécue. Une éthique, une esthétique et une pédagogie de l’après-coup inversent ici le paradigme de l’idéal.

Les discours éducatifs sont souvent empreints d’une logique de prévention, d’anticipation et de programmation qui tend à masquer la valeur pédagogique de ce que le maître et l’institution n’ont pas eux-mêmes volontairement prévu et produit. Se saisir d’une blessure inattendue pour éduquer est un geste pédagogique qui prend le contre-pied de ce volontarisme traditionnel. Sa dimension éthique est double. D’une part, on sort des réponses préétablies de l’idéal pour maintenir ouverte la porte du questionnement sur la position à prendre. D’autre part, la démystification n’est pas imposée à l’autre par force, mais seulement reconnue, nommée et encouragée quand elle se présente. Si l’on peut dire d’Hofesh Shechter qu’il est un maître, c’est seulement en un sens paradoxal : il fait pleinement autorité aux yeux de tous dans le film, il délivre en quelques mots l’enseignement essentiel, il apprend à Elise ce qui lui permet de renaître, mais il ne maîtrise pas la situation, il ne l’a pas provoquée. Il se contente de saisir le moment opportun pour inviter Elise à se joindre à une répétition.

Le film est sorti dans les salles alors que la crise de la COVID se terminait. Le documentaire Pas de deux avec Cédric Klapisch, réalisé par Jean-Luc Perréard, montre quelques moments de la préparation et du tournage d’En corps. On y voit les équipes et les acteurs porter des masques pour se protéger du virus. Dans les salles de cinéma, quand le film est sorti en France, en février 2022, le port du masque était obligatoire pour quelques semaines encore. Si l’on veille, à la suite de Stanley Cavell (2019), à ne pas isoler le film dont on parle de la situation dans laquelle on en a fait l’expérience, une résonance se fait entendre entre la sortie de la crise de la COVID et la sortie de l’abattement qui s’empare du personnage d’Elise après sa blessure. Pour le spectateur comme pour elle, il s’agit de se relever, de reprendre pleinement vie et de sortir de ce qui a pu être vécu comme un trauma. C’est particulièrement vrai pour de nombreux élèves et de nombreux professeurs qui ont vécu des angoisses, des dépressions, des phobies pendant cette période. La question qui se pose alors à bien des acteurs dans le champ éducatif est de savoir comment permettre à chacun de grandir depuis ces blessures. Le message d’Hofesh Shechter est une réponse et une inspiration possibles. Il indique une piste : celle de la saisie après-coup de la fragilité et de la cassure comme creusets artistiques. L’éducation artistique se prête particulièrement à cette temporalité, par opposition à ce que nous pourrions appeler « l’éducation industrieuse » ou « l’éducation industrielle », qui est certainement la plus répandue dans les écoles françaises et qui vise à appliquer des programmes, voire des projets, mais laisse peu de place à la saisie de l’inattendu, de l’accident. Cette distinction entre éducation artistique et éducation industrielle renvoie à celle qu’opère Alain entre l’artiste et l’artisan. Voici ce qu’il écrit :

Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’oeuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’oeuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’oeuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même.

Alain, 1983, p. 38-39

L’industrie prévoit très précisément ce qu’elle va produire. L’artiste ne se contente jamais d’appliquer un plan. Il y a art quand il n’y a pas simple mise en oeuvre d’une idée, d’un projet, quand le créateur se heurte à une résistance. Dès lors, la posture de l’artiste ne se distingue plus radicalement de celle du spectateur. Le peintre ne cesse de regarder la toile qu’il peint. Il s’adapte à ce qu’il n’avait pas prévu, à ce qu’il découvre. Partir de la blessure, comme le font Elise et Hofesh Shechter, s’inscrit dans ce paradigme artistique qui suppose de se rendre attentif aux surprises, aux résistances et aux inattendus plutôt que de suivre un plan préétabli.

Ce geste artistique est porteur d’une ouverture éthique en ce qu’il suppose une démystification, une sortie de l’asservissement à l’idéal et un questionnement sur la position à prendre, qui, dans le champ éducatif, amènent un bouleversement de la temporalité et des postures. Au professeur qui planifie et maîtrise succède un professeur-spectateur qui se rend attentif aux surprises, aux cassures et aux opportunités. Il n’est pas celui qui cherche à clore le programme, mais celui qui veille à garder ouverte la porte de la recherche. C’est cette éthique qu’il transmet à ses élèves en leur apprenant, notamment par l’expérience de l’art, à se faire spectateurs à leur tour, non pas des spectateurs passifs, mais aptes à saisir de manière créative ce qui s’offre à eux – que cette créativité aboutisse ou non à une production.

En corps montre que l’éducation artistique ne relève pas toujours de ce paradigme. Dans ce que l’on voit, en flash-back, de la formation qu’a reçue Elise avant sa rencontre avec Hofesh Shechter, nulle place ne semble laissée à la saisie de l’inattendu et à la fécondité de la blessure. C’est d’un idéal à atteindre que sans cesse on part pour y amener l’élève. Il n’est jamais question dans le film d’invalider radicalement cette esthétique, cette pédagogie et cette éthique. Cédric Klapisch les filme avec tendresse et donne à voir tout ce qu’Elise a pu en tirer. Mais la blessure d’Elise et l’apparition d’Hofesh Shechter ouvrent sur un paradigme radicalement différent. À l’heure où, comme le souligne Alain Kerlan (2021), il semble qu’il y ait unanimité pour louer les bienfaits de l’éducation artistique, il n’est pas vain de pointer l’écart considérable qui sépare différentes éthiques, différentes esthétiques et différentes pédagogies attachées à différentes formes d’éducation artistique, parce que l’enthousiasme et les slogans simplificateurs en faveur de l’art à l’école pourraient masquer ces divergences majeures. En corps permet, en particulier, de distinguer une idéalisation traditionnelle qui obéit à un appétit de totalisation et d’unification et une disposition contemporaine à se disperser, à se réinventer indéfiniment, à franchir les clôtures.

3. Franchir la clôture

Dans Pas de deux avec Cédric Klapisch, on voit, entre autres, comment les parties dansées d’En corps ont été préparées. Une répétitrice enseigne à Marion Barbeau et à Mehdi Baki comment se danse Political Mother, la chorégraphie d’Hofesh Shechter sur laquelle se clôt le film de Klapisch. On entend notamment la répétitrice donner cette indication aux deux danseurs pour orienter le mouvement de leurs bras : « Spaghettis in boiling water ». Les acteurs sont invités à une esthétique de la dispersion, figure inverse de l’unité à laquelle tendaient les passages de La Bayadère sur lesquels le film s’ouvrait. Elise dansait alors au centre d’une sphère de regards et de danseurs. Le couple qu’elle formait avec Julien, sur scène comme en coulisse, dessinait un pas de deux parfaitement harmonieux autour duquel tout tournait. Dans le spectacle final, chacun des danseurs est comme un spaghetti dans l’eau bouillante et, s’il y a bien une unité de l’ensemble, c’est une unité due à une dispersion partagée, à un rassemblement chaotique, bouillonnant. Du premier au dernier spectacle, on est passé, en somme, du monde clos à l’univers infini, pour reprendre le célèbre titre d’Alexandre Koyré (1962), d’un monde unifié autour d’un couple central parfaitement complémentaire à un univers ouvert, décentré, propice à une impression de dispersion.

Entre ces deux pôles opposés, il y a au moins un moment intermédiaire. Peu après sa chute, alors qu’elle boite encore, Elise se rend en spectatrice au 104, un espace du 19e arrondissement de Paris où se côtoient des artistes en résidence, des entreprises innovantes, des espaces libres de travail et de création… Elle y assiste à une « battle » de hip-hop. C’est la première fois qu’elle voit Mehdi, qui deviendra plus tard son amoureux. Il danse lui aussi au milieu d’un cercle, mais ce n’est pas une sphère parfaite comme celle à laquelle semblait tendre la chorégraphie de La Bayadère. S’il y a une sorte de pas de deux, il prend la forme cette fois d’une improvisation imprévisible au milieu d’un cercle mobile, irrégulier et bruyant, plutôt que d’une unité harmonieuse. L’unité commence de se briser en même temps que se brise le couple que formaient Elise et Julien.

Avant de nouer une nouvelle relation amoureuse avec Mehdi, Elise découvre le couple que forment l’une de ses amies et un cuisinier. Loin de ne faire qu’un, ces deux amoureux ne cessent de se disputer violemment pour ensuite faire l’amour avec tout autant de bruit et d’éclat dans leur camionnette. À la bulle illusoire que formaient Elise et Julien à la ville et à la scène succèdent d’autres façons de faire couple, de faire ensemble, de s’aimer et de danser, moins unifiées, moins sphériques, moins apparemment complètes et totalisantes. À partir de sa lecture de Lacan, Dalila Arpin note que « loin de permettre l’entente parfaite selon un accord idéal, la psychanalyse fait valoir le dialogue avec le partenaire, en prenant appui sur son “exil du rapport sexuel” ». « Nous savons, écrit-elle plus loin, qu’il n’y a pas addition, c’est-à-dire pas de sphère, mais soustraction : l’Autre, tout en tenant compte de notre jouissance singulière, nous soustrait à notre bulle » (Arpin, 2021). Faire un n’est ni possible ni souhaitable. L’entente parfaite à laquelle on rêve en regardant Elise danser La Bayadère est un idéal trompeur et étouffant. Danser comme des spaghettis dans l’eau bouillante et s’aimer en laissant place à la différence radicale, voire à la dispute et aux cris, manifeste une sortie de cet idéal qui ressemble à ce que peut être l’effet d’une psychanalyse. L’autre, sur scène comme dans le couple ou dans la famille, n’est plus celui qui vient me compléter, mais, au contraire, celui qui me renvoie à mon incomplétude, donc à mon manque et à mon désir de chercher et de me chercher.

L’image des spaghettis dans l’eau bouillante évoque une eau brûlante, un inconfort, voire une douleur. La séparation d’avec l’unité idéale inatteignable ne se fait pas sans un sevrage pénible. Ce n’est pas seulement à l’élève qu’il faut du courage, mais aussi au maître, à qui il revient dans cette perspective de renoncer à se croire maître de la situation. Quand le champ des savoirs, des apprentissages, des renaissances, des créations, n’est pas clos, il est de ce fait même impossible à maîtriser : il échappe à tout regard totalisant. Or, comme l’a souligné Alain Kerlan, l’idée éducative, depuis ses origines jusqu’à ses formes les plus récentes, est toujours en proie à la tentation de la totalisation.

De sa forme primitive, forgée au sein du christianisme naissant sur le modèle de la conversion, jusqu’aux formulations qu’en a données l’éducation nouvelle et que continue de lui donner la pensée pédagogique contemporaine, en passant par l’orientation que lui a imprimée l’idéal des Lumières après l’humanisme de la Renaissance, l’idée éducative n’a jamais cessé de travailler sa trilogie constitutive : unité, intériorité, totalité. Éduquer vraiment, quelle qu’en soit la voie, c’est toujours agir sur la totalité de l’être éduqué (sur l’éduqué comme un tout) ; c’est toujours agir en profondeur, sur l’intériorité qui commande les attitudes, et non entraîner des talents et des compétences de surface ; c’est toujours viser au rassemblement et à l’harmonie des parties, à l’harmonie et à l’unité des individus comme à celles de la Cité.

Kerlan, 2021, p. 24

Que serait une éducation délivrée de l’aspiration à la totalisation ? C’est la grande question qui sous-tend l’ensemble des travaux d’Alain Kerlan depuis sa thèse, dans laquelle il demandait : « Que serait une éducation dispersée, “dispersive” ? » (Kerlan, 1998, p. 307). Il est allé chercher des pistes de réponse dans l’éducation artistique et esthétique, sans se laisser leurrer par l’idée qu’une telle éducation, quelle que soit sa forme, suffirait à se débarrasser de l’ombre de la totalisation. Au contraire, ce que l’on va souvent chercher dans l’art, c’est une totalisation retrouvée. La première séquence d’En corps en est l’image. La Bayadère donne à voir une harmonie sphérique des corps, des coeurs et des regards dont nos sociétés rêvent sans doute d’autant plus qu’elles savent en être dépourvues. L’éducation artistique ne consiste pas toujours à apprendre à danser et à vivre comme des spaghettis dans l’eau bouillante. Il n’en reste pas moins que cette éducation artistique là ouvre une piste esthétique, éthique et pédagogique pour une éducation d’après la totalisation : une démystification et une émancipation des sujets. Dans la dernière phrase de sa thèse (Kerlan, 1998, p. 316), Alain Kerlan note que « quand tombe l’idée éducative demeure la responsabilité nue d’éduquer et d’instruire, dépouillée de la gloire pédagogique ». C’est de cette blessure narcissique qu’il s’agit pour le maître de partir avec courage, sans chercher à la refermer : pas d’émancipation de l’élève sans une émancipation du maître.

Une telle sortie de l’idéal produit un appel qui peut se formuler en un mot : « encore ». L’adverbe résonne à la fois avec le titre du film (En corps) et avec le titre du Séminaire XX de Lacan : Encore. On y lit ceci : « […] l’amour demande l’amour. Il ne cesse pas de le demander. Il le demande… encore. Encore, c’est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour » (Lacan, 1999, p. 13). C’est depuis une faille qu’Elise parle et adresse un « encore » qui dit tout à la fois l’envie de danser encore, de vivre encore et en corps, d’aimer et d’être aimée, de surmonter la chute… Cet appel monte depuis la séparation, depuis la sortie de l’idéal. Partir de la blessure et encourager la dispersion, comme le fait Hofesh Shechter dans le film, est une manière d’entretenir cet appel plutôt que de le clore dans une illusoire complétude, dans une nouvelle perfection, dans une unité qui mettrait fin à la parole et à la recherche.

Sans doute est-ce pourquoi, dans En corps, la résurrection d’Elise ne se fait pas en une seule fois. Plusieurs lieux favorisent des renaissances successives : le 104, la résidence d’artistes où elle se remet à danser, la camionnette où à son tour elle fait l’amour, la salle de danse d’Hofesh Shechter à Paris, qui est comme un couloir inachevé, propice à un renouvellement infini… Plusieurs rencontres suscitent aussi la résurrection d’Elise : avec des amies, avec la directrice de la résidence d’artistes, avec Hofesh Shechter, avec son père, avec Mehdi… Dans l’univers infini qui succède au monde clos de l’idéal, elle renaît encore et encore. Tandis que l’éthique de l’idéal était porteuse d’une clôture sphérique illusoire, partir de la blessure est un mouvement toujours vivant auquel il n’y a pas de terme.

On pourrait opposer en ce sens les résurrections que donne à voir Rossellini dans plusieurs de ses films à celles que montre En corps. Dans Stromboli et dans Voyage en Italie, tout particulièrement, le personnage joué par Ingrid Bergman connaît à la fin du film une révélation qui la transforme radicalement et qui l’amène à accepter sa vie, son couple, en les voyant d’un regard neuf, illuminé par la rencontre mystérieuse qu’elle a vécue avec la transcendance au moment même où elle semblait plongée dans le gouffre le plus profond. Au sujet de ces moments de basculement miraculeux chez Rossellini, Alain Bergala écrit qu’« il ne peut y avoir qu’un avant et un après de la révélation » (Rossellini, 1984, p. 13). Or, dans En corps, l’après est toujours en même temps un avant, parce que chaque résurrection en appelle encore une.

D’un tel processus, nul n’est jamais arrivé au bout. Faire autorité, ce n’est plus alors parler depuis la position de celui qui a achevé le parcours qu’il propose à son élève, mais depuis une recherche qui est encore en train de se faire. Il ne s’agit pas de refermer toutes ses plaies pour se mettre à enseigner, mais, au contraire, de ne jamais cesser de partir de la blessure, comme le fait Hofesh Shechter, dont on perçoit toujours une part de fragilité et d’incertitude tant dans le film que dans le documentaire consacré au tournage du film. Le kinésithérapeute d’Elise peine à trouver cette posture. Dans la première scène où on le voit, il s’effondre en larmes et dit : « Je ne sais pas comment je peux soigner des gens alors que moi je suis… » Il ne finit pas sa phrase à cause des sanglots, mais on devine qu’il se demande comment soigner quand on n’est pas soi-même complètement guéri, quand on est soi-même à ce point blessé et perdu. Or, c’est précisément parce qu’il est blessé qu’il établit avec Elise une relation qui va les aider, l’un et l’autre, à se relever. Le discours de maîtrise illusoire qu’Elise entend de son médecin l’enfonce dans le malheur sans lui permettre d’en sortir. La puissance thérapeutique de la parole n’opère que si elle se fonde sur une éthique de la faille tout opposée à l’éthique traditionnelle de l’idéal. C’est en rencontrant d’autres personnes qui parlent encore depuis une blessure, sans prétendre en avoir fini avec elle, qu’Elise ressuscite.

4. S’exposer

Parmi les moments de résurrection qu’elle traverse, il y a celui qui se joue sur une falaise. Elle s’y promène avec l’ensemble de la compagnie d’Hofesh Shechter. Un vent puissant souffle. Ils se mettent à danser avec ce souffle. En se tenant par la main, ils se laissent pousser, s’emplissent et se dispersent. Une chorégraphie filmée depuis le ciel naît spontanément de ce jeu simple, enfantin, avec l’air. En se rendant attentifs de tous leurs corps au vent qui monte du vide, les danseurs créent peu à peu un spectacle. Se donne ainsi à voir la continuité de l’expérience esthétique, depuis sa forme la plus élémentaire et enfantine d’attention à la nature et aux sensations éprouvées jusqu’à la production artistique.

On connaît la visée que donne Dewey à son livre L’art comme expérience.

« Une première tâche, écrit-il, s’impose […] à celui qui entreprend d’écrire sur la philosophie des beaux-arts. Il s’agit de restaurer cette continuité entre ces formes raffinées et plus intenses de l’expérience que sont les oeuvres d’art et les actions, souffrances, et évènements quotidiens universellement reconnus comme des éléments constitutifs de l’expérience »

Dewey, 2010, p. 30

C’est cette continuité qui se manifeste dans En corps, non seulement dans la scène sur la falaise, mais aussi bien d’autres fois, par exemple dans ces mouvements aux allures de spaghettis dans l’eau bouillante qui tout à la fois rappellent une expérience de la cuisine la plus ordinaire et viennent nourrir une création artistique.

Quand on part de l’idéal, on voit mal en quoi il s’enracine dans l’expérience quotidienne. Rompre avec ce paradigme permet de renouer avec l’ordinaire pour y puiser un souffle, à la manière des danseurs d’Hofesh Shechter. L’inspiration ne vient pas d’un modèle complet qu’il s’agirait de suivre, mais d’un vide, d’une incomplétude qui donne envie d’encore. La falaise est un lieu propice à cette expérience. Il ne s’agit pas tant alors d’éducation artistique que, plus largement, d’éducation esthétique. L’art apparaît, comme chez Dewey, comme le sommet d’une expérience esthétique qui le précède, l’enveloppe et le rend possible. Cette expérience suppose de conserver ou de retrouver une disposition enfantine à la découverte, à l’étonnement, à la sensation… La séquence d’En corps sur la falaise peut rappeler d’autres formes d’éducation esthétique contemporaines, comme celle dont parle Alain Kerlan dans Éducation esthétique et émancipation.

Un musicien du GRAME (Générateur de Ressources et d’Activités Musicales Exploratoires), Jean-François Estager, avait ainsi pour coutume, qu’il intervienne auprès d’enfants autistes, de danseurs de l’Opéra, ou encore d’élèves d’un conservatoire de musique, de commencer par un même rituel : demander à chacun de marcher sur un sol recouvert de feuilles mortes et d’être tout entier dans cette expérience sensorielle. Pour chacune de ses interventions, ce compositeur commence donc par récuser cette segmentation des publics. Tous seront logés à la même enseigne : celle d’une expérience sensorielle première et fondatrice. D’abord l’expérience retrouvée du silence et de la naissance du son, du monde comme sonorité. Entendre comme pour la première fois.

Kerlan, 2021, p. 64

Retrouver l’impression de la première fois, ce n’est pas seulement ce que Klapisch nous donne à voir dans son film, c’est aussi ce qu’il nous permet d’éprouver dans En corps comme dans l’ensemble de son oeuvre. Les personnages que l’on suit sont jeunes, souvent encore en formation. Avec eux nous revivons des initiations, des premières désillusions, des émerveillements qui inévitablement prêtent le flanc à des accusations de naïveté, voire de niaiserie. Plutôt que de chercher à coller à un idéal de perfection, de maturité, de complétude, le film nous offre de retrouver l’impression de première fois attachée à toute expérience esthétique authentique.

Cette éducation esthétique est en même temps une éducation éthique si bien qu’on pourrait la dire « esth-éthique ». Elle amène, non pas à partir de l’idéal en appliquant aux situations des règles générales, mais à se rendre attentif aux autres et à leurs singularités. En même temps qu’elle se met à l’écoute du lieu et du vent, Elise entre en relation avec la compagnie d’Hofesh Shechter, avec sa culture propre, avec sa différence par rapport à ce qu’elle a connu jusqu’ici, et cela passe par la découverte personnelle des danseurs qui la composent. La séquence sur la falaise fait écho à la scène dans laquelle, pour la première fois, Elise s’essaie de nouveau à la danse, avec un danseur de cette compagnie. Elle doit faire la morte, se laisser porter, comme elle se laisse pousser par le vent sur la falaise. Ce qui est en jeu, c’est une disposition éthique à se faire creux pour laisser de la place à un souffle qui vient de l’extérieur, un souffle étranger, différent, qu’il s’agit d’écouter, de laisser résonner en soi. Plutôt que de gagner en maîtrise comme elle l’a fait dans sa formation antérieure, elle gagne à présent en abandon et en attention.

Dans la définition qu’elle donne d’une éthique de l’ordinaire inspirée de Dewey et de Cavell, Sandra Laugier note qu’« on peut voir la vie morale comme une aventure à la fois conceptuelle (on étend ses concepts) et sensible (on s’expose) » (Laugier, 2014, p. 224). C’est cette vie morale là qu’Elise développe (et nous avec elle) par ses expériences tout à la fois esthétiques, éthiques et pédagogiques : elle découvre d’autres personnes, d’autres cultures, d’autres façons de penser et elle s’expose à un autre souffle, à d’autres corps, à d’autres forces. Une telle vie morale se comprend mieux sans doute quand on l’oppose à ce qu’elle n’est pas : un repli sur soi, une absence de soin et d’attention aux autres, une répétition du même, une incapacité à changer, à se laisser déplacer et à créer.

Lire un film et suivre ses personnages, comme nous nous y essayons, est un prolongement de ce que fait Elise elle-même. Il s’agit de faire du cinéma une occasion d’élargir le champ de notre aventure morale en nous exposant à d’autres expériences que les nôtres sans négliger ce en quoi elles peuvent faire écho aux nôtres et nous apporter un enseignement. Sans doute est-ce l’un des apports éthiques de l’éducation esthétique que d’ouvrir le sujet à des odyssées qui sont à la fois des découvertes des autres et de soi.

Conclusion

Dans la dernière scène du film, Elise sort de scène. Elle vient de danser avec la compagnie d’Hofesh Shechter. Elle a été applaudie, félicitée, elle est heureuse. Elle voit une sorte de mirage : des petites ballerines parfaitement alignées qui font des pointes en tutus. On devine qu’elle repense à son enfance, à sa formation classique, qu’elle est contente de ce à quoi cela l’a amenée malgré les blessures. En corps n’est pas un film à charge contre la danse classique. La Bayadère filmée dans la première séquence est d’une grande beauté. Les petites danseuses de la dernière scène sont gracieuses et font ressentir quelque chose qui est de l’ordre d’une nouvelle première fois. Le film échappe par là à toute opposition trop binaire et définitive. Précisément parce que le paradigme de l’idéal a été abandonné, il devient possible de se réconcilier avec son souvenir. Il n’opère plus alors comme un modèle à atteindre, mais comme le rappel d’une fraîcheur première qui n’a pas perdu de sa puissance vivifiante. Tandis que l’enfermement dans une sphère limite le champ des aventures possibles, partir de la faille pour laisser place à la recherche, à la dispersion et à la multiplicité des expériences esth-éthiques permet d’étendre le champ de la découverte et de convertir l’image de l’idéal elle-même en une occasion d’expérience esth-éthique parmi d’autres, proche, par la fraîcheur que lui donne cette nouvelle approche, de ce que peut être la sensation du vent sur la peau au sommet d’une falaise. En corps est un film performatif en ce qu’il pratique l’esthétique, l’éthique et la pédagogie qu’il donne à voir : plutôt que de substituer un idéal (contemporain) à un autre (classique), il rompt avec la logique de l’idéal pour ouvrir sur le vaste champ d’expériences esth-éthiques dispersées.