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Introduction

L’éducation populaire, mouvement pluriel, maintes fois évoquée comme « indéfinissable » par ses chercheurs (Poujol, 1981 ; Tétard, 2007 ; Chateigner, 2012), qui estiment que « l’Éducation populaire se définit moins qu’elle ne se reconnaît » (Saez, 1979), place incontestablement la Ligue de l’enseignement parmi ses pionnières. Créée en 1866 par Jean Macé pour la promotion d’une école républicaine gratuite, obligatoire et laïque (préfiguration des lois Ferry de 1881‑1882), la Ligue de l’enseignement perdure comme la principale confédération d’associations en France avec ses 102 fédérations départementales et 20 000 associations locales affiliées[1]. Si la longévité de cette « grande dame de l’éducation populaire » (Martin, 2016) est plus que certaine, les activités éducatives, culturelles, sportives et de loisirs dont elle s’occupe historiquement n’ont de cesse de se transfigurer face aux transitions sociales, écologiques ou numériques du monde moderne. À l’intérieur de cet agrégat de missions et de secteurs, l’article examine tout particulièrement le cas de l’éducation à l’image[2]. Ses professionnels ont comme socle éducatif ordinaire de « protéger la jeunesse de ce qui est perçu comme un effondrement du sens moral, puis celui d’élever les esprits dans la capacité à discerner le bon et le mauvais goût » (Bourdier et al., 2015). Il subit une triple convergence dans le contexte contemporain. Celle-ci est d’abord économique (les industries culturelles deviennent des industries numériques) et technologique (les médiums traditionnels fusionnent dans le monde numérique) ; il y a enfin convergence des usages dans la consommation, la fabrication et la distribution des images. Il semble moins s’agir d’une « révolution » induite par l’expansion numérique que d’une « reconfiguration » de l’ensemble du paysage médiatique : le numérique ne chasse pas la télévision ou le cinéma, mais il bouleverse assurément les rapports des personnes à ces médiums plus anciens. Il en découle un « nouvel état de l’image », assimilé à une « propriété commune » (Gunthert, 2009) avec laquelle les institutions et les praticiens de l’éducation à l’image doivent désormais composer. Il s’agit de répondre à l’autoproduction et à l’autodiffusion de contenus multimédia par les traditionnels « publics » (Flichy, 2010). Cette ère de la culture participative (Jenkins et al., 2017) bouscule tant les valeurs (la promotion de l’art et la critique jusqu’à la détestation des industries culturelles) que les méthodes (l’accès aux « bons » films, aux « bons » rapports à ceux-ci ou encore aux outils d’enregistrement professionnels) inhérentes aux cadres dominants de l’éducation à l’image.

L’article s’intéresse à la manière dont ces transitions bousculent l’activité ordinaire des membres du « groupe national cinéma », dit « GNC » dans le langage vernaculaire. Il fédère 22 circuits de cinéma itinérants et 80 salles fixes[3] répartis sur l’ensemble de l’Hexagone et affiliés aux fédérations départementales de la Ligue. Il s’agit là du plus grand regroupement de cinémas associatifs en France avec environ 2,5 millions d’entrées en séances commerciales dans ses salles (en comparaison, les séances non commerciales comptent 138 000 entrées la même année). L’action cinématographique du GNC est ici problématisée au prisme de son statut d’association issue de l’éducation populaire. Cette notion est mobilisée en tant que praxis qui, pour viser l’émancipation des personnes, reconnaît leurs cultures et les associe aux savoirs ou biens culturels « savants ». L’éducation populaire est ainsi convoquée pour rendre possible la rencontre, jusqu’à l’articulation, de cultures cloisonnées et ignorantes les unes des autres. Dans cette perspective, l’article démontre que cette visée de l’éducation populaire dans le champ de l’éducation à l’image est aujourd’hui marginalisée au profit de sa conception institutionnelle. Parallèlement, cette dernière est de plus en plus remise en cause dans le contexte contemporain et ce sont finalement des principes et savoir-faire anciens qui reviennent sur le devant de la scène. Oubliés par ceux qui les avaient initiés, ils apparaissent pourtant comme des pistes sérieuses à la rénovation de l’éducation à l’image. L’article s’interroge ainsi sur les continuités et discontinuités entre les formes et enjeux de l’éducation à l’image d’hier et d’aujourd’hui. Si les luttes historiques faisaient de l’accès au cinéma et de la promotion de la cinéphilie un acte puissant d’éducation populaire, ces missions devraient-elles rester inchangées ? La domination conceptuelle de l’éducation à l’image en tant que mission de démocratisation de la haute culture cinématographique est-elle toujours justifiée ? Comment les professionnels du cinéma et de l’éducation à l’image à la Ligue font-ils face à sa réinterrogation, issue en partie de leur propre héritage pédagogique ? L’article vise à éclairer tant le besoin de ce changement de paradigme que la résistance à celui-ci.

Il retrace pour cela les données récoltées entre 2018 et 2021, période durant laquelle j’effectue un contrat Cifre[4] avec le centre confédéral[5] de l’association. Ce point d’ancrage national permet à la Ligue d’avoir une vision panoramique des activités contemporaines d’éducation à l’image. Elle se réduit progressivement au moyen d’une ethnographie impliquée (Coutellec, 2015 ; Fassin, 1999), au sens où l’enquête se forge à partir des besoins et préoccupations propres au terrain. En ce sens, la problématique de recherche sur les formes et enjeux d’une rénovation a priori de l’éducation à l’image se précise aux contacts de plusieurs membres du GNC déjà mobilisés sur cette question. L’enquête se greffe sur leurs essais, motivations et échecs. Ces praticiens constituent au moment de l’enquête une branche minoritaire du GNC, dans un contexte où il s’agit davantage de « sauver » les modèles dominants de l’éducation à l’image que de les remettre en cause. Ainsi, la recherche évolue entre ces courants contraires au sein du groupe, mais travaille davantage aux côtés de ses marges pour y recueillir les possibilités et impossibilités de changement. Le statut de salarié-doctorant[6] permet dès lors de vivre et de partager les aléas des professionnels enquêtés qui deviennent le moteur de l’enquête. L’ethnographie impliquée suppose de telles convergences entre le statut de « salarié » et celui de « doctorant », qu’elle permet de saisir dans le cadre des situations quotidiennes de travail, les difficultés voire les tabous qui caractérisent l’activité salariée.

Il en résulte d’emblée que la question de la « rénovation », de « l’évolution » ou encore de la « survie » de l’éducation à l’image, selon la position des enquêtés, constitue un épineux débat. Ce secteur historique de la Ligue est globalement touché par de nombreuses inquiétudes et frustrations. Au sein du centre confédéral, plusieurs responsables ou chargés de mission de l’éducation à l’image exerçant dans les fédérations départementales m’expriment ainsi leur déception de voir un sujet aussi ancien disparaître des priorités nationales. Le sentiment d’être « abandonnés » ou de voir « partir en fumée » un travail de longue haleine sur l’éducation à l’image est régulièrement assené. Je recueille à maintes reprises ce type de propos, car les professionnels profitent de ma présence et de mon rattachement administratif au centre confédéral pour faire passer des messages sur leurs situations et besoins. Alors que l’ethnographie impliquée met en évidence un sentiment de solitude, voire de perdition, de la part d’une majorité de professionnels qui ne se sentent ni compris ni accompagnés face aux défis qui sont les leurs, la recherche devient un moyen de s’interroger sur le tournant en train de se faire de l’éducation à l’image et la manière dont ses pratiques peuvent ou non évoluer au sein du réseau. Elle ouvre également un espace critique pour les professionnels où il devient possible et légitime de remettre en cause les valeurs, normes et convictions induites dans le travail ordinaire. Ma situation de salariée-doctorante me permet ainsi d’étudier ces déplacements, à partir de l’injonction volontaire ou subie de réinterroger les modèles en vigueur.

1. Une incorporation ambivalente de l’éducation à l’image institutionnalisée

Éclairer la conception et les pratiques d’éducation à l’image majoritairement véhiculées par la Ligue aujourd’hui nécessite un rapide détour historique. Après la naissance du cinéma en 1895 avec les frères Lumière, le monde de l’éducation populaire laïque et, à plus forte raison, la Ligue de l’enseignement s’intéressent au cinéma comme moyen d’éducation du peuple. Ayant pour missions une société plus libre et des citoyens éclairés, capables d’un jugement autonome et critique sur le monde tel qu’il est, l’association considère l’éducation à l’image comme l’un de ses plus précieux outils. Les travaux de l’historien Pascal Laborderie retracent son rôle majeur dans l’entre-deux-guerres, où elle est le premier réseau de diffusion cinématographique laïc et non commercial avec l’Union française des offices du cinéma éducateur laïque (Ufocel). À la fois complément de la forme scolaire et instrument de propagande à valeur morale, hygiéniste ou politique, les offices offrent une éducation par le cinéma en tant que moyen de transformation des consciences (Sevilla, 2015). La Ligue fédère ces offices de cinéma scolaire et éducateur, qui forgent ensemble un « cinéma d’éducation populaire laïque » (Laborderie, 2015, p. 23) où le savoir et les valeurs républicaines sont dispensés à la jeunesse au moyen des images. Le cinématographe incarne alors, expliquent Valérie Vignaux (2007) et Pascal Laborderie (2015), un « esprit de conquête et de rêve » qui vise le rassemblement et l’élévation collective dans des « événements » à caractère éducatif et/ou récréatif. Les offices remplissent de ce point de vue une double mission de démocratisation des savoirs et des loisirs durant plusieurs décennies.

Après la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), l’Ufocel se transforme en Ufoleis (Union française des oeuvres laïques pour l’éducation par l’image et le son). Ce changement de terminologie au sein de la Ligue témoigne de mutations plus générales dans le statut éducatif octroyé aux films. Ceux-ci s’imposent progressivement comme un « outil de diffusion de la culture au moyen de l’art cinématographique »[7], reconnu comme un acte de création à part entière et non plus réduit à la transmission d’informations ou de valeurs. Le terme de « cinéma éducateur » est abandonné au profit de « ciné-club », qui incarne cette évolution d’une éducation par l’image vers une éducation à l’image. Le cinéma n’est plus seulement « moyen de culture », mais devient « objet de culture » selon la formule de Jacques Chevallier dans Ufocel Informations[8]. Les ciné-clubs développent ainsi une formation au goût et au langage cinématographiques par des projections régulières de films et la mise en discussion collective de ceux-ci. La salle de cinéma s’inscrit comme espace privilégié de ce rituel (De Baecque et Frémaux, 1995) et, jusqu’aux années 1980, la Ligue reste l’un des principaux promoteurs[9] de la cinéphilie.

1.1 Des ruptures idéologiques et pratiques

La conception de l’éducation à l’image aujourd’hui en vigueur reste fortement corrélée à cette politique diffusionniste et discouriste des oeuvres cinématographiques. La Ligue participe à cette approche qui perdure et la défend toujours comme un axe de ses missions d’éducation populaire. Cette adhésion n’a pourtant rien de l’évidence, car entre les prémices de l’éducation à l’image et sa forme institutionnelle, la définition de l’éducation à l’image s’est raidie. C’est au moment de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 et de la construction des options puis des sections « cinéma et audiovisuel » développées à ce moment dans les lycées[10] que les pratiques militantes de l’éducation à l’image mutent en politiques publiques. Dès lors, seul le cinéma d’auteur et de patrimoine est officiellement légitimé, selon les codes et valeurs issus de la cinéphilie savante. C’est in fine un corpus très réduit d’images au moyen de points de vue largement codifiés que la Ligue s’astreint à promulguer au moyen de ces activités dites d’« éducation à l’image ». La diversité des réflexions et approches qui définissait la place du cinéma au sein de la Ligue[11] cède le pas à une vision hégémonique qui induit une séparation, voire un rejet, par rapport aux autres images et rapports aux images.

Les effets de ce rétrécissement conceptuel induit par le processus d’institutionnalisation s’accompagnent d’un changement de posture pour la Ligue de l’enseignement. Elle passe d’un statut de pionnier de l’éducation à l’image à un prestataire de services. Alors que la mouvance des ciné-clubs a constitué le terreau idéologique et pratique de l’éducation à l’image, sa forme institutionnelle suppose une série de ruptures avec ses premiers essais. L’éducation à l’image originelle se fondait sur une diffusion collective et non commerciale des oeuvres cinématographiques, mais cette forme de transmission est rattrapée par les besoins de l’exploitation cinématographique commerciale, favorisée depuis 1949 et bientôt encline à conditionner l’institutionnalisation de l’éducation à l’image. L’activité des ciné-clubs est en effet rattrapée par le commercial avec « la création d’une Confédération internationale du cinéma d’art et d’essai en janvier 1955 qui allait donner naissance, à la fin de l’année, à l’Association française des cinémas d’art et d’essai (AFCAE), destinée à constituer un réseau de salles spécialisées dans le domaine du cinéma de patrimoine et culturel » (Hamery, 2012, p. 87). C’est par l’intermédiaire des trois dispositifs nationaux en temps scolaire que l’éducation à l’image devient une jambe économique indispensable au cinéma commercial. Ces dispositifs se justifient par le paradigme de la démocratisation culturelle au travers du classement « art et essai »[12]. « Collège au cinéma » (1989), « École et cinéma » (1993) et « Lycéens et apprentis au cinéma » (1998) permettent ainsi aux élèves de découvrir des films patrimoniaux et contemporains projetés dans des salles de cinémas partenaires et choisis par des commissions constituées par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC)[13]. Leur histoire signe la massification du tournant institutionnel de l’éducation à l’image qui s’affirme en tant qu’éducation artistique au cinéma. Par le chemin retrouvé des salles obscures et des « oeuvres » privilégiées par l’éducation à l’image, c’est l’idée de perpétuer un public pour « l’art » qui est sous-tendue. Pour Bernard Nave, ancien animateur de ciné-clubs de jeunes, il s’agit là d’une « récupération sans précédent » (1987) du travail initié par les mouvements d’éducation populaire avec les ciné-clubs. Les circuits commerciaux s’emparent du travail des éducateurs mobilisés en ciné-clubs (enseignants et animateurs le plus souvent) pour « rentabiliser leurs salles » et faire des élèves un « marché à conquérir » (Nave, 1987)[14]. L’analyse est similaire du côté d’Eric Favey, ancien président de la Ligue de l’enseignement, qui, lors d’un entretien au centre confédéral de la Ligue, relate avec amertume :

L’histoire des dispositifs d’éducation à l’image [soupir]… ah… très clairement, là-dessus, la Ligue s’est fait dessaisir de ce qu’elle avait quasiment préconstruit avec d’autres mouvements et les maîtres Freinet notamment… parce que Les enfants de cinéma, qui sont devenus les premiers opérateurs dans l’histoire des dispositifs, c’est la Ligue qui préfigure… sauf que… là, le CNC va préférer quasiment une association créée de toutes pièces qui va devenir l’interlocuteur privilégié plutôt que de s’enquiquiner avec un réseau associatif déjà vieux, dont il faut essayer de comprendre qui il est, avec toute sa lourdeur… et puis sur le plan des valeurs aussi. On va quand même pas confier l’action publique à une organisation comme l’éduc’ pop, ça fait pas sérieux ![15]

Historiquement en marge de l’exploitation commerciale jusque dans l’opposition avec celle-ci (Souillés-Débats, 2015), la Ligue de l’enseignement s’est aujourd’hui coulée dans ce système jusqu’à ce qu’il incarne un pan central de ses activités. Les professionnels du cinéma et de l’éducation à l’image de la Ligue dépendent désormais de cette vision qui assure tant leur existence économique que symbolique du point de vue des institutions et de leurs partenaires territoriaux. Ils ont progressivement intégré ce cadre normatif de l’éducation à l’image institutionnalisée et « défendent »[16] cette mission éducative coulée dans le biais marchand, autojustifiée par la sauvegarde et les bienfaits de l’« Art ». En dépit d’une histoire complexe où les balbutiements de l’éducation à l’image à la Ligue, comme ailleurs, furent traversés de débats et visées protéiformes, les professionnels s’adaptent et convergent vers cette nouvelle donne. Ils sont loin de se ressaisir des controverses historiques et cherchent plutôt à « faire [leur] place » ou « garder [leur] place » dans ce qui est devenu « le marché de l’éducation à l’image » (Legon et al., 2020).

1.2 La gestion des dispositifs nationaux d’éducation à l’image, entre défense et répulsion

Le contact privilégié avec les professionnels de la Ligue révèle de nombreuses ambivalences entre l’héritage idéologique des premières expériences d’éducation à l’image et son application désormais institutionnalisée. La dimension participative de la recherche permet de recueillir les habituels non-dits, voire tabous, sur les difficultés ordinaires de ceux qui sont devenus les professionnels d’une éducation à l’image soupçonnée d’être dévitalisée de ses enjeux et méthodes historiques. La mise en oeuvre des trois principaux dispositifs nationaux d’éducation à l’image au sein de la Ligue témoigne le plus fortement de cette critique latente. Ils sont pris en charge par plusieurs circuits et associations affiliés à la Ligue de l’enseignement, ce qui génère des rires nerveux et ironiques : « J’attendais le moment où on allait parler des dispositifs, je suis même venu que pour ça ! », lâche par exemple ironiquement un salarié en toute connivence avec ses pairs. Parallèlement, être coordinateur d’un ou de plusieurs des dispositifs scolaires d’éducation à l’image du CNC est aujourd’hui vécu comme une forme de consécration. Les circuits concernés se sentent « enfin légitimés » dans leurs actions et considérés « au même niveau » que l’action culturelle professionnelle, principalement les pôles régionaux d’éducation à l’image[17], coordonnateurs plus « naturels » des dispositifs du fait de leur proximité avec le CNC. Treize structures coordonnent ainsi le dispositif « École et cinéma » (Boutin, 2011), dix celui « Collège au cinéma » et trois celui « Lycéens et apprentis au cinéma » (Legon, 2014 ; Barbier, 2020) au moment de l’enquête.

Les dispositifs scolaires d’éducation à l’image forment le pilier de l’activité économique des exploitants de salles de cinéma et symbolisent une reconnaissance institutionnelle durement gagnée. Parallèlement, leur « lourdeur »[18] et leur « rigidité »[19] peuvent être sévèrement critiquées. L’enquête révèle de nombreuses positions dissidentes, qui tendent à réinterroger cette incorporation et ses conséquences. L’ethnographie impliquée se resserre en effet sur ces professionnels qui doutent et vont jusqu’à remettre en cause la légitimité de leurs actions. Dans cette perspective, les dispositifs nationaux d’éducation à l’image « empêcheraient » de « prendre l’air » avec « d’autres dispositifs moins formatés »[20], qui, au fond, semblent davantage intéresser les professionnels. Un double discours se fait jour, où il s’agit tant de « défendre » les codes et valeurs d’une éducation à l’image « autocentrée sur le cinéma d’art et essai » que de partager, entre collègues, les limites de cette conception au quotidien. Léo Souillés-Débats relatait déjà les critiques historiques des pionniers qui regrettaient que les dispositifs nationaux d’éducation à l’image n’encouragent pas, ou plus, les jeunes à par exemple « choisir les films et à réaliser leurs propres outils pédagogiques » (2015) comme les ciné-clubs de jeunes pouvaient le proposer. Malgré des doutes initiaux sur la pertinence d’une institutionnalisation de l’éducation à l’image qui ne laisse pas une liberté réelle à l’enseignant ou à l’animateur, mais « propose une structure plus rigide en amont en imposant une liste de films et des outils pédagogiques préétablis » (Souillés-Débats, 2015), la Ligue se retrouve soumise à l’imitation de ce cadre d’action dont elle dépend désormais.

Près de 30 ans après le lancement du premier dispositif (1989), cette forme de massification de l’éducation à l’image en tant que levier du développement d’un public pour le cinéma art et essai ne convainc plus. Convoqués comme quasi-solutions à la désertion du public dans les salles à la fin du XXe siècle, les dispositifs sont accusés de ne pas avoir rempli leur mission. Ils n’auraient in fine « pas aidé »[21] à faire des salles de cinéma art et essai un espace « où les jeunes se reconnaissent »[22] (dans les choix de programmation, les événements proposés, mais également dans l’architecture des salles, jusqu’à la décoration et aux offres de restauration proposées…). Dans les marges du GNC, les dispositifs sont ainsi suspectés de contribuer à ce qu’ils voulaient initialement résoudre. Lors d’une réunion avec le circuit de cinéma d’une fédération de l’est de la France, l’hypothèse est clairement posée par son responsable :

Le manque de jeunes dans les salles art et essai, c’est aussi dû aux dispositifs… [désabusé] J’veux dire, les pauv’ gamins qui vont voir des films tout vieillots dans ce type de salle, nos salles en fait ! Et de l’autre côté, y’a les films « de ouf » entre copains dans les multiplex… parce qu’ils s’en souviennent hein ! Ils passent devant nos salles là, et après c’est tout de suite « ah ouais je m’en souviens, j’y suis allé au collège pour aller voir Chaplin. » [rires] (…) C’est pas nécessairement des mauvais souvenirs, j’veux dire nan, faut pas abuser… mais ça reste l’idée des films « chelous » dans une petite salle là, avec ta prof de l’époque et les couloirs qui puaient la pisse… [éclats de rire][23]

Parce qu’ils créent une rupture avec le quotidien, les dispositifs mettent en place d’autres souvenirs et diversifient la pratique du spectateur. Paradoxalement, c’est la revendication de cet éloignement comme « bien-fondé » qui pose de plus en plus de problèmes à une partie des professionnels de cinéma de la Ligue. Au quotidien, leur posture se traduit par la défense systématique des dispositifs reconnus comme des expériences qui permettent de « voir d’autres choses » et d’échapper aux consommations ordinaires, alors que dans le même temps, c’est précisément cette distance qui est remise en cause. Les professionnels promeuvent cette pratique justement parce qu’elle est différenciée, tout en admettant qu’elle ne fonctionne pas/plus parce qu’elle est (trop) différenciée. Ils se confrontent aux fondements des dispositifs qui reposent sur une revendication des écarts entre cinéphilie savante et consommations ordinaires, a fortiori celles de la jeunesse. Un « éternel divorce des générations » (Marie, 1987, p. 38) qui stimule l’esprit critique des praticiens se rejoue. Certains identifient de plus en plus une problématique non pas par rapport aux oeuvres promues ou non promues, mais aux rapports à la jeunesse que ces choix pédagogiques induisent. En effet, c’est plus particulièrement sous cette perspective, celle de potentielle rupture par rapport aux objectifs et méthodes historiques de l’éducation populaire, que les professionnels de l’éducation à l’image réinterrogent leur objet.

2. L’éducation à l’image à l’épreuve de la praxis de l’éducation populaire

Cette critique émerge d’autant plus à l’évocation d’une certaine praxis de l’éducation populaire qui serait incompatible avec les fondements hiérarchiques et verticaux de l’éducation à l’image institutionnelle. Le terme de praxis peut ici être entendu comme « l’expérience d’une élaboration de sens en actes, dans la rencontre des autres et du monde ». C’est ainsi que l’a défini le pédagogue québécois Jacques Marpeau, qui juge que parce que « l’expérience ne s’enseigne pas, ne se transmet pas », elle doit s’accompagner. La praxis serait précisément cet accompagnement à la construction de la personne, c’est-à-dire « une élaboration de soi en tant que sujet dans des rapports d’intersubjectivité » (Marpeau, 2013, p. 44). Cette science de l’action humaine ou plutôt de l’action entre les humains serait le moteur historique de l’éducation populaire. Christian Maurel parle de la praxis de l’éducation populaire comme de la faculté de « créer les conditions et d’expérimenter les procédures permettant aux individus de devenir, à partir de ce qu’ils sont et de leurs conditions sociales d’existence, “auteurs-acteurs” des représentations et d’eux-mêmes » (Maurel, 2010, p. 29). Il s’agit d’accompagner une lecture de « la réalité à partir de et pour chaque individu situé à la place qu’il occupe dans le monde », car « aussi compétent et éclairant soit-il, le savoir savant ne suffit pas à cette lecture et tend même à figer l’individu sujet dans une position d’objet », analyse Christian Maurel (2010, p. 134). L’enjeu est donc de confronter « ce savoir avec celui de l’individu construisant, selon des procédures d’éducation populaire, sa propre lumière qui ainsi éclaire son propre chemin » (Maurel, 2010, p. 134). Dans cette direction, la reconnaissance et la mobilisation des expériences et cultures ordinaires apparaissent fondamentales. La capacité de la praxis à « mettre l’homme, en tant qu’individu et en tant que singularité agissante, au centre des configurations sociales et politiques des sociétés en transformation » (Maurel, 2010, p. 151) est donc au coeur des questionnements. L’émancipation des individus n’engage pas seulement l’accès de tous aux savoirs et à la culture puisque c’est aussi à condition que « tous et toutes, individuellement ou collectivement, puissent s’engager dans la création ou l’interprétation de la connaissance et de la culture » (Carton, 1998) que cette visée devient possible.

La conception dominante de l’éducation à l’image, centrée sur la démocratisation de la haute culture cinématographique à l’écart des autres pratiques, se heurte-t-elle ainsi à la praxis de l’éducation populaire ? Il apparaît que si elle garantit l’accès à d’autres images et rapports aux images, très rares sont les dispositifs et projets qui poursuivent ce but au prisme des personnes et de leurs propres cultures audiovisuelles. Ce socle normatif d’une disqualification des biens culturels ordinaires, en particulier juvéniles, entendu comme le moyen de leur élévation annihile fortement la possibilité de travailler à partir de ceux-ci ou avec ceux-ci. Afin de (re)trouver un rapport à la jeunesse capable de s’associer à ses expériences et pratiques culturelles, le GNC fait face à l’obligation de réinterroger tant ses valeurs que ses méthodes. Dans les échanges et réunions, du centre confédéral aux fédérations départementales, il se dégage le souhait de plus en plus prégnant de s’intéresser à la manière dont les adolescents consomment et fabriquent eux-mêmes leurs images. Le soupçon de « nullité » de ces consommations est mis en doute, tout comme l’automatisme de leurs effets délétères.

2.1 Entre « reconnexion » à la jeunesse et « reconquête » de la jeunesse

Ce qui est bouleversé ici, ce n’est pas tant le regain d’intérêt pour les cultures juvéniles que la possibilité théorique de les mettre aux côtés de la haute culture cinématographique. Aussi, ce n’est pas tant en raison d’un intérêt franc et déclaré pour les cultures cinématographiques et audiovisuelles juvéniles que les praticiens commencent à remettre en cause l’idée que celles-ci excluraient les autres. L’impératif de « mieux comprendre » la jeunesse et de continuer à « s’adresser à elle » sous-tend le renouvellement perceptif, voire la reconnaissance jusqu’à l’intégration, de pratiques audiovisuelles historiquement ignorées ou disqualifiées. Les adolescents ne peuvent plus être appréhendés comme un potentiel « public » qui doit être conduit sur le chemin des « bonnes » oeuvres capables de forger le goût et de désamorcer les « mauvaises images » ordinaires. La posture éducative qui consiste à faire des pratiques cinématographiques juvéniles un « problème », pratiques qui nécessitent « d’être modifiées, “améliorées” » (Eloy et Legon, 2019) par l’intervention d’adultes-experts, s’avère de moins en moins tenable et pertinente. Les missions historiquement diffusionnistes de la Ligue se retrouvent largement en difficulté. Ces observations sont loin d’être isolées dans le réseau ; elles remontent jusqu’aux instances de réflexion nationales. Au comité d’action culturelle (CAC)[24] de 2019, par exemple, les praticiens réunis – dits les « cultureux » – s’interrogent sur une « perte de contact » avec la jeunesse qui toucherait l’ensemble des modalités d’action du champ culturel de la Ligue. Une responsable culture dans une fédération du sud-ouest de la France estime que si l’association « n’est plus en mesure de s’adresser à la jeunesse », d’en « reconnaître les pratiques et d’être reconnue par elle », alors elle risque de se « dévitaliser ». Dans la grande bibliothèque du centre confédéral, les têtes acquiescent gravement.

S’il s’agit donc paradoxalement, pour la Ligue, de « remettre de l’éducation populaire dans ses pratiques »[25], au risque de « perdre son identité originelle »[26], cette ambition résulte de l’incorporation d’un modèle économique et éducatif dominant. Force est de constater que les jeunes « bénéficiaires » du 7e art, par l’intermédiaire des dispositifs, ne reprennent pas le « chemin de la salle » comme cela avait été promu à l’origine, et que les dispositifs cristallisent une ambivalence caractéristique de l’éducation à l’image contemporaine. Les dispositifs incarnent tout autant la « survie » économique d’une partie de l’exploitation art et essai que son « échec » à recruter et fidéliser de nouveaux jeunes spectateurs hors publics captifs – une situation sous forme d’étau où les professionnels évoluent sous l’impératif contradictoire d’une préservation (immédiate) et d’une rénovation (future) des modèles en place.

À l’instar du socle normatif de l’institutionnalisation de l’éducation à l’image, fondé sur l’opposition motivée entre la haute culture cinématographique transmise en salle et les consommations ordinaires par le canal audiovisuel a fortiori, il s’agirait désormais de travailler davantage en adéquation avec ces pratiques autrefois repoussées. Cette vision bouleverse considérablement les modes opératoires en vigueur depuis les années 1980. Cet horizon de potentiels rapprochements et passages entre des légitimités antagonistes se met en place à la Ligue de l’enseignement sous l’impératif a priori contradictoire d’une « reconnexion » sensible et politique avec la jeunesse et du besoin de « reconquête » économique de ce public dans les salles de cinéma du réseau. Le floutage est fort entre ces deux notions puisque le souhait de « reconnexion » semble largement résulter de la nécessité économique de « reconquête », mais, inversement, les efforts de « reconquête » n’excluent pas des formes de « reconnexion ». Les porosités de ces intentions et besoins sont donc certaines et déterminantes dans l’analyse des mutations en cours de l’éducation à l’image – deux directions qu’il s’agit de faire converger dans le quotidien salarié.

Conclusion

L’article examine les ambivalences de la Ligue de l’enseignement par rapport à la notion institutionnelle de l’éducation à l’image qu’elle diffuse désormais. Il se focalise sur une partie des membres du GNC qui mettent en évidence les limites et conséquences de cette incorporation. C’est progressivement une réinterrogation plus radicale sur le besoin de reconnexion à la jeunesse et à ses usages ordinaires de l’image qui témoigne de diverses incompatibilités entre les formes dominantes de l’éducation à l’image et la visée politique de l’éducation populaire. Ce chiasme apparaît comme l’occasion de se ressaisir de principes historiques, moins pour rompre avec l’éducation à l’image institutionnelle que pour rénover ses objectifs et moyens au prisme des usages juvéniles ordinaires, historiquement ignorés ou disqualifiés. Cet idéal de reconnexion, s’il émane d’une pensée militante rattachée à l’éducation populaire, ressurgit difficilement au sein de la Ligue de l’enseignement, l’une de ses plus anciennes associations. L’article démontre que si la rénovation de l’éducation à l’image se joue par la résurgence d’une pensée et d’une praxis issues de l’éducation populaire, une association telle que la Ligue de l’enseignement se retrouve paradoxalement en retard, voire absente de ce processus de réactualisation. Cette situation met en évidence à quel point la transformation de l’éducation à l’image induit des phénomènes de glissements et de transpositions ; si ses pionniers apparaissent enfermés dans des pratiques caduques, autrefois innovantes, leurs idéaux et principes restent le vecteur d’une nécessaire rénovation.

Cette idée que les professionnels de l’image et de son éducation ne peuvent plus agir selon des modes de transmissions figés, mais sont enclins à construire des observatoires partagés sur les nouvelles formes, fonctions et finalités de l’image auxquelles les jeunes participent désormais, imprègne une réflexion plus générale sur les défis éducatifs du XXIe siècle en contexte numérique. Le « réinvestissement pragmatique » (Laborde, 2017, p. 65) des expériences et compétences informelles des personnes, en ligne directe d’une éducation populaire qui les reconnaît et les intègre aux savoirs plus légitimes et savants, apparaît autant comme un vieil horizon qu’un moteur d’innovations pédagogiques. Plus que de « nouvelles » éducations à l’image, les données de l’article enjoignent à l’éducation populaire, et plus particulièrement à la Ligue de l’enseignement, de se ressaisir « de [son] histoire dans un contexte profondément nouveau » (Carton, 1998). De ce point de vue, les différents basculements de l’activité éducative ordinaire offrent moins de « nouveaux » cadres pédagogiques qu’ils ne démontrent le besoin de réactualisation de pratiques et de principes anciens. Les transformations de l’éducation à l’image témoignent de la pertinence du projet d’éducation populaire initial, centré sur la reconnaissance des usages ordinaires et le travail avec ceux-ci. La recherche de ces échos et jonctions s’avère le prochain défi d’une éducation non plus « à » l’image, mais bien « aux » images, dans toute leur diversité et leur complexité.