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Introduction : Traduttore, traditore!

La reformulation (la traduction, dirait Lipman) est une compétence philosophique discrète qui joue pourtant un rôle majeur dans le déploiement d’un véritable dialogue réflexif. En effet, « il ne saurait y avoir de communauté sans dialogue, et qui dit dialogue dit partage d’un langage et, par conséquent, multiplicité de significations qui doivent faire l’objet d’une interprétation constante » (Sasseville, 2009, p. 94). La reformulation permet de progresser dans la compréhension, en un double sens : la compréhension des idées et la compréhension des autres. En effet, elle permet à l’individu de « traduire en ses propres mots ce qu’il entend de la bouche des autres participants. La traduction, l’interprétation, rend celui ou celle qui pense plus apte à saisir dans ses propres termes ce qui est pensé » (Sasseville, 2009, p. 34). Ainsi, elle renforce l’apprentissage du pluralisme par le partage des points de vue, des expériences et des univers intellectuels (Lipman, 2008, p. 179). Bien qu’il soit essentiel d’engager les enfants à reformuler, nous allons nous concentrer ici sur les reformulations effectuées par la personne facilitatrice, car nous allons interroger la relation pédagogique.

Qu’est-ce que reformuler? C’est dire autrement. C’est une façon de reprendre une idée, d’en proposer une autre formulation qui dévoile le sens de l’énoncé initial. Une bonne reformulation se caractérise donc par un accord de sens, une adéquation entre l’idée initiale et l’idée reformulée. Dans l’atelier philosophique, la reformulation vise précisément à mieux dévoiler le sens d’un énoncé en le clarifiant ou en l’éclairant (Delille, 2015). Elle dit les choses autrement, mais avec justesse : elle épouse le sens de l’énoncé initial. Alors qu’elle transforme, elle ne déforme pas. Mais il est très difficile d’atteindre cet équilibre. En effet, nous avons tendance à définir le processus de reformulation par le fait d’interpréter ce que l’autre dit (c’était le cas de Michel Sasseville dans la citation ci-dessus), de dévoiler ce qui est sous-entendu, de transformer les idées pour les redire autrement. Mais comment savoir si notre interprétation transformante est fidèle au sens de l’idée première? Comment interpréter et transformer un énoncé sans le déformer? La frontière entre reformulation et déformation, entre traduttore et traditore, est ténue.

En outre, il n’y a pas que le sens qui risque d’être trahi : l’enfant lui-même peut se sentir trahi. La reformulation ne se confronte pas seulement à un enjeu intellectuel (être fidèle au sens de l’idée initiale), elle affronte également un enjeu éthique (préserver la relation pédagogique avec l’enfant, le respecter dans sa pensée). En effet, il n’est pas anodin de reformuler l’idée d’un enfant : par ce geste, l’adulte se permet d’intervenir sur sa pensée, sur des propos qu’il a souhaité porter devant le groupe et qui ont peut-être une importance pour lui. Comment concilier l’action intellectuelle de reformuler l’idée d’un enfant et le respect du lien éthique à cet enfant? Comment intervenir sur son idée et la modifier sans abîmer la relation pédagogique? Comment concilier la visée philosophique de la reformulation et ses conditions éthiques?

C’est ici que le tact peut entrer en scène, au travers de l’ouvrage qu’Eirick Prairat y a consacré (2022). « En tant que disposition éthique, [le tact] est attention et souci de la relation; en tant que savoir-faire pédagogique, il est capacité à saisir avec promptitude le sens d’une situation pour agir de manière appropriée » (Prairat, 2022, p. 9). Le tact permettrait donc d’agir de façon adéquate et attentive à l’enfant, en prenant soin de la dimension éthique de la relation pédagogique. Nous pouvons considérer que celle-ci est centrale pour l’ensemble de l’atelier philosophique, car, notamment, cette activité place les enfants en position de vulnérabilité (Sharp et Laverty, 2006). Placés en cercle, face à face, ils dévoilent leurs idées, leurs doutes, leurs questionnements existentiels et, si tout va bien, se risquent à les critiquer et à les explorer. Néanmoins, nous nous concentrerons sur le rôle du tact dans le travail de reformulation des idées. En effet, cette compétence centrale du dialogue est aussi l’un des gestes les plus délicats. Nous faisons l’hypothèse que la reformulation exige, de façon paradigmatique, une posture de tact pédagogique. En effet, sans le tact, la reformulation peut être vécue comme une trahison, une déformation, une prise de pouvoir ou une imposition.

Notre problématique est donc la suivante : dans la mesure où la reformulation est, pour la personne facilitatrice, un acte délicat, pris par des enjeux intellectuels (rester fidèle au sens de l’idée initiale) et des enjeux éthiques (ne pas brusquer l’enfant dans son individualité), quels sont les éclairages que peut nous apporter une approche pédagogique fondée sur le tact? En quoi la pédagogie du tact proposée par Eirick Prairat, Herbart et Canguilhem peut-elle nous donner des clés pour mener l’activité intellectuelle de reformulation tout en préservant la relation éthique avec l’enfant? Les préconisations pédagogiques de ces philosophes peuvent-elles nous aider à traduire la pensée de l’enfant sans la trahir, intellectuellement ou éthiquement? Mais aussi, quelles sont les difficultés que peut faire apparaître la volonté de reformuler avec tact?

Afin de répondre à cette problématique, nous allons nous appuyer sur les travaux d’Eirick Prairat, ancrés notamment dans les propositions de Canguilhem et de Herbart, mais également sur notre terrain de recherche[1], à la Maison de la Philo (en Seine-Saint-Denis, à l’est de Paris, en France). Parmi les multiples activités que cette structure propose, nous choisissons ici d’analyser le Rendez-vous des P’tits Philosophes, qui a lieu les mercredis après-midi, avec des enfants volontaires âgés de huit à onze ans (qui ont donné leur consentement pour être enregistrés). Nous nous appuierons sur les ateliers menés avec ce groupe entre octobre 2022 et janvier 2023 et animés par l’autrice de cet article. Néanmoins, ces ateliers auront une simple valeur d’illustration et ne font pas partie d’une étude empirique pouvant se revendiquer d’une méthodologie scientifique.

1. La reformulation philosophique et le tact comme attention à la sensibilité de l’enfant : l’éclairage d’Eirick Prairat

1.1. Reformuler dans le souci de la relation pédagogique

Initialement, « le tact, tactus en latin, vient du verbe tangere “toucher” » (Prairat, 2022, p. 15). Il désigne primitivement le sens du toucher et relève d’un contact direct par lequel nous découvrons une réalité. Et, en effet, lorsque nous reformulons, nous touchons à la pensée de l’autre. Nous créons un contact avec l’autre de façon directe, en intervenant sur sa pensée. Ce n’est donc pas un geste anodin. Ainsi, le tact, « vertu de la relation » (Prairat, 2022, p. 16), peut nous aider à entrer en contact avec la pensée d’autrui sans le brusquer. Au moment où nous reformulons, nous devons nous soucier de la relation que nous construisons avec l’enfant, ou l’adolescent. Nous serons donc attentifs à la singularité de l’enfant : face à un enfant timide, nous reformulons de façon prudente alors que face à un enfant confiant, nous nous autorisons à remodeler sa pensée de façon plus prononcée. Si l’enfant a tendance à proposer des réponses longues, nous reformulons en synthétisant, alors qu’au contraire, si ses réponses sont courtes, nous élaborons davantage le potentiel de l’idée. Si le sujet est sensible pour l’enfant, nous proposons des reformulations légères afin de ne pas le déstabiliser. La personne facilitatrice fonctionne donc dans une forme d’improvisation afin de modeler son action en fonction de l’enfant. Elle doit faire sans cesse l’usage de sa « sagacité empathique » (Prairat, 2022, p. 10) afin d’ajuster sa parole de façon différenciée. Cette différenciation est très exigeante sur le plan pédagogique. C’est pourquoi il est préférable de construire une pratique philosophique régulière, qui donne le temps de rencontrer réellement les enfants et leurs besoins spécifiques. En outre, afin que la reformulation ne soit pas vécue comme une imposition par l’enfant, nous lui demandons son accord, soit en amont (« tu me diras si tu es d’accord ou non »), soit en aval (« ma reformulation te convient? »). Prenons un exemple issu d’une discussion portant sur la différence entre entendre et écouter.

 [Facilitatrice[2]] : Quelle est la différence entre la façon dont entendre ça passe par le cerveau et la façon dont écouter ça passe par le cerveau?

– [Astra[3]] : Je voulais dire : Entendre, c’est vrai que peut-être que ça passe par le cerveau mais… ton cerveau il n’utilise pas l’information entendue, il la laisse passer l’information. Mais alors qu’écouter, tes oreilles elles ont entendu et tu as saisi l’information qui a été donnée et tu l’as comprise… Quand on écoute, on n’est pas obligé de comprendre mais ce que je veux dire c’est qu’on l’a, notre cerveau il a pris l’information.

 [Facilitatrice] : Je reformule, tu me dis Astra si c’est ce que tu voulais dire. Entendre, c’est quand on entend l’information mais on la laisse passer. Alors qu’écouter, c’est quand on entend l’information et on saisit l’info pour la comprendre. Est-ce que tu es d’accord?

[Astra] : Oui!

Cette reformulation est minimale : elle synthétise légèrement et met l’accent sur l’idée principale. Mais parfois, elle doit être plus marquée et s’autoriser à modifier la pensée initiale, car ce n’est qu’ainsi que l’on pourra progresser dans la réflexion. En effet, étant responsable de l’avancée philosophique de la réflexion, l’adulte est animé par la volonté de cheminer avec les enfants (et grâce à eux), en direction du sens et de la vérité. Il doit donc concilier un mouvement de progression philosophique de la réflexion et un mouvement d’attention à l’autre. Or, Eirick Prairat considère que le tact est précisément une vertu pédagogique qui permet un mariage parfait entre l’éthique et la technique. Cet équilibre n’est pas aisé à atteindre et, parfois, nous pouvons avoir le sentiment de privilégier l’éthique à la technique. En tant que facilitatrice, il m’est arrivé de ne pas reformuler la parole d’un enfant, de peur de le brusquer. Par exemple, lors de l’atelier mentionné précédemment, j’avais fait le choix de ne pas reformuler une idée proposée par Anaïs (« Des fois, quand t’entends, tu n’as pas compris. Quand on a écouté, ça veut dire qu’on a entendu et on a compris »), car elle peine à s’exprimer devant les autres. J’avais donc simplement répété son idée afin de la mettre en avant.

« Le tact nous fait découvrir un autre versant de la parole, non pas celui qui est gouverné par la quête de vérité, mais celui qui est marqué par le sens de la retenue et de la sympathie » (Prairat, 2022, p. 24). Or, cela peut sembler problématique, en philosophie, de sacrifier la quête de vérité à l’autel de la pédagogie du tact. Est-ce qu’en reformulant avec tact, nous risquons donc de ne pas nous approcher assez de la vérité? Alors que la parole philosophique a, de prime abord, pour fonction de rechercher le sens avec rigueur et méthode, elle se confronte ici aux exigences de l’éthique relationnelle. Le souci de la relation met-il en péril l’enquête philosophique?

Il convient de ne pas opposer l’éthique et la technique, mais de les concilier afin que les principes éthiques soient au service des exigences techniques de la pensée philosophique. Mon expérience a montré qu’en assurant la cohésion du groupe, nous permettons l’élaboration d’une pensée exigeante, rigoureuse et complexe. En particulier, la construction d’une éthique relationnelle favorise l’exercice de l’esprit critique, c’est-à-dire la capacité à examiner rigoureusement la validité des faits et des énoncés. Nous pouvons considérer que le caring thinking, c’est-à-dire cette dimension de la pensée philosophique qui est animée par un souci, une attention et un soin portés à la fois vers les idées, vers les autres et vers les outils de la recherche (Lipman, 1995, 2008, p. 253-258), constitue une condition de possibilité du critical thinking (Hawken, 2016, p. 190). Le principe de sollicitude, présent à la fois dans le caring thinking et dans le tact, crée un socle éthique à partir duquel il est possible d’exercer librement l’esprit critique. Sans cela, l’exercice de la critique peut être entravé chez les enfants : la remise en question ainsi que l’évaluation des idées et des présupposés peuvent être mal vécues.

1.2. La reformulation philosophique et le tact comme art de la juste adresse

Selon Prairat, « [l]e tact se donne à voir dans un ethos qui se prolonge dans une manière de s’adresser à autrui » (2022, p. 25). Il « se révèle et excelle dans le jeu des échanges et des interactions » (2022, p. 16). C’est dans le dialogue que le tact se manifeste de la façon la plus éclatante. C’est bien pourquoi il nous paraît fondamental dans la discussion philosophique. Mais pourquoi le tact est-il avant tout une vertu dialogique? Parce qu’il nous rappelle qu’en nous adressant à l’autre, nous l’atteignons, nous agissons sur lui, nous le touchons. « Le tact, par le biais du langage, renoue avec le toucher originel qui le caractérise. Avec des mots abrupts et brutaux, nous pouvons blesser la personne à qui nous nous adressons » (Prairat, 2022, p. 22). La manière dont nous parlons aux enfants et aux adolescents a un impact profond sur eux, tant et si bien qu’il convient, en tant qu’adultes, d’être conscients du pouvoir de nos mots. « Les mots sont des actes, disait Wittgenstein, car ils peuvent avoir la dureté du coup assené comme la douceur de la caresse prodiguée » (2002, p. 109, cité dans Prairat, 2022, p. 23). Si les paroles sont des actes, comment souhaitons-nous agir sur l’apprenant? La modalité de l’adresse – la façon de s’adresser – devient centrale. Mais alors, la forme prend-elle le dessus sur le fond? In fine, le tact n’est-il qu’une attention donnée à la forme de nos paroles? Est-ce qu’il désigne une véritable éthique ou une façon douce et polie d’envelopper les idées? La philosophie doit-elle s’embarrasser des règles de politesse?

Prairat affronte ce problème sans crainte et considère que la forme de la parole constitue son essence même. Il défend un « attachement éthique à la forme » (2022, p. 22). La manière de dire n’est pas un simple habillage ou un ornement accessoire : « la façon de parler est le langage dans sa substance même » (2022, p. 77). Le philosophe promeut ainsi sans complexe la primauté de la forme, dans la mesure où celle-ci construit le fond, sans le trahir. La forme, ici, s’entend en deux sens : il s’agit autant de la forme discursive, soit l’agencement des mots et des formules qui est proposé pour reformuler, que de la forme incarnée, soit la manière d’être, l’attitude corporelle, le ton de la voix, le langage non verbal, les expressions faciales, ce que Natalie Fletcher appelle « le tact corporel » (2020, p. 76). Or, la forme discursive et la forme incarnée déterminent l’apparition du discours et la façon dont la reformulation sera accueillie. C’est pourquoi la forme, discursive et incarnée, a une importance fondamentale, sur le plan pédagogique. Elle détient la primauté, car notre parole engage notre responsabilité envers autrui (Prairat, 2022, p. 25).

Précédemment, nous nous étions interrogés : comment souhaitons-nous agir sur l’enfant? En réalité, notre responsabilité est encore plus vertigineuse. En tant que personnes qui reformulent la pensée, nous n’agissons pas seulement sur l’enfant, nous agissons sur la pensée qu’il nous a livrée. Ainsi, c’est une part de son intériorité à laquelle nous touchons et sur laquelle nous nous donnons le pouvoir d’agir. Parfois, nos mots touchent à ses idées profondes, précieuses, instables. Parfois, nos réactions et nos reformulations peuvent le toucher au point de changer sa façon de penser les choses. La question devient alors : de quelle façon souhaitons-nous agir sur l’intériorité de l’enfant? Quand il s’agit de toucher à la pensée intérieure de ce dernier, comment se prémunir contre un abus de pouvoir qui serait une trahison de la relation éthique? C’est parce qu’elle est en prise avec ces questionnements que la personne facilitatrice doit se contraindre à rester fidèle à la pensée de l’enfant et à agir avec discrétion et retenue.

1.3. Reformuler dans une forme de retenue, d’élégance, de discrétion

Eirick Prairat considère précisément que le tact est une vertu discrète, modeste, contrairement à d’autres vertus morales qui ont tendance à être plus éclatantes et grandioses : « La parole pleine de tact […] ne vise aucune conquête, elle n’est à l’assaut d’aucune citadelle. Elle cherche plus modestement à ne pas malmener, à ne pas brusquer » (2022, p. 25). Lorsque nous faisons preuve de tact, nous travaillons dans l’ombre. Cette vertu pédagogique est liée, en quelque sorte, à une forme de minimalisme éthique (Ogien, 2007) : elle vise avant tout à ne pas brusquer, à ne pas brutaliser, à ne pas nuire. C’est là tout le défi de la reformulation : mettre sa parole et sa pensée au service de l’enfant, afin de la déployer de façon juste et adéquate. « L’esthétique du tact est celle d’une élégance morale » (Prairat, 2022, p. 26); elle est « tout en retenue (de soi) et en attention (à autrui) », elle est une présence qui « se pose sans s’imposer » (Prairat, 2022, p. 27). Nous voyons ici apparaître tout le sens de la discrétion et de la retenue qui caractérise le tact : ces vertus nous engagent à poser des limites à notre présence philosophique. Au sein de nos reformulations, notre présence doit être effective mais retenue, discrète mais efficace (car nous devons clarifier, éclaircir, synthétiser et accentuer).

Mais là aussi, l’importance de la retenue peut poser problème par rapport à la visée philosophique (c’est-à-dire l’objectif de construire une pensée conceptuelle, argumentée, problématisée, rigoureuse, complexe et profonde). En effet, il semble que, parfois, il est bon de reformuler sans retenue : pour dégager une problématique, un présupposé, une contradiction, ou alors, tout simplement, pour animer la discussion, pour lui donner vie, rythme et énergie. Et oui, en effet, il faut parfois intervenir de façon profonde et radicale afin de construire un mouvement dialectique de la pensée. C’est d’autant plus important si un enfant exprime une fausseté, un préjugé, une contre-vérité ou une contradiction. Comment reformuler pour agir à la racine sans brusquer l’enfant dans son être? Certains, notamment Natalie Fletcher, considèrent que, dans ces « moments à enjeu élevé » (2020, p. 69), il convient d’intervenir de façon procédurale, en questionnant l’enfant afin de révéler les racines de son énoncé (2020, p. 75). Face à cette situation, nous proposons plusieurs solutions, parce qu’elles peuvent être utiles si elles sont employées avec tact : manier l’humour, forcer gentiment le trait, déclarer que l’on a besoin de reformuler pour comprendre, montrer l’absurdité de l’idée ou, tout simplement, s’abstenir et déléguer au groupe (« Qu’en pensez-vous? Êtes-vous d’accord? »). La plupart du temps, un participant ou une participante exprime son désaccord. Ce n’est qu’après cette remise en question par un pair que l’adulte pourra reformuler pour clarifier le problème.

Voici en exemple une discussion philosophique où j’ai reformulé de façon assez soutenue (voir les passages soulignés), considérant que cela aiderait à clarifier et à expliquer les idées face à une question difficile :

– [Facilitatrice] : Aujourd’hui on va réfléchir à la pensée. Est-ce que vous pensez, vous? Est-ce que vous avez l’impression de penser, en général dans la vie? Oui? [Toutes les mains se lèvent.] […]

 [Gaspard][4] : Mais en fait, tu dis : « Est-ce que tu penses que tu penses? ». Donc on pense, déjà, qu’on pense. Mais on peut aussi penser de ne pas penser.

 [Facilitatrice] : Est-ce que c’est possible de penser sans penser qu’on pense? Je répète. Gaspard nous dit : « Mais là, Johanna, tu nous demandes : “Est-ce qu’on pense qu’on pense?” ». Effectivement, on se demande si on pense qu’on pense. […] Vous, vous pensez que vous pensez? […]

 [Allya] : […] J’ai un exemple : […] tu rêves (enfin tu penses) et dans ton rêve, tu vas penser que t’es en train de faire un rêve. […]

– [Facilitatrice] : Et les autres? […] Est-ce que vous pensez que vous pensez?
 [Tous] : Oui!!

– [Facilitatrice] : […] Et est-ce que parfois on peut penser sans penser « je pense que je pense »? Est-ce que parfois je peux penser sans me dire « je pense que je pense »?

– [Margaux] : Oui, on peut, parce qu’on peut penser sans forcément se dire qu’on pense. Quand on pense, ce n’est pas la première chose qui va nous venir dans la tête.

– [Facilitatrice] : Ok, si je comprends bien ton idée, tu veux dire que parfois, quand on pense, on est occupé par ce qu’on pense donc on ne pense pas au fait qu’on pense.

– [Bavani] : Bah non, parce que quand t’es en train de penser que tu penses pas, et bah là t’es en train de penser quand tu te dis que tu ne penses pas. Donc, tu peux pas.

– [Facilitatrice] : Là, j’ai l’impression que tu parles de l’idée « je peux penser que je ne pense pas ». Mais là, la question, c’est : « Est-ce que parfois, on peut penser sans penser qu’on pense? » C’est pas qu’on pense qu’on ne pense pas, c’est qu’on pense sans penser qu’on pense.

[Bavani] : Bah non, parce que t’es en train de penser.

– [Facilitatrice] : Et donc, pour toi, est-ce que si on est en train de penser, forcément, on pense qu’on pense? Est-ce que dès qu’on pense, pour toi, on pense qu’on pense?
– [Bavani] : Cela dépend. Parfois, on peut penser qu’on est en train de penser et parfois, on peut penser qu’on n’est pas en train de penser.

– [Gaspard] : […] Si on pense qu’on ne pense pas, alors on pense, parce qu’on pense qu’on ne pense pas.

– [Facilitatrice] : Oui, pour le dire autrement, même quand on pense qu’on ne pense pas, le fait qu’on pense qu’on ne pense pas, cela veut dire qu’on pense. Est-ce que vous êtes d’accord avec cette idée? Si on pense qu’on ne pense pas, cela veut quand même dire qu’on pense parce qu’on pense qu’on ne pense pas.

– [Colombe] : Je voulais dire que des fois on pense ne pas penser mais on est en train de penser. C’est dur de ne pas penser parce qu’on pense toujours, en pensant ne pas penser.

– [Facilitatrice] : Voilà, tu rajoutes quelque chose de nouveau. Tu rajoutes une idée nouvelle, qui est « c’est dur de ne pas penser ». Qu’est-ce que vous en pensez? Est-ce que certains n’ont pas compris la question que l’on est en train de se poser? On se demande si, quand on pense, on sait toujours qu’on pense. Quand on pense, est-ce qu’on sait toujours qu’on pense?

– [Margaux] : Ça dépend, parce qu’on peut penser sans se dire qu’on pense, on peut penser sans réfléchir, ça peut venir comme ça, sans qu’on pense qu’on pense.

– [Facilitatrice] : On peut penser sans réfléchir, cela vient comme ça, ça pense en nous. Quand on pense, généralement on réfléchit, mais parfois on pense sans réfléchir.

– [Jacques] : Ça peut pas venir tout seul, à part la nuit, en pensant. On peut penser la nuit, en dormant. […]

– [Facilitatrice] : Est-ce que tu veux dire que la journée, on pense et quand on pense on réfléchit à ce qu’on pense. Mais la nuit, on pense mais on ne réfléchit pas à ce qu’on pense?

– [Jacques] : Oui, mais après la nuit, on réfléchit, on le révèle le jour quand on en parle.

Dans cet extrait, nous pouvons voir cinq exemples de reformulations soutenues, mais nous constatons deux types de démarches différentes. Tout d’abord, au début de l’extrait, Margaux dit : « On peut penser sans forcément se dire qu’on pense. Quand on pense, ce n’est pas la première chose qui va nous venir dans la tête ». La facilitatrice reformule en ajoutant l’idée d’être occupé par les objets de notre pensée (« Quand on pense, on est occupé par ce qu’on pense, pas au fait qu’on pense »). Dans cette même veine, à la toute fin de l’extrait, Jacques déclare : « Ça peut pas venir tout seul, à part la nuit, en pensant. On peut penser la nuit, en dormant ». L’adulte reformule en précisant encore davantage le sens : « Est-ce que tu veux dire que la journée, on pense et quand on pense on réfléchit à ce qu’on pense. Mais la nuit, on pense mais on ne réfléchit pas à ce qu’on pense? » Pour effectuer une reformulation, la facilitatrice procède ici par l’ajout de signification. En revanche, nous pouvons voir un cas différent, où elle n’ajoute pas de mot ou de sens, mais où, en quelque sorte, elle réorganise syntaxiquement l’énoncé. En effet, Gaspard dit : « Moi, ce que je voulais dire, c’est : si on pense qu’on ne pense pas, alors on pense, parce qu’on pense qu’on ne pense pas », et la facilitatrice réagit ainsi : « Pour le dire autrement, même quand on pense qu’on ne pense pas, le fait qu’on pense qu’on ne pense pas, cela veut dire qu’on pense ». Nous ne voyons aucun ajout sémantique, mais nous constatons davantage une clarification logique grâce à une nouvelle syntaxe. Néanmoins, dans les deux cas, les propositions de l’adulte, bien que soutenues, tentent de rester fidèles au sens visé par les enfants.

De façon générale, la discrétion et la retenue, caractéristiques du tact, constituent le socle de la posture pédagogique, bien que l’adulte soit parfois autorisé à s’en départir. Mais, plus profondément, pourquoi insister à ce point sur la discrétion? Parce qu’elle est au service de la construction de l’estime de soi : le tact « vise aussi à stimuler, à donner confiance ou à révéler en l’autre des ressources insoupçonnées » (Prairat, 2022, p. 25). La finalité de la relation éthique n’est pas la régulation du groupe, mais la conquête de soi (Prairat, 2022, p. 83). Or cette dernière « est liée à la capacité d’agir » (Prairat, 2022, p. 84), elle se construit à partir de la prise de conscience de notre pouvoir d’agir (Ricoeur, 1990, p. 212). Qu’est-ce à dire? Qu’en philosophant, les enfants pourront construire leur estime intellectuelle d’eux-mêmes si et seulement s’ils y font l’expérience de leur capacité à penser et à formuler des idées. Par conséquent, la personne facilitatrice sera tenue de reformuler les idées des enfants sans leur donner l’impression qu’ils sont dans l’incapacité de penser. Or, ce risque est présent : en reformulant, nous pouvons donner l’impression que l’idée est incomplète, confuse, inadéquate, insuffisante. C’est tout à fait logique, car, en effet, nous reformulons afin de clarifier, de synthétiser, d’expliquer et d’accentuer certains éléments. Nous complétons donc l’idée mais nous ne devons pas donner l’impression d’incomplétude. L’idéal serait de parvenir à reformuler les pensées des enfants tout en leur montrant leur capacité de penser. Il s’agit alors de dévoiler le potentiel inhérent de l’idée en insistant sur sa valeur initiale.

2. La reformulation philosophique et le rôle du tact comme art du jugement et de la temporalité : l’éclairage de Herbart

2.1. La faculté de juger, au centre de la vertu du tact

Depuis le début, notre analyse fait apparaître, en filigrane, la place du jugement, car le tact consiste en une capacité à exercer un bon jugement afin d’ajuster son action pédagogique de façon adéquate. « Le tact peut être défini comme un art de juger et une manière de se conduire. Il est un art de juger qui allie finesse et justesse et une manière de se conduire attentive aux nuances et aux circonstances » (Prairat, 2022, p. 15).

Prairat considère que c’est le pédagogue allemand Johann Friedrich Herbart qui aurait posé les jalons de cette idée, au début du XIXe siècle. Herbart définit le tact comme « une faculté rapide de jugement et de décision » (2007, p. 29, cité dans Prairat, 2022, p. 92) permettant d’établir le comportement empreint de justesse et de justice, en fonction de la situation. C’est pourquoi Prairat analyse ainsi le tact herbartien : « Le tact est […] tout autant intelligence de la situation qu’intelligence en situation » (2022, p. 16). L’apport d’Herbart nous permet d’approfondir deux éléments importants.

Le premier point important est la prise en compte du contexte, de la situation. En première partie, nous avions mis en avant l’attention que nous devions porter à l’enfant, ainsi que la différenciation qui devait en suivre. Mais celle-ci exige d’être complétée par d’autres paramètres afin de prendre en compte le contexte pédagogique, au moment de la reformulation : le sujet abordé, l’âge, les champs d’intérêt, le moment de la journée, le moment dans l’année, l’atmosphère au sein du groupe, le contexte social, culturel, politique. Tous ces facteurs, qui, cette fois, ont trait au groupe, gagnent à être pris en compte par la personne facilitatrice afin qu’elle ajuste ses reformulations avec tact.

Le deuxième point important dans la définition herbartienne du tact est l’idée de rapidité de la décision. « Le tact herbartien atteste d’une aptitude à saisir et à apprécier avec promptitude les caractéristiques d’une situation. C’est pour cette raison que le tact dépend du sentiment. Il est “un état d’âme capable de refléter l’action qu’il a subie du dehors” (Herbart, 2007, p. 25) » (cité dans Prairat, 2022, p. 92). Cette exigence de rapidité semble entrer en tension avec la nécessité de reformuler en se souciant de l’autre, avec attention, retenue, délicatesse, justesse et justice. Comment atteindre tous ces objectifs et incarner toutes ces valeurs de façon rapide et efficace? Comment reformuler avec tact et vitesse, de façon pertinente et différenciée, au gré de l’improvisation? Comment préserver notre élégance morale alors qu’il faut réagir (ou pas) à chaque instant, aux propos des enfants? Cette tension entre rapidité et tact impose à la personne facilitatrice d’exercer une grande concentration et d’être capable d’une grande vigilance.

2.2. Le tact dans la reformulation en atelier philosophique : savoir juger de la temporalité et du rythme propices

La question de la rapidité nous amène à celle de la temporalité de l’atelier philosophique. L’un des enjeux de la reformulation est qu’elle ne soit pas vécue comme une imposition : le tact nous apprend qu’il convient d’être attentif aux temporalités, aux rythmes et aux moments propices. Quand reformuler? À quelle fréquence? À quels moments de la discussion philosophique?

Chez Herbart, le tact est une « compétence pédagogique qui nous permet de comprendre comment l’élève apprend et à quel rythme » (Prairat, 2022, p. 92). « Il consiste surtout, écrit-il, à discerner quand il faut abandonner un élève à son allure lente, et quand il convient, au contraire, d’aller plus vite » (Herbart, 2007, p. 29, cité dans Prairat, 2022, p. 92). Ces explications nous permettent de préciser notre propos concernant l’attention et le souci que nous souhaitons porter à l’enfant. En effet, le souci de l’autre et de la relation éthique ne peut se passer d’une prise en compte de sa temporalité singulière et de son rythme particulier. L’attention à la temporalité et au rythme est souvent réduite à une question technique, mais elle revêt en réalité une dimension éthique. Une posture de tact permet de s’ajuster au développement cognitif et intérieur de l’enfant, afin de le faire progresser sans l’oppresser (Herbart, 2007, p. 29). Cette idée est fondamentale dans la philosophie pour enfants : en reformulant trop fréquemment, nous risquons de surcharger les jeunes penseurs, de créer une confusion et d’entraver le processus de compréhension. Mais en même temps, les reformulations peuvent aider à la compréhension. Il s’agit donc de doser la fréquence des reformulations selon ce que nous jugeons pertinent : reformuler à certains moments choisis afin d’éclairer, de clarifier, de synthétiser ou de mettre l’accent sur certains éléments importants. Ces ajustements se font en fonction des paramètres évoqués précédemment (thème, âge, cohésion, sensibilité, contexte, etc.) et de notre connaissance du groupe et de sa progression. Il convient également de doser leur longueur. Certains chercheurs et chercheuses en arrivent alors à distinguer deux types de reformulation : c’est le cas de Joe Oyler (2019). Ce chercheur irlandais distingue ainsi la paraphrase, plus longue, par laquelle la personne facilitatrice « exprime le sens de l’énoncé d’un individu en utilisant des mots différents afin d’atteindre davantage de clarté » (Oyler, 2019, p. 186), et la distillation, plus courte, grâce à laquelle l’adulte saisit l’essentiel d’une idée, identifie et extrait certains éléments spécifiques afin de les mettre en lumière. Selon le contexte, il devient alors important de choisir entre la paraphrase et la distillation, afin de créer un espace suffisant pour l’expression de la pensée des enfants, mais aussi pour sa remise en question réflexive, critique et rigoureuse, notamment grâce au travail de reformulation.

La reformulation peut jouer le rôle d’accélérateur ou de ralentisseur dans la réflexion philosophique. Parfois, elle nous permet de progresser rapidement dans la pensée (en dégageant les idées, en clarifiant, en synthétisant au fur et à mesure) alors qu’à d’autres moments, elle est utile pour ralentir la réflexion et cheminer de façon claire et graduelle. En prenant le temps de reformuler, la personne facilitatrice laisse aux enfants le temps de comprendre l’idée, d’y réfléchir. C’est une technique que l’on peut notamment utiliser face à une idée complexe, originale, mystérieuse ou contre-intuitive. Dans cette perspective, je suis très attachée à un rituel, celui du tour de parole philosophique (après une minute de réflexion, chacun s’exprime, grâce au passage d’un bâton de parole; personne ne doit réagir, sauf en cas d’absolue nécessité). C’est donc un moment de décélération où la reformulation doit être très peu présente, afin de laisser un temps de pause : les idées se décantent en eux, la pensée ralentit, la compréhension progresse. Voici un exemple de tour de parole issu de la discussion précédemment citée, autour du thème de la pensée. Je ne reformule qu’à une reprise, car l’idée en question me semblait confuse.

– [Facilitatrice] : Est-ce que parfois, on pense des choses mais on ne sait pas qu’on les pense?

– [Bavani][5] : Oui, on peut penser des choses sans le savoir. Par exemple, ma mère un jour, elle avait rêvé qu’elle avait perdu ma soeur et donc elle a pensé qu’elle allait perdre ma soeur mais elle savait pas qu’elle le pensait. Donc moi je pense qu’on peut penser des choses sans le savoir.

– [Elizabeth] : Oui, parce que le cerveau peut nous dire les besoins qu’on doit faire.

– [Ella] : Oui, parce que, par exemple, quand on réfléchit, j’avais la réponse, mais je ne savais pas que je l’avais. [...].

– [Colombe] : Oui, parce que ça existe les gens qui parlent la nuit et ils ont pas conscience qu’ils parlent. Et ils pensent ce qu’ils disent, mais ils ne le savent pas.

– [Lila] : Moi c’est oui et non. Non parce que dès qu’on a la conscience qu’on va savoir, on peut avoir conscience de quelque chose, et du coup tu le sais. Mais aussi, sans le savoir, parce que dès que tu le sais, cela peut arriver aussi. Donc est-ce qu’il y a des choses qu’on pense sans le savoir? La réponse est oui et non.

– [Jacques] : On peut l’avoir entendu, mais quelques mois après on l’oublie, ou même quelques secondes, on peut l’oublier. Ce qui nous intéresse pas, on peut l’oublier directement parce qu’on peut pas tout conserver dans notre cerveau.

– [Facilitatrice] : Est-ce que tu veux dire que l’idée qu’on oublie, elle reste quand même en nous? Cette idée, ce serait une idée qui serait en nous sans qu’on le sache. Et d’ailleurs, parfois, on s’en souvient après.

2.3. La présence éthique de la personne facilitatrice et la capacité à saisir le sens de la parole

Nous cherchons à déterminer de quelle manière reformuler sans nous imposer à l’enfant, car nous souhaitons ne pas trahir un contrat pédagogique fondé sur le tact et l’attention à l’autre. Comment poser sa présence sans l’imposer? Écoutons à ce sujet Eirick Prairat. « L’éthique enseignante est bel et bien une éthique de la présence » (2022, p. 72), un art de la présence qui se décline en trois dimensions : l’art d’être présent à soi, l’art d’être au présent et, enfin, l’art de donner aux autres tout son savoir-faire (2022, p. 72). Ces trois modalités de la présence nous permettent d’être pleinement disponibles au dialogue en acte et aux paroles des enfants. Au fond, la question est celle de l’écoute. Une présence véritable permettrait une écoute véritable (de l’idée, mais aussi de l’enfant en tant qu’être) qui, elle-même, serait le terreau d’une reformulation pleine de tact. Cette disponibilité peut être en tension avec les objectifs de la personne facilitatrice, qu’il s’agisse des objectifs généraux de l’atelier ou des objectifs de la reformulation. Son action est finalisée mais, si elle ne laisse aucune place aux idées en présence, elle risque de ne pas être capable de reformuler au bon moment, avec justesse et justice. Même si elle a pour visée de clarifier, d’expliquer, d’éclairer ou d’accentuer, elle doit être attentive aux significations réelles proposées par les enfants. Afin d’être en accord avec le tact pédagogique, il s’agit donc de reformuler de façon fidèle, sans contraindre le sens de son propos en fonction d’idées préconçues et prédéfinies comme finalités de la discussion.

Ici, nous touchons du doigt la question de l’écoute véritable. Il existe un lien intrinsèque entre les deux dispositions intellectuelles que sont l’écoute et la reformulation. En effet, une bonne reformulation, fidèle au sens de l’idée initiale, est une preuve de l’écoute véritable. Elle permet ainsi de créer un lien entre les subjectivités pensantes : en reformulant, nous montrons que nous avons écouté l’autre, mais nous mêlons également à sa pensée nos pensées propres. « Nous sommes conduits à un paradoxe, selon lequel les manifestations d’une écoute attentive sont aussi les preuves de la présence d’un filtre par lequel l’auditeur a fait passer la pensée d’autrui » (Hawken, 2016, p. 511). Le problème devient alors le suivant : si la reformulation mêle nécessairement l’idée d’autrui et la mienne propre, comment reformuler de façon fidèle? Comment mêler différence et identité? En recherchant le sens de l’énoncé pour l’autre, en imaginant la signification que revêt l’idée de son point de vue. Ainsi, l’habileté de reformulation impulse un mouvement d’ouverture à l’altérité, bien que celle-ci soit toujours découverte au travers du filtre des mots posés par ma subjectivité.

3. La reformulation philosophique et le tact comme « art du comment faire » : l’éclairage de Canguilhem

3.1. La reformulation, le tact et l’« art du comment faire » : analyse d’enjeux éthiques et politiques

Avec la question de l’altérité, nous commençons à saisir les enjeux éthiques et politiques de la reformulation. Cette compétence discrète et retenue participe à la construction d’un dialogue pluriel, à l’interconnexion des subjectivités et à la rencontre de l’altérité. La pratique répétée de la reformulation, par l’adulte et par les enfants, participe grandement à la construction de compétences éthiques et politiques telles que l’ouverture d’esprit ou la faculté de dialoguer.

La faculté d’être ouvert à l’autre, loin d’être naturelle, est le produit d’une culture acquise dans la praxis philosophique alliant parole et écoute : c’est l’aboutissement de la participation répétée, institutionnalisée, ritualisée, à des discussions philosophiques au cours desquelles les enfants sont incités constamment, pied à pied, à chercher à entendre, comprendre la pensée d’autrui

Hawken, 2016, p. 512

Ces enjeux politiques nous semblent pouvoir être approfondis grâce aux éclairages de Canguilhem (Prairat, 2022, p. 94) présentés dans un document de l’UNESCO datant de 1951, l’Enquête sur l’enseignement de la philosophie. Ce texte se clôt sur une déclaration finale des personnes expertes, parmi lesquelles se trouve Canguilhem, qui met en avant le tact et le définit comme un « art du comment » (Prairat, 2022, p. 10) dont l’importance est cruciale face aux « risques inhérents à l’exercice d’une pensée libre et autonome » (UNESCO, 1951, point 3 – cité dans Prairat, 2022, p. 94). Le tact pédagogique doit endosser un rôle, car l’enseignement doit viser l’émancipation, la liberté intellectuelle et non l’endoctrinement, le conformisme intellectuel ou l’oppression.

Au fond, le tact est, pour Canguilhem, une façon d’ajuster son action pédagogique dans un cadre pédagogique politique : la philosophie. C’est parce que la philosophie pose de façon paradigmatique la question de la liberté de pensée que le tact revêt une importance d’autant plus grande. Cette réflexion s’appuie sur un texte fondateur, la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui résonne fortement avec les enjeux de la philosophie pour enfants : « Tout homme ne peut devenir mûr pour la liberté intellectuelle que par la liberté intellectuelle ».

3.2. La reformulation philosophique, le tact et la rencontre des libertés

Selon Canguilhem, la vertu du tact s’impose particulièrement aux professeurs de philosophie en raison de l’importance humaine des problèmes traités (UNESCO, déclaration finale, point 3), de leurs liens avec l’expérience vécue, de l’âge des jeunes personnes et de la place de la liberté de pensée. Il en conclut : « Le tact, c’est le contact de deux libertés » (UNESCO, déclaration finale, point 3). Mais ces deux libertés se trouvent dans un rapport d’asymétrie : « Rencontre de deux libertés dont l’une est encore balbutiante, méditations sur des questions importantes dont les élèves entrevoient parfois la gravité; voilà résumé le défi de l’enseignement philosophique » (Prairat, 2022, p. 95).

La pratique philosophique avec les enfants pose de façon encore plus aiguë la question de la rencontre de deux libertés; l’asymétrie est renforcée par l’écart d’âge et par le manque d’expérience et de connaissances. Si nous souhaitons oeuvrer pour la liberté intellectuelle des enfants, il convient de modeler notre posture en fonction de ces paramètres. Comme l’ont montré de nombreux travaux récents en philosophie pour enfants (Haynes et Murris, 2018; Kennedy, 2011), la perception des enfants comme des sujets épistémologiquement incomplets (Kennedy, 2011, p. 5-6) en fait les victimes d’une injustice épistémique qui aurait pour conséquence d’entraver le développement de leur agentivité. Sans les conforter dans leurs préjugés ou dans leurs préconceptions, il s’agit bien de leur attribuer une liberté intellectuelle les rendant capables de les déconstruire par eux-mêmes.

En ce qui concerne l’activité de reformulation, elle met bien en scène deux subjectivités libres de penser. Comment alors, en tant qu’adulte, reformuler sans empiéter sur la liberté intellectuelle de l’enfant, telle qu’elle s’exprime dans l’énoncé qu’il a formulé? Transformer cet énoncé, est-ce entraver sa liberté? Dans certains cas, nous pourrions dire que l’enfant ne semble pas libre dans sa pensée, par exemple, si son idée est confuse, erronée, truffée de présupposés et de préjugés. Alors, nous aurions tendance à penser que transformer cette idée, c’est, au contraire, lui permettre d’avancer vers l’émancipation. Mais lorsque l’idée a du sens et que nous choisissons de la traduire de telle ou telle manière, avec nos mots, nos catégories et notre univers de pensée, la question se pose autrement. Est-il libre de penser ainsi et pas autrement? Bien entendu, nous ne souhaitons pas interdire la reformulation, mais nous désirons insister sur l’enjeu profondément éthique qu’elle recèle. Là encore, c’est l’attention et le soin apportés au sens de l’idée initiale, c’est donc le tact philosophique que nous serons capables de déployer face à l’enfant, qui nous permettra de transformer cette pensée sans trahir sa liberté intellectuelle.

Conclusion

La reformulation, compétence discrète et souvent ignorée, comporte des enjeux fondamentaux pour la personne facilitatrice d’ateliers philosophiques : enjeux cognitifs (rester fidèle au sens de l’idée initiale), enjeux éthiques (préserver la relation et l’attention à l’enfant) et enjeux politiques (éduquer sans opprimer, dans les frontières de la liberté de l’enfant). Chercher à incarner une forme de tact pédagogique, c’est se donner des principes de fonctionnement dans la reformulation philosophique : se soucier de la relation éthique à l’enfant, ajuster son action aux individualités des enfants, s’adresser à l’autre avec justesse et finesse, être attentif à la forme de leurs énoncés, exercer sa faculté de juger en fonction des situations, être présent et disponible à la discussion, transformer les idées sans entraver la liberté intellectuelle de l’enfant. Les apports d’Eirick Prairat, de Herbart et de Canguilhem nous ont permis de mieux saisir le sens du concept de tact pédagogique et de comprendre en quoi il peut jouer le rôle de boussole dans la pratique de la reformulation, en atelier philosophique.

Mais face à ces exigences, notre analyse a montré que nous serons toujours aux prises avec certaines tensions problématiques : la tension entre le souci de l’individualité et le souci des visées philosophiques, celle entre l’attention à l’enfant et l’attention au sujet, entre l’éthique et la technique, entre l’improvisation et la progression, entre la volonté d’être fidèles au sens de l’idée initiale et la volonté de la clarifier, entre l’intention de reformuler avec retenue et le besoin d’animer énergiquement la discussion, entre la nécessité de juger rapidement et le besoin de reformuler de façon délicate et, enfin, la tension entre la valorisation de l’enfant comme être libre et la nécessité de développer ses idées.

Face à ces tensions, la posture pédagogique propice à l’animation d’une discussion philosophique est toujours celle d’un équilibriste. La personne animatrice philosophe agit en tension, au sein de tensions intellectuelles et pédagogiques qui structurent sa pratique et ne peuvent en être éliminées. La reformulation se joue donc dans une rencontre entre deux esprits qui tentent de penser ensemble. Parce que cette rencontre intellectuelle est fragile, les spécificités du tact pédagogique peuvent nous guider afin qu’elle ne devienne pas un rapport de pouvoir ou de domination qui risquerait de trahir les principes de la relation éthique.