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Introduction

Le présent article traite de la philosophie politique de l’éducation et de l’éthique interdisciplinaire, inscrites dans l’espace multiréférentiel des sciences de l’éducation et de la formation. Cela signifie tout d’abord que nous adoptons l’idée selon laquelle il s’agit avant tout de penser la conversion du « projet démocratique en pratiques éducatives » (Blais et al., 2002/2013, p. 9) et formatives, en prenant acte de la véritable mutation anthropologique ainsi induite dans les sociétés occidentales hypermodernes où ce processus est le plus avancé (Gauchet, 2004/2017). De plus, nous acceptons le fait que l’ouverture et la problématicité (Lipovetsky, 1992; Fabre, 2011) de ce monde donnent une importance sans doute inédite à l’éthique comprise comme regroupant « tous les cas de la constitution de soi comme soi au travers de la capacité d’action sur lui-même que l’homme trouve dans l’usage de la règle, y compris celle qui lui vient apparemment du dehors social et qu’il fait sienne » (Gauchet, 2012, p. 233). L’autre nom de ce phénomène est le défi de l’autonomie individuelle en général, et de l’autonomie morale en particulier, qui s’impose à tous, tant comme épreuve de vie que comme but de l’éducation (Foray, 2016). Enfin, la part interdisciplinaire et multiréférentielle de cette démarche conduit à s’autoriser à puiser, si nécessaire, des ressources heuristiques dans l’ensemble des sciences humaines et ici, comme on le verra, dans les sciences historiques. Par ailleurs, ce texte participe également d’une démarche de recherche plus globale sur l’accompagnement[1] de l’individualisme démocratique, aujourd’hui sise sur ces mêmes bases (Roelens, s.d.). Dans ce cadre, la réflexion sur l’éthique des professions accompagnant l’autonomie en général, et des professions enseignantes en particulier, occupe une place importante qui doit également être enchâssée dans un ensemble de positions normatives et d’enjeux éthiques plus généraux (Prairat, 2014, p. 52).

Cette réflexion prend notamment la forme, dans notre cas, d’un dialogue au long cours avec l’oeuvre d’Eirick Prairat, sans pour autant que nos propositions puissent revendiquer d’être simplement et strictement inscrites dans le cadre de la philosophie morale et de la philosophie de l’école prairatienne. En effet, ce dernier retient in fine les fameuses recommandations d’Hannah Arendt (1961/1972) sur la nécessité de penser l’école en retrait de la dynamique de la modernité démocratique pour lui conserver les conditions d’introduction progressive des nouveaux venus dans le monde qui lui seraient nécessaires (autorité traditionnelle, logique de conservation, statut pré-politique de l’école…). Nous avons en revanche suggéré que l’analyse et les prescriptions arendtiennes paraissaient trop prises dans un moment précis de la dynamique de démocratisation (au sens tocquevillien) désormais révolu – où tradition et modernité pouvaient encore se rejoindre dans le rapport à l’enfance (Roelens, 2022a) – pour avoir encore cours dans la conjoncture hypermoderne actuelle. Nous cherchons donc fondamentalement à penser des mutations profondes de ce que peuvent être l’école et l’éthique en son sein. Pour nous, l’oeuvre de Prairat est une stimulante source d’inspiration dans cette démarche. Les propositions qu’il développe depuis des années nous paraissent aller bien au-delà du champ de ce qui dépend stricto sensu de l’adhésion ou non au point de vue d’Arendt et/ou de la thèse de la spécificité scolaire inaliénable.

Ce cheminement conduit assez inévitablement à croiser le thème de la présence. Nous saisissons ici l’occasion de nous y arrêter plus en détail. Il serait néanmoins plus juste de parler du choeur de la présence ou des présences, tant ce thème est polyphonique. L’imposition récente, du fait de la pandémie de COVID 19, du diptyque présentiel/distanciel dans la conversation publique sur les modalités de travail ne doit pas nous en faire méconnaître l’ampleur et la variété. Définissant en effet l’éthique enseignante comme éthique de la présence, Prairat insistait déjà sur la nécessité de comprendre dans ce propos l’articulation de trois sens distincts et complémentaires : être disponible, donner et pratiquer l’« art d’être au présent, être là, ici et maintenant, dans l’immédiate actualité de ce qui advient » (2017, p. 70). L’objet plus spécifique de cet article sera donc de chercher à mieux comprendre ce dernier sens et les enjeux importants qu’il comporte. Il admet bien entendu une compréhension simple, soit une exigence pour l’enseignant d’être à ce qu’il fait. Le terme s’oppose alors à la distraction ou à l’inattention. Mais la formule art d’être au présent renfermer un potentiel plus riche et plus vaste relativement à la condition historique du sujet humain, qui est ici ce qui nous intéresse tout particulièrement.

Dans une telle dynamique, sans doute n’explicite-t-on jamais trop tôt les positionnements adoptés par le chercheur en termes : 1) de compréhension de la modernité démocratique et de ses déploiements les plus récents; 2) de définition du but de l’éducation et de la formation dans un tel contexte et 3) d’options principalement reconnues au sein des grandes propositions éthiques normatives. Nous avons dit déjà l’essentiel pour les deux premiers points : nous saisissons la démocratie comme le concept englobant de la modernité (Gauchet, 2003), marqué par l’accès de l’autonomie individuelle au statut de clé de voûte du fonctionnement collectif en général, et de l’ambition éducative et formative en particulier. Ajoutons que la perspective éthique que nous allons poursuivre ici relève de l’éthique minimale telle que Ruwen Ogien (2007, 2013a, 2013b) l’a en particulier développée[2]. Cette conception réfute tous les présupposés des maximalismes moraux (cherchant à prescrire tout un art de vivre et non de simples règles de coexistence pacifique et juste entre des individus également libres), par exemple l’idée de devoir envers soi-même (fondement du déontologisme) ou celle des vertus qu’il importerait de développer (fondement du vertuisme) ainsi que toute prétention moraliste (affirmation massive d’une conception du bien devant primer sur d’autres) ou paternaliste (chercher à imposer ladite conception à d’autres supposément pour leur bien). Elle s’appuie ainsi sur une conception négative de la liberté[3] et sur les principes de non-nuisance à autrui et d’égale considération de la voix de chacun. Ces deux derniers termes peuvent par ailleurs être compris dans le sens de « prendre soin de ne pas nuire aux autres » ou encore « agir positivement », non pour orienter leurs décisions mais pour leur donner les moyens concrets d’avoir le choix de la vie qu’ils veulent mener (Roelens, 2021a).

Ces trois prémisses, confrontées au thème du présent dossier et à notre manière de nous en saisir, suscitent une convergence vers un même horizon problématique : comment prendre en charge aujourd’hui et demain, en tant qu’enseignant et au plan éthique, l’enjeu du rapport électif des individus contemporains au temps, dans l’optique de l’accompagnement des individus vers leur autonomie singulière[4], en se tenant néanmoins à l’écart de tout maximalisme moral? Progresser vers ledit horizon implique deux élucidations consécutives.

Ainsi, une première partie sera consacrée à la notion de présentisme elle-même, proposée comme outil heuristique pour penser le rapport des sociétés démocratiques hypermodernes au temps, au double prisme de l’individualisme et de l’éthique enseignante.

Une deuxième partie tâchera ensuite d’esquisser une manière appropriée de considérer éthiquement le rapport au temps d’un individu autonome et les manières de contribuer à l’étayer par l’enseignement, bref, ce vers quoi un accompagnement éducatif et formatif pourrait légitimement tendre aujourd’hui dans ce domaine.

1. La modernité, la démocratie et les institutions

L’esprit général de notre démarche implique que, pour penser valablement le rapport au temps et à la présence dans l’enseignement, il nous faut d’abord le penser dans la modernité démocratique, puis repartir de cette base pour envisager de manière plus assurée les enjeux soulevés en termes d’éthique professionnelle enseignante. Nous partirons donc de la proposition heuristique formulée par l’historien François Hartog sous le nom de « présentisme » et éprouverons l’hypothèse selon laquelle nous avons là, toujours selon son vocabulaire, un régime d’historicité pouvant être substantiellement individualiste, contrairement au passéisme et au futurisme. C’est sur cette base que nous pourrons envisager les mutations que cela implique par rapport à l’histoire, profonde comme récente, des manières de concevoir éthique et profession enseignante.

1.1 Le présentisme, un régime d’historicité individualiste?

Commençons par préciser succinctement ce qu’Hartog entend par les notions de régime d’historicité et de présentisme et de quelle manière il envisage l’articulation entre ces deux termes. Un régime d’historicité est « une façon d’engrener passé, présent et futur ou de composer un mixte des trois catégories […] un des trois composants étant de fait dominant » (2003/2012, p. 13). Hartog en fait « un artefact que valide sa capacité heuristique » (p. 15). Le passéisme (typique des sociétés traditionnelles) désigne ainsi la domination du passé qui contraint le présent et limite le futur. Le futurisme (caractéristique des mouvements révolutionnaires et des téléologies) est la mise du passé et du présent au service d’une grande réalisation à venir. Or, notre situation historique objective et subjective dans l’hypermodernité s’éclairerait, selon Hartog, à la lumière de « l’expérience contemporaine d’un présent perpétuel, insaisissable et quasiment immobile, cherchant malgré tout à produire pour lui-même son propre temps historique » (p. 40). C’est ce qu’il nomme le présentisme et, avec lui, nous assisterions à la constitution in situ d’un nouveau régime d’historicité. Bref, l’« hypothèse (le présentisme) et l’instrument (le régime d’historicité) sont solidaires. Le régime d’historicité permet de formuler l’hypothèse et l’hypothèse engager à élaborer la notion » (p. 13).

Cette élaboration est toutefois ouverte et impose de se confronter à une alternative décisive et nodale :

[...] avons-nous affaire à un présentisme par défaut ou plein? Est-ce seulement un moment d’arrêt, de stase, avant que ça reparte vers un futur plus ou moins "glorieux", de type futuriste – les probabilités pour qu’on reparte vers un régime de type "passéiste" […] étant quand même limitées? Ou bien ce présent omniprésent […] dans lequel nous sommes est-il un présentisme plein? Autrement dit, est-ce un mode inédit d’expérience du temps, et correspond-il aux linéaments d’une nouveau régime d’historicité [...]

p. 16-17

dans lequel il s’agirait d’apprendre à vivre durablement? Or, comme la seconde possibilité nous parait avoir été moins explorée que la première, dans le champ de la réflexion éthique contemporaine en général et de l’éthique enseignante en particulier, nous souhaitons contribuer à y remédier partiellement.

Pour ce faire, nous nous tournons vers celui qui est sans doute le plus précieux herméneute de la modernité démocratique, tant par son oeuvre propre que par les prolongements qu’il a suscités (Audier, 2004; Gauchet, 1980), à savoir Alexis de Tocqueville (1835/1981; 1840/1981). La référence à ce dernier n’est d’ailleurs pas absente chez Hartog (2003/2012, p. 131-133, p. 137-138, p. 148), dans l’esprit de sa démarche comme dans les jalons de la conscience historique qu’il aborde. Il revendique en effet le statut d’« instrument comparatiste » (p. 15) du concept de régime d’historicité. En ce sens, il reproduit le geste de Tocqueville – qui éclairait le monde démocratique par le contrepoint du monde aristocratique – dans sa manière de révéler le présentisme par le double contraste du passéisme et du futurisme. Mieux que tout autre, Tocqueville a perçu que dans les temps démocratiques « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » (1835/1981, p. 399, cité par Hartog, 2003/2012, p. 133) et qu’il fallait travailler à reconstruire des possibilités de sens. Cependant, restant néanmoins pris dans une compréhension téléologique et providentialiste de l’avènement de la démocratie (Tocqueville, 1835/1840, p. 57-71), il en vient à « [retourner], (mais en [en conservant] la forme, le schéma de l’historia magistra : la leçon [venant désormais davantage] du futur et non plus du passé » (Hartog, 2003/2012, p. 133) plutôt qu’à établir lui-même une pleine compréhension de la démocratie moderne comme présentisme en actes.

Pour progresser davantage ici, nous devons mobiliser des thèmes qui sont en un sens tous présents déjà chez Tocqueville, mais dont la combinaison vers certaines des propositions les plus audacieuses qui peuvent en découler demeurent parfois à l’état inchoatif (Gauchet, 1980). Sans prétention d’exhaustivité, nous pensons ici à l’attrait marqué des habitants des temps démocratiques modernes pour les possibilités présentes de jouir du bien-être, à leur rapport non exempt d’utilitarisme à la culture (soit que cette utilité soit directement matérielle, soit qu’elle procure quelque autre satisfaction subjective) et surtout au fait que, dans les sociétés démocratiques, « la trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s’efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l’on n’a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent » (Tocqueville, 1840/1981, p. 126). Toutes ces caractéristiques sont constitutives de l’individualisme démocratique et du mode de vie que son déploiement moderne et son hyperbolisation dans l’hypermodernité contribuent largement à étendre. Si l’on se situe dans le cadre interprétatif tocquevillien, et même si on le prolonge, c’est au contact proche de semblables passions qu’il nous faut travailler. Autrement dit, c’est à cette aune que les publics et les usagers pèseront la légitimité des institutions éducatives et formatives, leur utilité sociale et l’autorité des professionnels qui y exercent. Or, nous devons tenir compte ici du fait que cela intervient à un moment où l’éthique enseignante joue sans doute un rôle inédit dans la possibilité, ou non, des institutions scolaires et universitaires de bénéficier d’une large reconnaissance de légitimité.

Cette nouvelle situation n’est pas étrangère à la dynamique de la modernité elle-même et à l’installation dans un nouveau régime d’historicité. Elle engage aussi ce que l’éthique professionnelle enseignante peut être ou non dans ladite situation. C’est ce que nous allons voir à présent.

1.2 L’éthique professionnelle et la légitimité

Ce n’est certes pas d’aujourd’hui que ces enjeux éthiques occupent une place importante dans la réflexion philosophique sur l’enseignement (Prairat, 2013). Ils ont cependant très longtemps été pensés en les encapsulant dans le cadre élargi de ce que François Dubet nomme « le programme institutionnel caractéristique de la première modernité », lequel

[...] ne désigne ni un type d’organisation ni un type de culture, mais […] un type de relation à autrui [qui juge] 1) […] que le travail sur autrui est une médiation entre des valeurs universelles et des individus particuliers : 2) […] que le travail de socialisation est une vocation parce qu’il est directement fondé en valeur; 3) […] que la socialisation vise à inculquer des normes qui conforment l’individu et, en même temps, le rendent autonome et "libre" »

2002, p. 10

L’idéal de continuité historique des sociétés, d’assimilation de leurs membres à un héritage national et à une trajectoire nationale donnée, de formation de moeurs et d’une identité commune et durable dans le temps étaient des ressorts clés des institutions éducatives et formatives de la première modernité. Pesaient ainsi sur les professionnels concernés des conceptions éthiques selon lesquelles ils ne se devaient pas seulement à leurs élèves, mais aussi (et surtout) à ce legs et à l’État-nation, volontiers pensé comme État-éducateur, qui en incarnait au présent la matérialisation concrète, la défense des intérêts communs et la projection résolue vers l’avenir.

Le déclin de l’institution que diagnostique Dubet (2002) à partir de la fin des années 1960 signifie ainsi que l’éthique professionnelle enseignante ne peut plus être considérée selon le prisme de la vocation ou de l’inculcation de telles normes positives aux futurs citoyens, dans leur manière d’appréhender leur condition historique en particulier. Bref, si l’école reste « une manière d’agir sur les individus, de les former, de leur donner une image d’eux-mêmes [et a en cela] toujours une dimension éthique » (p. 83), les conditions auxquelles cette action peut être reconnue comme légitime changent radicalement et ne peuvent être envisagées comme une simple affaire de fermeté et de volontarisme suffisants. Il y a eu un temps où certains compromis – opératoires pratiquement, même lorsqu’ils étaient contradictoires théoriquement – entre hétéronomie et autonomie, entre holisme et individualisme, entre hiérarchie et égalité, entre tradition et modernité, étaient possibles, et ce temps, affirme Dubet, est révolu (voir aussi Gauchet, 2017).

En ce sens, l’école illustre de manière paradigmatique ce que fut le fonctionnement institutionnel de la première modernité démocratique (Gauchet, 1985), dont une caractéristique centrale, et parfois surprenante rétrospectivement, est sa capacité à mettre in fine des ressources passéistes (tel le canon des humanités classiques) au service d’un projet futuriste (l’émancipation républicaine du citoyen ou la souveraineté nationale, par exemple). Pendant longtemps, de telles institutions ont pu, en particulier dans l’éducation et dans la formation, revendiquer une forme de légitimité par elles-mêmes (selon le schème de ce que Gauchet nomme la structuration hétéronome du monde, où un principe organisateur transcendant se diffracte pour légitimer les différents rouages du tout collectif) par l’idéal de sa mise au service du projet moderne de l’autonomie des individus et des collectifs. Ces institutions ne le peuvent plus et doivent désormais recevoir au quotidien l’onction sans cesse renouvelée d’une légitimité que seuls peuvent leur accorder les individus qui les fréquentent effectivement, par dérivation du principe de légitimité moderne que représente l’attribution généralisée du statut d’individu autonome en droit à tous (Gauchet, 2017). Dans ce schéma, les individus se rapportent aux institutions en fonction de leur impératif de trouver des ressources pour concrétiser cette autonomie de droit, et, en particulier, pour s’orienter dans le monde (Foray, 2016) et dans le temps (Roelens, 2019a)[5]. Leur demande est légitime, tant la nécessité de ces appropriations pèse sur eux du fait même du mode d’organisation propre à la société des individus (Gauchet, 2017). L’éthique professionnelle enseignante peut donc être pensée en fonction de cette responsabilité de pourvoir à ces demandes légitimes[6]. Mais, à nouveau, se pose la question du ton et de l’esprit de ces réponses compte-tenu des défis contemporains auxquels il faut faire face.

2. Accompagner les autonomies individuelles dans le présentisme

Depuis une même position initiale, soit des individus contemporains devant assumer leur autonomie de droit face au présentisme, trois types d’attitudes paraissent schématiquement possibles : 1) critiquer le présentisme comme une aliénation qu’il serait éthiquement nécessaire de briser; 2) saisir le présentisme de manière dialectique comme une étape ambivalente de l’histoire longue de la modernité, faisant naître à la fois un profond malaise et les outils de son futur dépassement (le diagnostic du premier devant paver la voie au second) et 3) accueillir le présentisme comme une occasion à saisir pour élaborer une proposition éthique renouvelée d’accompagnement de l’autonomie par l’enseignement. Un élément pivot de ce renouvellement pourrait être l’exigence d’une cohérence plus forte que d’autres propositions avec le système de légitimité propre à une société des individus, restant davantage tributaires des ressorts maximalistes, ressorts que l’installation de longue durée dans des démocraties libérales et pluralistes détend sans doute jusqu’à les rompre. Nous examinerons donc brièvement les trois possibilités, tâcherons de discuter de manière critique des deux premières et d’apporter quelques arguments quant aux promesses que semble contenir la troisième en termes d’éthique professionnelle enseignante aujourd’hui.

2.1 Une aliénation à critiquer ou un malaise à comprendre?

Récemment, Harmut Rosa (2010/2013, 2010/2014) a développé la thèse selon laquelle l’articulation du présentisme et d’un profond phénomène d’accélération sociale serait une forme du nouveau visage de l’aliénation et, en particulier, d’une domination capitaliste et productiviste à l’emprise culturelle plus forte que jamais. Cette base interprétative engage à réinvestir la tâche émancipatrice des institutions éducatives et formatives et à considérer la liberté comme une conquête encore à faire, et non comme un possible désormais largement permis qu’il s’agit d’étayer.

Rosa adopte ainsi pleinement l’idée d’un changement majeur du rapport au temps dans l’hypermodernité mais souhaite y répondre en mobilisant les ressources des théories critiques, en particulier celles de l’École de Francfort à laquelle il appartient, voulant que « l’une des manières d’examiner la structure et la qualité de nos vies est de se concentrer sur les motifs temporels » (2010/2014, p. 8). Il propose ainsi de distinguer trois catégories d’accélération sociale (p. 17-32), dont l’emprise, d’une part, recouvre toute la société et, d’autre part, s’accélère elle-même, en comptant sur ses propres effets cumulés. L’accélération technique serait donc « l’accroissement du ‟rendement” par unité de temps » (p. 28), autrement dit, ce qui permet au présent d’offrir sans cesse plus de productions nouvelles, mais aussi plus d’informations et plus de représentations du monde et de soi. L’accélération du changement social consisterait, quant à elle, en une « augmentation de la vitesse de déclin de la fiabilité des expériences et des attentes et par la compression des durées définies comme le ‟présent” » (p. 22). À la rapide extinction des lumières du passé déjà identifiée par Tocqueville s’adjoindrait ici une disqualification accrue du travail prospectif et autre esquisse futurologique, les données de départ changeant trop vite et trop radicalement pour pouvoir valablement construire des projections fiables, fut-ce d’orientation par exemple. Au niveau individuel et collectif, l’idée d’une gestion pragmatique continue en temps réel prendrait ainsi le pas sur d’autres manières d’envisager l’action dans sa durée. L’accélération des rythmes de vie permettrait d’expliquer le fait qu’au niveau de l’expérience spontanée des individus, « le temps devient de plus en plus rare malgré l’accélération technique » (p. 32). Autrement dit, ces ressources, qui devraient permettre une libération face à nombre de contraintes géographiques et temporelles, sont devenues de nouvelles chaînes à porter (p. 109). Dans ce schème interprétatif, présentisme et accélération, se rejoignant dans « la mise en place rigoureuse de normes temporelles, […] la domination des horaires et des délais imposés, […] le pouvoir de l’urgence et de l’immédiateté, […] la logique de la gratification et de la réaction instantanées » (p. 102-103), ne constituent rien de moins qu’une nouvelle forme, particulièrement insidieuse, de contrôle social où l’école prendrait d’ailleurs sa part. Rosa propose également la « comparaison critique entre [les] conceptions de la vie bonne [des acteurs sociaux eux-mêmes] et les pratiques et institutions sociales réelles » (2010/2014, p. 69) pour montrer les dégâts advenant dans la vie des individus sous le double effet du présentisme et de l’accélération. En un sens, une telle compréhension peut s’insérer dans la part de la proposition d’Hartog qui insiste sur le fait que le présentisme « se vit très différemment selon la place qu’on occupe dans la société. […] » (2003/2012, p. 17).

Sa conception de l’aliénation est néanmoins bien plus large. Elle ne se pense pas uniquement en fonction d’une position sociale défavorisée mais bien comme un état dans lequel les sujets, fussent-ils privilégiés, « poursuivent des buts ou suivent des pratiques que, d’une part, aucun acteur ou facteur externe ne les oblige à suivre – il existe des options alternatives possibles – et que, d’autre part, ils ne désirent ou n’approuvent pas ‟vraiment” » (p. 113). La conception de la liberté de Rosa est clairement positive : l’individu n’est vraiment libre qu’à certaines conditions, d’une part, et que s’il fait certains usages de sa liberté, d’autre part, ces usages ne se limitant pas au classique respect des libertés égales des autres individus, structurant dans la tradition libérale. Rosa prend ainsi ses distances avec le « ‟projet de la modernité” volontaire et chargé de valeurs […] clairement centrées sur l’idée et la promesse de l’autonomie, au sens d’autodétermination éthique » (p. 106). Dans cette optique, il s’agirait donc moins d’apprendre à accéder à l’autonomie morale dans le présentisme que de critiquer sans ambages l’illusion dans laquelle l’un comme l’autre nous maintiendrait, pour réussir à en sortir. Selon cette logique, c’est la progression vers cet horizon positif qui devrait constituer la boussole d’une éthique enseignante dans un monde accéléré. La résonnance occupe une place centrale (2018/2021; 2022) parmi les remèdes à cette fausse liberté en fait aliénante prompte à croître sous les auspices du présentisme et de l’accélération, remèdes pouvant constituer la pierre de touche d’une éthique enseignante pour aborder le XXIe siècle. Sa prise de position contre la société des individus, contre le capitalisme culturel et contre une éthique enseignante qui serait pensée pour en accompagner le déploiement et non le contrarier, est ici très nette. Cependant, elle se heurte à une remarque profonde d’Hartog selon laquelle « les rapports au temps peuvent s’éclairer, mais non se décréter » (2003/2012, p. 257). On touche donc aux limites classiques du volontarisme (qu’il soit politique ou moral) en éducation (Foray, 2018).

Il est toutefois possible d’accueillir pleinement, contrairement à Rosa, l’idéal d’autonomie, de s’en faire à la fois l’historien et l’herméneute actuel, sur fond d’une réflexion d’ampleur à propos de la condition historique humaine, et de ne pas reconnaitre dans le présentisme, tel qu’il se déploie actuellement, un aboutissement digne de la dynamique ainsi saisie. C’est la position que Marcel Gauchet (2003, 2017[7]) exprime dans ses travaux sur l’avènement de la démocratie et qui sert ensuite, ou en parallèle, de base heuristique à nombre des analyses de philosophie politique de l’éducation qu’il propose seul ou avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi (2002/2013). Gauchet distingue une autonomie structurelle, désormais pleinement dégagée sur la forme de la société des individus et de son attribution généralisée du statut d’individu autonome en droit, de ce que serait une autonomie substantielle (2017, p. 635-645). Il s’agit, selon lui, d’un fonctionnement collectif où les individus ne seraient pas cantonnés à un rôle de nouveaux somnambules et deviendraient enfin capables de penser et de comprendre en conscience l’histoire qu’ils font (2017, p. 483-486). Les outils pour ce faire sont en particulier politiques. L’école se voit alors réinvestie dans l’importance de son rôle, central dans les (néo)républicanismes scolaires, d’institution du citoyen, dans le cadre d’un État-nation, et d’institution à même d’incarner la continuité des actions et des collectivités humaines dans le temps.

Le ressort essentiel de cette proposition est l’identification d’un malaise qui tarauderait les individus des démocraties contemporaines du fait d’un séjour prolongé dans ce qu’Hartog nomme le « présent seul : celui de la tyrannie de l’instant et du piétinement d’un présent perpétuel » (2003/2012, p. 13). Il s’agirait donc de considérer le présentisme sous ses formes actuelles comme un régime par défaut en attendant l’advenue d’un nouveau régime mixte reliant plus substantiellement passé, présent et futur par l’action historique, au moyen de cadres politiques communs et largement reconnus dans leur légitimité à incarner pareil grand dessein. C’est toutefois sur son diagnostic de départ que cette thèse nous parait discutable. Est-ce de ne plus faire assez d’histoire en commun que souffrent vraiment les individus contemporains ou plutôt, pour plusieurs, du fait que le modèle d’autonomie individuelle généralisée (devant être garantie par des ressources et des étayages justement alloués pour qu’une société des individus soit viable) ne soit pas présentement assez inclusif et ne permette pas à un grand nombre d’entre deux de faire les choix de vie auxquels ils aspireraient? Ne faut-il pas d’abord essayer de se mettre dans une situation permettant de tester effectivement cette hypothèse pour mieux pouvoir juger des inspirations effectives des individus présents? Autrement dit, cette position est-elle tenable hors du postulat selon lequel la vie publique, l’engagement politique et l’action historique collective constitueraient un besoin quasi naturel des sujets humains et l’acmé de leur épanouissement? Ce même postulat est-il évident a priori et, in fine, est-il même tenable quand règne l’ethos de l’individualisme démocratique? Ce faisant, peut-il structurer une éthique professionnelle de l’accompagnement de l’autonomie dans le présentisme sans que s’installe rapidement la méfiance des publics et des usagers vis-à-vis de ces professionnels eux-mêmes et des institutions où ils exercent, qui seraient alors jugés en décalage avec leurs inspirations présentes? Ces questions sonnent ici, on l’aura compris, comme les signes d’une certaine circonspection.

2.2 Une opportunité à saisir?

Tenir compte des limites des deux propositions précédentes tout en insistant sur l’importance de la responsabilité éthique enseignante en termes de présence nous invite à voir dans le présentisme une opportunité à saisir pour doter les sociétés libérales pluralistes contemporaines d’une éthique en accord avec ce que l’individualisme démocratique et l’idéal d’autonomie individuelle généralisée peuvent ou non permettre de reconnaitre comme légitime. L’une des vertus heuristiques du moment historique de la réflexion philosophique politique et morale sur l’éducation et sur la formation où nous nous trouvons en ce moment est en effet de nous pousser à nous confronter – sans les faux-fuyants des compromis entre tradition et modernité qui ont eu cours dans l’éducation plus que n’importe où ailleurs – au défi de penser tant pratiquement qu’éthiquement l’éducation et la formation de « l’individu, par l’individu, pour l’individu » (Roelens, 2021b, p. 11). Or, si, comme nous l’avons soutenu ci-avant, ce qu’Hartog nomme un présentisme plein constitue le régime d’historicité le plus à même de s’articuler de manière cohérente avec l’individualisme démocratique, plusieurs questions se posent : pourquoi et sur quelles bases le déploiement d’une éthique de l’éducation à l’autonomie pleinement compatible avec un tel présentisme (jusqu’à en être partie prenante) a-t-il été largement repoussé jusqu’ici? Que faudrait-il accepter de faire pour écarter les obstacles en question et mettre résolument cette tâche sur le métier? Et, par corollaire, que peut être un mode autonome et individualiste de rapport de chaque sujet humain à sa condition historique, à même de guider éthiquement l’action enseignante?

Premièrement, notons que les motifs de rejet considérés sont souvent, d’une part, d’inspiration holiste, au sens où ils tendent vers une totalité transcendant la somme des parties que constituent les individus, que ce soit le monde, la planète, la nation, ou encore la nature humaine. D’autre part, ils sont également de tendance maximaliste, au sens où ils promeuvent clairement un certain mode de vie (par exemple la vie en résonance avec son environnement impliquant, notamment, une certaine sobriété, ou encore l’engagement citoyen dans la vie politique) par opposition à un autre (par exemple, tourné vers l’optimisation du bien-être au quotidien et la jouissance paisible des plaisirs privés). Ces positions conduisent donc à juger à la fois souhaitable et raisonnable de promouvoir (moralisme), voire de chercher à imposer (paternalisme), ce premier type de mode de vie et de chercher à contrer le deuxième par l’éducation et par la formation, le tout participant à la préservation et/ou au fonctionnement harmonieux d’un tout qui dépasse ses parties.

Notre positionnement minimaliste en éthique nous invite à nous défier radicalement de ces motifs et à envisager les conséquences de ce refus d’y souscrire. Bien entendu, elles sont multiples et complexes mais comportent, par exemple, l’admission qu’il y a sans doute nombre de vertus qu’il sera de moins en moins courant de rencontrer et, en particulier, une certaine révérence par rapport au passé. De même, cela engage à penser la projection dans le futur non à l’aune d’un devoir de responsabilité, mais plutôt d’un principe d’action prudentiel, au sens d’une capacité de prise en compte au présent par l’individu de ses propres intérêts à long terme (Ogien, 2007, p. 50). Enfin, cette position réfute toute idée de devoir envers soi-même ou d’exigence vertueuse faite aux individus contemporains de ne pas se contenter du présentisme si celui-ci n’est pas incompatible avec leur bien-être. Dans ces registres, il ne s’agit donc pas, dans la perspective d’une éthique enseignante pour un présentisme plein, de maudire des conséquences (un changement de rapport des sujets humains au temps) en en chérissant les causes, ni même de prétendre à la fois maudire les causes (démocratiques au sens de Tocqueville) tout en se voulant pour autant attaché à la démocratie. Il s’agit plutôt d’apprendre à gérer ces conséquences d’une façon cohérente avec la position éthique normative revendiquée de manière plus générale (ici et pour nous, une éthique minimaliste de l’éducation et de la formation à l’autonomie). En d’autres mots, il s’agit de proposer une éthique tournée vers l’exigence de donner à chacun, par le biais d’une autonomie étayée et soutenue, les moyens de faire des choix de vie qu’il peut reconnaitre comme siens dans l’ici et le maintenant et compte-tenu de ses conditions effectives de vie et de construction comme sujet. Qu’il choisisse de simplement séjourner dans le présentisme ou de poursuivre d’autres manières d’appréhender sa propre condition historique n’est alors pas l’essentiel. Ces choix doivent être accueillis et soutenus dans leur possibilité, indépendamment des options propres aux professionnels de l’éducation et de la formation concernés sur ce point. Bref, ce qui compte n’est pas le sort qui sera fait au passé, au futur, à quelques groupes ou à quelque entité abstraite du fait de ces choix, mais que chaque présent que traverse l’individu concerné lui offre de nombreux choix, parmi lesquels certains le conduisent à ce qu’il juge comme faisant son bien-être.

Conclusion : vers un désencombrement symbolique des professions enseignantes?

L’opportunité que nous évoquons est aussi difficile à saisir, et ce, pour bien des raisons. La plus notable nous parait toutefois être l’habitude longuement établie d’emphase et de dramatisation historique autour de l’enjeu éducatif et formatif, que nul, sans doute, n’a mieux exprimée qu’Arendt lorsqu’elle assimile l’éducation à la responsabilité quasi métaphysique du monde, de sa durabilité et d’une certaine continuité historique (1961/1972 ; Foray, 2001; Revault d’Allonnes, 2006). Parce que cette démarche consiste à chercher à fonder la légitimité, l’autorité et l’éthique des enseignants et des enseignantes à partir d’un référent collectif transcendant, et non par dérivation des droits fondamentaux attribués à chaque individu, elle nous parait, in fine, intenable dans une société démocratique et présentiste des individus[8]. C’est ce qui a justifié notre démarche consistant à penser l’éthique enseignante à la fois avec Prairat et en décalage avec nombre de ses jugements et de ses propositions. Ses thèmes et ses questions vives nous inspirent mais, comme nous l’avons montré ailleurs (2020), sans doute son éthique professionnelle enseignante conserve-t-elle la priorité à l’intégration de la spécificité du cadre scolaire, là où la nôtre est avant tout une éthique plus générale de la démocratie, tentant des incursions pratiques et appliquées dans les cadres des institutions d’éducation et de formation.

Cela marque peut-être aussi une exigence actuelle de désencombrement symbolique[9] des professions enseignantes, qui va pour nous de pair avec une claire conscience du fait que la société des individus porte son importance pragmatique à un degré inédit. En effet, dans le cadre d’une société démocratique des individus et comme l’ensemble des groupes et des organisations dans ce même contexte (Foray, 2016, p. 20), elles ne sont que des moyens de rendre possible les autonomies singulières. Cependant, c’est bien en tant que moyens indispensables de la poursuite de cette fin qu’elles gagnent ou perdent du crédit, selon leur capacité à se montrer à la hauteur de l’enjeu. C’est ainsi qu’il est possible désormais d’assumer au mieux les deux autres exigences qui ne nous paraissent pas incompatibles et peuvent même, à notre sens, être proches de celles de la présence éthique enseignante pointées par Prairat : disponibilité envers des autonomies vulnérables et mise à disposition des ressources qui vont permettre de les renforcer. Il nous semble que l’art d’être au présent, tel que Prairat le mobilise, vise surtout à garantir la première de ces deux dimensions dans un monde accéléré (au sens de Rosa). La seconde est davantage prise en charge dans sa pensée de l’éducation, fut-ce implicitement, par sa confiance maintenue et au fond très condorcétienne, dans les vertus émancipatrices du cadre et des savoirs scolaires. Sa conception de la présence professionnelle enseignante parait en découler. La nôtre s’érige sur d’autres confiances et d’autres méfiances et tend donc à d’autres équilibres et à d’autres synthèses dont l’individualisme démocratique est le pivot.

Au contraire, prétendre faire des enseignants et des enseignantes des hérauts, par devoir professionnel, des tendances holistes et maximalistes face au présentisme ne peut sans doute que conduire, et de manière croissante, ces mêmes professionnels à subir, en tant que messagers, les défiances des publics que vise le message. Qu’ils subissent en plus l’injonction institutionnelle d’y parer par la seule puissance de leur vocation et/ou puissance de conviction dans quelque idéal professionnel parait plus prompt à accroître leur malaise qu’à leur être de secours (Roelens, 2021c). Dire plus simplement que ce sont là des professions de service aidant les individus à apprendre à négocier au présent avec leur condition historique et que parmi les moyens à leur disposition pour ce faire se trouvent les appropriations et les projections singulières d’héritages historiques et culturels (2019a), ouvre sur des possibilités à la fois plus vastes et plus promptes à permettre un fonctionnement plus apaisé de l’école ainsi qu’un certain bien-être professionnel pour ceux qui y travaillent. Dans une démocratie libérale pluraliste contemporaine, les institutions ne peuvent être pérennes que si elles inspirent la confiance, c’est-à-dire « lorsqu’elles incitent les agents à croire, ou à tout le moins à agir comme s’ils croyaient, qu’il est dans leur intérêt de continuer à appuyer les institutions en question plutôt que de s’en retirer » (Weinstock, 2004, p. 162). Si les lumières du passé et les appels de l’avenir, dont les enseignants et les enseignantes sont des médiateurs, sont effectivement deux ressources puissantes de l’autonomie individuelle au présent – ce dont, pour notre part, nous ne doutons aucunement – cela doit suffire à leur pérennité. Au contraire, Tocqueville déjà montrait la méfiance que les pures valorisations symboliques ne pouvaient qu’inspirer dans les temps démocratiques. Selon nous et dans la logique mobilisée tout au long de ce texte, ces critiques doivent nous conduire moins à réfuter l’idéal d’autonomie individuelle, sous l’effet de l’aiguillon qu’elles constituent, qu’à le rendre sans cesse plus inclusif et plus proche de ce que son attribution généralisée proclame en droit.

Le meilleur moyen pour que ces ressources du passé et du futur inspirent la confiance des publics est peut-être de leur faire confiance, en tant que professionnels justement, c’est-à-dire de les présenter sans fard comme moyen des autonomies individuelles au présent. Le meilleur moyen de ne pas laisser s’accréditer la thèse selon laquelle une éthique enseignante substantiellement présentiste serait une contradiction dans les termes, serait alors justement de la réfuter par l’élaboration positive d’une proposition éthique cohérente de ce type. Elle doit être capable de soutenir l’épreuve que constitue le plein déploiement d’un mode de rapport au temps inédit comparativement à ceux sur la base desquels les transmissions intergénérationnelles ont été pensées durant le trajet historique de l’humanité, et de nous aider à permettre à chaque individu de choisir sa manière de vivre à son niveau ladite expérience. Au terme de cet écrit, telles sont donc les deux règles d’orientation éthique dans le présentisme et dans la société des individus que nous proposons.