Abstracts
Résumé
Cet article présente une démarche de recherche et d’évaluation centrée sur l’activité artistique et les apprentissages qu’elle engendre : cette démarche vient contester une limite plus ou moins consciemment posée à la reconnaissance des personnes handicapées comme artistes réalisant une authentique expérience esthétique (Dewey, 1934). Un a priori validiste veut que, lorsqu’il s’agit de personnes institutionnellement identifiées comme vivant avec une déficience intellectuelle, les activités artistiques qui leur sont proposées sont le plus souvent motivées par des prescriptions à intentions thérapeutiques ou sociales présupposant un hypothétique transfert des bénéfices de la pratique artistique dans d’autres domaines de leur existence : leurs comportements, leur participation sociale, leur « bien-être », etc. Même si les bénéfices qu’apporte l’activité artistique à l’être humain sont difficilement contestables, s’arrêter à cette appréciation générale pour ces personnes les prive d’emblée d’accéder à une reconnaissance en tant qu’artistes par le fait que leur pratique est instrumentalisée à des fins externalisées.
Mots-clés :
- handicap,
- déficience intellectuelle,
- art,
- évaluation,
- validisme
Abstract
This article presents a research and evaluation approach centered on artistic activity and the learning it generates: it challenges a more or less consciously imposed limit to the recognition of people with disabilities as artists carrying out an authentic aesthetic experience (Dewey, 1934). A validist a priori holds that when it comes to people institutionally identified as living with an intellectual disability, the artistic activities proposed to them are most often motivated by prescriptions with therapeutic or social intentions, presupposing a hypothetical transfer of the benefits of the artistic practice into other domains of their existence: their behaviour, their social participation, their “well-being”, etc. Although the benefits that artistic activity brings to every human being are not disputable, to be restricted at this general appreciation for these people deprives them from the outset of access to recognition as artists through the fact that their practice is instrumentalized for externalized purposes.
Keywords:
- disability,
- intellectual disability,
- art,
- evaluation,
- validism
Article body
Quand je danse, je danse; quand je dors, je dors; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moi.
Montaigne, 1588/2009, p. 1336
L’art est la preuve vivante et concrète que l’homme est capable de restaurer consciemment, et donc sur le plan de la signification, l’union des sens, du besoin, de l’impulsion et de l’action qui caractérise l’être vivant.
Dewey, 1934, emplacement 760
Introduction
Depuis quelques années, on voit se développer des initiatives offrant des propositions de participation à des activités artistiques destinées à des personnes dont les conditions de vie tiennent généralement éloignées des institutions culturelles et des pratiques artistiques (Rouleau, 2020). Ce mouvement est heureux. Les personnes à qui ces propositions sont faites y participent volontiers, avec plaisir, et s’en montrent souvent satisfaites. Cela semble répondre à leur désir même inexprimé (Horvais et Gardou, 2012). C’est l’occasion pour elles de fréquenter l’héritage culturel et artistique commun et d’y apporter leur contribution personnelle par les formes singulières de leur créativité, de vivre « L’art comme expérience » (Dewey, 1934). Lorsque leurs créations individuelles ou collectives, scéniques ou visuelles – fruit d’un travail persévérant – sont présentées en public, les visiteurs ou spectateurs expriment souvent leur sentiment de découverte et d’admiration, reconnaissant la qualité et l’originalité des oeuvres (Loser, 2017). Un pas supplémentaire a été récemment franchi, menant de plus en plus vers des propositions de pratiques inclusives, des créations collectives associant des participants ayant diverses conditions et allures de vie et qui se réunissent pour danser, jouer la comédie, faire de la musique, peindre, etc.[1]
Or, ces initiatives récentes appellent le développement de méthodologies d’évaluations qui se rapportent le plus précisément possible à l’exercice de l’art pratiqué lui-même et à la qualité de l’expérience artistique des participants. C’est ce que nous avons tenté d’expérimenter sur la base d’un projet artistique opératique dont cet article cherche à rendre compte.
1. Problématique
Les initiatives artistiques dédiées aux publics peu familiers des arts se développent avec du soutien financier institutionnel venant par le truchement des milieux spécialisés dans l’accompagnement des personnes en fonction de la catégorie dans laquelle celles-ci ont été institutionnellement placées et/ou par le truchement des milieux de pratiques artistiques cherchant à toucher de nouveaux publics.
Les personnes concernées par le handicap sont au nombre de ces participants, et parmi elles, les personnes institutionnellement catégorisées comme vivant avec une déficience intellectuelle ou ayant des troubles cognitifs, psychiques ou de santé mentale.
Les bienfaits de tous ordres tirés de ces pratiques ont été spontanément et largement reconnus par toutes les parties prenantes et les entourages directs des personnes participantes (Leyens et al., 2016). Ces bienfaits apportant des améliorations sensibles de certains des aspects de leurs facultés, l’art fut alors envisagé comme un moyen thérapeutique complémentaire, ce qui donna naissance à toute la mouvance de l’art-thérapie (Granier, 2011). N’ayant aucune compétence dans ce domaine, je l’exclus de la présente réflexion, même si je n’ai aucune peine à imaginer que l’épanouissement des facultés et les plaisirs artistiques aient des incidences thérapeutiques bénéfiques. Je m’en tiendrai au point de vue des pratiques sociales et éducatives.
En tant que pratiques sociales financées par les pouvoirs publics subventionnaires dans un contexte friand de redditions de compte, ces activités suscitent des demandes d’évaluation de plus en plus exigeantes, liées à une quasi-compétition entre les acteurs pour faire valoir et reconnaître leurs pratiques (Lauret, 2007). Cela dégénère assez vite en des demandes simplistes mettant en demeure les artistes intervenant en médiation, les exhortant à quantifier les bienfaits de leurs pratiques sur ce qu’il est convenu au Québec d’appeler leur « clientèle ». Il est alors question « d’évaluer les impacts » de ladite pratique sans égard pour la complexité des finalités de l’évaluation (Bouquet, 2009).
Les thèmes du bien-être et de la participation sociale sont parmi les plus demandés – comme si toute altération de la norme fonctionnelle était pathologique et comme si tout retrait de l’agitation du monde était une pathologie sociale –, et c’est l’évolution de ces deux thèmes que les artistes intervenant en médiation croient devoir mesurer chez leurs « clientèles » (Canguilhem, 2015). Or, ces artistes ont été recrutés pour leur excellence dans la maîtrise de leur art, et c’est autour de cet atout majeur que l’intervention leur est demandée et que l’activité est organisée. Toutefois, il leur est souvent demandé de sauter allégrement par-dessus ce qui fait leur art et ses conditions d’apprentissage et de réalisation pour s’attacher à documenter dans quelle mesure leur pratique artistique améliore – comment imaginer qu’elle pourrait détériorer – l’état de bien-être et la sociabilité de leurs « clientèles ». C’est épistémologiquement très contestable, car les artistes ne sont pas spécialistes de ces questions et la caution de la recherche de calibre universitaire n’y peut rien, puisque surgit évidemment la sempiternelle question du transfert.
En effet, on ne peut affirmer qu’un comportement développé dans un contexte de pratique artistique nécessitant, par exemple, les interactions avec autrui sera adopté définitivement par une personne désignée comme autiste pour le transférer dans tous les autres moments de son existence comme une compétence acquise. Qui plus est, attribuer la génération des interactions à la personne visée est contradictoire avec la notion même d’interaction, qui suppose que le phénomène survient à au moins deux personnes en présence l’une de l’autre, créant ainsi un contexte singulier dans lequel elles interagissent. Lorsqu’une interaction se produit entre deux personnes, c’est, pour paraphraser Montaigne (1588/2009), « parce que c’était elle et parce que c’était moi » (p. 233); l’artiste intervenant en médiation a probablement au moins autant que son « client » ou sa « cliente » développé ses facultés à interagir avec cette personne, car ils forment un duo interactionnel unique. Avec d’autres interactants et interactantes, les choses se seraient passées différemment. Plus risqué encore, si tel comportement généralement observé chez une personne s’améliore dans divers moments de son existence, comment attester que cela peut être attribué à telle pratique artistique? Comment s’assurer de la causalité?
Enfin, on souligne souvent, dans la communication autour de ces activités, les charmes de ce qu’il est convenu d’appeler la « neurodiversité » (Hochmann, 2020). L’emploi de ce vocable suppose que le « neuro-divers » est toujours l’autre, et que celui qui l’emploie est « neurotypique », second néologisme euphémisant la manie catégorisante. Or, il est piquant de constater que cet hommage rendu à la diversité des allures de vie est, par un étrange paradoxe, systématiquement placé là où, précisément, on prétend travailler à normaliser cette « neurodiversité ». Pourquoi ne prend-on tout simplement pas acte du fait que la vie nous réserve des surprises et prend des chemins d’expression et de fonctionnement toujours singuliers auxquels chacun et chacune doit s’adapter pour soi-même et pour ses relations avec autrui? Ainsi, la seule visée de ces activités artistiques, nécessitant par conséquent une inventivité permanente, doit être de chercher à réaliser une communauté humaine dont personne ne soit exclu (Gardou, 2012) et où chacun puisse s’accomplir comme sujet agissant, autodéterminé, exerçant son agentivité (Bandura, 2001) en contexte artistique. Cette agentivité est envisagée ici sous quatre composantes dont nous préciserons les définitions plus loin, dans le paragraphe consacré au cadre conceptuel : épistémique (l’acquisition de connaissances par le sujet); créative; relationnelle et sociale; émotionnelle et esthétique. C’est déjà un défi suffisant face auquel toutes et tous ont à apprendre les uns des autres. Il est inutile d’y ajouter des supputations évaluatives bien hasardeuses.
Pour pratiquer une évaluation digne de ce nom, il convient d’évaluer sur la base des objectifs que l’on s’est fixés et qui dépendent indubitablement de l’activité réalisée, en portant attention au cheminement cognitif de l’apprenant (Tardif, 1993). Ainsi, chaque pratique artistique nécessite des apprentissages de divers ordres, en partie propres à chaque pratique, parmi lesquels figure l’acquisition de certaines compétences. Tout cela peut fort bien être le substrat légitime, nécessaire et suffisant, pour identifier les items observables dans le cadre d’une démarche d’évaluation. Si certains items sont transversaux et figurent dans plusieurs pratiques artistiques et au-delà, dans d’autres moments de l’existence, pourquoi pas et sans doute tant mieux, mais il n’appartient pas en propre à l’organisme prestataire de l’activité de diligenter une évaluation qui excède les objectifs liés aux apprentissages requis par la pratique artistique qu’il propose.
2. Contexte de la recherche partenariale
L’occasion nous a été donnée de tester cette approche au moyen d’une démarche d’« observation-évaluation collaborative » s’en tenant aux apprentissages et acquisitions de compétences propres à l’activité artistique sur un projet partenarial entre un organisme communautaire et le service éducatif de l’Opéra de Montréal. L’organisme a pour mission d’accueillir des personnes institutionnellement identifiées comme vivant avec une déficience intellectuelle et des troubles associés pour leur permettre d’avoir des activités artistiques en arts visuels et arts de la scène. Pour encadrer ces activités, l’organisme fait appel à des « artistes médiateurs et médiatrices » issus des différentes spécialités proposées habituellement[2].
Dans le projet spécifique que nous allons présenter, l’Opéra de Montréal intervient par l’entremise des chanteurs et chanteuses de son atelier lyrique ainsi que de son directeur de la communication, spécialiste reconnu de la médiatisation de l’art opératique pour le grand public. Ils font donc partie de l’équipe pluridisciplinaire des « artistes médiateurs et médiatrices » dans le projet.
Le projet consiste à créer un spectacle scénique pluridisciplinaire, le deuxième dans cette collaboration. Soulignons que ce spectacle devait être présenté en public sur scène, mais en raison de préoccupations sanitaires, il a fallu le jouer pour en réaliser une captation vidéo dans un théâtre sans public. Les participantes et les participants sont dénommés « artistes apprenants » et « artistes apprenantes ». Ces personnes pratiquent, selon leur choix, le chant, la musique instrumentale, les percussions, la danse ou le théâtre.
Dans ce cadre, les artistes apprenants et apprenantes sont susceptibles, chacun et chacune selon ses goûts et ses capacités, de réaliser certains des apprentissages divers parmi ceux d’une liste non exhaustive. Se trouve donc, dans le paragraphe suivant, une ébauche d’inventaire des apprentissages visés, exprimés en termes d’objectifs d’apprentissage tels que j’ai pu les identifier en fréquentant en immersion ethnographique les ateliers musicaux dont il est ici question. La poursuite de ces objectifs permet d’augmenter la capacité de tout participant et de toute participante à un atelier musical, quelle que soit sa condition de vie, et à y tenir sa place en tant que musicienne ou musicien[3], et ce, dans une pratique inclusive.
Ainsi, pour chanter, jouer d’un instrument dans une activité de groupe musical, il faut être capable de[4] :
Attitudes et comportements :
reconnaître autrui comme un alter ego, avoir des comportements socialement acceptables dans un groupe,
reconnaître la légitimité de l’intervenant artiste médiateur comme source principale des consignes,
écouter des consignes,
comprendre les consignes,
manifester qu’on a compris les consignes par des tentatives de mise en oeuvre,
rester à un poste de jeu pendant la durée initialement convenue,
écouter le jeu d’autrui en silence,
chercher à expérimenter le jeu sur différents instruments,
prendre soin des instruments et particulièrement du sien, etc.
Savoir-faire musicaux :
écouter le jeu ou le chant d’autrui tout en jouant le sien propre,
imiter le jeu d’autrui,
reproduire une mélodie par la voix ou un instrument,
frapper une percussion selon un modèle donné,
interagir avec autrui par le « tour de rôle » de séquences rythmiques ou mélodiques,
répéter le modèle proposé de façon autonome et durable,
mémoriser durablement des modèles rythmiques ou mélodiques,
distinguer les différentes sonorités selon les manières d’utiliser l’instrument ou la voix,
réaliser des sons, des frappés aux sonorités diverses de manière contrôlée et volontaire,
réaliser des séquences comportant des modulations contrôlées et volontaires,
être attentif et sensible à l’évolution de la musicalité d’une phase de jeu,
apporter délibérément sa touche à la musicalité d’une phase de jeu,
prendre sa place dans un morceau selon des modalités de jeu convenues à l’avance, improviser une phase de jeu rythmique ou mélodique de manière créative, etc.
Faculté de jugement esthétique :
exprimer son appréciation sur sa propre production,
exprimer son appréciation sur la production d’autrui,
exprimer son appréciation sur la production du groupe,
exprimer son appréciation sur la production d’un autre groupe, un enregistrement,
comprendre l’expression de l’appréciation esthétique d’autrui,
tenir compte dans sa propre action de l’expression de l’appréciation esthétique d’autrui et de la sienne propre, etc.
Connaissances – savoirs :
connaître des noms d’instruments de musique, les matériaux composant un instrument, les organes de production de la voix chantée, la fabrication des instruments, l'entretien d’un instrument, la place d’un instrument ou d’une famille d’instruments dans différentes cultures musicales,
reconnaître et apprécier la qualité d’une prestation instrumentale dans des pièces du répertoire enregistré,
connaître des noms de musiciens, de compositeurs,
connaître des noms de pièces musicales, d’opéras, etc.
Une fois cet inventaire des apprentissages finalisé, il faut assurer par l’observation et des micro-entretiens avec les participantes et les participants, le suivi de leur progression pour chaque rubrique (voir plus loin la méthodologie). On voit ainsi apparaître l’amélioration de leurs capacités à la pratique musicale et leur compréhension de leurs propres progrès. Nombre de ces capacités et de ces progrès sont très probablement transférables à d’autres domaines de l’existence, en particulier à d’autres pratiques artistiques qui en nécessitent de semblables, mais on ne l’observera qu’à travers d’autres situations réalisées probablement par d’autres personnes. Finalement, c’est peut-être dans le cadre de rencontres entre participantes et participants à différentes activités que l’on pourra se hasarder à identifier des apprentissages et des progrès transversaux.
3. Cadre conceptuel
Les apprentissages répertoriés ci-dessus doivent être rapportés au vécu des personnes pour donner sens à l’activité à laquelle elles participent. Ces apprentissages doivent viser la satisfaction du désir d’accomplissement dans le domaine artistique musical.
La notion d’agentivité permet de situer ce vécu personnel. Le terme agentivité est entendu essentiellement ici au sens que lui donne Bandura (2001), pour qui :
[ê]tre un agent, c’est faire en sorte que les choses se produisent intentionnellement par ses actions. L’agentivité englobe les dotations, les systèmes de croyances, les capacités d’autorégulation et les structures et fonctions distribuées grâce auxquelles l’influence personnelle s’exerce, plutôt que de résider en tant qu’entité discrète dans un lieu particulier. Les caractéristiques essentielles de l’agentivité permettent aux gens de jouer un rôle dans leur développement personnel, leur adaptation et leur renouvellement en fonction des changements.
p. 2
Nous distinguons quatre facettes de l’activité des personnes à travers lesquelles peut se manifester l’agentivité en situation d’activité artistique musicale :
L’agentivité épistémique (Demers et al., 2016) prend en considération l’agir du sujet sur les savoirs et avec ceux-ci. Il s’agit ici de l’acquisition de connaissances culturelles propres à la discipline artistique concernée, à savoir l’opéra : des airs, des personnages, des récits, des instruments de musique, des registres de voix, etc. On évalue ainsi dans quelle mesure on a rendu accessible aux participantes et aux participants le patrimoine culturel commun.
L’agentivité créative (Kaimal et al., 2017) concerne l’agir créatif du sujet sur son propre processus créatif et sur le processus créatif collectif. Autrement dit, il s’agit des réalisations en tant que contributeur ou contributrice, ainsi que du développement de la créativité dans ce domaine : le niveau d’engagement dans les pratiques de chant, dans l’écriture des textes, dans la réalisation de costumes et de décors, etc. On évalue ainsi dans quelle mesure on a rendu accessible la possibilité pour les participantes et les participants de s’éprouver comme contributrice ou contributeur au patrimoine culturel.
L’agentivité relationnelle et sociale (Garrau, 2021) relève des initiatives du sujet pour établir et entretenir des relations avec celles et ceux qui l’entourent. Dans la situation, il s’agit du développement de relations sociales liées à cet art avec les intervenants et les intervenantes, les autres participants et participantes, les artistes rencontrés, etc. On évalue ainsi dans quelle mesure on a rendu accessible aux participantes et aux participants le développement de nouvelles relations.
L’agentivité émotionnelle et esthétique vient compléter la liste par extension des trois expressions précédentes. Elle est indispensable pour s’intéresser aux manifestations de ce qui est éprouvé par la personne dans les registres émotionnels et affectifs : ce qui l’a touchée, ce qui lui a plu, ses moments d’émotion esthétique, l’expression de son appréciation esthétique, etc. On évalue ainsi dans quelle mesure on a rendu accessible aux participantes et aux participants l’émotion esthétique.
Le choix de ces quatre facettes de l’agentivité, qui serviront de fil conducteur à l’observation et à l’analyse, a favorisé la cohésion formelle des relevés entre les médiateurs, comme le précise la partie portant sur la méthodologie.
4. Méthodologie
Pour assurer leur validité, la recherche et l’évaluation dans le champ de la déficience intellectuelle appellent quelques précautions. Quelques ouvrages présentent des mises en garde, telles que ne pas utiliser de formulations trop complexes ni de questions incluant plusieurs idées ou des choix multiples ou faisant appel à des inférences sur les pensées d’autrui. On y trouve aussi des conseils utiles, tels que s’appuyer sur des souvenirs factuels, utiliser un vocabulaire familier et des supports visuels, et bien sûr, veiller à établir une bonne qualité relationnelle, confiante et paisible. Mais ces éléments sont soit exposés sur la base d’une recherche singulière dont la méthodologie peut servir d’exemple à suivre, soit relèvent d’une généralisation (Petitpierre et Martini-Willemin, 2014; Bedoin et Scelles, 2015; Saint Martin et Desjardins, 2018). Les deux formes sont certes utiles, mais ne dispensent pas de forger leurs propres instruments et démarches pour l’usage spécifique et le contexte précis visés. Nous avons pour notre part misé sur les atouts suivants dans la situation pour faciliter l’expression et la compréhension des personnes entre elles : les personnes (en médiation et en apprentissage) se connaissent bien entre elles par une longue fréquentation à travers une diversité d’activités artistiques, et le respect et l’estime entre elles sont assurés. De plus, les participantes et les participants sont informés et associés à la démarche. Les moments d’évaluation en fin de séance sont explicitement dédiés à leur prise de parole et au dialogue entre les personnes ayant vécu la séance. Les éléments à relever in fine par les artistes médiateurs et médiatrices peuvent avoir différentes formes (paroles, gestes, comportements, etc.).
Pour le projet en cours, en tant que chercheur pilote de ce projet d’évaluation, j’ai proposé à l’équipe pédagogique des dix-sept artistes médiateurs et médiatrices une méthodologie collaborative (Rougerie, 2017) pour le recueil et l’analyse des données. Ceci a été convenu pour deux raisons : 1) initier un processus de formation des artistes médiateurs et médiatrices en les rendant sensibles, dans une première étape, à la nécessité et à la pratique de l’évaluation; 2) s’assurer d’avoir un volume important de données, issues des différents ateliers, concernant le plus grand nombre possible d’artistes apprenants et apprenantes, dans une diversité de situations d’observations complémentaires.
Les artistes médiateurs et médiatrices ont volontiers accepté d’être ainsi associés à la démarche. À cette fin, chaque artiste dépose une fiche d’observation dans un dossier partagé et confidentiel entre nous, à l’issue de chacune des séances auxquelles il ou elle a participé ou qu’il ou elle a animées. Ce qui y est inscrit peut, selon les circonstances et opportunités, être la saisie directe d’une réflexion formulée ou d’une action réalisée par un ou des artistes apprenants et apprenantes pendant l’atelier ou être la transcription assurée par l’artiste médiateur ou médiatrice des prises de paroles de la discussion collective d’évaluation en fin d’atelier. Cette dernière modalité permet aussi de signifier explicitement aux artistes apprenants et apprenantes la reconnaissance de leur contribution à la démarche d’évaluation.
J’ai colligé ces données dans un tableau qui permettra ultérieurement d’effectuer diverses analyses essentiellement qualitatives. Dans ce tableau de type Excel, chaque ligne est consacrée à une seule observation (description d’action et/ou relevé de parole) concernant un artiste apprenant ou une artiste apprenante. Ainsi toutes les informations qui y sont rattachées pourront être distinguées pour effectuer, si besoin, tous les regroupements utiles. Ces informations concernent la date de l’atelier d’où provient l'observation, l’identification de l’artiste médiateur ou médiatrice qui fournit l’information, l’activité artistique de l’atelier, les participants et les participantes à l’atelier et, bien sûr, la note prise par l’artiste médiateur ou médiatrice. Un tel outil est une base sur laquelle, à mesure qu’elle s’enrichit, s’appuient ensuite des séances collectives consacrées à l’analyse des données avec l’équipe des artistes médiateurs et médiatrices. Ces séances servent aussi à les aider à ajuster et à améliorer la qualité de leurs observations et relevés en identifiant progressivement les informations qui nous manquent encore pour renseigner progressivement l’ensemble des rubriques d’observation que nous souhaitons renseigner et qui seront présentées plus loin dans cet article.
Au départ, une précatégorisation des domaines d’observation a été proposée à l’équipe des artistes médiateurs et médiatrices pour l’aider à s’intéresser à la diversité des expressions possibles des apprentissages réalisés par les artistes apprenants et apprenantes. Ainsi, il leur est proposé de s’intéresser à ce qui permet de documenter différentes facettes de leur agentivité présentée dans le paragraphe consacré au cadre conceptuel.
En fin de projet, lors d’une journée bilan qui avait lieu après la journée de tournage du spectacle, j’ai invité les artistes médiateurs et médiatrices à écrire une synthèse de leurs observations concernant le vécu et l’évolution des artistes apprenants et apprenantes au sein de leur atelier, toujours en utilisant la précatégorisation ci-dessus.
5. Résultats
La lecture des fiches d’observation-évaluation et l’audition des enregistrements des moments d’évaluation auxquels participaient les artistes apprenantes et apprenants en fin de séances ont fait apparaître une diversité de sources d’information relatives aux bénéfices et intérêts des personnes. Après vérification de l’attribution correcte à chacune des quatre facettes de l’agentivité, des regroupements par analyse thématique (Bardin, 2007; Negura, 2006) ont été réalisés, prenant en considération la manière pour les personnes de se comporter en acteurs et actrices produisant des actes et des paroles significatifs. Ainsi, ces fiches et enregistrements témoignent, à travers le relevé d’une observation directe de l’action ou de l’expression d’une ou plusieurs personnes, qu’il s’agit d’une action spontanée ou répondant à une sollicitation, que cette action ou cette parole manifeste un apprentissage en cours de réalisation, qu’il s’agit d’une performance immédiate à confirmer ou une acquisition établie durablement (colonne 3 du tableau 1 ci-dessous). Concernant les contributions artistiques réalisées par les personnes, elles peuvent être distinguées selon que, sous forme d’action ou de verbalisation (colonne 2 du tableau 1), ces contributions sont plutôt pour soi, pour le collectif, provoquées par le collectif ou encore directement réalisées par le collectif (colonne 3 du tableau 2). Concernant le développement des relations sociales et les expressions émotionnelles, une distinction peut être opérée entre ce qui relève de l’action et ce qui relève de la prise de parole, selon aussi qu’il s’agit d’une manifestation spontanée ou en réponse à une invitation à s’exprimer (colonnes 2 et 3 du tableau 3.). Ci-dessous sont reproduits quelques-unes de ces observations et certains relevés de paroles selon le classement analytique proposé. Les phrases de la colonne de droite sont directement celles qui ont été écrites par les artistes médiateurs et médiatrices, reflétant leur observation ou rapportant les paroles d’artistes apprenants et apprenantes.
6. Interprétation des résultats et discussion
Cette démarche minutieuse proposée aux artistes médiateurs et médiatrices a permis de développer une grande attention aux manifestations tangibles et aux formes parfois très discrètes et inattendues des divers apprentissages et bénéfices que les personnes apprenantes pouvaient réaliser. La diversification des sources d’information contribue à refléter avec plus de précision et de richesse les bénéfices propres à l’art pratiqué que les artistes apprenants et apprenantes tirent de leur participation au projet artistique. Les gestes et propos documentés reflètent avec justesse et rendent justice à la qualité artistique de la démarche des artistes apprenantes et apprenants ainsi qu’à leur qualité réflexive. Tout ce qui est recueilli est centré sur l’expérience artistique, tel qu’on peut le lire dans toutes les informations reportées en colonne de droite des tableaux ci-dessus. Il n’y est question que de pratique artistique, d’expérience esthétique et de ce qui est vécu dans ces situations. Quel que soit leur statut, en médiation ou en apprentissage, toutes les personnes engagées dans le projet se voient et sont vues comme des artistes, comme l’exprime par exemple AA17 dans le tableau 4. Les artistes assurant la médiation y trouvent un surcroît de légitimité dans leur intervention, tandis que les artistes en apprentissage concentrent leur volonté vers le but du projet motivant leur soif d’apprentissage et alimentant leur plaisir de se sentir progresser. Toutes et tous y trouvent une mutuelle reconnaissance qui a sa source et sa finalité dans le projet et la pratique artistiques. Cela apparaît nettement dans les écrits de bilan de post-tournage du spectacle, comme le montrent ces extraits écrits par deux artistes médiatrices à propos d’une artiste apprenante :
Lors du spectacle, je l’ai vue avec son groupe en train de chanter… reprendre plusieurs fois. Le corps groundé, les jambes écartées, pieds bien solides au plancher, poitrine ouverte vers le devant. Le visage ouvert, expressif, animé. Les cheveux dégagés. Son corps et ses bras s’élancent, bougent au rythme de la chanson. J’entends sa voix claire qui monte. Quelle présence et quelle maturité! Une belle place physique et émotive. Une affirmation de soi.
La relation amicale que j’ai avec elle s’est grandement renforcée, notamment dû au moment qu’on a partagé lorsque je l’aidais au chant des chansons d’opéra à l’intérieur des cours de percussions. J’aime beaucoup chanter avec toi et ton aide, m’a-t-elle dit. Cela transparaissait aussi à l’extérieur des cours.
L’extrait suivant, qui concerne une autre artiste apprenante, en témoigne également :
Elle fait un travail important, elle a appris plusieurs airs d’opéra. Elle a apprivoisé les textes les uns après les autres. Le tout la stressait énormément. Elle a eu besoin de support et l’a demandé. Elle a bien réussi au spectacle. Elle a réussi les trios avec la chanteuse de l’atelier lyrique de l’Opéra, ce qui lui a demandé une maîtrise d’elle-même du début à la fin. Toute une réussite : demander de l’aide, se retirer et garder son calme dans le silence, travailler ses textes chez elle, trouver la bonne distance avec son autre partenaire de trio, rester et respecter sa propre réalité et ses propres limites.
Conclusion
Cette expérience qu’on peut qualifier d’observation-évaluation collaborative centrée sur l’activité artistique elle-même a permis de mobiliser toutes les personnes concernées sur les éléments centraux de la pratique artistique et des apprentissages afférents. Cela assure la fiabilité des données recueillies, car elles sont collectées au coeur même du domaine de compétence des artistes médiateurs et médiatrices, sans besoin d’aller chercher au-delà de quoi justifier la valeur de leur intervention. De plus, cela permet d’impliquer les artistes apprenants et apprenantes comme sujets collaborant à la démarche, puisque leurs paroles et les interactions entre toutes les personnes sont explicitement recherchées par la collecte. On évite ainsi que ces personnes, sous le prétexte de leur handicap, soient de simples objets à propos desquels des évaluateurs extérieurs à l’activité artistique scrutent les incidences de cette activité. Tout est centré sur la reconnaissance des qualités artistiques émergentes des personnes et sur leur acquisition progressive d’un authentique statut artistique, à telle enseigne que quelques-unes d’entre elles, particulièrement désireuses de se développer artistiquement, sont maintenant « embauchées » par les artistes médiateurs et médiatrices comme « assistantes ou assistants » dans l’animation de séances auprès d’organismes extérieurs ou en milieu scolaire. Apparaît alors une nouvelle étape à franchir dans la reconnaissance (Ricoeur, 2009) : la professionnalisation de ces artistes. Une telle perspective, si elle reste encore malheureusement éloignée, en particulier pour des raisons règlementaires de non-cumul d’une allocation liée au handicap avec un revenu du travail, est totalement ignorée dans les démarches d’évaluation qui évacuent la question du développement artistique des personnes pour ne s’intéresser qu’aux bénéfices de type social, psychologique ou comportemental. Or, ces personnes ont indéniablement du désir et du talent propres à enrichir la vie artistique et culturelle.
Appendices
Notes
-
[1]
Voir, par exemple, le programme Art adapté de la Place des Arts à Montréal (https://placedesarts.com/fr/theme/art-adapt%C3%A9), le Programme diversité et inclusion de l’Opéra de Montréal (https://www.operademontreal.com/diversite-et-inclusion), ainsi que certains programmes en danse (http://corpusculedanse.com/; https://www.aunomdeladanse.com/qui-sommes-nous/) et en arts visuels (https://dodevenement.blogspot.com/; https://creahm.ch/).
-
[2]
En même temps que se déroulait la démarche d’observation-évaluation décrite dans le présent texte, je réalisais à la demande des médiateurs et médiatrices une action de formation-accompagnement de leur démarche pédagogique dont les résultats sont présentés sur un site Internet afin d’être largement diffusés (lien supprimé pour anonymat).
-
[3]
L’anecdote suivante permet de souligner l’importance de désigner ainsi les participants. À propos d’un jeune adolescent institutionnellement identifié comme autiste sévère, son père rapportait avec émotion, lors d’une réunion de synthèse pluriprofessionnelle, qu’à la suite de quelques séances de musique avec le promoteur du programme APPROSH, son fils s’était joyeusement exclamé « je suis un musicien! ». Cette identification de soi comme musicien, identité narrative au sens de Ricoeur (2009), n’est-elle pas une pierre blanche dans l’évaluation dudit programme et la marque de sa qualité inclusive, tant il est vrai qu’à ce titre, tout participant – quel que soit son statut – doit pouvoir s’y sentir « musicien » et non plus seulement autiste, identité défective imposée par une institution.
-
[4]
Objectifs inspirés et adaptés au public visé sur la base du Programme de formation de l’école québécoise, des observations en séance et d’entretiens avec les artistes médiateurs. (https://eer.qc.ca/twinning/undefined/pda_pfeq_musique-secondaire_2010.pdf).
-
[5]
Dans les tableaux, les artistes médiateurs ou artistes médiatrices sont notés par le code AM affecté d’un numéro pour les différencier. De même pour les artistes apprenants et apprenantes, qui sont notés AA.
Bibliographie
- Bandura, A. (2001). Social Cognitive Theory : An Agentic Perspective. Annual Review of Psychology, 52(1), 1.
- Bardin, L. (2007). L’analyse de contenu. Presses universitaires de France.
- Bedoin, D. et Scelles, R. (2015). S’exprimer et se faire comprendre : entretiens et situations de handicap. Erès.
- Bouquet, B. (2009). Du sens de l’évaluation dans le travail social. Informations sociales, 152(2), 32-39.
- Canguilhem, G. (2015). Le normal et le pathologique (12e éd.). Presses universitaires de France.
- Demers, S., Bachand, C.-A. et Leblanc, C. (2016). Les approches inductives au service de l’agentivité épistémique et des finalités éducatives émancipatrices. Approches inductives : travail intellectuel et construction des connaissances, 3(2), 41-70.
- Dewey, J. (1934/2016). L’art comme expérience. Gallimard.
- Gardou, C. (2012). La société inclusive, parlons-en! Il n’y a pas de vie minuscule. Érès éditions.
- Garrau, M. (2021). Agentivité ou autonomie? Pour une théorie critique de la vulnérabilité. Genre, sexualité & société, (25).
- Granier, F. (2011). Art-thérapie. Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, 169(10), 680-684.
- Hochmann, J. (2020). Les chemins de l’autisme : des psychopathies à la neurodiversité. Journal de la psychanalyse de l’enfant, 10(2), 15-93.
- Horvais, J. et Gardou, C. (2012). Au-delà du besoin, le désir. Empan, (88), 104-110.
- Kaimal, G., Mensinger, J. L., Drass, J. M. et Dieterich-Hartwell, R. M. (2017). Art Therapist-Facilitated Open Studio Versus Coloring: Differences in Outcomes of Affect, Stress, Creative Agency, and Self-Efficacy (Studio ouvert animé par un art-thérapeute versus coloriage : différences de résultats sur l’affect, le stress, l’agentivité créatrice et l’efficacité personnelle). Canadian Art Therapy Association Journal, 30(2), 56-68.
- Lauret, J.-M. (2007). Les effets de l’éducation artistique et culturelle peuvent-ils être évalués? L’Observatoire, 32(2), 8-11.
- Leyens, S., Gernay, M.-M., Mercier, C. et Schumacher, C. (2016). Art, handicap mental, reconnaissance sociale. La Revue Nouvelle, 3(3), 56-62.
- Loser, F. (2017). Les ateliers d’art visuel fréquenté par des artistes en situation de handicap : pratiques, enjeux et perspectives. Le sociographe, 57(1), I-XII.
- Montaigne, M. de et Lanly, A. (2009). Les essais. Gallimard.
- Negura, L. (1588/2006). L’analyse de contenu dans l’étude des représentations sociales. SociologieS.
- Petitpierre, G. et Martini-Willemin, B.-M. (2014). Méthodes de recherche dans le champ de la déficience intellectuelle : nouvelles postures et nouvelles modalités. Peter Lang.
- Ricoeur, P. (2009). Parcours de la reconnaissance: trois études. Gallimard.
- Rougerie, C. (2017). L’accueil du chercheur dans une recherche collaborative. Phronesis, 6(1), 166-176.
- Rouleau, H. (2020). « Tout le monde a le droit de goûter à l’opéra! ». Portrait du médiateur Pierre Vachon. Revue musicale OICRM, 7(2), 131-142.
- Saint Martin, C. de et Desjardins, M. (2018). Faire de la recherche avec des personnes classées déficientes intellectuelles. Recherches sociographiques, 59(12), 169-193.
- Tardif, J. (1993). L’évaluation dans le paradigme constructiviste. L’évaluation des apprentissages. Réflexions, nouvelles tendances et formation. Dans Hivon, R. (dir.) L’évaluation des apprentissages: réflexions, nouvelles tendances et formation (p. 27-56). Éditions du CRP.