Abstracts
Résumé
La notion de capacité et l’attestation de la visée éthique occupent une place centrale dans les écrits herméneutiques et phénoménologiques de Paul Ricoeur, qui définit la visée éthique comme la visée d’une vie accomplie, avec et pour les autres, et dans des institutions justes. Par ailleurs, les études empiriques en psychologie morale insistent plutôt sur la prééminence des processus intuitifs, des automatismes et des émotions dans la genèse du jugement moral. À l’ère du numérique, prendre acte de ces deux perspectives suscite de nouveaux défis pour l’éthique en éducation.
Mots-clés :
- éthique,
- morale,
- éducation,
- Ricoeur,
- Haidt
Abstract
The concept of a capable subject and the attestation of that subject’s ethical intention are central to Paul Ricoeur’s hermeneutic phenomenology. He sums up ethical intention as the ability to aim to live a fulfilled life, with and for others, within appropriate institutions. On the other hand, the available empirical evidence in moral psychology points rather toward the pre-eminence of automatic processes, emotion and intuition in moral judgments. In a digital age, this brings new challenges for moral education.
Keywords:
- ethics,
- moral,
- education,
- Ricoeur,
- Haidt
Article body
Introduction
La plupart des démarches d’éducation éthique ou morale sont fondées sur une posture épistémologique qui valorise le jugement raisonné. Trop souvent, le rôle crucial que jouent aussi les émotions et les automatismes pour orienter le comportement moral s’en trouve négligé. Il faut, certes, continuer de développer la capacité de jugement moral raisonné, notamment en puisant aux ressources qu’offre dans ce but une riche tradition ancrée dans la réflexion philosophique. Mais pour que cette capacité réflexive se déploie dans les meilleures conditions possibles, il importe d’y ajouter une observation attentive des processus cognitifs automatiques ou portés par des émotions qui s’enclenchent quand nous vivons une situation qui exige une prise de position morale.
Grâce aux travaux des dernières décennies en neurosciences et en psychologie morale, nous connaissons mieux les processus cognitifs liés à des automatismes ou à des émotions ainsi que leurs effets sur le comportement moral. Pour les présenter, nous reprendrons ici des éléments qui figurent dans le modèle social intuitionniste du jugement moral (Haidt, 2001, 2013). Ce modèle montre six liens entre l’intuition, le jugement et le raisonnement. Deux de ces liens − le jugement raisonné et la réflexion personnelle − ne seront que brièvement mentionnés, car, selon le modèle, ils se produisent rarement, et au prix d’un effort. Le modèle énonce que ce sont les quatre liens suivants qui ont la prééminence : le jugement moral intuitif, le raisonnement après-coup, la persuasion sociale et la persuasion raisonnée. Nous les retiendrons pour notre examen.
À mesure que nous entrons dans l’ère du numérique, avec ses réseaux de communication et d’influence où se multiplient les interactions sociales en mode virtuel et les environnements gérés par des algorithmes d’intelligence artificielle, le déclenchement de processus automatiques ou portés par des émotions suscite de nouvelles embûches pour l’apprentissage du comportement moral. Nous examinerons quelques-unes de ces embûches, notamment celles liées aux deux vitesses de la pensée, à l’enfermement dans une chambre d’échos, à l’effet caméléon et à l’effet miroir.
Tenir compte de ces embûches oblige la conscience morale à fournir un effort particulier, celui de repérer et prendre en compte les solutions toutes faites qui s’accordent trop vite et trop bien avec l’élan ou l’émotion du moment. Comme nous le verrons, cela veut dire qu’il faut porter attention à notre façon de porter attention, s'interroger sur les biais qui nous enferment et qui minent notre intérêt à examiner d’autres options face à un enjeu éthique, en plus de nous montrer vigilants à l’égard de la force de persuasion de nos interlocuteurs, particulièrement lorsque les échanges ont lieu dans des environnements contrôlés par des algorithmes d’intelligence artificielle. Mais avant d’aborder ces sujets, c’est en prenant appui sur la « petite éthique » du philosophe Paul Ricoeur (1990, p. 337; 2001, p. 68) que nous présenterons ce qui fait l’objet de l’éthique en éducation[1] : apprendre à vivre bien, avec et pour les autres, dans des institutions justes. C’est ce que Ricoeur appelle la « visée éthique » (1990, p. 202).
1. Attester de sa visée éthique
Dans sa phénoménologie du « je peux » ou « phénoménologie de l’homme capable » (2013, Épilogue; 2004, Chapitre II; 1996, p. 101-106), Ricoeur décrit la capacité[2] de dire, de faire, de raconter et de se raconter. C’est ce qu’il considère « la série des pouvoirs et des non-pouvoirs qui définissent l’homme comme capable » (2001, p. 8). Il y ajoute ensuite une « capacité spécifique », qu’il considère « homogène » à toute la série, la capacité d’imputabilité : « à savoir l’aptitude à nous reconnaître comme comptables (racine putare) de nos propres actes à titre de leur auteur véritable ». L’imputabilité constitue une capacité « franchement morale », car « un agent humain est tenu pour l’auteur véritable de ses actes, quelle que soit la force des causes organiques et physiques » (2013, p. 447).
Dans l’exercice de ses capacités, l’humain demeure un être fragile et vulnérable (Ricoeur, 2001, p. 85-105). Il peut se montrer compétent et même triomphateur, mais il se trouve souvent en situation de non-puissance ou de puissance moindre. « Toute capacité a pour contrepartie une incapacité spécifique » (Ricoeur, 2004, p. 369). Il existe des formes « plus dissimulées » d’incapacités, comme la méconnaissance. Nous ne sommes pas à l’abri des méprises et des supercheries; nous sommes même capables de nous raconter des histoires, de nous tromper nous-mêmes (self-deception), précise Ricoeur.
Il ne suffit pas d’avoir des capacités; il faut encore en attester au jour le jour, dans des contextes toujours changeants. « Comme tous les autres pouvoirs, l’imputabilité ne peut être prouvée ni non plus réfutée, elle ne peut être qu’attestée ou soupçonnée » (2001, p. 25). Le contraire de l’attestation, c’est le soupçon, et le seul recours contre le soupçon, c’est une attestation plus fiable (Ricoeur, 2001, p. 78; 1990, p. 34, 350). La démarche d’éducation morale propose des outils et un accompagnement à qui veut apprendre à cheminer vers une attestation de plus en plus fiable de sa capacité d’imputabilité. Car, écrit Ricoeur,
on ne surmonte le soupçon que par un sursaut, un sursum, que d’autres hommes peuvent encourager, accompagner, soutenir, par un faire confiance, un appel à, dont on retrouvera plus loin la place en toute pédagogie, en toute éducation, morale, juridique et politique à la responsabilité et à l’autonomie.
2001, p. 89
La définition de la visée éthique que propose Ricoeur comporte trois parties : « visée de la vie bonne », « avec et pour les autres » et « dans des institutions justes » (1990, p. 202). Se trouvent ainsi délimités trois chantiers pour attester de notre capacité d’imputabilité. Viser la « vie bonne » (selon la pensée d’Aristote), c’est un travail pour lequel on rend des comptes à soi-même en tant que seul juge de ce qui constitue, pour nous, une vie accomplie. Actualiser cette visée « avec et pour les autres » nous amène à rendre aussi des comptes à autrui proche, dont nous voyons le visage, envers qui nous pouvons nous engager à tenir nos promesses et qui souffre lorsque nous lui causons un tort. Articuler cette visée dans des « institutions justes », c’est un travail qui suscite une reddition de compte d’un ordre différent, qui s’adresse tant à nos concitoyens qu’aux générations futures. Pour ces trois chantiers, se donner une visée éthique et en attester comporte des embûches qui, à l’ère du numérique, peuvent prendre des formes déroutantes.
Nous examinerons ces embûches en les reliant aux processus qui figurent dans le modèle social intuitionniste du jugement moral de Haidt (Haidt, 2013, p. 55; Haidt, 2001, p. 815; Haidt et Bjorklund, 2008, p. 187). Ce modèle met en évidence les processus intuitifs plutôt que ceux fondés sur la réflexion. Son objectif principal est de montrer comment « des intuitions morales qui se manifestent rapidement engendrent des jugements moraux qui seront ensuite suivis, lorsque nécessaire, par un lent processus de raisonnement après-coup » (Haidt, 2001, p. 817) [ma traduction]. Le modèle se présente comme un schéma à deux niveaux[3] qui permet de suivre l’interaction entre A et B à la suite d’un événement déclencheur. Trois notions sont inscrites dans des formes ovales : intuition, jugement, raisonnement (intuition, judgment, reasoning). L’intuition de A, le jugement de A et le raisonnement de A figurent, dans cet ordre, au premier niveau du schéma. Un deuxième niveau s’y ajoute, en dessous, montrant en ordre inverse le raisonnement de B, le jugement de B et l’intuition de B. Des flèches relient les ovales entre eux, à chacun des niveaux et entre les deux niveaux, afin de montrer les liens entre les notions inscrites dans les ovales. Six liens sont ainsi décrits par le modèle. Ce sont les quatre premiers qui jouent un rôle d’avant-plan : le jugement intuitif (lien 1), le raisonnement après-coup (lien 2), la persuasion sociale (lien 4) et la persuasion raisonnée (lien 3). Nous les retiendrons pour les fins de notre discussion sur la capacité de se donner une visée éthique et d’en attester. Les liens 5 (le jugement moral raisonné) et 6 (la réflexion personnelle) étant rarement utilisés, nous les mentionnerons sans les examiner en profondeur[4].
Interroger en parallèle des approches tant philosophiques que psychologiques est une démarche qui n’est pas étrangère à l’oeuvre de Ricoeur. Selon lui, « la phénoménologie de chaque époque est en tension avec l’état de la science psychologique contemporaine » (2013, p. 107-108) et toutes deux doivent éviter de rechuter à « l’explication naturaliste ». Phénoménologie et psychologie morale s’éclairent l’une l’autre et ouvrent des pistes à explorer pour l’éthique en éducation.
2. Le jugement moral intuitif et les embûches liées aux deux vitesses de la pensée
Selon le modèle proposé par Haidt, le jugement moral intuitif est le lien entre l’intuition de A et le jugement moral qui surgit dans sa conscience lorsque A est confronté à un enjeu éthique :
L’intuition morale est définie comme étant l’apparition soudaine dans la conscience ou dans ses franges d’un sentiment porteur d’une évaluation (j’aime ou je n’aime pas; bon ou mauvais) à l’égard du caractère d’une personne ou des actions qu’elle pose, sans que la conscience puisse établir que pour en arriver à cette évaluation des étapes ont été franchies, le pour et le contre ont été examinés, ou une déduction a mené à cette conclusion.
Haidt et Bjorklund, 2008, p. 188 [ma traduction]
Ce jugement moral intuitif devient disponible instantanément (instantflash of evaluation). Ces intuitions éclair sont teintées d’émotion (affect-laden intutions, Haidt, 2007, p. 999). Dans le modèle de Haidt, c’est le lien 1, l’un des quatre liens d’importance majeure.
Selon ce modèle, le jugement moral consiste à « faire consciemment l’expérience d’un blâme ou d’un éloge en y attachant simultanément une croyance quant au caractère bon ou mauvais de l’action évaluée » (Haidt et Bjorklund, 2008, p. 188) [ma traduction]. Selon les observations des chercheurs en psychologie morale, dans la plupart des situations où un jugement moral est requis, l’individu en arrive à ce jugement sans effort : c’est le jugement moral intuitif (lien 1). Haidt et ses collègues en donnent comme preuve le phénomène de stupéfaction morale (moral dumbfounding, Haidt, 2001, 2003, 2007, 2013). Les recherches empiriques montrent qu’après avoir formulé un jugement moral se rapportant à une histoire fictive qui leur a été présentée, les individus ne parviennent pas à en expliquer le pourquoi. Ils sont incapables d’identifier les étapes franchies pour aboutir au jugement exprimé, indiquant ainsi qu’ils ne se sont pas livrés à un exercice conscient et systématique (Haidt et Bjorklund, 2008, p. 197).
Ce passage rapide de l’intuition au jugement n’est cependant pas inévitable. La personne peut résister à la tendance qui la porte à endosser consciemment le jugement moral qui vient de surgir (Haidt et Bjorklund, 2008, p. 188). L’intuition joue un rôle de premier plan, sans pour autant se poser en dictateur : « Intuitive primacy (but not dictatorship) » (Haidt et Kesebir, 2010, p. 801). Le modèle montre d’ailleurs trois liens (3, 4 et 6) qui ont un effet sur l’intuition : la persuasion raisonnée, la persuasion sociale et la réflexion personnelle (Haidt, 2007, p. 999).
Les neurosciences apportent un éclairage utile sur les phénomènes liés à l’intuition, dans un vocabulaire maintenant accessible à tous (Lachaux, 2011/2013). Elles ont mis en évidence ce que Kahneman, spécialiste de psychologie cognitive, considère comme les deux vitesses de la pensée. Kahneman (2012, p. 21) décrit la vie mentale en se servant de la métaphore[5] de deux agents : le Système 1 et le Système 2. Il constate que certaines parties du cerveau humain fonctionnent de manière automatique et réagissent instantanément grâce à des processus exécutés en parallèle qui échappent à la conscience (Système 1). D’autres fonctionnent plus lentement, car leurs opérations dépendent d’un montage en série et de règles cognitives acquises au prix d’un effort (Système 2). Le Système 2 se greffe au premier système un peu à la manière d’un dispositif de guidage, un système exécutif qui ajoute des fonctionnalités avancées au pilotage automatique que permet le Système 1. Les recherches empiriques montrent que, dans certains cas, le Système 2 peut jouer un rôle inhibiteur et suspendre ou même stopper l’action initiée par des processus inconscients qui relèvent du Système 1. Cependant, le lien avec le jugement est indirect et passe par le Système 1.
Le Système 1 est à l’origine de la créativité grâce aux multiples associations intuitives qu’il effectue. Il a accès aux ressources de l’imagination pour monter des bricolages heuristiques qui sont un précieux atout. Cependant, les processus rapides du Système 1 ne sont pas toujours fiables et le système n’émet pas de signal d’avertissement quand il perd de sa fiabilité. Il présente constamment des suggestions au Système 2, sans s’encombrer des limites à ses capacités. Le Système 1 ne peut pas être débranché. Cela ne signifie pas pour autant qu’il mette nécessairement en péril notre capacité d’attester de notre visée éthique. Cela signifie plutôt que cette attestation se fera au prix d’un effort.
Pour attester de sa visée éthique – la visée d’une vie accomplie, avec et pour les autres, dans des institutions justes − la personne fera appel à ces deux types de processus. Viser, c’est agir dans l’instant lorsqu’une cible mouvante se présente : cela requiert les processus de cognition rapide, l’imagination et la créativité du Système 1. On peut aussi s’exercer à mieux viser, se donner une expertise par la pratique, apprendre de ses erreurs en examinant les facteurs présents en soi-même ou dans l’environnement qui ont eu un effet sur la capacité d’atteindre la cible : un tel retour réflexif sur l’action requiert les processus cognitifs lents du Système 2.
Ricoeur n’utilise pas la terminologie de Kahneman. Dans sa phénoménologie de la volonté, il présente plutôt les notions de volontaire et d’involontaire et leur relation de réciprocité. La description phénoménologique que propose Ricoeur apporte une nuance utile : il distingue un involontaire « du caractère, de l’inconscient, de l’organisation vitale » (1950/1988, p. 11) d’une part et un involontaire qui est accessible à la décision et à l’effort d’autre part :
Le besoin, l’émotion, l’habitude, etc., ne prennent un sens complet qu’en relation avec une volonté qu’ils sollicitent, inclinent et en général affectent, et qui en retour fixe leur sens, c’est-à-dire les détermine par son choix, les meut par son effort et les adopte par son consentement. Il n’y a pas d’intelligibilité propre de l’involontaire. Seul est intelligible le rapport du volontaire et de l’involontaire.
Ricoeur, 1950/ 1988, p. 8
La notion d’involontaire se rapproche de celle de Système 1 chez Kahneman. Quant au volontaire, Ricoeur lui attribue des capacités qui correspondent à celles que montre le Système 2 : la capacité d’adopter l’involontaire, celle de le mouvoir et celle de le déterminer. Cependant, pour Ricoeur la compréhension des rapports entre le volontaire et l’involontaire procède « de haut en bas », et non pas l’inverse :
Loin qu’on puisse dériver le volontaire de l’involontaire, c’est au contraire la compréhension du volontaire qui est première dans l’homme. Je me comprends d’abord comme celui qui dit : « Je veux ». L’involontaire se réfère au vouloir comme ce qui lui donne des motifs, des pouvoirs, des assises, voire des limites.
Ricoeur, 1950/1988, p. 8-9
Se savoir capable de jugement moral intuitif (figure 1, lien 1), c’est déjà un premier pas. Il faut aussi apprendre à repérer ces jugements et choisir d’y porter attention, afin de garder le cap sur sa visée éthique. Cette intention mène alors à un « automatisme surveillé » (Ricoeur, 2013, p. 98). Or, à l’ère du numérique, l’entraînement de l’attention pose de nouveaux défis. Nous avons maintenant des outils pour « zapper », écumer des contenus, regarder plusieurs écrans à la fois… bref tout ce qu’il faut pour que l’attention oublie sa visée au profit d’une errance ludique :
Désormais, l’attention s’allume, s’éteint, passe d’un sujet à l’autre, à la fois discontinue par ses sauts innombrables d’un sujet à un autre. Ce passage incessant d’une connexion mentale à sa déconnexion, la superposition constante de registres multiples et hétérogènes, la dépendance perpétuelle aux écrans, messages, sollicitations de toutes natures risquent de modifier en profondeur les manières de penser, mais aussi de ressentir.
Atlan et Droit, 2014, p. 407-408
La réciprocité de l’involontaire et du volontaire que décrit Ricoeur risque de se transformer en déficit du volontaire à mesure que notre attention se laisse ainsi fasciner. Il devient alors plus difficile à la volonté de mettre l’involontaire en mouvement, orienté vers une visée.
Sans cesse la volonté joue de l’une contre l’autre; tantôt elle profite de la surprise de l’émotion pour se débusquer du sommeil de l’habitude […] tantôt la volonté travaille avec la complicité de la fonction pacificatrice par excellence, l’habitude, [et] c’est pourquoi, après avoir dit que la volonté meut par le désir, il faut dire que l’effort est l’habitude voulue. Ainsi, la spontanéité est tour à tour organe et obstacle.
Ricoeur, 2013, p. 119
Pour aider à contourner les obstacles qui nuisent à une attestation de plus en plus fiable de la visée éthique, la démarche d’éducation morale voudra puiser à des stratégies d’entraînement de l’attention que connaissaient déjà les grandes traditions de méditation et que confirment et enrichissent maintenant les études empiriques en neurosciences (Lachaux, 2011/2013). Il s’agit d’apprendre à porter attention à notre façon de porter attention : connaître les artifices de l’attention et ses défaillances, s’entraîner à la doser, observer ses vagabondages et ses décrochages. Ce sont là des pistes à explorer pour que la démarche d’éducation morale prenne en compte l’émergence des jugements moraux intuitifs.
Pour Ricoeur (2013, p. 95), « l’étude des articulations entre les moments volontaires et involontaires de la conscience est sans cesse orientée par l’idéal de l’unité de la personne humaine ». Ce n’est pas un assemblage de systèmes ou de processus cognitifs qui répond aux questions que pose Ricoeur – Qui parle? Qui agit? Qui raconte? Qui se raconte? Qui est le sujet moral d’imputation? (Ricoeur, 1990, p. 199; 2001, p. 77). C’est une personne vivante − qui a sa propre histoire, ses réseaux d’interrelations, qui est irremplaçable pour ses proches − qui répond : « Je peux ». Le modèle de Haidt aide à voir comment l’exercice de la capacité éthique doit compter à la fois sur des processus automatiques − des spontanéités, dans le vocabulaire de Ricoeur − et sur des processus contrôlés. Le modèle indique aussi qu’il y a possibilité d’un retour sur ce qui s’est passé dans l’instant.
3. Le raisonnement après-coup et les embûches liées à l’enfermement dans une chambre d’échos
Haidt et ses collègues définissent le raisonnement moral comme étant « l’activité mentale consciente qui consiste à transformer l’information disponible au sujet des personnes afin de produire une évaluation morale » (Haidt et Bjorklund, 2008, p. 188-189) [ma traduction]. Cette activité se fait par étapes et, dans la plupart des cas, elle surviendrait, selon eux, alors que le jugement moral est déjà présent à la conscience. Il s’agit d’un raisonnement moral après-coup (post hoc reasoning). Dans le modèle, cette activité correspond au lien 2, un autre des quatre liens d’importance majeure. L’individu se sert du raisonnement moral après-coup pour s’expliquer à lui-même le jugement moral déjà posé ou encore pour le justifier aux yeux des autres personnes dont il veut conserver l’estime.
Le modèle prévoit aussi que l’individu puisse faire un jugement moral raisonné (reasoned judgment) en procédant à une délibération, étape par étape. C’est le lien 5. Selon Haidt, il s’agit d’un processus rare qui demande de l’entraînement et du temps pour s’engager dans les étapes séquentielles de la délibération. Le raisonnement moral peut aussi avoir un effet sur l’intuition. C’est le lien 6 : la réflexion personnelle. Ces deux liens figurent en pointillés sur le schéma, car le modèle considère qu’ils sont rarement utilisés.
Le raisonnement moral après-coup (lien 2) est aiguillonné par le besoin d’être rassuré, de préserver son estime de soi ou de se montrer digne de l’estime des personnes dont l’opinion est valorisée. Ainsi utilisé, le raisonnement moral n’orienterait pas le jugement ni le comportement. Il servirait plutôt à conforter l’individu dans ses positions, même au risque de l’y enfermer. En effet, les recherches empiriques montrent un biais en faveur de la confirmation : l’individu est porté à chercher plus activement des motifs à l’appui du jugement moral formulé et il explore moins volontiers les motifs qui permettraient de le remettre en cause (Haidt, 2001, p. 818; Haidt et Kesebir, 2010, p. 802). Quant au jugement moral raisonné (lien 5), les recherches empiriques montrent qu’il peut donner des résultats ambigus : après avoir élaboré son raisonnement au sujet d’un problème moral, l’individu peut exprimer verbalement un jugement compatible avec ce raisonnement, sans réussir pour autant à empêcher l’expression spontanée d’une intuition morale qui, même si elle va à l’encontre de ce raisonnement, en demeure l’influence prépondérante (Haidt, 2001, p. 819).
C’est le processus de raisonnement qui suscite surtout l’intérêt et l’attention de la réflexion philosophique et des démarches d’éducation morale. On veut baliser les étapes de la délibération morale et enseigner à les pratiquer. C’est un effort qu’il faut poursuivre. Mais qui veut apprendre à en arriver à une attestation de plus en plus fiable de sa capacité éthique voudra aussi prendre en compte les observations faites par les chercheurs en psychologie morale, indiquant que le raisonnement se produit généralement après-coup et que, même pour les personnes bien entraînées à la délibération, il se produit dans un espace mental préstructuré par des processus intuitifs :
Les gens se donnent presque instantanément une première évaluation à l’égard des objets du monde social. Ces évaluations sont difficiles à déloger et donnent peu de prise à l’exercice conscient de la volonté. Même lorsque l’individu s’engage dans un raisonnement moral, il mène cette activité dans un espace mental qui a déjà été préstructuré par des processus intuitifs, incluant des réactions émotives qui préparent son cerveau à choisir de se rapprocher ou de s’éloigner de la personne ou de la proposition alors sous considération.
Haidt et Kesebir, 2010, p. 803 [ma traduction et mon soulignement]
En puisant dans la phénoménologie de la volonté de Ricoeur (2013, p. 75), on peut jeter un regard différent sur cet « espace mental » dans lequel la personne évolue lorsqu’elle construit son raisonnement. Ricoeur invite à replacer le jugement moral dans un horizon, dans un champ de valeur, dans le « ciel éthique » de la personne :
La conscience se constitue en conscience morale lorsqu’elle se fait toute entière évaluation, réflexion sur ses valeurs. […] Ceci est meilleur que cela ; ceci est hic et nunc le meilleur; ce jugement, à l’échelle réduite d’une situation, a pour horizon et pour arrière-plan des repères ou des références de valeur qui ne sont pas chaque fois activement ré-évaluées mais plutôt forment, pour une conscience donnée, à une époque donnée de son développement […] une configuration ou une constellation d’astres fixes ; ces valeurs non réévaluées forment, si l’on peut dire, son ciel éthique, son « habitus » moral; […] En effet, chaque projet ne met jamais en jeu qu’un secteur de valeurs par rapport auquel tout le champ de valeur sert de référence. Dans une situation donnée, je cherche un point d’appui : je le trouve normalement dans la totalité des valeurs non réévaluées à ce moment et qui au cours du débat avec moi-même révélèrent leur puissance de motivation dans cette situation.
1950/1988, p. 71 [mon soulignement]
Qu’il soit nommé espace mental (mental space) ou ciel éthique, le lieu virtuel dans lequel la personne construit un raisonnement est déjà préstructuré par des processus intuitifs et affectifs, dit la psychologie morale, par des valeurs non réévaluées, écrit Ricoeur. Il explique la présence des valeurs dans cet horizon en invoquant, ici encore, la réciprocité du volontaire et de l’involontaire, « l’involontaire corporel étant la source existentielle de la première couche de valeurs et le résonateur affectif de toutes les valeurs même les plus fines » (1950/1988, p. 75). Le point d’appui se trouve dans la totalité des valeurs qui, même non réévaluées à ce moment précis, gardent leur pouvoir de motivation.
Si le lieu virtuel dans lequel le raisonnement moral est construit est déjà préstructuré, le défi consistera à ne pas s’y laisser enfermer par des préconceptions, des stéréotypes, des biais ou des valeurs qui ne donneraient jamais lieu à une réévaluation. Dans sa phénoménologie du vouloir, Ricoeur nous invite à voir « naître et vivre une décision au lieu d’en considérer abstraitement les moments ». Il propose deux lectures de l’événement, l’une qui mobilise la capacité d’attention, l’autre qui laisse se déployer la capacité d’invention :
L’événement d’un choix peut toujours être lu de deux façons différentes; c’est, en un sens, l’attention qui s’arrête à un groupe de motifs : je me décide parce que je me rends à telle ou telle raison; mais, en un autre sens, c’est le surgissement d’un acte nouveau : le sens final de mes raisons, c’est que je me décide ainsi. Or cette double lecture est inscrite dans la structure même de la décision qui, par un côté, est une invention de projet et, par un autre, un accueil de valeurs : une activité et une réceptivité.
Ricoeur, 2013, p. 120 [mon soulignement]
Ces capacités d’attention et d’invention sont requises pour que nos choix nous permettent, d’un événement à un autre, d’en arriver à une attestation de plus en plus fiable de notre visée éthique. Or elles peuvent être mises à mal dans les espaces virtuels auxquels nous avons maintenant accès grâce à la technologie numérique. La programmation des assistants virtuels et des autres systèmes d’intelligence artificielle mis à notre disposition reflète les valeurs des personnes qui les conçoivent, au risque de simplement reproduire passivement les biais ou les préjugés (Gibert, 2020). L’équilibre entre activité et réceptivité risque d’être rompu et remplacé par une passivité béate devant le préprogrammé ou encore une activité téléguidée. Les algorithmes donnent la prééminence aux messages les plus riches en mention « J’aime » (like) et trient les données en fonction de notre profil et de notre activité en ligne. La personne risque alors d’être enfermée à son insu dans une chambre d’échos[6]. Cette métaphore, empruntée aux études sur les médias (Acerbi, 2020; Fantl, 2018), décrit les environnements où les messages sont calibrés, répétés et amplifiés de façon à conforter la personne dans ses prises de position et à sous-représenter ou à censurer les points de vue qui contredisent ces positions. Dans une chambre d’échos, l’individu reçoit constamment des confirmations qui viennent en renfort des rationalisations qu’il se donne pour justifier son jugement. Lorsque s’installe une telle illusion d’objectivité, le jugement raisonné peut difficilement contribuer à l’exercice de la capacité éthique − la capacité de viser une vie accomplie, avec et pour les autres, dans des institutions justes.
4. La persuasion sociale ou raisonnée et les embûches liées à l’effet caméléon et à l’effet miroir
Le modèle social intuitionniste du jugement moral considère que le raisonnement moral s’inscrit dans des réseaux interpersonnels (Haidt, 2001, p. 820). C’est pourquoi le schéma comporte deux niveaux à l’horizontale, l’un pour A et l’autre pour B. Les liens qui relient ces niveaux (liens 3, 3′, 4 et 4′) montrent comment les processus intuitifs d’une personne sont doublement nourris par les jugements moraux d’autrui et par ses raisonnements moraux. Les liens 3 et 4 comptent aussi parmi les quatre liens d’importance majeure.
Le modèle distingue entre deux types de persuasion qui exercent leurs effets sur l’intuition : la persuasion sociale (social persuasion, lien 4) et la persuasion raisonnée (reasoned persuasion, lien 3).
On observe un phénomène de persuasion sociale (social persuasion, lien 4; Haidt et Bjorklund, 2008, p. 192-193) lorsque B se rallie intuitivement au jugement moral exprimé par A, sans qu’une explication raisonnée soit nécessaire. L’individu montre une tendance à adopter spontanément le jugement moral qu’expriment les personnes qu’il veut continuer à fréquenter ou les personnes qui font partie d’un réseau social qu’il valorise. On observe aussi un effet caméléon : les individus qui partagent un même réseau d’interactions ou qui souhaitent avoir accès à un réseau qu’ils valorisent ajustent leurs intuitions morales pour qu’elles ne les placent pas en contradiction avec les jugements moraux qui sont exprimés dans ce réseau ou avec la posture morale qui, selon eux, est partagée par les individus qui participent à ce réseau.
Le raisonnement moral de A peut également exercer une influence sur l’intuition de B, ce que Haidt et ses collègues nomment la persuasion raisonnée (lien 3; 2008, p. 190-191). Il ne s’agit pas alors d’un échange d’arguments raisonnés entre A et B, mais plutôt d’une démarche visant à convaincre. Même si A présente explicitement à B son raisonnement moral, il tente surtout de provoquer chez B une intuition morale spontanée à valence affective (to push an emotional button; triggering affective flashes; Haidt et Bjorklund, 2008, p. 192). On observerait aussi, à cet égard, un effet miroir : lorsqu’il partage la même émotion que son interlocuteur, l’individu serait porté à se rallier spontanément au raisonnement moral exprimé par cet interlocuteur, sans se poser de questions. Les effets caméléon et miroir décrivent des phénomènes qui mettent en évidence la vulnérabilité aux illusions d’optique, le risque d’aveuglement.
La définition de la visée éthique proposée par Ricoeur tient compte elle aussi de l’inscription sociale des jugements et des raisonnements moraux. Elle ajoute même une nuance en distinguant entre l’interaction avec un autrui proche, placée sous le signe de la sollicitude, et celle avec un autrui lointain − les concitoyens et les générations futures − avec qui le lien est médiatisé par des institutions (Ricoeur, 1990, p. 211-236). C’est dans la rencontre avec autrui que sont mises en débat les propositions de chacun, souvent difficilement conciliables, qui nous amènent à établir ensemble comment vivre bien, avec les autres, et comment mettre en place et faire fonctionner des institutions justes. Lorsqu’il décrit « le concept de capacités sociales », Ricoeur (2004, p. 208) ajoute en renfort à la notion de capacité celle de capabilité, que proposent dans leurs travaux Sen et Nussbaum. Il voit dans la capabilité un « critère pour évaluer la justice sociale » (2004, p. 215).
Selon Ricoeur, l’attestation, sous toutes ses formes, est toujours une attestation de soi : « ce dont elle dit l’être-vrai, c’est le soi; et elle le fait à travers les médiations objectivantes du langage, de l’action, du récit, des prédicats éthiques et moraux de l’action » (Ricoeur, 1990, p. 350). C’est le soi qui reconnaît l’importance de l’opinion d’autrui, qui a besoin d’être estimé, approuvé et reconnu par les autres :
la constitution du Soi se poursuit au-delà de la sphère du politique et de l’économique, dans la région des relations interpersonnelles; c’est là que je poursuis le dessin d’être estimé, approuvé, reconnu. Mon existence pour moi-même est tributaire de cette constitution dans l’opinion d’autrui. Mon « Soi » − si j’ose dire − je le reçois de l’opinion d’autrui, qui le consacre; la constitution des sujets est ainsi une constitution mutuelle par opinion.
1960/1988, p. 137
L’éthique en éducation voudra prendre acte de la constitution mutuelle par opinion et observer comment elle peut parfois contribuer et parfois nuire à l’attestation de la capacité éthique. Ricoeur a déjà balisé le chemin et il énumère les errements, les aveuglements qui nous guettent lorsque de fausses croyances sur la valeur du moi font en sorte que la constitution de soi dans l’opinion cesse d’être mutuelle :
une estime vécue dans une croyance, c’est ce qui, plus que tout, peut errer : parce qu’elle est crue, la valeur du moi peut être feinte, alléguée, prétendue; elle peut aussi être méconnue, contestée et protestée; et aussi méprisée, rabaissée, ravalée, humiliée ; et quand, à tort ou à raison, elle est méconnue, le défaut d’estime peut être compensé par une surestimation de soi, ou par une dépréciation d’autrui et de ses valeurs.
1960/1988, p. 141
Ricoeur ne parle pas d’illusions d’optique et il ne mentionne ni l’effet caméléon qui fragilise les phénomènes de persuasion sociale ni l’effet miroir qui contribue au succès de la persuasion raisonnée. Il décrit plutôt les « formes de fragilité certes inhérentes à la condition humaine, mais renforcées, voire instaurées par la vie en société » (2001, p. 26), notamment la « fragilité affective » (1960/1988, p. 97-148). Il signale « la menace d’une existence en reflet et quasi fantomatique; cette possibilité de n’être plus qu’une phrase d’autrui, cette dépendance à la fragile opinion » (1960/1988, p. 137).
La constitution mutuelle par opinion peut être l’occasion d’une attestation de soi et de sa capacité éthique; elle peut aussi s’avérer un événement auquel ne participe qu’un fantôme ou le reflet de quelqu’un d’autre. Dans ce contexte, l’éducation éthique se révèle une éducation à la maturité du soi dans et par l’accueil des autres. « Comme le suggère la relation intersubjective de l’accueil développée sous la forme de l’hospitalité, il n’est point d’accueil sans la maturité d’un moi qui reçoit dans son aire, dans son ambiance, bref dans une zone qu’il qualifie activement et qui est son chez soi » (Ricoeur, 1950/1988, p. 76).
Dans un monde numérique, l’aire du chez-soi où se fait l’accueil d’autrui n’est pas exempte d’embûches. Les réseaux sociaux en ligne, par exemple, peuvent être un carrefour pour les débats d’idées, mais cette plateforme est aussi d’une redoutable efficacité pour la diffamation, les humiliations et le taxage. La parole peut être monopolisée par les extrêmes, souvent dans l’anonymat, et amplifiée par des robots (bots) qui agissent comme des fantômes. Le nombre d’accès (hits) devient un critère de pertinence pour choisir quel interlocuteur il faut suivre, à quel site il faut se brancher pour se sentir chez soi parce que conforté dans ses opinions. La technologie numérique permet de décupler la portée d’un message et sa force de persuasion, amplifiant ainsi l’effet caméléon et l’effet miroir. Tout un chacun peut exercer la fonction d’influenceur d’opinions ou se proposer comme un leader de tendances et regrouper des adeptes − abonnés ou amis − qui ne seront que leur reflet.
Pour que les réseaux de communication et d’influence auxquels nous participons dans un univers numérique soient des espaces d’attestation de soi et de la visée éthique, il devient nécessaire de savoir repérer les risques d’aveuglement que comportent les processus de persuasion et d’apprendre à tenir compte de ces embûches. On trouve dans la phénoménologie d’autrui de Ricoeur des pistes à explorer pour que l’éducation éthique permette de guider et de consolider la « constitution mutuelle par opinion ». Les approches pédagogiques axées sur le mieux vivre-ensemble[7] et la pratique du dialogue y contribuent déjà. Les espaces habités avec autrui proche ou autrui lointain, qu’ils soient virtuels ou non, doivent être des lieux d’interpellation, car, écrit Ricoeur : « C’est sur le mode éthique de l’interpellation que le moi est appelé à la responsabilité par la voix de l’autre » (2004, p. 375). Pour exercer notre capacité de viser une vie accomplie, avec et pour les autres, dans des institutions justes, nous avons besoin d’être constamment interpellés par autrui. Lorsque cet autrui, même animé des meilleures intentions, nous adresse la parole par l’intermédiaire d’un algorithme d’intelligence artificielle[8], le jeu de la persuasion, qu’elle soit sociale ou raisonnée, s’en trouve transformé. Le déchiffrage à faire requiert un effort et des capacités d’attention et d’invention, comme c’était le cas pour éviter l’enfermement dans une chambre d’échos.
Conclusion
Le modèle social intuitionniste du jugement moral met en évidence le rôle de premier plan que jouent les processus intuitifs comparativement aux processus raisonnés, qui demandent un effort soutenu. Les outils numériques que nous avons examinés pour identifier les embûches susceptibles de nuire à notre capacité de viser une vie accomplie, avec et pour les autres, dans des institutions justes, nous offrent la possibilité de nous contenter d’un effort moindre. Ils ont été conçus pour nous rendre l’existence plus facile, plus agréable et pour correspondre à nos désirs. Par ailleurs, attester de sa capacité éthique au sens où l’entend Ricoeur demande un effort dont nous ne pouvons faire l’économie, même à l’ère du numérique. Ce qui est en jeu, c’est beaucoup plus qu’une recherche de confort qui serait à la remorque de l’intuition, dédaignant les tâches qu’impose la réflexion. Il s’agit, selon Ricoeur, non pas de refuser l’effort et le désir mais de se les approprier afin d’en faire un effort pour exister et un désir d’être. Après avoir posé que « réflexion n’est pas intuition » (1969, p. 322; en italique dans le texte), Ricoeur explique comment la réflexion est une tâche, et comment il en est de même pour la conscience et pour la position du soi. Il conclut :
Nous sommes maintenant en mesure de compléter notre proposition négative − la réflexion n’est pas l’intuition – par une proposition positive; la réflexion est l’appropriation de notre effort pour exister et de notre désir d’être, à travers les oeuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir; c’est pourquoi la réflexion est plus qu’une simple critique du jugement moral; antérieurement à toute critique du jugement, elle réfléchit sur cet acte d’exister que nous déployons dans l’effort et le désir.
Ricoeur, 1969, p. 325; en italique dans le texte
Grâce à la technologie numérique, l’effort pour exister et le désir d’être se déploient maintenant dans un espace enrichi qui ouvre des possibilités inouïes pour une réflexion qui se veut appropriation. Déjà le Québec s’est donné un cadre de référence de la compétence numérique. On y décrit comment « agir en citoyen éthique à l’ère du numérique » et comment « développer sa pensée critique envers le numérique » (gouvernement du Québec, avril 2019, p. 10, 13, 23). L’apprentissage de comportements éthiques et responsables fait partie de la compétence numérique, selon la définition qui en est proposée[9]. La définition de la littératie numérique mentionne également qu’elle comprend de nombreuses pratiques éthiques et sociales[10]. Le guide est accompagné d’un guide pédagogique destiné aux acteurs des milieux de l’éducation et de l’enseignement supérieur. Des ouvrages complémentaires sur le développement de la compétence numérique sont déjà accessibles pour mieux outiller les intervenants dans les milieux de l’éducation (Karsenti, 2019).
Apprendre au XXIe siècle – comme l’annonce le titre du livre de François Taddei (2018) − ce sera apprendre différemment, en s’appuyant sur de puissantes technologies pour mieux développer nos capacités, notamment celle de collaborer avec les autres dans la poursuite d’une vie accomplie, dans des institutions justes. Dans le monde numérique, certaines des capacités de l’humain sont décuplées, en même temps que surgissent des formes d’incapacité qui ne nous sont pas familières et auxquelles il nous faut porter attention. C’est dans ce contexte que s’ouvrent de nouveaux chantiers pour l’éthique en éducation.
Appendices
Notes
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[1]
Ricoeur aborde le thème de la capacité éthique en lien avec la démarche éducative et l’éducation à la citoyenneté dans 1996, p. 100-106. Pour une discussion de la pensée de Ricoeur sur la question éducative, voir Kerlan et Simard, 2011.
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[2]
Au sujet de la notion de « capacité », Ricoeur précise : « Pour bien entendre ce terme de capacité, il faut revenir au « je peux » de Merleau-Ponty et l’étendre du plan physique au plan éthique. Je suis cet être qui peut évaluer ses actions et, en estimant bons les buts de certaines d’entre elles, est capable de s’évaluer lui-même, de s’estimer bon » (1990, p. 212). Ricoeur (2004, p. 208-219) indique aussi comment il situe la notion de « capacité » par rapport à celle de « capabilité » qu’utilisent Sen et Nussbaum. Ricoeur considère que la capabilité, en tant que « capacité réelle de choix de vie », est un critère pour évaluer la justice sociale.
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[3]
Ce schéma est accessible en ligne : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8a/SocialIntuitionistCC.jpg.
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[4]
Une discussion des six liens est présentée dans Laflamme, 2017, p. 147-161.
-
[5]
Il s’agit d’une métaphore, car « les deux systèmes n’existent pas vraiment, que ce soit dans le cerveau ou ailleurs » (Kahneman, 2012, p. 499). Kahneman adopte les termes suggérés à partir du début des années 2000 par les psychologues Keith E. Stanovich et Richard West (2000). Ces derniers et leurs collègues ont ensuite proposé une terminologie légèrement différente : processus de Type 1 et processus de Type 2 (Evans et Stanovich, 2013).
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[6]
La chambre d’échos acoustique, ou chambre réverbérante, est une pièce dans laquelle les sons sont réverbérés par les murs.
-
[7]
Pour une discussion des pratiques d’éducation morale axées sur le mieux vivre-ensemble, voir le numéro 6 des Dossiers du GRÉÉ (2019) intitulé Tensions de l’éthique et du vivre-ensemble. Accessible en ligne : http://gree.uqam.ca/upload/files/publication/LDG_6_Integrale_2019.pdf.
-
[8]
Par exemple, à l’Université de Montréal, l’un des projet des chercheurs de l’Institut des algorithmes d’apprentissage de Montréal (Mila) consiste à utiliser l’intelligence artificielle pour générer des images de maisons et de rues inondées afin de conscientiser la population aux risques que comportent les changements climatiques et d’encourager les actions citoyennes qui peuvent influencer le futur climatique. Récupéré de https://www.lapresse.ca/actualites/sciences/201909/06/01-5240215-les-ravages-des-inondations-avec-les-lunettes-de-2050.php
-
[9]
« Compétence numérique : capacité de repérer, d’organiser, de comprendre, d’évaluer, de créer et de diffuser de l’information par l’intermédiaire de la technologie numérique. Elle revêt donc plusieurs dimensions, soit les compétences liées aux TIC, les compétences sociales et collaboratives ainsi que les compétences cognitives. L’apprentissage de comportements éthiques et responsables en fait également partie » (gouvernement du Québec, avril 2019, p. 28).
-
[10]
« Littératie numérique : Ensemble des connaissances et compétences permettant à une personne d’utiliser, de comprendre, d’évaluer, de s’engager et de créer dans un contexte numérique et, d’une façon plus générale, celles lui permettant de participer à la société. Conséquemment, la littératie numérique ne se limite pas au savoir technologique. Elle comprend aussi de nombreuses pratiques éthiques et sociales qui s’installent au quotidien, dans nos milieux de travail et d’apprentissage, dans nos loisirs et dans nos activités de tous les jours » (gouvernement du Québec, avril 2019, p. 31).
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