Article body
En sciences sociales et dans les divers programmes de formation qui leur sont apparentés, ainsi que dans l’opinion publique générale, il est trop facilement admis que la modernisation et la démocratisation de la société québécoise et de son État sont apparues spontanément à partir du passage aux années 1960, avec ce qu’il est convenu d’appeler la Révolution tranquille. Tout se serait passé comme s’il n’y avait pas eu de préalable historique, comme si la société avait été maintenue sous la chape d’une Église catholique homogène et conservatrice, particulièrement au cours de la période du gouvernement autoritaire de Duplessis, alors que les sociétés occidentales avaient entrepris une nouvelle phase de modernisation dès après la Deuxième Guerre mondiale. C’est que nous manquons d’ouvrages, en histoire particulièrement, qui nous permettraient de mieux connaître et comprendre comment la transition importante que constitue la Révolution tranquille a été préparée et construite progressivement par des acteurs sociaux au cours d’une bonne partie du XXe siècle.
Amélie Bourbeau, auteure de ce livre, historienne et professeure au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke y apporte une contribution fort utile. À partir de sa thèse de doctorat, l’analyse qu’elle présente dans ce livre est centrée sur l’évolution de deux organisations du milieu catholique montréalais qui ont oeuvré dans le domaine de l’assistance à la population, la Fédération des Oeuvres de charité canadiennes-françaises (FOCCF) et la Federation of Catholic Charities (FCC), qui ont débuté leurs activités respectivement en 1932 et en 1930. Le livre est basé sur une étude très méticuleuse, comme il se fait généralement en histoire. L’auteure s’appuie sur un nombre considérable de documents d’archives en plus d’entretiens avec un certain nombre de témoins clés de cette évolution. Elle apporte aussi beaucoup de soin à bien situer ses sources dans leur contexte tout en relevant leurs limites le cas échéant. De plus, la liste des remerciements nous indique que plusieurs historiens ont suivi l’évolution de ce travail, ce qui authentifie la démarche suivie et les thèses avancées. Il s’agit donc d’un ouvrage sérieux, offert dans une édition très soignée, comportant une présentation de résultats et d’analyse de 176 pages dans un texte tout à fait accessible en dépit du soin attaché aux détails et nuances et qui est suivi d’un nombre important d’annexes utiles en plus des nombreuses notes et références bibliographiques.
Mais le plus intéressant, ce sont les connaissances qui résultent de cette démarche. En menant une étude approfondie de ces deux organisations, l’auteure relève les acteurs sociaux qui ont joué un rôle clé dans cette construction dont certains étaient nouveaux. Contrairement à l’historiographie assez courante de l’évolution de la société québécoise au cours du XXe siècle, elle ne s’en tient pas seulement aux deux grands acteurs institutionnels que sont l’État et l’Église catholique. Elle démontre comment, dès l’émergence de ces fédérations de collecte et de distribution de fonds à des agences privées d’assistance auprès des personnes en difficulté, ce sont majoritairement des hommes d’affaires et deux groupes professionnels, des travailleurs sociaux et des comptables, qui en ont pris les commandes. Parmi les acteurs en scène, le clergé est resté minoritaire, avec l’assentiment de la hiérarchie ecclésiastique, tout comme les femmes qui étaient pourtant les plus nombreuses et actives sur le terrain de l’assistance sociale. L’examen fait ressortir des processus « associés de près à la modernité industrielle, la bureaucratisation, la professionnalisation, la sécularisation et l’étatisation » qui sont le « résultat de choix et de négociations entre les acteurs historiques en présence » (p. 11).
Après avoir exposé sa thèse dans son introduction, l’auteure présente son examen en cinq étapes. Tout d’abord, elle situe l’émergence de ces fédérations dans le contexte des années 1911 à 1932, tant dans l’ensemble nord-américain que du milieu catholique de Montréal, tant francophone qu’anglophone. Ainsi, en 1932, la FOCCF prend le relais de la Fédération des oeuvres sociales de santé avec l’appui de l’archevêque de Montréal, mettant de côté la dimension hygiéniste pour viser surtout la question de la pauvreté, donc de l’assistance. De son côté, la FCC était fondée en 1930, à la suite du rapport de la travailleuse sociale Charlotte Whitton et en remplacement de la Catholic Social Service Guild qui ne répondait pas adéquatement aux besoins du milieu.
Dans la deuxième étape de l’exposé, l’auteure s’intéresse à l’orientation donnée au point de départ à ces organisations et qui a progressivement été consolidée par les acteurs impliqués. De fait, le « modèle d’affaires » s’impose assez vite dans la perspective de l’efficacité et de la bureaucratisation, orientation qui est certes promue par la présence importante de gestionnaires de banques et d’entrepreneurs dans les instances décisionnelles de ces organisations, mais également sous l’influence du modèle bureaucratique de l’Église en même temps que celui des services publics qui commencent à être organisés dans le secteur social. Mais, à côté de ces hommes d’affaires, des professionnels ont progressivement joué un rôle important, des comptables d’abord, puis des travailleurs sociaux qui ont été actifs plus tôt à la FCC. En cohérence avec la bureaucratisation et la professionnalisation, la FOCCF s’est donné, en 1934, un organisme d’évaluation des activités d’assistance, le Conseil des oeuvres de Montréal, alors que la FCC agissait de façon plus centralisée et personnalisée. Ce processus de professionnalisation est examiné de façon plus approfondie dans un troisième chapitre du livre. L’auteure y rend compte des rôles différenciés des catégories de travailleurs sociaux selon le genre et le statut ecclésiastique, la plupart étant formé à l’École de service social de l’Université de Montréal.
Dans une quatrième étape de son analyse, l’auteure traite du processus d’étatisation de l’assistance, documentant comment les fédérations ont participé « aux réformes associées à la Révolution tranquille » (p. 119) en s’engageant, à partir des années 1940, dans l’application de la Loi de l’assistance publique (1921), avec le Bureau d’assistance sociale aux familles (BASF) et le Catholic Welfare Bureau (CWB) et en réclamant progressivement une intervention étatique plus importante. À travers cette évolution, on assiste aussi à de nouvelles approches de l’intervention sociale, particulièrement avec l’adoption de l’animation sociale, en collectivisant l’intervention dans un rapprochement avec la communauté en contrepartie des effets négatifs d’une bureaucratisation trop poussée et l’élitisme des membres influents des conseils d’administration, comme nous le rapporte le chapitre 5. En même temps qu’à ces processus de bureaucratisation, de professionnalisation et d’étatisation, la sécularisation progressive de l’assistance privée a été consolidée pour aboutir à la fusion des activités des fédérations catholiques avec celles des organisations des communautés juive et protestante pour aboutir à la création de Centraide en 1974.
Cet ouvrage est particulièrement utile pour notre compréhension de l’évolution non seulement de l’assistance sociale, tant privée que publique, mais tout autant de l’évolution des politiques sociales et de la société québécoise en général. Il intéressera certainement les personnes impliquées dans la recherche et la formation sur ces questions, particulièrement en travail social mais également dans les différentes disciplines en sciences sociales, l’histoire évidemment, mais tout autant la sociologie et les sciences politiques. En plus des enseignants, chercheurs et étudiants, des intervenantes et intervenants sociaux, travailleurs sociaux entre autres mais pas exclusivement, pourraient y trouver intérêt et en tirer profit. Par exemple, le passage de la charité à l’assistance sociale et plus spécifiquement à l’animation sociale qui a constitué une étape importante de ce qu’est devenu le mouvement communautaire au Québec pourra en inspirer plus d’un. À cet égard, d’aucuns y verront une filiation d’une nouvelle génération de l’économie sociale qui s’est déployée dans les services à partir des années 1970 et qu’il est convenu d’appeler l’économie solidaire dans le grand secteur de l’économie sociale. Enfin, au moment où l’on observe un nouveau déploiement de la philanthropie, qui en même temps se cherche de plus en plus une voie d’efficience sociale, l’histoire de l’émergence de Centraide telle qu’elle apparaît dans ce livre et de son ancrage dans les collectivités offre un repère non négligeable.