Jusqu’aux années 2000, l’expression Working Poor, rarement traduite en français, était automatiquement associée à la société américaine. Sa francisation témoigne de la montée du phénomène en France, au Québec et ailleurs dans le monde. Le livre de la sociologue Carole Yerochewski sur les travailleuses et les travailleurs pauvres arrive à point nommé. Il débute avec une démonstration fort convaincante des failles importantes que comportent les méthodologies traditionnelles de construction des outils statistiques. Il poursuit avec une problématisation de la pauvreté au travail, incluant le travail informel dans les pays du Sud, mais aussi dans ceux du Nord. L’ouvrage se termine avec des exemples de pratiques d’action collective de travailleuses et de travailleurs pauvres qui s’inscrivent dans des mouvements de transformation sociale, au Sud en particulier. L’auteure adopte une perspective résolument critique identifiant l’appauvrissement au travail à un projet politique de remarchandisation du travail visant à accroître les profits des investisseurs privés. Pour comprendre ce projet politique et envisager d’autres voies, affirme-t-elle, l’analyse des mutations du travail et des politiques des États doit être combinée avec celle des transformations de divers types de rapports sociaux : rapports de classe, rapports sociaux de sexe; rapports de domination entre personnes racisées et non racisées ou entre celles de souche et les migrantes; entre pays du Nord et du Sud. Le premier chapitre de l’ouvrage, à teneur épistémologique et méthodologique, questionne les représentations sous-jacentes au type de mesures statistiques utilisées au Canada, au Québec et dans l’Union européenne pour l’examen du phénomène de la pauvreté au travail. Ces mesures ont été conçues en fonction du modèle de la société salariale fordiste et de l’emploi industriel à temps plein occupé par un travailleur masculin présumé principal pourvoyeur de la famille. L’auteure démontre que ces représentations rendent invisible une partie du phénomène. La première lacune des outils statistiques utilisés est leur définition trop restrictive de la notion de travailleuse et de travailleur. Au Canada et au Québec, cette définition réfère à l’occupation d’un emploi à raison d’un minimum de 910 heures dans l’année. Le choix d’une telle définition entraîne une occultation de la réalité du travail à temps partiel et de la division sexuelle du travail. Cette définition exclut par exemple les femmes qui travaillent à temps partiel et qui consacrent beaucoup de temps à des tâches non rémunérées, tels les soins aux proches. La seconde lacune dans le dispositif statistique est l’utilisation du revenu familial plutôt que celle du revenu individuel. Ce choix témoigne d’une conception selon laquelle les revenus seraient nécessairement mis en commun au sein des couples, masquant les rapports de pouvoir pouvant y exister mais aussi le fait que c’est principalement sur une base individuelle que la gestion des revenus s’effectue maintenant dans les ménages. Yerochewski défend le choix d’une mesure statistique alternative, celle de revenu d’activité, en se basant sur une définition de travailleuse et de travailleur qualifiée d’ « extensive ». C’est celle construite par Sophie Ponthieux (2009) et utilisée par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) en France, l’équivalent de Statistique Canada. Cette définition se base sur deux éléments : une présence de six mois en emploi ou en recherche d’emploi ainsi que la présence en emploi d’une durée équivalente à au moins un mois à temps plein. Le revenu d’activité constitue une mesure qui traduit bien le caractère multidimensionnel de la pauvreté au travail, car il comprend à la fois le salaire, les gains du travail autonome ainsi que les revenus de remplacement en situation de chômage ou d’accident du travail ou de maladie professionnelle. De plus, cette mesure statistique repose sur le …
Quand travailler enferme dans la pauvreté et la précarité. Travailleuses et travailleurs pauvres dans le monde, Carole Yerochewski (2014), Québec, Presses de l’Université du Québec, 186 p.[Record]
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Louise Boivin
Professeure, Université du Québec en Outaouais
louise.boivin@uqo.ca