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Cet ouvrage est une réflexion sur la formation d’adultes. La pédagogie sensible invite son lectorat à réfléchir sur un ensemble de conceptions et de pratiques de formation, alternant entre la démarche réflexive de son auteure et la mise en analyse de différents objets étudiés au fil des chapitres. Parmi ceux-ci, « l’effort » (p. 55), être « pédagogue » (p. 49 et 50), « l’attention » (p. 79), les « niveaux sensibles simultanés » (p. 98 à 101, puis 116), la distinction entre le « contrôle et la maitrise » (p. 120) et enfin, la « pédagogie sensible » (p. 152). Plus qu’une professionnelle de l’analyse, l’auteure nous livre aussi son vécu. Plus qu’une chercheuse objective, Capucine Brémond nous décrit ses doutes et ses référencements, allant de la pensée complexe de Morin aux approches socio-cognitivistes de Bandura ou Damasio. Tout ceci nous conduit à présenter La pédagogie sensible comme un traité à l’usage des curieuses et curieux. Nous y reviendrons, après avoir présenté l’organisation du livre.
La pédagogie sensible. Réflexion écosystémique sur l’accompagnement en formation se présente en 222 pages et une abondante bibliographie. L’introduction (p. 9 à 23) annonce la posture épistémologique de l’auteure, qui prend le soin de nous définir le concept « sensible » (p. 10) et qui prend position sur une vision des sciences et de la recherche, adossée à des références d’auteurs comme Latour. Le premier chapitre (p. 25 à 48) présente la thèse selon laquelle le « sensible », tel que défini plus avant et tel que caractérisé tout au long de l’ouvrage, a une fonction heuristique, notamment méthodologique (p. 28 notamment). La « perception » y est centrale, que ce soit celle d’un sujet individuel ou celle portée ou véhiculée par les sciences : comment perçoit-on le vivant ? ; que fait-on de ces perceptions ? ; comment aborde-t-on les perceptions alternatives ou différentes les unes des autres ? Le deuxième chapitre (p. 49 à 76) décline les éléments annoncés dans le chapitre précédent. La thèse défendue est celle-ci :
Selon la perception qui m’est la plus facile à vivre, nos sens ne font que traduire un mouvement, un élan vital incarné, donc sensible, qui nous traverse et se morcelle en autant de choix, donc d’actions et de niveaux d’éclairage. (p. 76)
L’auteure approfondit son ancrage épistémologique en convoquant l’éthique, la mésologie – ou « l’étude des milieux » - de Berque (2015) et une approche « homéodynamique » de l’organisme, « c’est-à-dire que le centre lui-même qui assure la stabilité de l’organisme évolue dynamiquement en lien avec l’environnement duquel il émerge » (p. 59). Le troisième chapitre (p. 77 à 90) finalise en quelque sorte l’empan épistémologique de l’auteure en formulant la thèse suivante :
Cette confiance en notre capacité de transformation est centrale et dépend de notre perception de notre rapport sensible et identitaire au monde. Je pense avoir proposé un mode de perception du vivant propice aux transformations [qui pourrait s’exposer dans la relation action/réflexion et conception/agentivité]. (p. 90)
L’auteure veille à nous accompagner dans la compréhension de l’ancrage théorique qu’elle propose en convoquant et définissant les concepts d’« attention » (p.79) et d’« agentivité » (p. 81) et en clarifiant l’idée même de « concept » (p. 83). La bascule commence au quatrième chapitre (p. 91 à 150) où nous passons d’un niveau égologique (la perspective du sujet dans le monde) à un niveau écosystémique (la perspective de la relation sujet-monde). L’auteure a le souci d’expliciter au maximum les configurations sensibles qu’elle étudie avec nous. Dans une perspective constructiviste (p.104), l’auteure pose trois « hypothèses de recherche » (p. 97 et 98) qu’elle développera dans les cinquante pages suivantes. On y retiendra une « nouvelle figure émotionnelle : le mode d’engagement ‘traversé’ » (p. 130) dans la relation d’accompagnement. Ce « mode » vient expliquer comment et pourquoi nos ressentis, nos émotions, nos sensations peuvent être de véritables leviers ; tout du moins, de véritables présences dans la relation d’accompagnement, en tant qu’accompagné∙e tout autant que personne accompagnatrice. Le cinquième chapitre (p. 151 à 214) est un traité de « pédagogue sensible » qui nous invite à nous projeter avec l’auteure dans diverses situations et à approfondir les principes d’une telle pédagogie. Le sous-titre de cet ouvrage trouve jusqu’au bout son sens, où la réflexion porte autant sur le Soi comme être sensible que le Soi se potentialisant de la ou du pédagogue sensible que nous sommes, avons été, pouvons être. La conclusion ouvre sur des perspectives philosophiques et, plus généralement, gnoséologiques, notamment sur « l’autonomie » (p. 220 et 221), ici portée sur trois registres écosystémiques.
L’ouvrage peut être qualifié de traité de pédagogie sensible en vertu de sa nature à la fois instructive – on y apprend des choses de la part d’une praticienne-chercheuse – et critique – on y lit une « attitude » soucieuse de ne pas s’assigner à résidence, ni de laisser le lectorat s’y assigner (p. 209 et 211). N’est-ce pas là une des fonctions de la pédagogie : proposer des voies originales axées sur la considération que l’on porte à l’Autre ? La pédagogie sensible est un discours pouvant s’inscrire en philosophie des sciences (Chalmers, 1987 ; Lecourt, 2018), et plus spécifiquement dans le domaine de la formation scientifique, puisqu’il traite à la fois de la nature de la connaissance et des processus de construction de celle-ci. Une épistémologie « sensible » (Brémond, 2021, p. 10 et 152 notamment) peut se construire ou participer à la construction d’une façon de faire et de vivre la science du vivant, aux côtés de l’émersiologie d’Andrieu (Andrieu, 2016, 2018) et d’une réflexion phénoménologique comme chez Honoré (Honoré, 1980, 2012) par exemple. On pourra poursuivre ici le fil d’une approche mésologique avec les travaux de Berque (Berque, 1994, 2015, 2018, 2022) déjà mentionnés : peut-on envisager une nouvelle entrée dans le Glossaire de mésologie (Berque, 2018) avec « sensible » et/ou « pédagogie sensible » ?
Appendices
Bibliographie
- Andrieu, B. (2016). Sentir son corps vivant. Librairie philosophique J. Vrin.
- Andrieu, B. (2018). La langue du corps vivant. Librairie philosophique J. Vrin.
- Berque, A. (1994). Milieu et logique du lieu chez Watsuji. Revue Philosophique de Louvain, 4, 495‑507.
- Berque, A. (2015). Écoumène : Introduction à l’étude des milieux humains. Belin.
- Berque, A. (2018). Glossaire de mésologie. Éditions éoliennes.
- Berque, A. (2022). Entre Vidal de la Blache et Watsuji, ou de géographie en mésologie. Annales de géographie, 743(1), 5‑22.
- Chalmers, A. F. (1987). Qu’est-ce que la science ? Récents développements en philosophie des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend (trad. de l’anglais par Michel Biezunski). La Découverte.
- Honoré, B. (1980). Pour une pratique de la formation. La réflexion sur les pratiques. Payot.
- Honoré, B. (2012). La mise en perspective formative. À l’épreuve d’une rétrospective existentielle. L’Harmattan.
- Lecourt, D. (2018). La philosophie des sciences (7e éd). Que sais-je ?