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La connaissance de soi se comprend de façon ouverte. Il s'agit d'un ensemble d'éléments dynamiques mis en jeu dans un processus de construction de sens qui, de manière complexe, s'interconnectent avec de nombreux concepts issus du domaine de l'éducabilité environnementale (Pinheiro, 2022). Il n'y a pas de clé de lecture exclusive à la connaissance de soi. Cependant, une notion traverse ses différentes couches de constructions subjectives possibles : l’intention solidaire de la recherche d’une éthique commune du respect de la vie et de la Terre.

Notre réflexion concerne donc les fondements de l'éducation environnementale[1] à partir de la philosophie et des dialogues entre savoirs, afin de favoriser un esprit critique qui puisse problématiser nos défis socio-environnementaux. En effet, de tels les fondements de l'éducation environnementale abordent précisément les aspects philosophiques, épistémologiques, historiques, sociologiques et anthropologiques du « pourquoi », du « comment » et du « pour quoi » nous faisons ce que nous faisons en ce domaine. Selon Machado et coll. (2016, p. 7), « nous devons penser et pratiquer une unité de et dans la diversité, à partir des points qui nous unissent, sans éliminer le divers et/ou le divergeant » [traduction auteurs] dans les fondements de cette éducation.

Partant de l'idée que l'éducation environnementale est une éducation politique - parce qu'elle nous prépare à la citoyenneté, nous invitant à engager d'autres relations avec nous-mêmes et avec le monde - il s'agit de fonder une telle éducation sur la recherche d'une éthique et d'un choix d’autogestion dans les relations sociales et avec la nature. Marcos Reigota (2004) observe ainsi que l'éducation environnementale est davantage concernée par la question du « pourquoi faire » que par le « comment faire ». Nous choisissons donc de donner la priorité au « pourquoi » dans notre question de recherche : pourquoi la connaissance de soi, en tant que caractéristique transdisciplinaire, renforce la valeur pédagogique de certains fondements de l'éducation environnementale (Pinheiro, 2022).

À cet effet, le concept d'éco-formation, développé en particulier par Pascal Galvani (2020) et Gaston Pineau (2003), rend opérationnelle la dynamique de reconnexion des connaissances dans les discussions sur l'éducation environnementale. Dans notre étude, le pôle de la connaissance de soi n'est pas fermé et disloqué du monde, mais au contraire, il est connecté dans la recherche formative de la connaissance de soi dans le monde, dans la nature et avec les autres, de manière interdépendante.

Une approche transdisciplinaire

Pour Nicolescu (2019), la recherche transdisciplinaire et la recherche disciplinaire, bien que radicalement différentes, sont complémentaires et partagent des méthodologies fondées notamment sur l'esprit scientifique, mais pas seulement. Alors que la recherche disciplinaire s'intéresse à un seul niveau de réalité ou à des fragments d'un seul niveau de celle-ci, la recherche transdisciplinaire s'intéresse à la dynamique engendrée par l'action de plusieurs niveaux de réalité en même temps.

La méthodologie transdisciplinaire promue par Nicolescu est fondée sur trois postulats : 1) l'existence dans la nature et dans notre connaissance de la nature, de différents niveaux de réalité et de perception ; 2) le passage d'un niveau de réalité à un autre s'effectue par la logique du tiers inclus ; 3) la structure de l'ensemble des niveaux de réalité est complexe, chaque niveau étant ce qu'il est parce que tous les autres niveaux existent simultanément.

Pour une formation transdisciplinaire en éducation environnementale

En reconnaissant la complexité et en adoptant une approche transdisciplinaire, nous ouvrons des horizons d'apprentissage allant au-delà du réductionnisme des apprentissages unidirectionnels et standardisés (Paulo Freire parlerait « d'une éducation bancaire »). Aller au-delà du seul aspect cognitif des processus d'apprentissage, c’est reconnaître la nécessité d'un changement paradigmatique qui fait appel à l’adoption d’une praxis éducative de terrain visant à transformer le contexte immédiat en fonction d’utopies pour un monde meilleur. Ce changement paradigmatique articule des horizons de criticité et d'affectivité.

L'image de « pieds fermes », d’un cœur qui bat et d’une tête qui rêve est une allégorie pour illustrer la simultanéité de la relation entre l'immanence et la transcendance, dans un dialogue entre utopie et pratique utopique. Comme Nicolescu (2002) nous le rappelle, en éliminant l'aspect transcendantal de l'expérience, nous accentuons des binarismes réducteurs qui s’avèrent inefficaces pour mener une existence créative.

Pour Pascal Galvani (2013, p. 232), mobiliser la dimension transcendantale passe par le dépassement d’une « crise de civilisation qui nécessite une métamorphose de la conscience ».

La dimension planétaire ouvre une communauté de destin pour tous les êtres humains, où le vivre ensemble n'est plus une idée ou une option philosophique, mais une nécessité vitale. Une métamorphose des modes de vie est aujourd'hui nécessaire pour faire face aux multiples crises écologiques, économiques et interculturelles que le système techno-économique mondialisé a créé. (Galvani, 2013, p. 259)

Face à la nécessité d'un changement de paradigme passant par le dialogue et l'intégration de différentes perspectives scientifiques et culturelles, l'approche transdisciplinaire se présente comme une voie privilégiée pour une éducation à l'environnement dans l'enseignement et l'apprentissage sous ses multiples formes, avec sa qualité politique et globale dans la vie de chacun, tel que nous l’avons déjà signalé. Nous comprenons l’urgence de travailler au développement des consciences dans la perspective d’un rapport non-hiérarchique entre le sujet et l’objet, entre l’être humain et la nature. Ou, pour le dire autrement, nous saisissons la nécessité pédagogique de travailler à partir de l'expérience de la relation entre la connaissance de soi et la connaissance des autres, non séparée de la relation avec l'environnement, ce que l'éco-formation met fortement en évidence.

Par ce processus de prise de conscience critique, nous envisageons la vie comme point d'intersection entre le processus d'éducation environnementale et les urgences planétaires – la vie dans toute son extension, ses pulsions, ses luttes pour la survie, ses mouvements, ses contradictions (Pinheiro et Pasquier, 2023). En ces temps d'obscurantisme croissant et de politiques mortifères menées par les pouvoirs économiques néolibéraux, il y a urgence à travailler pour une vie qui ne soit pas étranglée par nos manières d'être et d'exister (Pasquier, 2016).

Pour trouver des réponses à tous ces maux, il faut une « pleine conscience », étendue, élargie et engagée dans les valeurs humaines qu’implique l'éducation environnementale (Pinheiro et Pasquier, 2023). Pour Krenak (2020), il s’agit de « la conscience du corps, de l'esprit, de la conscience d'être ce que l'on est et de choisir d'aller au-delà de l'expérience de la survie ». L'éducation environnementale peut être un lieu privilégié pour trouver des réponses possibles, pleines de conscience de la valeur de la vie et de son interdépendance. Ceci peut être renforcé pédagogiquement par la dynamique d’une boucle auto-hétéro-éco-formative.

La complexité du sujet dans l'éducation environnementale

Dans la pensée complexe d'Edgar Morin (2012), l’existence d’un sujet suppose l’existence d’un individu et inversement, la notion d'individu n'a de sens que si elle inclut la notion de sujet. La définition du sujet est d’abord biologique : une logique d'affirmation de soi d’un être vivant occupant le centre de son monde, auquel correspond la notion d'égocentrisme. Être sujet implique de se placer au centre du monde pour connaître et agir.

Dans cette conception, le sujet est ouvert et fermé en même temps. Morin fait ainsi allusion à une réalité trinitaire individu/société/espèce, notion qui inspire la démarche d'éco-formation, qui se manifeste également par une tripolarité (Pineau, 2003). Ainsi, l'individu-sujet est toujours lié aussi à la société et en définitive, à l'espèce. Le sujet se présente comme singulier et commun, communicateur et incommunicable simultanément, et il est nécessaire de l'incorporer dans l'aspect trinitaire mentionné lorsque nous le situons dans l'histoire et la culture.

Dans la modernité, les concepts d'être et d'existence ont été séparés de la notion de sujet. En fonction d’une vision de la complexité qui part de la physique et du biologique, se forme une constellation de termes qui se rattachent au concept de soi, tels que l'autonomie, l'être, l'existence et l’individualité. Le soi est la source d'où jaillit le préfixe « auto », propre à l'être vivant, notion qui doit être placée au cœur de l'existence de tout individu (Morin, 2001). Le préfixe « auto » ne se réduit donc pas à l'ego. L'auto ne nous oriente pas vers une conception individualiste où le sujet déciderait de tout pour lui-même dans une illusion séparatrice. L'auto émerge de ses interdépendances. Ainsi, la compréhension du moi doit être placée dans la relation de différents niveaux de réalité. Pour cela, Galvani (2020, p. 67) parle d'une dialectique réflexive des moi, des personnes « Je-Moi-Soi » :

Le pronom «  moi  » est constitué par l’ensemble des formes et des objets matériels, conceptuels ou symboliques auxquels s’identifie le sujet pour en assurer la pérennité dans le temps.

Le pronom «  je  » désigne le sujet actif et réflexif dans ses interactions avec lui-même, l’autre et les choses.

Le pronom «  soi  » indique l’ipséité, c’est-à-dire la qualité originale d’être singulièrement soi-même, le soi désigne ainsi une originalité en relation.

Toujours pour Galvani (2002, p. 96), l’autoformation se confond avec un processus de connaissance de soi qui ne se produit pas de manière isolée, « propulsée par une vision individualiste », mais qui s’effectue dans un processus tripolaire d’auto-hétéro-écoformation : l’auto lié au soi, l’hétéro lié aux autres et l’éco lié aux choses. Le pôle hétéro « comprends l’éducation, les influences sociales héritées de la famille, l’environnement social et la culture, la formation initiale et continue, etc. ».

[Le pôle éco est] constitué des influences physiques et climatiques et des interactions physiques et corporelles qui façonnent la personne. Il inclut la dimension symbolique. L’environnement physique dans toutes ses variétés (…) produit une forte influence sur les cultures humaines ainsi que sur l'imagination personnelle (...). (Galvani, 2002, p. 96)

C'est à partir de cette complexité de la construction du soi et de ces constellations d'éléments qui forment l'individu et le sujet que nous orientons l’éducation environnementale vers la formation et la recherche transdisciplinaire d'un sujet qui participe au monde à partir de l'auto-observation et de la connaissance de soi. Nous partons de l'hypothèse qu'une prise de conscience de l'interdépendance planétaire dans le cadre d’une éducation environnementale peut déclencher d'autres relations plus éthiques entre l'humain, la société et la nature.

Un tel processus dialogique se distinguera de l'enseignement conventionnel qui utilise un modèle archaïque d'enseignement par simple transmission, copie et mémorisation de contenus, basé sur ce qu'Edgar Morin appelait une pédagogie intimidante. La transition vers une pédagogie stimulante insère la passion et l'amour dans les processus formatifs, en ramenant l'individu au cœur de l'apprentissage (Pasquier, 2017). Il convient d’expérimenter et de faire l'expérience de soi-même, d’accepter de faire des erreurs et d’apprendre de ses erreurs, de faire des allers-retours dans les contenus et dans les dialogues, encore et encore, afin de donner de la maturité au processus d'apprentissage lui-même.

L’engagement pédagogique pour contrer les barbaries socio-environnementales

L'espoir de transformation que peut représenter l’engagement pédagogique envers les grandes urgences planétaires (Andreola, 2011 ; Freire, 1996) de la part d’éducateurs qui luttent pour la construction d'un nouveau projet d'humanité, nous donne l’élan de poursuivre. Les questions de l'urgence et des limites sont nos points de départ pour une expérience pédagogique de la connaissance de soi dans une ouverture transdisciplinaire comme le propose la Pédagogie intégrative, implicative et enfin intentionnée (P3i) qui s'inspire notamment de l'autoformation et de l'éco-formation (Pasquier, 2020).

L'expérience de la connaissance de soi consiste en l'observation de notre propre relation avec notre environnement, avec les autres et le monde par l'expérimentation de l'approche transdisciplinaire de la P3i. Cela nous a conduits à reconnaître des points de convergence possibles entre la connaissance de soi contextualisée et l’engagement dans une démarche d'éducation environnementale. Ces réflexions ne sont pas fermées, ni ne prétendent apporter des réponses uniques : ce sont des exercices de la pensée pour se confronter à ce qui lui résiste, c'est-à-dire les différents niveaux de réalité de l'objet et les divers niveaux de réalité du sujet.

Ces réflexions sont utiles pour aborder les néo-barbaries à l’origine des grandes urgences socio-écologiques actuelles et dont l’appréhension nécessite une approche transdisciplinaire :

Nous traversons une période de nouvelle barbarie, qui peut être résumée en trois mots : transhumanisme, Anthropocène et panterrorisme. Cette nouvelle barbarie pourrait conduire, pour la première fois dans l'histoire, à la destruction totale de l'espèce humaine. La transdisciplinarité doit être profondément et pratiquement engagée dans les problèmes planétaires et sociaux d’aujourd’hui. (Nicolescu, 2019, p. 14) [Traduction libre].

Nous proposons donc ces trois principes fondés sur des études portant sur la connaissance de soi et la transdisciplinarité :

  • L'éducation environnementale en Anthropocène doit réfléchir, à partir de l'éthique transdisciplinaire, aux possibilités d'ouverture à une cosmodernité selon les contradictions et les définitions de l'Anthropocène (Pasquier, Prouteau et Wallenhorst, 2022) ;

  • Pour faire face au transhumanisme, il convient d’articuler des réflexions transdisciplinaires sur les relations entre les nouvelles technologies, la connaissance de soi et l'éducation environnementale, de même que sur les convergences et les divergences possibles entre technologie et ontologie, soit la technontologie[2] (Pasquier, 2022) ;

  • Pour faire face au panterrorisme, nous devons comprendre la signification d'une éducation à la paix et à la culture de paix dans le contexte de l'éducation environnementale, ainsi que les paradoxes concernant les nombreuses formes de violence auxquelles est confrontée la Nature (Weil, 2003).

Concernant la connaissance de soi et les technologies, nous nous attachons à comprendre ce moment d'accélération technologique que nous vivons, car il aggrave les problèmes précités et les inégalités humaines (Pinheiro 2021a ; 2021b). Ceci est relevé dans des recherches scientifiques (dont Larsonneur, Regnauld, Cassou-Noguès, 2015) concernant la construction de la subjectivité dans les mondes virtuels. D’autres études (dont Padilha et Abreu, 2019) montrent les dangers de la manipulation de l'information en contexte politique à travers le monde. L’intelligence artificielle, les algorithmes et le transhumanisme, à travers l'hybridation de l'être humain et de la machine, sont finalement perçus dans nos travaux comme un danger et une barbarie grandissante qui provoquent déjà tout un ensemble de mutations/détériorations dans nos sociétés. Nous soutenons ici l'idée que la transition écologique en contexte d'accélération technologique devra s'accompagner d'une préoccupation envers les injustices socio-environnementales, sans les reléguer à un futur utopique ni les soumettre à la haute technologie (comme la géo-ingénierie). Car les dangers de l'accélération technologique s’accompagnent de dangers de déshumanisation.

Pour poursuivre cette réflexion sur l'Anthropocène et le rôle de l'éducation environnementale (Pinheiro et Pasquier, 2022), il nous apparaît nécessaire de tenir compte de l’histoire des différents courants théoriques et pratiques de ce champ d’action éducative et d’intégrer différentes disciplines et domaines de connaissances (Collado et Pasquier, 2022). Également, nous considérons que pour construire des réponses à ces barbaries, l'éthique transdisciplinaire doit passer par la voie d’une reconnexion à soi, aux autres et à la nature. Nous pouvons alors envisager la perspective d’une transition de l'Anthropocène vers le Cosmocène. À ce stade, des actions inspirées de concepts tels que la cosmodernité et le cosmopolitique peuvent être envisagées comme des voies de transformation possibles. Le premier terme définit toute existence dans l'univers par sa relation avec toutes les autres entités et la seconde invite à l'exercice politique d’un ralentissement et à la repriorisation des urgences.

Enfin, nous relions le néologisme panterrorisme à l’ensemble des violences et des guerres dans le monde. Il faut ici concentrer notre effort sur la compréhension de la complexité des conditions permettant d’instaurer une paix durable. Car la notion de paix va en effet au-delà d’une simplification de sa compréhension comme étant l’absence de guerres. L’approche transdisciplinaire articule en effet différentes connaissances issues des contributions d'éducateurs, de sociologues, de théologiens et de philosophes entre autres, qui permettent une compréhension de la relation entre l'éducation à la paix et la recherche de qualité des environnements humains, sociaux et naturels. En suivant l'intuition de la reconnexion individu-société-espèce et de l'auto-hétéro-écoformation, la paix en soi s’associe à la paix dans la société et avec la nature.

Conclusion

Un travail de connaissance de soi peut advenir en éducation environnementale lorsque l’exercice de l'autoformation n'est pas réduit à la seule connaissance de domaines de savoirs restreints et séparés, mais qu’il associe à la compréhension des enjeux socio-environnementaux, la connaissance du monde, des autres et de soi. Ainsi, les barbaries comme le transhumanisme et le panterrorisme peuvent y être approfondies sous différents angles d’études, comme la complexité présente en chacune d'elles et leur déroulement historique, sociétal, philosophique, culturel, etc.¸ permettant de mettre au jour diverses positions et réponses face à ces réalités.

Nous pouvons dire in fine que dans cette démarche, la connaissance de soi est une émergence au sens où l'entend Morin (2014, p. 209) : « Les émergences sont des propriétés ou des qualités provenant de l'organisation d'éléments ou de composants divers, associés en un tout ». Ce sont des « qualités supérieures issues de la complexité organisatrice ». La connaissance de soi apparaît comme un fondement transdisciplinaire de l'éducation environnementale afin que, avec les autres et en lien avec la nature, nous puissions nous auto-hétéro-éco-former pour mieux faire face aux urgences et aux limites imposées par les barbaries modernes.