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Peut-être avais-je deviné auprès de Mon arbre à secrets une petite madeleine de Proust. Avec ses correspondances secrètes en moi-même, la découverte de l’album d’Olivier Ka et de Martine Perrin[1] fut, à maints égards, déterminante. Subjuguée par la beauté de sa forme artistique et par son potentiel pédagogique, je me suis spécialisée en littérature jeunesse. C’est en qualité de formatrice-raconteuse que je souhaite esquisser une réflexion sur la lecture de l’album comme expérience écoformatrice.

Afin d’introduire mon propos, je propose de réaliser un bref détour par la source rousseauiste de l’écoformation. Que pouvait donc bien penser Rousseau de la lecture, lui qui préconisait la fameuse « leçon des choses » ? Dans l’Émile, nous pouvons lire que Rousseau rejetait avec véhémence l’usage du livre durant l’enfance : « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas. » Paradoxalement, cette condamnation du livre marque l’avènement de la littérature jeunesse. En favorisant l’émergence d’une nouvelle représentation de l’enfant – un être spécifique avec des manières d’apprendre et de percevoir qui lui sont propres –, Rousseau a permis l’éclosion d’une littérature qui lui soit directement adressée (Prince, 2021). Force est de constater que la littérature jeunesse, influencée par la pensée de Rousseau, par le romantisme et, depuis peu, par l’émergence d’une conscience écologique, n’a cessé de représenter la nature et l’enfance (Chansigaud, 2016). Elle semble devoir être prise en compte pour (ré)interroger les rapports complexes entre « enfance, nature et culture ».

Dans cet article, je me tourne d’abord vers nos propres souvenirs de lecture au sein d’une démarche dite éco-biographique. J’envisage ensuite, à partir de la lecture de Mon arbre à secrets, le territoire de l’album contemporain : sa portée d’évocation et la force du racontage[2] quand – lecture à ciel ouvert – le bruissement des pages se mêle à une forêt de grands hêtres.

Lectures d’enfance : quel devenir éco-biographique ?

Bien souvent, nous pensons que la lecture se limite au geste de tourner les pages alors même que les souvenirs ou les rêveries qui lui sont attachées peuvent nous habiter toute une vie. « Il est étrange que les théoriciens de la réception se soient si peu intéressés à ces traces, comme si toute la lecture se consumait dans l’instant et ce qui advient après, sujet à toutes les déviations, importait peu » (Petit, 2014, p. 50). L’anthropologue Michèle Petit, dont les travaux de recherche portent spécifiquement sur la lecture, propose d’écrire sa propre autobiographie de lecteur « en cherchant, non pas tant à dresser un inventaire, une liste des textes lus à tel ou tel âge, mais au-delà, à repérer des moments clés, à cerner le devenir psychique de telle ou telle lecture » (Petit, 2016a, p. 170).

La démarche proposée rencontre celle du récit éco-biographique que développent Dominique Cottereau (2017) et Jean-Philippe Pierron (2021). Par l’écriture, il est possible de prendre conscience et de révéler tous ces êtres, lieux et choses qui nous habitent intimement. Ainsi, si nous nous prêtons à l’exercice : quels bouts d’histoires, quelles images, quels fragments gardons-nous de nos lectures ; comment ces traces nous parlent-elles de nos manières de nous mettre en rapport, de nos attachements ou de nos sympathies avec le monde vivant ?

Je trouve dans Dehors – l’ouvrage issu d’ateliers d’écriture éco-biographiques animés par Dominique Cottereau – le bien-fondé d’une telle démarche. Le récit de Juliette Chériki-Nort témoigne de l’expérience significative de lecture comme écoformation. J’en reproduis ici un extrait :

Un album jeunesse a beaucoup compté pour moi. Il ne racontait rien d’exceptionnel à première vue : une portion de vie d’une famille nombreuse d’ours bruns. La nuit venue, chaque ours, adulte comme enfant, se réfugie dans son arbre, son arbre à lui, dont le tronc s’ouvre sur la forêt par une porte en bois. Une écrivaine britannique, Virginia Woolf, a écrit Une chambre à soi [...] Dans mon livre d’enfant, il s’agissait d’un arbre à soi. Cela me faisait rêver et je restais longtemps à contempler les illustrations et à imaginer que j’allais me coucher dans le tronc d’un arbre-chambre [...] Je n’ai eu de cesse de chercher mon arbre à moi, partout où je suis allée, partout où je me rends encore. Un arbre creux où se lover. Un arbre avec une branche maîtresse basse et horizontale où se jucher et chevaucher. Un arbre comme dossier. Un arbre comme cachette. Un arbre remède, soutien, confident, ami, médiateur, conseiller. Je n’ai pas trouvé mon arbre à moi. J’en ai trouvé mille et cent. Et c’est bien mieux ainsi. (Chériki-Nort, 2017, p. 56-57)

Ce témoignage révèle combien, par la lecture et à travers elle, nous nous construisons une chambre à soi qui protège, sépare et relie ; ce que nous offre l’abri d’une culture qui « sert à interposer entre le réel et soi tout un tissu de mots, de connaissances, d’histoires, de fantaisies, sans lequel le monde serait inhabitable » (Petit, 2014, p. 49). Souvent, la littérature jeunesse nous plonge dans des univers un peu animistes où les êtres et les choses s’animent de mille et une présences (Petit, 2016b). Ici, l’arbre comme être métaphorique convoque les images nocturnes de l’abri, du refuge ou de la cachette, dont l’épaisseur animiste éveille un sentiment de protection propice aux rêves et aux conduites enfantines (se lover, se cacher, chevaucher, etc.). Dans une rêverie végétale, l’arbre-chambre se mue peu à peu en confident et vient à mobiliser un sentiment d’appartenance.

Si je ne dispose malheureusement ni de l’espace ni du temps nécessaire pour assembler des témoignages et déplier mes propres souvenirs, je suis convaincue de l’intérêt d’un tel exercice de mémoire. Nos lectures laissent des traces. Elles tissent au cœur de l’enfance des liens entre le proche et le lointain, ouvrent au-dedans de nous-mêmes des espaces où s’accueillir, laisser place à l’autre et se relier au monde.

Le territoire de l’album contemporain 

L’expérience de la lecture, en se nouant avec le monde, interroge nécessairement la création littéraire et notre rapport au langage. En cela, peut-être convient-il de définir en quelques mots l’album contemporain. Celui-ci, comme support, accueille à la fois du texte et de l’image. Comme décrit par Van der Linden (2013), le jeu entre ces trois instances (support, texte, image) laisse place à une infinité de combinaisons possibles, donnant à chaque livre une forme d’expression singulière. Il s’agit d’une véritable composition qui appelle une lecture créative en réponse à la créativité de l’artiste et qui convie l’art du raconteur : sa voix, son écoute, ses silences, sa qualité de présence.

Il me tient particulièrement à cœur de revenir sur la rencontre avec Mon arbre à secrets, qui m’a conduite plus en profondeur dans l’exploration du territoire de l’album. Il me semble que c’est aux fondements mêmes de son identité, au cœur de ses compositions artistiques, que se joue l’enjeu d’une rencontre esthétique avec l’oïkos (notre maison).

Auprès de Mon arbre à secrets

L’album d’Olivier Ka et de Martine Perrin nous raconte une histoire d’amitié, pleine de tendresse, entre un enfant et l’arbre du fond du jardin.

Comme dans l’album-souvenir de Juliette Chériki-Nort, la figure de l’arbre favorise un sentiment d’appartenance. C’est l’arbre ami auquel l’enfant-narrateur confie tous ses secrets. C’est l’arbre confident dont la présence et l’écoute semblent inébranlables. C’est aussi l’arbre abri, l’arbre gardien, l’arbre protecteur qui, en douceur, au fil du temps et des saisons, nous élance vers l’Ailleurs. Car les secrets s’envolent : vers quels autres jardins ? Vers quels autres confidents ? L’arbre devient passeur, reliant dans une douce rêverie cosmique l’intime et l’immensité, le dedans et le dehors.

En découvrant l’album, je suis subjuguée par la force du racontage. L’album crée l’événement de la rencontre, en restitue les dimensions affectives, sensorielles et symboliques. Par et à travers une écriture en mouvement, le territoire de l’album lui donne forme et vie. La rencontre viendrait, pourrait-on dire, se gestualiser en nous-mêmes. « Nous ne connaissons les choses que dans la mesure où elles se jouent, se gestualisent en nous » (Jousse, 1974, p. 61).

J’ai retrouvé cette forme de saisissement dans le descriptif concis qu’en fait Gwenola Caradec : « Chaque double page propose une interaction lecteur-arbre par le biais de mécanismes astucieux et quasi magiques (tirettes, pages translucides, etc.) qui donnent au lecteur le sentiment d’un contact personnalisé et sans cesse renouvelé » (2018, p. 128).

Je reprends ici quelques-uns de ces « mécanismes » et propose de penser, avec le geste de l’artiste, comment ce territoire organise notre expérience, nous ouvre un chemin d’éco-sensibilité.

Le trouage attire notre attention. Par la lorgnette de la première de couverture, nous apercevons l’arbre en arrière-plan, qui semble nous faire signe. Ouvrir l’album, c’est comme partir à sa rencontre et chercher à lui répondre. 

Les pages translucides invitent le geste délicat de tourner la page. Dans la superposition du papier et le jeu du vis-à-vis, l’image se transforme : l’enfant-narrateur devient à la fois l’interlocuteur de l’arbre et celui qui en a intériorisé la présence. Tourner la page rejoue ici la dialectique de la présence et de l’absence.

Les caches/volets éveillent de la curiosité pour ce qui s’y cache. Les secrets (jamais dévoilés) se déclinent alors comme autant de qualificatifs : petit secret, grand secret, secret inventé ; jouant sur les oppositions du grand et du petit, de l’imaginaire et du réel.

La roue entraîne le secret dans la tête de l’enfant. Le secret tourne en boucle, tandis que les mots suivent le mouvement d’une respiration, de l’intérieur de la tête vers la bouche. Pour avoir partagé nombre de fois cette lecture auprès d’un public d’enseignant-e-s et de soignant-e-s, il est remarquable qu’à cet endroit précis du livre, le raconteur lise à voix basse, presque sur le souffle.

La tirette modifie l’image, provoquant un effet-surprise. L’enfant-narrateur (qui pense à certaines choses qu’il a dites à son arbre), par l’action de la tirette, rougit. Nous voilà attendris. L’effet-surprise nous enchante et amplifie le jeu de l’identification.

Le pop-up émerveille. L’arbre se déploie hors de la page et les multiples feuilles sont tout autant de secrets qui ballotent dans le vent et bruissent sous les doigts. La rencontre se joue dans l’espace et par les sens.

Ces mécanismes qui se joignent ou supportent l’effet d’interaction texte-image m’ont fait découvrir un territoire animé. Il s’agit d’un album dit pop-up ou à systèmes « que l’allemand nomme joliment Bücherwelten (mondes livresques) » (Thiltges, 2018, p. 21). Dans ce jardin secret, l’arbre, loin d’être un arbre-Cela, extérieur, étranger ou indifférencié, se révèle être ce Tu [3] du dialogue dont on incorpore la présence en soi même.

Une lecture à ciel ouvert

Peu après ma rencontre avec Mon arbre à secrets, j’ai animé un stage dans un service de loisirs avec des enfants âgés de 4 à 8 ans. Cette expérience m’a permis d’envisager la richesse de dispositifs littéraires à ciel ouvert pour venir signifier, accompagner et diversifier l’expérience de nature.

Le stage, assez traditionnel dans sa pédagogie, mettait en œuvre une alternance de jeux coopératifs et d’activités plastiques, au parc et dans les locaux de l’association. Chaque matin, pour ritualiser l’arrivée au parc, j’avais instauré l’activité de « dire bonjour à son arbre ». Si les enfants avaient joyeusement répondu à ma proposition, je devais me rendre à l’évidence : l’environnement du parc n’était guère propice à la rencontre. Les arbres s’alignaient le long de la barrière et la plaine de jeux, centrale, était beaucoup plus attrayante. Indéniablement, les arbres pris comme simples décors ou éléments figuratifs semblaient avoir perdu – reprenant l’expression du philosophe Baptiste Morizot – leur « consistance ontologique » (2020, p. 17).

Les jours défilaient sur le même rythme : matinée récréative au parc, après-midi créative à expérimenter des matières, des formes et des couleurs. C’était une semaine caniculaire. Pour le dernier jour du stage, j’obtins l’autorisation d’emmener les enfants en forêt de Soignes, une des plus grandes forêts périurbaines d’Europe, en périphérie de Bruxelles. En bons petits citadins, la plupart des enfants n’y avaient jamais mis les pieds. C’est donc à l’ombre des grands arbres de cette forêt que l’on surnomme la hêtraie cathédrale que je partageai pour la première fois la lecture de Mon arbre à secrets.

Une fois le livre fermé, je laissais encore la lecture se faire, évoluer librement dans l’imaginaire des enfants. Sur le chemin du retour, je sentis une petite main se glisser dans la mienne et j’entendis Lucie me demander : « Dis, comment je fais pour raconter mes secrets à mon arbre si je n’ai pas de jardin ? »

Quelque chose s’était produit. L’arbre qui était encore quelques jours auparavant un arbre décor, celui d’une plaine ou d’un terrain de jeux, avait pris de l’importance. Il n’était plus cet arbre le long d’un grillage. Il était l’arbre du jardin familier, l’arbre avec qui partager des confidences. Dans une forêt de grands hêtres, la lecture avait permis à Lucie d’entendre au plus profond d’elle-même que l’arbre pouvait lui répondre. En elle, déjà, se frayait le chemin d’un devenir-souvenir. Lucie, en se représentant l’absence du jardin, semblait éprouver l’inquiétude propre au manque qui se double du désir de s’y relier.

En guise de conclusion

Il nous faut ici entendre l’inquiétude de Lucie. Si les espaces de jeux se limitent aux espaces intérieurs, si les enfants n’ont plus la chance de fréquenter des jardins et des bois, comment peuvent-ils partager des moments de connivence avec le monde non humain ?

La problématique du déficit de nature ou du manque de nature est désormais bien documentée. Les enfants rencontrent moins d’opportunités de jouer dehors ou d’entrer en contact avec la nature, immersion pourtant essentielle à leur écoformation. Nous sommes ainsi de plus en plus nombreux à défendre des pratiques éducatives en plein air. Si le contact avec la nature se raréfie, ce sont aussi nos représentations, nos manières de dire le monde et de lui prêter attention, qui s’appauvrissent. D’après le philosophe Baptiste Morizot (2020), nous vivons une véritable crise de la sensibilité si bien qu’une fois dehors, nous n’y voyons tout bonnement plus rien ! Toute pédagogie dans la nature s’enrichirait certainement des potentialités créatives de la littérature jeunesse.

Il n’est pas rare que l’usage de l’album se rapporte à sa seule vocation didactique. En matière d’écologie, le livre sert alors d’outil de sensibilisation pour aborder les thématiques environnementales stricto sensu. Penser la lecture dans une orientation existentielle, comme expérience écoformatrice ou écosensible, c’est envisager le vivant de l’écriture et l’écriture du vivant. L’album, tel un « passe-broussaille »[4], nous fait ainsi découvrir un territoire animé, enrichi de notre participation au monde, charriant des respirations, intensifiant des modes de présence et de perception. Depuis quelques années, le sujet suscite un vif engouement, notamment dans le champ de l’écocritique et de l’écopoétique[5]. Que de pistes prometteuses, que de mises en dialogue possibles pour l’écoformation !