Article body

Très tôt, dès ma première année d’affectation en tant que professeur des écoles dans le département des Hauts-de-Seine, dans la commune de Villeneuve-la-Garenne, à proximité de la plus grande barre d’Europe, je fis le constat de la séparation entre l'enfant et la nature, entre l’humain et le vivant. L’écrivain Robert Pyle (2016) majora quelques années plus tard mon propos en n’hésitant pas à parler d’« extinction de l’expérience de la nature », notion à laquelle je souscris. À l’heure de l’Anthropocène, nous aurions pour la plupart d'entre nous une certaine difficulté à saisir que nous appartenons à la vie, mieux, pour reprendre l'expression de Goethe, que nous appartenons à « l'ordre mobile du monde ».

Lyesser, élève en CM2, alors qu'il planchait sur un exercice de sciences où il se devait de faire une étude comparative entre les sols des planètes Mars et Terre, me dit avec un grand sourire aux lèvres : « Mais c'est facile ! Sur Mars, il n'y a que des cailloux et sur Terre, il n'y a que du béton ! ». Lyesser traduisait ainsi une vision du monde qui n'accorde plus de place à la nature, ce qui me préoccupe au plus haut point et ce tant pour l'avenir de l'école que celui de nos sociétés.

Anas, un autre élève de CM2 de la banlieue de Gennevilliers, un matin de classe, me dit à trois reprises : « Maître, j'ai soif ». Si Anas avait soif d'eau ce jour-là, je le compris également ainsi : « Maître, j'ai soif de connaître le monde, autrement dit, j'ai soif de naître avec le monde ». Naître avec le monde, naître dans le monde, mais pas forcément d'un monde de l'hyper tout, de l'hyper compétition, de l’hyper immédiateté, du consumérisme et de la logique marchande.

Alors que je terminais une formation à l’Université Laval à Québec, Francis, un élève de l'école Saint-Émile, proche de la réserve Huron de Wendate écrivit cet haïku lors d’une séance d’écriture poétique : « Blottie dans son cocon /la chenille/ rêve du monde ». Nul doute que Francis s’identifiait à cette « modeste » espèce représentant la faune et que dans son imaginaire créatif, il s'accordait pour lui-même de nécessaires transformations, mutations et métamorphoses comme ce passage de la chenille au papillon. L’œuvre de l'école, c'est aussi de faire naître au monde et Francis avait appréhendé cet enjeu.

Resituer la nature et la vie intérieure au cœur de l’éducation

Je ne pourrai pas enseigner autrement qu’en faisant des liens, des correspondances avec la vie et les principes qui la régissent. Alors, je fais de ma classe une fenêtre ouverte sur le monde afin que l’intensité de la vie s’offre à mes élèves et mieux encore, qu’elle les saisisse. Il s’agit ni plus ni moins d’inscrire sa vie dans la grande histoire du monde. Et cette inscription est une aventure formidable ! Car il s’agit de découvrir ou de redécouvrir que nous sommes avant tout des êtres de relation avec la biodiversité avec laquelle nous appartenons. Aucun élève ne se soustrait à ce dynamisme quand la pédagogie se veut une école de la vie. Et que dire de l’émerveillement[1] quand l’enseignement se saisit de la contemplation et de la compréhension du vivant. L’héritage culturel littéraire, scientifique, historique dont dispose l’école est énorme et mérite certainement une autre appropriation que celle d’un savoir par cœur pour réussir ses évaluations.

Lorsque je pris connaissance par René Barbier, mon directeur de thèse, du concept d’écoformation proposé par Gaston Pineau (1983), je m’engageai pleinement dans cette exploration réflexive des relations entre moi-même, les autres et le monde. J’entrepris alors la rédaction d’une thèse à partir de l’observation fine d’une pratique de plein air hautement écoformatrice : la pêche à la mouche(Nicolas, 2010). Mais je reviens plutôt ici sur une rencontre essentielle sur les rives du Saint-Laurent, rencontre qui allait transform er ma vie et qui étaye le processus de mon écoformation.

Au-delà de la tyrannie du paraître de notre hyper-société, nous baignons dans le mystère : le meilleur des choses peut advenir pour chacun n’ importe où , n'importe quand, et peut revêtir maintes formes. Alors que je poursuivais ma formation universitaire au Québec, je fis une rencontre qui bouleversa ma vie. Profitant d’un week-end pour prendre l’air, je me rendais du côté de L évis pour une balade le long du fleuve Saint Laurent. J’étais sans le savoir à une heure importante de mon itinéraire humain, j’allais en fin de compte « prendre  » de l’être. Ainsi ce dimanche d’avril, déambulant sur la gravière de roche en roche, de souche en souche, un mouvement dans l’eau puissante et boueuse du fleuve m'interpela. En m’approchant de la rive, une incroyable beauté surgit du tréfonds du fleuve. Ce je-ne-sais-quoi que je cherchais venait précisément à ma rencontre et allait participer dans les réserves de mon être d’un étonnant miracle de croissance. Un béluga, une baleine blanche venait me visiter. Se pouvait-il que mon âme puisse attirer ainsi le regard d’un autre vivant ? À me perdre dans la vision du cétacé, je plongeais doucement dans l’amour, j’apprivoisais ma solitude, la paix s’installait dans mon cœur, je comprenais la sagesse du monde. Cette béluga - puisque sa taille était celle d'une femelle - avait deviné au fond de moi un espace o ù se cachait le meilleur de moi. J'advenais à ma primitive réalité, à ma propre unicité, à la pré ciosit é de mon existence. Peut-être n’avais-je jamais pris le risque de me laisser regarder de cette fa ç on par un être humain ? 

La révélation est passée pour moi par l’étape incontournable d ’« é pouser mon ombre ». J'avais fait mien l’aphorisme de René Char (2001)  : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté, toute la place est pour la beauté »). Trente-cinq années d’obscurité dissip ées en une poignée de secondes dans la qualité d’un seul regard, de surcroît d'un regard non-humain. « Vivre, c’est être vu dans un regard d’amour », écrivit Christian Bobin (2014) dans des lettres vives.

La question du jardin en éducation dans le champ de l’écoformation s'est donc posée pour moi, comme un continuum du récit de la Genèse et d'autres textes fondateurs des grandes traditions. Je me trouve très proche de l'é cologiste et photographe Sebastiao Ribeiro Salgado qui donne à voir dans son œuvre de vie que l'homme en avenir, l'homme de l'avenir est l'homme conscient de son appartenance aux principes de vie, autrement dit, c'est l'homme en respect, en amitié avec toutes les formes de vie de la biosphè re (Ribeiro Sagado, 2021). Baptiste Morizot, écrivain et maître de conférences en philosophie, écrit dans Manières d’être vivant, que nous avons une bataille culturelle à mener quant à l’importance à restituer au vivant. Il pose des questions essentielles sur notre rapport au monde : « Peut-on apprendre à se sentir vivants, à s’aimer comme vivants ? Comment imaginer une politique des interdépendances qui allie la cohabitation avec des altérités, à la lutte contre ce qui détruit le tissu vivant ? » (Morizot, 2020).

En novembre 2018, Fabrice Michel, enseignant et journaliste de la revue pédagogique Animation et Éducation me proposa, à la suite d’une conférence donnée au siège de l'OCCE, de revenir sur ma pédagogie en lien avec la nature et la vie intérieure dans le cadre d’un colloque national sur la coopération, colloque qui se tenait dans la commune où j’enseignais. Avant de partager ma vision de l’éducation, je pus m'asseoir et écouter les conférenciers qui se succédaient. Cela me permit de prendre conscience du peu ou du pas de place pour l'intériorité et encore moins pour la nature, dans une université qui conviait des enseignants, des pédagogues et des chercheurs de toute la France à discourir sur la coopération. De quelle coopération parlait-on alors, si celle induite dans chaque écosystème naturel n’y avait pas droit de cité ? Très probablement, une coopération fantasmée, une coopération hors-sol pour aller vite, mais rien à voir avec celle que je me donnais à voir et à entendre et qui n’a pas eu l’audience qu’elle méritait.

En novembre 2021, la chance me fut donnée de faire partie de la trentaine d’enseignants choisis sur l’Hexagone par l’Office for the climate education, pour participer à une session d’université d’automne sur l’éducation au dérèglement climatique. Là encore, et ce indépendamment de la richesse des apports des intervenants scientifiques, de la beauté de l’éco-site, la récurrence du même constat : pas de place pour la nature ni pour l’intériorité dans la construction de l’enseignement pour le climat. Pour exemple, l’oubli dans la formation de la question du corps physique des enseignants en formation : pas d’ateliers en mouvement avec et dans la nature, pas de sorties nature, pas de temps de parole en extérieur et ce malgré les conditions météorologiques très favorables. Il fallut presque insister pour faire la photo de groupe dehors. Les temps d’immersion et de re-connexion avec la géographie du lieu ne purent se vivre que par décision et besoin personnels. Quant au météorologue extrêmement pointu dans son enseignement sur les îlots et vagues de chaleur, il nous montra dans une rhétorique complexe étayée d’une multitude de graphiques, que les alternatives étaient le reboisement, l’aménagement de zones d’ombrage et l’aspersion des sols, en bref pile-poil l’oeuvre de l’humble terrien Elzéard Bouffier dans L’homme qui plantait des arbres (Giono, 1953). Le savant météorologue avoua ne pas connaître cette figure décrite par Jean Giono. Étonnant, d’autant que cette nouvelle poétique est accessible, transférable et abordable, de surcroît dès le plus jeune âge. Enfin, sur le plan de l’intériorité, à souligner une intervention très controversée sur l’éco-anxiété qui donna à voir un parti pris sombre pour l’effondrement social et une méconnaissance de l’expérience de l’éco-naissance.

Ces anecdotes mettent à jour les deux grandes oubliées de la proposition scolaire et plus généralement de l’éducation que sont la nature et la reconnaissance d’une vie intérieure chez l’enfant. Peut-on penser une humanité sans nature ? Et René Barbier de souligner : « La vie intérieure est la grande absente de l’éducation contemporaine » (Barbier, 2001).

Plus fondamentalement, quelle difficulté à penser un paradigme en dehors du cerveau, en dehors de l’intelligence mentale ! Le constat des parts manquantes, voire béantes, de l’intelligence émotionnelle et de l’intelligence spirituelle n’est pas sans conséquence : en découle l’incapacité à faire face aux défis de la crise actuelle. Il ne faut pas s’en étonner. Nos enfants traversent les années scolaires sans expérimenter pour la plupart les bienfaits de la nature et sans éprouver leur propre qualité d’êtres qui méritent d’être aimés . Aujourd’hui, si je suis resté fidèle aux écoles de banlieue, c'est par empathie et aussi par mission auprès de tant d’élèves qui attendent sans le savoir de vivre l’expérience primordiale de l’éconaissance (Cottereau, 1994). Naître dans le monde, ce n'est pas simplement des mots, et c'est encore moins un carnet de notes. Faire naître, c’est pour moi la mission, j'ose dire l'œuvre de l'enseignement ultime, celui qui nomme et révèle l’autre dans une qualité de regard.

Faire en sorte qu’il se passe quelque chose entre l’enfant et la nature, pour que l’enfant devenu adulte se sente responsable de la vie, et faire en sorte que l’enfant dès le plus jeune âge découvre, puis déploie son potentiel et son génie d’auteur à co-construire le monde sont les deux axes qui résument bien ma pédagogie [2] en appartenance à l’écoformation.

La seule évaluation qui devrait valoir, c’est bien celle d’avoir rencontré sa propre amabilité et celle des autres, amabilité sans objet et dans la plus grande gratuité. Amabilité sésame, celle qui ouvre à la compréhension d’un monde ouvert et amical où j’ai à prendre corps et place dans le respect et l’amitié avec toutes les formes de vie. C’est bien cette amitié éprouvée à l’égard du vivant qui fonde la sortie de la crise du sujet, puis celle de la crise sociale. Se découvrir ici et maintenant vivant et aimable ! Kim Pasche, trappeur durant une grande partie de l’année dans le Yukon au Canada, donne à voir dans son dernier ouvrage L’endroit du monde, une quête de l’intensité de la vie au cœur de sa jeunesse. Il écrit : « Je sentais simplement une urgence indomptable. Une voix intérieure m’enjoignait de vivre pleinement - et sans filet - ce que j’appelais élan sauvage ». J’avais sans doute cette vision un peu naïve - mais tellement belle - d’une Terre mère qui n’était que bonté et amour ». (Pasche, 2021).

Un projet pédagogique qui accorde le droit de cité à la nature et à la vie intérieure : L’école face au plus grand défi du 21ème siècle - Cap au Nord

Le projet Cap au Nord [3] dont j’ai eu l’initiative avec une équipe d’une vingtaine de personnes investit précisément ces dimensions biophile et sensible pour des résultats pédagogiques quasi immédiats d’épanouissement et d’accomplissement des élèves (Meirieu, Ph., 2005). Ce projet a été soutenu dès sa création par le pédagogue émérite Philippe Meirieu et parrainé par l’aventurier Nicolas Vanier de 2019 à 2021 ; il a attiré l’attention du photographe voyageur Yann Arthus Bertrand en 2022, puis de l’explorateur Alban Michon en 2023 et enfin, en 2024, de l'équipe de Under the pole guidée par Emmanuelle Périé-Bardout et Ghislain Bardout. Conduit chaque année depuis 2019 - de septembre à juillet -, dans le respect des programmes de l'Éducation nationale, le projet Cap au Nord sous l’égide de l’association L’école face au plus grand défi du XXe siècle, invite à vivre des périodes d'apprentissages fondamentaux sur le dérèglement climatique avec des chercheurs de l’APECS France (Association of Polar Early Career Scientists ) impliqués avec chacune des classes participantes sur le terrain de l’école [4] et en plein air. En point d’orgue de l'année scolaire, une expédition dans le Grand Nord, en juillet, pour 16 ambassadeurs des territoires concernés, filles et garçons âgés de 11 à 14 ans, qui répondent au profil requis pour vivre en plein cercle arctique pendant une dizaine de jours. En préalable à l’expédition, chaque année, les jeunes bénéficient pour deux week-ends d’un accompagnement en plein air portant sur les modalités de la vie en autonomie complète. Les animateurs ont alors une « écoute sensible » concernant les aspirations et motivations profondes des jeunes pour la répartition des domaines scientifiques, dont la biologie marine, l’océanographie, la glaciologie et la volcanologie. Deux domaines transversaux à ces spécificités scientifiques sont communs à tous les ambassadeurs et ambassadrices, il s'agit de l’anthropologie et de la météorologie.

Cap au Nord est une grande aventure humaine et scientifique associant des enseignants, des scientifiques, des voyageurs et autres acteurs sociaux, qui s’inscrit dans un nouveau paradigme, celui qui donne audience à la planète humiliée et aux enfants dans la construction du monde. Le cœur de l’innovation pédagogique de ce projet est avant tout d'écouter ce que la Terre et les enfants nous réclament pour l'avenir du monde. La dynamique du projet s'apparente à un « écosystème  » tout en synergie : un groupe d'acteurs coopèrent dans la perspective collective de mener à terme ladite expédition axée sur l’enseignement relatif au dérèglement climatique, en croisant les dispositions et les compétences singulières des élèves perçues par chacun comme une chance unique d'apprendre à vivre ensemble. « Donner le meilleur de soi pour l'ensemble plutôt que d'être le meilleur de l'ensemble !  » est la maxime de ce p rojet.

Le paradigme qui fonde Cap au Nord s’enracine dans les principes suivants : construire une relation d’« é gal à é gal [5]   » entre l’enfant et l’ adulte  ; s’inscrire dans le monde actuel en étant acteur et auteur ; faire l’ exp érience de la confiance, de l’assurance, de la coopération, de l’encouragement, de la responsabilisation et de l’autonomie ; donner son meilleur plutôt qu’être le meilleur ; aller vers une connaissance de soi, des autres et du monde ; apprendre à se relier, se reconnecter avec la nature ; s’ approprier l ’approche transversale et pluridisciplinaire pour penser la complexité du monde ; entrer dans les apprentissages en redéfinissant le statut de l’élève acteur et chercheur et celui de l’enseignant accompagnateur ; se réjouir de la progression personnelle et collective ; être ambassadeur d’un projet ; mesurer le chemin parcouru, et ce tout en approfondissant la réalité des défis sociaux contemporains.

En convoquant la notion de service à tous les étages de cette aventure, service des enfants, service des acteurs sociaux, service de l'école, service de la planète, le projet L'e ́cole face aux plus grands défis du 21è me sie ̀ cle - Cap au Nord , placé sous les Haut-patronages du ministère de la Transition écologique et du ministère des Affaires étrangères de France, tend à répondre non seulement au formidable défi mondial du dérèglement climatique, mais aussi à celui d’assurer un habitat durable et responsable. Il contribue à recouvrer l'harmonie avec la nature élargie à la notion de Vivant.

Au fil des quatre premières années du projet, le retour d'expérience au cœur des expéditions a révélé pour la plupart des ambassadeurs et ambassadrices des prises de conscience majeures sur eux-mêmes, les autres et le monde comme le donnent à lire ces mots du jeune Augustin, parti en expédition en Islande en juillet 2022 :

Je tenais à t’envoyer cette lettre pour te remercier de l’opportunité que tu nous as donnée. J'ai beaucoup appris et je suis revenu grandi de cette expérience. Par ailleurs, mon quotidien a beaucoup changé, avec une prise de conscience encore plus grande. Aussi, les conseils donnés à la fondation GoodPlanet [6] ont été justes. C'est incroyable comme l'humain peut détruire sa maison. J'ai été notamment surpris par le nombre de déchets sur les plages. En espérant te revoir bientôt, Augustin .

Quant à Lou, ambassadrice âgée de 13 ans, alors qu'elle était en mission sur son kayak dans un des fjords de l’île Heimaey à écouter casque sur les oreilles les sons marins au moyen d'un hydrophone immergé, une rencontre furtive et fascinante avec un cétacé a marqué son esprit au point de désirer embrasser plus tard une carrière de biologiste marine.

À l'instar d’Augustin et de Lou, les ambassadeurs et ambassadrices Cap au Nord sont sur des rampes de lancement dans leurs parcours scolaire et personnel. Ils sont désormais épanouis, car se sentant faire un avec le monde dans le jeu des sensations de monde et des sentiments de terrestreté [7] éprouvés. Sensibilisées par leur expédition sur le défi du dérèglement climatique, ils et elles sont engagés sur un chemin d’accomplissement personnel, mais aussi collectif en y associant individuellement jusqu’à une centaine de personnes autour d’eux : famille, voisinage, classes de leur établissement scolaire, leur commune, leur région et le réseau des entreprises locales.

Dans « Les yeux ouverts », Marguerite Yourcenar nous partage quelque chose de cet ordre qui confère à l’existence une vie heureuse et sobre en relation avec tout ce qui est (Galey, 1980). La mutation pour l’avenir du monde n’est pas exclusivement scientifique ni en dehors de l’espace Terre ; elle est bien sur la planè te bleue, émotionnelle et spirituelle, en redonnant le droit de cité à l’écologie intérieure.

Et si la reliance devenait la référence de nos systèmes d’évaluation ?

La chercheure et climatologue Jeanne Gherardi me partageait récemment son expérience d’immersion dans un village inuit dans l’Est du Groenland. Elle me confiait qu’au fil des jours qui s’écoulaient, sa posture de scientifique s’effaçait pour laisser advenir une posture plus terrienne, garante de relation avec les hommes, les femmes et les enfants de la communauté inuit. Un fait important interpela Jeanne : cette différence de vision du monde entre l’Occident et les peuples des glaces, notamment quant à la représentation de la météorologie. Si les enseignants danois sur place s’évertuaient à faire utiliser des thermomètres aux enfants, insistant sur l’importance de mesurer la température, Jeanne me disait que cela ne voulait rien dire pour les inuits. Les peuples des Premières Nations ont une autre manière d’appréhender la météorologie et le climat, à travers une posture de reliance au monde, perçu comme ouvert, mobile et évolutif. Au vu de la qualité des rencontres qu’elle a vécues, Jeanne me confia une amitié réciproque qui l’engage à revenir.

Et pour prolonger la prise de conscience de Jeanne, rappelons cet extrait évocateur tiré de l’encyclique Laudato si [8]   : « Personne ne prétend vouloir retourner à l’époque des cavernes, cependant, il est indispensable de ralentir la marche pour regarder la réalité d’une autre manière, recueillir les avancées positives et durables, et en même temps récupérer les valeurs et les grandes finalités qui ont été détruites par une frénésie mégalomane ». Il nous faut, à la manière de Jeanne et de combien d’autres hommes et femmes, nous relier à ce qui fait de nous des humains en relation avec le vivant.

Si Jeanne avait trouvé refuge pour un temps au Groenland, nous passâmes avec ma fille et ma louve quinze jours de retraite dans le bois médiéval de l’abbaye de La Pierre qui Vire, afin de vivre une immersion en forêt et aussi de faire le point sur nos vies, notre famille. Au moment de regagner la société des hommes, nous fîmes un peu d’ordre dans notre ermitage pour laisser la place au prochain pèlerin, à la prochaine pèlerine qui viendra poser son sac. Nous terminâmes le ménage par un balayage dynamique. Les trois ou quatre boules de poils de notre louve jetées en dehors de notre isba ne restèrent pas longtemps sur le sol maculé de feuilles multicolores : elles furent délitées et prises par des oiseaux du bois, des pinsons des arbres et des mésanges charbonnières. Ces derniers, c’est certain, en agrémentèrent leur nid pour avoir plus chaud, merveille de l’intelligence du vivant et du sens. Alors me vint à l’esprit ou de l’esprit dans ce ballet qui mêlait oiseaux, piaillements, feuilles et boules de poils, cette question qui ouvre sur le ré-enchantement du monde : et si la reliance devenait la référence de nos systèmes d’évaluation ? (Bol de Bal, 1996).