Abstracts
Résumé
L’originalité du concept d’écoformation provient notamment du fait qu’il permet d’enrichir le point de vue habituel sur nos manières d’apprendre en tant que cohabitant.e du foyer terrestre : ce sont nos relations avec les forces biophysiques, les autres êtres vivants et la Terre qui contribuent à notre (auto)formation, et non uniquement les interactions sociales. Les pratiques écoformatrices ouvrent ainsi une voie permettant d’activer une qualité d’attention et de considération envers sa propre expérience comme envers celle des autres phénomènes terrestres, dans un processus d’apprentissage transformatif continuel, rétroactif et dialogique. En suivant cette perspective, nous nous intéressons aux ateliers « Le Travail Qui Relie » (TQR), une approche théorique et pratique élaborée par l’écophilosophe Joanna Macy pour soutenir le « Changement de Cap ». Basé sur une méthodologie de recherche qualitative, cet article questionne la dimension écoformatrice du TQR à partir de l’analyse des expériences vécues par des participant.e.s lors d’un atelier immersif et itinérant.
Mots-clés :
- écoformation,
- travail qui relie,
- soi écologique,
- apprentissage transformatif,
- autoformation,
- reliance
Abstract
The originality of the ecoformation concept comes from the fact that it allows us to enrich the usual point of view on our ways of learning as cohabitants of the earth's home: our relationships with biophysical forces, other living beings and the Earth contribute to our (self)formation, and not only social interactions. Ecoformation practices thus open a way to activate a quality of attention and consideration towards one's own experience as well as other earthly phenomena, in a process of continuous, retroactive and dialogical transformative learning. Following this perspective, we are interested in the “Work That Reconnects (WTR)” workshops, a theoretical and practical approach developed by eco-philosopher Joanna Macy to support the "Great Turning". Based on a qualitative research methodology, this article questions the ecoformation dimension of WTR through the analysis of participants' experiences during an immersive and itinerant workshop.
Keywords:
- ecoformation,
- The Work That Reconnects,
- ecological self,
- transformative learning,
- self-training,
- belonging
Article body
Notre condition commune de « terrestre » (Latour, 2017) est aujourd’hui largement fragilisée par le changement climatique, le bouleversement des grands cycles biogéochimiques (eau, azote, phosphore), la 6e extinction de masse et l’intensité des pressions anthropiques sur les biomes planétaires. Les violences dirigées vers les milieux terrestres se doublent d’une souffrance intérieure – de mieux en mieux connue sous le nom notamment d’éco-anxiété ou de solastalgie (Albrecht, 2020)[1] – qui surgit comme réponse émotionnelle face à l’ampleur des dégradations en cours et à l’incertitude sur le devenir de l’habitabilité de la Terre pour les générations futures. Cette incertitude et cette vulnérabilité nouvelles appellent des « bifurcations » (Stiegler, 2020) tant au niveau social, politique, économique qu’à un niveau ontologique, anthropologique et éthique. Les crises multiformes en cours, locales comme planétaires, remettent peu à peu en cause les manières de produire, de consommer, de légiférer et de gouverner qui maintiennent un statu quo non seulement destructeur des écosystèmes vivants, mais aussi créateurs d’injustices sociales et environnementales. Pour enrayer ces crises, il est nécessaire de ré-organiser les économies de manière à ce qu’elles puissent répondre aux besoins des populations, satisfaire leur bien-être, en s’appuyant notamment sur l’autonomie, la suffisance et le care (Parrique, 2022). Il est également primordial de repenser les formes de gouvernance de nos sociétés, à toutes les échelles géographiques (du local au global), vers plus de participation des citoyens et de démocratie (Zask, 2022). Mais plus fondamentalement, ce qui est en jeu, c’est la transformation d’une manière d’habiter propre au « projet moderne » (Berque, 2022) et « colonial » des sociétés industrialisées occidentales (Ferdinand, 2019), projet qui a contribué à appauvrir la qualité des relations à soi, aux autres humains et aux « mondes plus qu’humains » (Abram, 2013). Cette manière d’habiter repose sur un « filtre ontologique » dualiste (Descola, 2005 ; Plumwood, 2021) qui nous amène à penser les phénomènes sous le mode de la séparation (humain/non humain, nature/culture, sujet/objet). Cette pensée dualiste est aujourd’hui profondément incarnée dans nos manières de sentir, de percevoir, d’être affecté au quotidien, au point qu’il nous est maintenant difficile, même si nous le voulons, de retrouver nos affiliations et nos branchements au reste du vivant (Morizot, 2020).
L’écoformation, comme composante de la théorie tripolaire de la formation tout au long de la vie (Pineau, 2023), nous semble constituer une perspective conceptuelle particulièrement pertinente pour opérer cette refondation de nos modes d’habiter sur la base d’une ontologie relationnelle (Escobar, 2018), et prendre conscience des relations d’interdépendance constitutives de tout phénomène comme de la nécessité d’en prendre soin (Barniaudy, 2020). Parce qu’elle nous permet de remettre de l’attention et de la considération envers tout un pan souvent peu conscientisé de notre formation existentielle – nos relations avec les forces biophysiques, les autres êtres vivants, les milieux de vie et la Terre – l’écoformation est porteuse de savoirs, de valeurs et d’un processus d’apprentissage transformatif dirigés vers une éthique de la reliance[2]. Notre hypothèse est que le « Travail qui relie » (TQR) constitue un dispositif de formation qui s’inscrit dans le cadre conceptuel de l’écoformation et permet de ré-activer ou de soutenir un processus d’auto-écoformation pour un soin du vivant. Cet article entend ainsi questionner la dimension écoformatrice du TQR à partir de l’analyse des expériences vécues par des participant.e.s lors d’un atelier immersif et itinérant.
« Le Travail qui relie », un dispositif de formation au service d’un processus d’auto-écoformation
Nous présentons brièvement le TQR comme processus d’apprentissage transformatif avant d’envisager la manière dont il résonne avec le concept d’écoformation et les pratiques écoformatrices développées par les membres du Groupe de Recherche en Écoformation (GREF).
Le TQR comme processus d’apprentissage transformatif tourné vers une conscience écologique
Le « Travail qui relie » (The Work that Reconnects) est un atelier de formation collectif pour adultes qui regroupe un ensemble d’exercices pratiques et de réflexions théoriques, élaboré par l’écophilosophe Joanna Macy à partir des années 1980 (Macy et Johnstone, 2018 ; Macy et Brown, 2018). L’intention de ces ateliers est d’aider les participant.e.s à s’émanciper d’affects défensifs (déni, cynisme, distanciation) ou paralysants (impuissance, désespoir, éco-anxiété) comme réponse aux crises socio-environnementales actuelles, pour favoriser l’émergence d’une « espérance en mouvement » (Active Hope) qui motive leur engagement vers un « changement de cap » (Great Turning) dans ses 3 dimensions (figure 1).
La première dimension du « changement de cap », parfois symbolisée par un panneau « stop » dans les ateliers TQR, comprend toutes les actions de résistance ou d’opposition face aux destructions du vivant. Dans la seconde dimension portant sur la transformation des fondements de notre vie commune, sont incluses non seulement la création de nouvelles structures ou de normes, mais aussi toutes les actions « pour » une nouvelle manière habiter en commun, qui constituent des alternatives aux dynamiques de la société de croissance industrielle. Enfin, le changement de perception et de valeurs, s’appuie pour Joanna Macy sur la convergence entre plusieurs formes de savoirs : les savoirs scientifiques récents, les savoirs traditionnels anciens (en référence notamment aux valeurs et considérations écologiques portées par des traditions spirituelles orientales, occidentales et celles des peuples autochtones) et les savoirs issus de notre propre expérience tendue vers un souci du monde.
Le « changement de cap » se comprend comme un récit qui, en référence à la pensée narrative fonctionnant selon un mode subjonctif et non assertif (Bruner, 2001), permet d’ouvrir un champ des possibles, de distendre les catégories et mécanismes qui semblaient si bien établis, de potentialiser l’action et d’actualiser de nouvelles relations. En tant que troisième histoire, le changement de cap entend ainsi déjouer les pièges de deux grands récits dominants : le « Business as Usual » maintenant le statu quo du modèle extractiviste, productiviste et consumériste qui ne cesse de dégrader les conditions d’habitabilité de la Terre ; la « Grande désintégration » propre aux discours effondristes et collapsologiques, dont l’imaginaire catastrophiste ne fait que générer des « passions tristes », source de nouvelles afflictions (épuisement, impuissance, découragement).
Afin d’incarner cette « espérance en mouvement », le TQR invite les participant.e.s à expérimenter un processus de formation structuré en quatre étapes (figure 2) :
-
« S’enraciner dans la gratitude » entend nous reconnecter à nos capacités de générer de l’intérieur et à tout moment, un sentiment d’émerveillement et d’appréciation envers tout ce qui est nous donné chaque jour. Il s’agit ainsi de subvertir un des messages prédominants de nos sociétés industrielles - « nous sommes des êtres incomplets qui avons besoin de toujours plus » - pour affirmer la possibilité de la joie, du contentement et calmer nos tendances frénétiques.
-
« Honorer notre souffrance pour le monde » permet de reconnaître nos affects douloureux devant les destructions de la vie en cours, de les exprimer en présence d’autres personnes et d’écouter leur peine, de comprendre que ces affects proviennent de notre désir de prendre soin du monde et d’un sentiment puissant de reliance.
-
« Porter un nouveau regard » constitue le cœur du processus de l’atelier où le changement de perspective se comprend notamment par la découverte d’une conscience élargie de soi et d’une nouvelle façon d’envisager son pouvoir d’agir, au sein d’une dimension temporelle beaucoup plus vaste (celle de l’histoire des humains, du vivant et de la planète Terre) qui n’a plus rien d’angoissante et en se reliant à un sens nouveau de la communauté.
-
« Aller de l’avant » permet d’envisager l’inscription du nouveau regard au sein de la vie quotidienne, dans l’expérience de chacun, par l’engagement dans des actions concrètes qui nourrissent les trois dimensions du changement de cap.
Ces quatre étapes forment un tout, plus que la somme de ses parties, auquel Joanna Macy donne le nom de « spirale », qui se « traverse » de manière toujours différente selon l’expérience du moment propre à chacun. La spirale permet de mettre en évidence un processus transformatif qui se déploie en nous et active ou soutient le cheminement des participants afin qu’ils puissent agir pour le bien de la vie sur Terre. Reposant sur une vision théorique transdisciplinaire[3] qui s’est construite progressivement et de manière concomitante avec l’élaboration des ateliers, le processus en quatre étapes proposé par le TQR peut être défini comme un « processus d’apprentissage holistique et transformatif tourné vers une conscience écologique » (Hataway, 2016, p. 7, notre trad.). « Holistique », car les exercices proposés entendent impliquer les participant.e.s dans toutes les dimensions de leur être : corporelles, affectives, cognitives et même spirituelles (Boelen, 2021). « Apprentissage transformatif » (transformative learning) parce que le TQR vise à construire une nouvelle perspective sur sa propre expérience, le sens de son vécu (en particulier émotionnel), de ses relations aux autres et de ses engagements et actions (Mezirow, 1991 ; Taylor et Cranton, 2012). « Vers une conscience écologique », car la trajectoire souhaitée implique la découverte d’un soi écologique (Naess, 2017), mu par un sentiment d’appartenance et de solidarité à la toile du vivant et capable d’attention et de sollicitude à l’égard des autres êtres et du foyer terrestre. Par ces 3 aspects, le TQR résonne fortement avec le cadre conceptuel de l’écoformation et les pratiques écoformatrices développées par les membres du GREF.
Résonances entre le TQR et les pratiques écoformatrices développées par les membres du GREF
Bien que situées dans des contextes culturels différents, les pratiques écoformatrices portées par les membres francophones du GREF à partir des années 1990 résonnent fortement avec celles du TQR développées en contexte anglophone à partir des années 1980[4]. Dans les deux cas, les pratiques proposées entendent dépasser une approche transmissive de l’éducation à l’environnement adressée aux seules dimensions rationnelle et intellectuelle de l’être, pour s’inscrire dans un paradigme holistique de transformation du rapport à soi, aux autres et au monde (Galvani, 2020). Trois niveaux de résonance peuvent ici être distingués.
Le premier niveau concerne l’expérience sensible et corporelle de notre être au monde. Les propositions pratiques développées par les personnes gravitant autour de l’écoformation insistent sur l’importance de l’immersion libre et polysensorielle, dehors et en plein air, au contact direct des éléments naturels que ce soit pour les enfants ou les adultes. L’écoute sensible lors des classes de mer (Cottereau, 2001) ou de marche en itinérance (Verrier, 2010) constitue deux exemples de pratiques écoformatrices qui permettent de favoriser la construction d’un soi écologique, défini comme un soi rassemblant l’ensemble des relations qui le constituent (Naess, 2007). De même, le corps et les sens occupent une place importante dans les exercices du TQR, qu’ils soient tournés vers la reconnexion au vivant en soi ou à l’extérieur de soi (voir figure 3 pour des exemples précis). Dans l’ensemble de ces pratiques, l’idée est bien de réactiver sa perception sensible qui, spontanément, nous fait participer au « Monde de la vie » (Abram, 2013).
Le second niveau de résonance concerne une dimension imaginaire et narrative de l’expérience. Dans le cas du GREF, inspirée par la pensée de Gaston Bachelard, les propositions pratiques et réflexives ont insisté sur l’importance de mettre en évidence les résonances symboliques et mytho-poétiques de nos liens à l’oikos, à commencer par les quatre éléments primordiaux : l’air (Pineau, 1992), les eaux (Barbier et Pineau, 2001), la Terre (Bachelart et coll., 2005) et le feu (Galvani et coll. 2015). La pédagogie sensible se complète ainsi par une pédagogie de l’imaginaire, faite de récits, de rêveries, de jeux et de gestes qui renforcent le sentiment de reliance aux lieux et à la Terre, à un niveau conscient comme inconscient. De même, dans le TQR, les exercices proposés convoquent des dimensions narratives et artistiques qui prennent la forme de rituels collectifs (Conseil de tous les êtres) ou d’histoires performées (Marche du Temps Profond) afin de rendre la conscience plus poreuse aux éléments constitutifs de l’oikos et de restaurer un dialogue ouvert et réciproque avec eux.
Le troisième niveau de résonance concerne davantage une dimension que nous nommerons ici écopsychologique et discursive, qui rassemble les sentiments, affects et pensées que nous formons en prenant conscience de notre expérience vécue de vivant parmi les vivants, et en la verbalisant. Les acteurs de l’écoformation ont développé des outils d’exploration très intéressants en ce sens (entre autres, les ateliers des kaïros : Galvani, 2020 ; les récits éco-biographiques : Cottereau, 2017) pour conscientiser nos interactions avec les éléments formateurs de l’environnement biophysique. Du côté du TQR, de nombreux exercices discursifs en binôme (phrases ouvertes) ou en groupe (par exemple, Mandala de la Vérité) ont été conçus pour explorer ce vécu émotionnel et cognitif qui nous meut en tant qu’être vivant et conditionne nos actions.
Ces résonances qui émergent à partir des pratiques, renvoient plus globalement à la proximité des visions conceptuelles et théoriques : besoin d’une approche transdisciplinaire et complexe de la réalité, croisement fécond entre des savoirs pluriels (expérientiels, académiques, indigènes, etc.) et des perspectives scientifiques multiples (en 1re, 2e ou 3e personne), le tout ancré dans une démarche éthico-politique forte qui entend développer une attention et un soin du vivant. Dans les deux cas, on retrouve les idées clés suivantes :
-
Contre tout un courant de l’écologie sociale et politique (Barniaudy et Delorme, 2022), il n’est pas possible de faire l’économie d’une transformation de soi pour développer une conscience écologique et répondre aux crises écologiques actuelles. L’écoformation participe à cette transformation de soi, mais n’est que l’un des trois pôles d’un processus plus large, vital et continuel, d’auto-formation qui se réalise par interaction avec soi (auto), les autres humains (socio) et le monde (eco) (Pineau, 2023). Toute écoformation est donc toujours une auto-écoformation et peut être renforcée par une socio-formation. De même, pour Joanna Macy, le changement de cap et le développement d’une conscience écologique, passe par un travail profond de soi sur soi, qui permet d’élargir sa conscience, de transformer ses modes d’identification, processus qui peut être aidé par le groupe lors du TQR et plus largement par des communautés humaines soutenantes, et par le dialogue avec les « mondes plus qu’humains » (Abram, 2013).
-
Les autres êtres vivants et les forces biophysiques peuvent nous aider dans ce « travail » qui « relie » à soi, aux autres, au monde, à condition de se rendre disponible pour pouvoir entrer en relation avec leur manière d’être vivant, reconnaître leur agentivité et leur pouvoir écoformateur, perspective qui reste encore largement minoritaire dans nos sociétés dominées par un filtre ontologique naturaliste (Descola, 2005).
Terrain d’enquête, participant.e.s et méthodologie
Afin de questionner le processus d’auto-écoformation impliqué dans le TQR, cet article s’appuie sur un atelier long (5 jours) intitulé « Ensauvager notre nature profonde. Enchanter notre lien au vivant », qui a eu lieu en août 2021 dans le département du Puy-de-Dôme (63), plus précisément en bordure de la chaîne des puys au sein du parc naturel régional des Volcans d’Auvergne. Cet atelier a regroupé 7 participant.e.s adultes (5 femmes, 2 hommes dont l’auteur), d’un âge médian (30-55 ans), encadrés par 2 facilitatrices. Pour 3 des participants, ce fut leur première expérience de TQR alors que les 4 autres avaient déjà vécu une expérience de TQR (2 en format court, inférieur à une journée ; 2 en format plus long, sur plusieurs jours). La spécificité de cet atelier, au-delà des compétences des facilitatrices[5] (art-thérapie, apprentissages socio-émotionnels et pleine conscience, entre autres), fut de proposer une expérience immersive du TQR au sein de milieux géographiques auvergnats, à travers une itinérance à pied et des nuits à la belle étoile, sans tente ni abri, « en dur ». Les exercices proposés dans le cadre de l’atelier se déroulèrent tous en plein air, tout comme les repas et les moments d’échange (grâce notamment au beau temps !).
En tant que chercheur participant à cet atelier, notre propos sur l’expérience vécue par le groupe lors de ce TQR s’appuie sur une méthodologie de recherche qualitative qui s’inspire de la « théorie ancrée » (Bryant et Charmaz, 2007), de l’anthropologie (Oliver de Sardan, 2008), de l’enquête narrative (Breton, 2022) et de l’épistémologie en première personne (Ollagnier, 2022). Nous prenons le parti de la nécessité d’une posture de « chercheur impliqué » pour comprendre l’expérience vécue par les participants et questionner leur processus d’auto-écoformation. Cette posture requiert une expérience d’imprégnation directe au sein du terrain d’enquête, afin d’accéder à un certain nombre d’implicites et d’éviter toute position de surplomb porteuse d’une hiérarchisation des rôles. Cette posture ne signifie pas la perte de toute posture réflexive et critique, mais autorise plutôt le chercheur à se déplacer entre implication et prise de distance, participation et observation. L’idée est de vivre pleinement l’expérience, afin de la comprendre de l’intérieur et d’être très attentif à toutes les traces verbales et non verbales qui émergent sur le vif, in situ. Ces traces ou « observations participantes » (Ingold, 2011) ont été consignées dans un journal de terrain, durant les moments libres ou immédiatement après l’atelier. Des entretiens semi-directifs ont également été conduits en visioconférence peu après l’atelier[6] auxquels s’ajoutent nos propres auto-évocations, des conversations informelles avec les facilitatrices et une collecte de données originale sous forme d’une correspondance écrite avec une participante.
Disposant d’un espace limité dans cet article, notre intention est donc de questionner le processus d’auto-écoformation au travers d’un terrain d’enquête spécifique en forme d’étude de cas. Toutefois, l’analyse de cette étude pourra être enrichie par les données provenant d’une enquête plus globale que nous menons autour du TQR[7]. Formés à l’entretien d’explicitation (Vermersch 2003) après la conduite de nos entretiens pour cet atelier, nous intégrons également à notre analyse inductive des verbalisations, une approche plus strictement micro-phénoménologique (Petitmengin, 2001) qui procède de la sorte : 1. L’identification et l’étiquetage des unités de sens selon une approche diachronique et synchronique ; 2. La catégorisation, c'est-à-dire le regroupement des unités de sens en traits expérientiels, eux-mêmes regroupés en catégories expérientielles à un niveau supérieur, selon un processus d’agrégation ou de généralisation ; 3. La mise en récit des catégories émergentes.
En suivant cette méthodologie, notre intention est d’essayer de comprendre l’expérience des participant.e.s (anonymisés et auxquels nous avons attribué un pseudonyme), non pas à partir de catégories prédéfinies, mais de manière inductive et émergente.
Expériences vécues lors d’un atelier TQR immersif : vécu global, écologie des relations et moments d’intensification du couplage entre auto et éco-formation
La figure 3 retrace l’ensemble des exercices proposés lors des cinq jours d’itinérance (allant d’exercices courts et quotidiens à des dispositifs plus longs, de deux à trois heures) et leur place dans un parcours structuré en 4 étapes (avec des chevauchements entre étapes voulues par les facilitatrices). Nous cherchons ici à caractériser à la fois le vécu global des participant.e.s et des moments particuliers de leur processus d’auto-écoformation.
Au cœur de l’atelier TQR immersif, une expérience de reliance et d’appartenance au vivant
En questionnant les participant.e.s sur leur impression générale à propos de l’atelier, un trait expérientiel commun a émergé : le TQR a généré une expérience puissante de reliance et d’appartenance [9] au vivant. Ce vécu global, à la fois émotionnel et cognitif, se décline selon des nuances différentes au sein d’une même tonalité :
Rita : je me suis vraiment sentie une partie de la Terre, une petite goutte d’eau (…) dans un monde animal et vivant (…) reliée à la Terre et pas seulement à cette communauté humaine qui domine tout, mais plutôt… ce lien d’humilité… je suis un habitant de cette Terre, au même titre que les arbres, que les autres animaux.
Clara : Je me suis sentie incluse dans le monde, dans la danse des éléments. J’ai pu lever les peurs profondes, où je me permets d’avancer un peu plus et de mettre en lumière ma véritable nature, petit à petit.
Leo : Cela fait partie des rares moments dans mon existence où j’ai pu plonger dans une compréhension profonde de moi-même, des autres humains, non humains (…) j’ai pu toucher ce qui nous fait être, ce fond commun qui nous tisse ensemble, … cette réciprocité dynamique aussi… se sentir appelé et répondre, participer pleinement et à chaque instant à un monde vivant.
Les propos des participant.e.s associent également un certain nombre d’affects à cette expérience : sentiment de joie et d’épanouissement pour Lucia, impression d’un alignement profond entre Soi et le monde qui génère force et guérison pour Silvia, ressourcement et qualité de présence pour Ugo, confiance sereine et légèreté pour Clara. Dans tous ces témoignages, on retrouve les réflexions de Joanna Macy sur l’émergence d’une conscience de Soi élargi (ou soi écologique) qui nous fait sortir de l’égoïsme et génère un sentiment d’inclusion au sein d’un espace-temps beaucoup plus vaste que soi, de l’écosystème local à l’univers tout entier (Macy et Johnstone, 2018, p. 121-141). Cette expérience d’un Soi élargi ne signifie pas pour autant une fusion ou une perte d’individualité. Ce qui se joue plutôt, c’est le fait de se sentir pleinement participer au monde, comme une plante dans un jardin-forêt multispécifique, riche de relations écosystémiques diverses, où chaque individu a sa place, singulière, bien loin des monocultures uniformisantes. Cet trait expérientiel commun aux participant.e.s nous semble révélateur d’un processus d’auto-écoformation en plein « travail » où l’interaction entre soi et le monde contribue à transformer le sujet, afin de réaliser le soi écologique. Il nous faut essayer maintenant de comprendre plus en détail ce qui s’est passé au sein de l’atelier pour que ce vécu global soit ainsi exprimé de manière si remarquable.
Un processus d’auto-écoformation permis par une écologie des relations vertueuse
Parmi les conditions qui ont permis l’émergence d’une reliance et d’une appartenance au vivant, on peut tout d’abord distinguer une écologie générale des relations composées d’éléments nourrissants présents en filigrane tout au long de l’atelier (figure 4). Cette écologie des relations recouvre deux dimensions : tout d’abord, une écologie intérieure et sociale vertueuse (mettant en interaction les pôles socio et auto de l’auto-formation) où la qualité relationnelle au sein du groupe se couple à une qualité d’attention intérieure. Les participant.e.s sont unanimes sur deux conditions à l’origine de la qualité relationnelle : un cadre bienveillant mis en place par les facilitatrices dès la phase d’accueil ; une qualité d’écoute et de communication facilitée par les exercices autour de la gratitude. Cette qualité relationnelle a permis à quatre participants de se sentir appartenir à un groupe soutenant, où il était possible de montrer sa vulnérabilité, de travailler avec elle. Ces mêmes participants mettent en évidence le fait que cette qualité relationnelle était intimement liée à une qualité d’attention intérieure. Lucia et Rita soulignent ainsi le pouvoir de la pleine conscience pour plonger en soi et se connecter aux autres de manière sereine. Pour Clara et Leo, le fait d’avoir partagé des moments de silence à plusieurs, surtout au début de l’atelier, a favorisé une qualité de présence attentive commune.
Par ailleurs, l’écologie des relations vertueuse s’est également construite grâce à une écologie intérieure et environnementale porteuse. L’immersion au contact de la Terre Mère est largement reconnue comme une des conditions caractérisant une qualité de relation au milieu géographique. Plus qu’une immersion dans une Nature sauvage et extraordinaire, ce qui est souligné par Rita, Silvia et Lucia, c’est le fait de pouvoir s’installer et dormir à peu près n’importe où, et de sentir peu à peu à l’aise dans un rapport simple de confiance avec une « nature ordinaire ». Léo a, quant à lui, particulièrement apprécié le fait d’avoir cheminé dans des milieux variés (prairies, forêts) qui lui ont permis de rencontrer de multiples êtres et éléments non humains (vaches, moutons, arbres, eaux, rochers, etc.). Plusieurs conditions favorisant une qualité de résonance entre soi et le monde sont aussi évoquées : capacité à retrouver des gestes premiers précis (protection du froid, de l’humidité) dans un devenir-animal intuitif pour Rita, synchronie avec le rythme organique jour/nuit pour Clara : « Couplée à notre déambulation, dormir dehors, saisir le souffle de l’aube et la respiration de la nuit ».
Les moments d’intensification (kairos) du couplage entre auto et écoformation
Au-delà de cette écologie générale des relations, l’expérience de reliance et d’appartenance au vivant a été générée par des vécus spécifiques lors de moments particuliers d’intensification de l’expérience écoformatrice appelée kairos par Pascal Galvani (2020).
Moments communs d’intensification du processus auto-écoformateur
Un seul exercice peut être considéré comme un kairos transformateur commun à l’ensemble des participant.e.s (à l’exception d’une personne l’ayant déjà vécu quelques semaines plus tôt) : il s’agit de la « Marche du Temps Profond » (appelé Deep Time Walking en anglais, créé par Stephen Harding). Cet exercice consiste à faire correspondre un nombre d’années à chacun de nos pas et à s’arrêter à certains moments pour écouter le récit d’une étape marquante de l’évolution biologique : émergence des organismes multicellulaires, extinctions de masses, apparition de nouvelles espèces, etc. La marche retrace ainsi l’histoire de la vie sur Terre depuis 4,5 milliards d’années, sur la base de connaissances scientifiques actualisées. Une partie du chemin a été proposée les yeux fermés, en silence, nous invitant à une marche en pleine conscience. Les participant.e.s sont unanimes sur l’effet crée par cette marche :
Clara : La marche de l’évolution a été aussi un temps particulier pour moi. Émue d’être entrée dans l’histoire, de me sentir appartenir à celle-ci. Soulagée de voir, de me voir traverser les âges et les catastrophes et de sentir, malgré les cataclysmes, la consistance de mes pas sur le sol. D’être dans mon corps, soutenue, survivante et en adaptation.
Lucia : Je sais que j’ai adoré la marche évolutive parce que je trouve que ça te remet dans un contexte qui relativise tout ! J’avais jamais vu ça comme ça, ça m’a vraiment apporté une sorte de nouveau regard (…) ça m’a rassuré presque, parce que j’ai eu l’impression de savoir où me placer… finalement, oui, j’étais un humain sur une planète qui avait déjà vécu énormément de choses (…)
Silvia : J’ai bien vu l’histoire (…) de la Terre et de l’humain sur la Terre. (…) Ça m’a aussi fait réagir (…) parce qu’à la fin, je me suis dit : ah bon, de toute façon, s’il y a eu autant d’extinction, une de plus ou une de moins, on va pas non plus en faire un plat (rires).
L’alternance entre des phases d’extinction et des phases de résurgences crée ainsi une confiance dans le fait d’appartenir à une histoire très longue du vivant, capable de résilience, de traverser des épreuves extrêmes. Les participant.e.s ont ainsi fait l’expérience de ce que Joanna Macy nomme une « vision élargie du temps » à laquelle correspond une dimension de la réalité qui se situe au-delà des phénomènes de naissance et de mort, de création et de destruction (Macy et Johnstone, 2018, p. 181-204). L’engagement du corps dans cet exercice, couplé à une dimension narrative qui donne de la cohérence à un ensemble de connaissances dans un récit, intensifie le sens de notre reliance et de notre appartenance au vivant.
Exemples de deux parcours singuliers de kairos auto-écoformateur
Au-delà de ce kairos commun, les autres moments les plus signifiants du processus d’auto-écoformation demandent des descriptions de parcours singulier, même si des résonances existent entre les participant.e.s. Par souci de concision, deux parcours de kairos sont présentés. Le choix de ces 2 parcours tient en grande partie au fait qu’ils impliquent des interactions différentes entre les pôles auto, socio et éco de l’autoformation existentielle (Pineau, 2023).
Le premier parcours est celui de Leo pour lequel nous avons retenu six kairos dans son expérience dont deux particulièrement intenses (figure 5). Le premier moment marquant est celui de la première nuit : un peu isolé du groupe, se sentant comme protégé par un rocher qui lui rappelle ses origines alpines, Leo passe pourtant un début de nuit difficile. Aux aguets du moindre son, excité par cette expérience de dormir dehors inconnue depuis 10 ans, son cœur a du mal à ralentir. Mais le temps aidant, il réussit peu à peu à s’apaiser et s’endort. Au petit matin, toutes ses peurs semblent s’être relâchées et un sentiment de confiance émerge en lui. La journée se poursuit et un premier arrêt est effectué sur un site archéologique où se tient un dolmen. Un récit sur nos ancêtres humains, leurs activités, leurs affects est lu alors que chacun est adossé en silence au dolmen les yeux fermés. Une compréhension émerge de cette expérience narrative : les réactions émotionnelles parfois défensives (peur, colère, discrimination) de Leo à l’égard d’autres vivants s’inscrivent dans une grande histoire faite de tâtonnements et d’incertitude. Ne plus se juger négativement par rapport à ces réactions, mais les accueillir et savoir d’où elles viennent, génère un sentiment d’apaisement chez Leo.
Le lendemain matin, Leo accueille avec joie la proposition de se laisser étreindre par la Terre Mère, de s’immerger en elle. Après un bain source de vitalité, la marche « pieds nus » sur un sentier en pente est une expérience magnifique : se balançant d’arbre en arbre, Leo se sent devenir singe, soutenu par le tronc bien enraciné des arbres et la fermeté d’une terre argileuse. Les phénomènes terrestres semblent porter des enseignements : l’effort de l’arbre pour tenir le sol dans la pente, la force de l’eau qui dissipe tout obstacle, la portance de la Terre. Le chemin se poursuit et la marche évolutive lui fait toucher une sagesse qu’il connaît bien intellectuellement, mais qu’il est heureux de pouvoir éprouver avec tout son être.
La troisième nuit se passe et au petit matin, un exercice de perception sensible est proposé qui consiste à se mettre en contact avec les formes de l’eau présentes dans le lieu : source, cascade, rivière, étangs. Leo a l’impression que chacune de ces formes lui transmet une énergie et une information différente. Difficile à mettre en mots, cette expérience lui rappelle la possibilité d’une reliance avec une dimension très subtile de la réalité et d’entrer en réciprocité dynamique avec d’autres êtres ou phénomènes au sein de cette dimension. Un dernier moment marque son parcours : le long dialogue marché « Qui suis-je ? ». Connecté à lui-même, se sentant écouté par Ugo, Leo perçoit alors plus clairement sa singularité, ses qualités et la manière dont il souhaite contribuer au soin du vivant.
Six kairos ont également été retenus pour composer le parcours de Silvia (figure 6), qui contraste sensiblement avec celui de Leo. Le premier moment évoqué est le cercle d’expression corporelle des peines qui a lieu le matin du second jour. Silvia évoque le fait qu’une colère importante soit sortie à ce moment-là, la surprenant même. Dans la même tonalité, le Mandala de la Vérité avec les 4 objets (symbolisant la colère, la tristesse, le manque et la peur) a été vécu sous une forme cathartique, lui permettant d’exprimer ce qui semblait être un « trop plein » d’affects douloureux accumulés avant l’atelier. Silvia s’est ainsi sentie nettoyée, ce qui lui a permis une reconnexion à son soi profond. Le lendemain, Silvia a touché ses limites physiques et s’est retrouvée en difficulté lors de la marche pieds nus dans un sentier très difficile. Cet exercice a créé de l’inconfort et du doute, ne sachant pas pourquoi elle avait besoin de vivre ce genre d’expérience des limites, alors que son chemin semblait s’adoucir depuis plusieurs années. Mais l’aide qui lui a été apportée par plusieurs participant.e.s et les facilitatrices se relayant devant elle pour la soutenir a été particulièrement guérissante ; elle évoque ainsi des blessures de rejet accumulées lors de son parcours de vie, qui ont ré-émergé lors cet exercice, mais qui ont aussi été apaisées par ces gestes de sollicitude.
Comme les autres participant.e.s, la marche évolutive est venue relativiser ses vues sur les dégradations que subit le vivant. Les entrecroisements qui amenaient à se rencontrer les yeux dans les yeux, en silence, en écoutant un texte, lui ont fait toucher un sentiment rare de gratitude qui, en s’exprimant vers l’autre personne, semblait ainsi lui revenir. Son parcours, en forme de « mûrissement » de ses propres blessures et souffrances, s’est poursuivi lors des exercices d’art-thérapie : le façonnage de l’argile comme le dessin de l’arbre de vie lui ont permis d’exprimer un certain nombre d’interdits qu’elle s’imposait. Là encore, surprise des formes qui ont émergé, ces exercices ont participé à une reconnaissance de ses propres souffrances, à un niveau pré-réfléchi, afin de les accepter et de les transformer, au sein d’un collectif soutenant ce processus.
Léo comme Silvia ont vécu cet atelier TQR comme un processus d’apprentissage transformatif qui a reconfiguré leur rapport à soi, aux autres et au monde. Dans le cas de Silvia, ce processus fait plutôt interagir les pôles auto et socio de l’autoformation, afin de renforcer un mûrissement et une guérison personnelle qui, avec le soutien du groupe, la rend capable d’un nouveau regard sur le monde. Pour Léo, au contraire, le pôle d’écoformation joue à plein pour stimuler une autoformation lui permettant de développer une nouvelle conscience écologique, soutenue également par un collectif porteur. Ces différences de parcours nous amènent à discuter la notion de « changement de cap » au centre du TQR.
Conclusion : enjeux autour du « changement de cap » généré par le TQR
En conclusion, nous voudrions évoquer trois enjeux autour du « changement de cap » que le TQR entend soutenir. Le choix de ces enjeux provient d’un certain nombre de difficultés exprimées par les participant.e.s lors de ce TQR immersif, difficultés qui apparaissent relativement mineures au regard de l’ensemble de l’expérience des participant.e.s et qui n’ont rien de négatives en soi, mais qui attirent notre attention sur certains points réflexifs concernant le processus d’auto-écoformation permis par le TQR.
Le premier enjeu concerne la question de l’encouragement vers l’action. Un autre article serait nécessaire pour rendre compte des effets du TQR en termes d’action, mais l’expérience de Rita a retenu notre intérêt ; incapable de s’engager dans la phase « aller de l’avant », car encore trop fragile pour cela selon ses dires, la reliance au vivant et l’apaisement qu’elle a ressenti grâce à cet atelier s’est très vite dissipée dès son retour chez elle. Les affects prégnants dans son quotidien depuis plusieurs années comme le désespoir, la colère ou l’impuissance sont alors revenus. Cette fragilité de Rita rend compte des difficultés d’ancrage et d’intégration d’expériences vécues dans un temps relativement limité et hors quotidien. La question qui se pose ici est celle des dispositifs qui permettraient de réactiver dans le quotidien un certain nombre d’affects, d’intuitions ou de visions qui ont émergé lors du TQR pour renforcer le processus d’auto-écoformation en cours. Car si Rita semble dire qu’elle est vite retombée dans ses difficultés antérieures, il ne faut pas non plus sous-estimer ce qui se joue à un niveau pré-réfléchi et souvent inconscient et qui fait partie d’un processus de transformation existentiel continuel (et qui n’a rien à voir avec les promesses d’efficacité immédiate de certains outils de développement personnel). Ainsi, si en apparence le « changement de cap » ne s’exprime pas dans des actions visibles pour soutenir le vivant, une graine a été semée dans la conscience qui peut continuer à pousser à condition d’être cultivé. Rita l’évoque ainsi : « Je l’ai vécu dans mon corps, donc je sais que ça existe, que je peux y retourner ». Au fond, c’est tout une culture du « souci de soi » - que l’on peut aussi appeler « spiritualité » dans son sens large (Boelen, 2021) et très développée durant l’Antiquité gréco-romaine (Foucault, 2001) - qu’il s’agit de réactiver, dans un contexte où tout est fait pour nous détourner ce travail de soi sur Soi, alors qu’il en résulte un engagement non seulement éthique, mais aussi politique (Escobar, 2018 ; Barniaudy et Delorme, 2022).
Le second enjeu que nous voudrions évoquer vient d’une difficulté évoquée par Léo à propos de la 3e étape, pas assez claire et visible dans son vécu. Cette étape aurait gagné, selon lui, à être étayée par une vision plus explicite de la sagesse non duelle sur laquelle repose le TQR (sagesse rassemblant des enseignements venant du domaine scientifique et des philosophies bouddhistes). Leo affirme que seule cette sagesse permet de transcender les affects tels que l’éco-anxiété, la peur de la destruction du vivant (comprise comme anéantissement) ainsi qu’une perception de la réalité qui réifie des phénomènes (intérieurs comme extérieurs) comme des entités séparées et permanentes là où elles ne sont que la manifestation d’une toile du vivant en perpétuel changement. Sans cette vision large et fondamentale, le changement de perspective aperçu lors de la « marche du temps profond » lui semble trop fugitif. Là aussi, cette considération s’explique aisément au regard du profil de ce participant : appétence pour l’étude, engagement dans un cheminement spirituel, transformation d’un deuil grâce à la mise en pratique de cette vision profonde. Mais plus globalement, cette remarque nous amène à évoquer la question de l’espoir, qui devient « espoir actif » (active hope) sous la plume de Joanna Macy. Cet espoir actif n’est pas un espoir conceptuel, qui consisterait à croire que tout va bien se passer. Il émerge plutôt du fait de trouver du sens dans le moment présent. Elin Kelsey (2016) s’est inspirée du domaine des soins palliatifs pour comprendre ce type d’espoir : une personne en fin de vie, qui sait qu’elle ne peut plus guérir, peut être pleine d’espoir si elle parvient à donner du sens au moment présent. Ce type d’espoir peut être appris, renforcé, non seulement par des exercices pratiques tels que ceux proposés par cet atelier, mais aussi en prenant au sérieux les propositions philosophiques présentes au cœur du TQR qui pensent la réalité selon une perspective non dualiste et amènent à un engagement au service de la vie (Varela, 2017).
Enfin, le dernier enjeu émerge d’une difficulté cognitive exprimée par Silvia sur le terme de « ré-ensauvagement », terme présent dans le titre de l’atelier, mais jamais réellement explicité par les facilitatrices durant l’atelier. Or, pour Silvia, le sauvage n’a rien de désirable et constitue plutôt un frein à une relation renouvelée avec le vivant. Si le concept du « sauvage » aurait pu être précisé au regard de la littérature philosophique existante sur le sujet (Maris 2018), il est possible de comprendre cette critique de Silvia en prenant en compte certaines considérations présentes lors de son entretien : peu d’intérêt pour les exercices d’écologie sensible considérés comme superficiels, mise en valeur de l’importance des dysfonctionnements sociaux et psychologiques proprement humains comme clés des crises actuelles. Nous rejoignons Silvia sur le fait qu’une écologie sensible ne peut pas tout et qu’il ne suffit pas de faire l’expérience de nature naïvement pour changer profondément de lien au vivant (Cosquer, 2021). Toutefois, cette critique de Silvia rejoint aussi un certain nombre d’approches dominantes dans l’éducation et la formation à l’environnement qui entendent répondre aux crises écologiques à partir d’une perspective essentiellement socio-centrée, considérant que le problème est avant tout une « affaire entre humains ». Ces approches n’incitent pas à comprendre les autres manières d’être vivant de l’intérieur, en essayant de traduire leur point de vue pour mieux négocier et cohabiter avec eux (Morizot, 2020). Or selon mon expérience au sein d’autres ateliers, le TQR peut aussi tomber dans le piège de cette approche socio-centrée et laisser de côté les apports de l’écoformation, à savoir le fait que les forces biophysiques, les autres êtres vivants, les milieux de vie et la Terre peuvent contribuer à notre (auto)formation, et non uniquement les interactions sociales (Pineau, 2001). L’équilibre entre les trois pôles de l’autoformation au sein du TQR, ainsi que la prise en compte de toutes les dimensions de l’être est donc un autre point de vigilance important pour activer le changement de cap. Si l’atelier TQR ici analysé apparaît clairement comme un dispositif qui renforce un processus d’auto-écoformation pour se relier à la toile du vivant et en prendre soin, il reste à questionner plus finement les exercices pratiques et les considérations réflexives qui permettraient de redonner toute sa place à ce « tiers exclus » qu’est l’écoformation (Pineau, 2023) alors même qu’elle constitue une dimension fondamentale des processus de formation à mettre en œuvre pour répondre aux crises socio-écologiques actuelles.
Appendices
Notes
-
[1]
Pour Glenn Albrecht (2020), l’éco-anxiété recouvre une forme de détresse psychologique et d’angoisse due au fait d’être constamment entourés par des problèmes complexes, menaçants et incertains liés à l’environnement et au climat. Pour une vue plus complète sur l’éco-anxiété et ses enjeux pour l’éducation à l’environnement, voir l’article de Gousse-Lessard et Lebrun-Paré (2022). La solastalgie, quant à elle, est « semblable au concept de nostalgie, un mal du pays en quelque sorte éprouvé par quelqu’un qui est loin de chez lui, mais pour la solastalgie, la personne est déjà chez elle, c’est son lieu qui la quitte » (Albrecht, 2020, p. 57).
-
[2]
Le terme de « reliance » va plus loin que celui de relation ou de connexion pour caractériser quelque chose d’activant, de fondamentalement non passif, qui ajoute le sens et l’insertion au sein d’un système (voir Bolle de Bal, 1996 ; Morin, 2004).
-
[3]
La vision théorique sur lequel repose le TQR est avant tout le résultat du parcours d’autoformation de Joanna Macy qui se présente comme écophilosophe, spécialiste de philosophie bouddhiste, de théorie générale des systèmes et d’écologie profonde. Au-delà de ces trois domaines de recherche, on note également dans le TQR des influences venues de l’écopsychologie, de l’écoféminisme, des spiritualités centrées sur la Terre et de l’activisme politique. On peut trouver des explications détaillées sur son parcours et sa vision dans plusieurs livres, notamment : Mutual Causality in Buddhism and General Systems (1991), Widening circles (2000, son autobiographie) et World as Lover, World as Self (2007, qui rassemble des conférences et des articles publiés précédemment). Cependant, la construction de cette vision ne s’est pas faite en vase clos et plusieurs collaborations sont à l'origine des propositions pratiques et théoriques présentes dans TQR. On peut citer notamment le travail avec le Dr Chris Johnstone, dont est issu le livre Active Hope (2012) traduit en français par « L’espérance en mouvement » (2018) qui présente une vision synthétique et actualisée de l'approche réflexive au cœur du TQR. Du côté plus pratique, on peut citer le livre Coming back to life (2014) traduit en français par « Écopsychologie pratique et rituels pour la terre » (2018), réalisé en collaboration avec Molly Young Brown. Enfin, il convient de relever l’influence qu’ont eu le philosophe Arne Naess et le militant écologiste John Seed sur le TQR, visible dans leur ouvrage commun Thinking like a mountain (1988).
-
[4]
Il est par ailleurs intéressant de noter que les collectifs qui se sont formés autour du TQR et de l’écoformation se rejoignent aussi dans leur manière de se penser comme « mouvements » plutôt que comme « écoles » (en suivant la pensée de Deleuze : Boutang, 2004), que ce soit dans les contenus qu’ils proposent (ouverts, dynamiques et appropriables) ou par leurs modes d’organisation (non hiérarchiques et en réseau).
-
[5]
Nous tenons à préciser, à la demande des facilitatrices, que chaque atelier TQR présente une démarche relativement singulière qui dépend du parcours des personnes qui l’animent, des qualités et compétences qu’elles ont développées tout au long de leur parcours et d’une posture incarnée. Ainsi, si les ateliers TQR se réfèrent bien à un tronc commun constitué par les 4 étapes de la spirale et la vision portée par J. Macy, en pratique, la manière de conduire le TQR, d’insister sur telle ou telle étape, de proposer tel ou tel type d’exercice engendre des ateliers relativement divers. Cette diversité est assumée par Joanna Macy qui n’a pas créé une école pour former les facilitateurs TQR ni un label autour de son dispositif, préférant laisser toutes les ressources du TQR en accès libre. Chaque participant.e est ainsi invité.e à lire avec précision les propositions qui lui sont faites pour chaque atelier, reconnaissant que la « couleur » des personnes facilitant le TQR affecte fortement l’expérience vécue.
-
[6]
Sur les 7 participant.e.s (dont l’auteur), 4 personnes ont accepté de se prêter à un entretien semi-directif, 1 personne n’a pas répondu à la demande d’entretien sans donner d’explication particulière, et 1 personne a accepté la proposition d’un échange épistolaire (à la place de l’entretien oral), lié à la découverte d’une passion commune pour l’écriture en fin d’atelier. Il est à noter que les conversations informelles avec les facilitatrices ont permis de mieux comprendre leur intentionnalité, de documenter l’expérience de l’atelier et de donner à cette recherche un statut de recherche-action ; un dialogue s’est élaboré en effet avec les facilitatrices après l’atelier sur les points de vigilance propres à la tenue de ce type de dispositif.
-
[7]
Cette enquête, toujours en cours, a démarré en 2019 suite à un atelier court de TQR organisé par le GIS TEPCARE lors du séminaire « Narrativité et écopsychologie ». Depuis, nous avons eu l’occasion de participer à plusieurs TQR courts et d’effectuer un recueil de données sur deux autres TQR longs (août 2020, février 2023). À cela s’ajoute un important travail de lecture bibliographique et de visionnage audiovisuel.
-
[8]
Pour en savoir plus sur ce que recouvre la plupart des exercices ici représentés, voir (Macy et Brown, 2014 et 2018). L’ensemble des propositions du Travail Qui Relie et bien d’autres ressources libres d’accès se retrouvent également en anglais sur le site suivant : https://workthatreconnects.org/
-
[9]
Joanna Macy utilise l’expression « sense of belonging » qui renvoie à une idée d’appartenance et de solidarité au sein de la toile de la vie (Macy, 2007). Nous gardons ici à la fois le terme de reliance (tel que défini dans la note 2) et celui d’appartenance pour inclure les nuances qu’apportent chacun d’eux.
Bibliographie
- Abram, D. (2013). Comment la Terre s’est tue ? Pour une écologie des sens. Paris : La Découverte - Les empêcheurs de penser en rond.
- Albrecht, G. (2020). Les émotions de la Terre. Paris : Les Liens qui Libèrent.
- Bachelart, D., Cottereau, C., Moneyron, A. et Pineau, G. (dir.) (2005). Habiter la terre : écoformation terrestre pour une conscience planétaire. Paris : L’Harmattan.
- Barbier R. et Pineau G. (dir.) (2001). Les eaux écoformatrices. Paris, L’Harmattan.
- Barniaudy, C. (2020). Prendre soin du milieu, préserver la Terre : le care au service d’une éthique de l’action. Notos, 5.
- Barniaudy, C. et Delorme, D. (2022). L’Écospiritualité, opium du peuple ou révolution intérieure pour une transition écologique ? La Pensée écologique, 8, 31-44.
- Berque, A. (2022). Entendre la Terre : à l’écoute des milieux humains. Paris : Le Pommier.
- Boelen, V. (2021). La spiritualité dans l’approche holistique à la Nature-territoire : un processus d’auto-écoformation. Éducation relative à l'environnement, 16(2). http://journals.openedition.org/ere/8344
- Bolle De Bal, M. (dir.) (1996). Voyages au cœur des sciences humaines. De la reliance. Paris, L’Harmattan.
- Boutang, P.A. (2004). L’Abécédaire de Gilles Deleuze (3 DVD). Paris : Montparnasse.
- Breton, H. (2022). L’enquête narrative en sciences humaines et sociales. Paris : Armand Colin.
- Bruner, J. (2002). Pourquoi nous racontons-nous des histoires. Paris : Retz.
- Bryant, A. et Charmaz, K. (dir.) (2007). The SAGE Handbook of Grounded Theory. Los Angeles – Londres : SAGE.
- Cosquer, A. (2021). Le lien naturel. Paris : Le Pommier.
- Cottereau, D. (2001). Formation entre Terre et Mer, alternance écoformatrice, Paris : L’Harmattan.
- Cottereau, D. (dir.). (2017). Dehors : ces milieux qui nous trans-forment. Récits éco-biographiques nés d’ateliers d’écriture. Paris : L’Harmattan.
- Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard.
- Egger, M. M. (2015). Soigner l’esprit, guérir la Terre : Introduction à l’écopsychologie. Genève : Labor & Fides.
- Escobar, A. (2018). Sentir-penser avec la terre. Paris : Seuil.
- Ferdinand, M. (2019). Une écologie décoloniale. Paris : Seuil.
- Foucault, M. (2001). L’herméneutique du sujet. Paris : EHESS - Gallimard - Seuil.
- Galvani, P., Pineau, G. et Taleb, M. (dir.). (2015). Le feu vécu. Expériences de feux écotransformateurs. Paris : L’Harmattan.
- Galvani, P. (2020). Autoformation et connaissance de soi. Lyon : Chroniques sociales.
- Gousse-Lessard, A.-S. et Lebrun-Paré, F. (2022). Regards croisés sur le phénomène « d’écoanxiété » : perspectives psychologique, sociale et éducationnelle. Éducation relative à l'environnement, 17(1). https://journals.openedition.org/ere/8159
- Hataway, M. (2016). Activating Hope in the Midst of Crisis : Emotions, Transformative Learning, and “The Work that Reconnects”. Journal of Transformative Education, 15(4). http://markhathaway.org/files/activatinghope.pdf
- Ingold, T. (2018). L’anthropologie comme éducation. Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Kelsey, E. (2016). Propagating collective hope in the midst of environmental doom and gloom. Canadian Journal of Environmental Education, 21. https://cjee.lakeheadu.ca/article/view/1415
- Latour, B. (2017). Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris : La Découverte.
- Macy, J. (1991). Mutual Causality in Buddhism and General Systems. Albany : SUNY Press.
- Macy, J. (2000). Widening Circles: a memoir. Gabriola Island: New Catalyst Books.
- Macy, J. (2007). World as Lover, World As Self: Courage for Global Justice and Ecological Renewal Berkeley. CA : Parallax Press.
- Macy, J. et Brown, M. Y. (2014). Coming back to life: the updated guide to the work that reconnects. Gabriola Island : New Society Publishers.
- Macy, J. et Johnstone, C. (2018). L'espérance en mouvement. Genève : Labor & Fides.
- Macy, J. et Brown M. Y. (2018). Écopsychologie pratique et rituels pour la Terre. Gap : Le Souffle d’Or.
- Maris, V. (2018). La part sauvage du monde. Paris : Seuil.
- Mezirow, J. (1991). Transformative Dimensions of Adult Learning. San Francisco : Jossey Bass Publishers.
- Morin, E. (2004). La méthode, VI. « Éthique ». Paris : Seuil.
- Morizot, B. (2020). Manières d'être vivants. Arles : Actes Sud.
- Naess, A. (2017). La réalisation de soi. Marseille : Wildproject.
- Olivier de Sardan, J.-P. (2008). La rigueur du qualitatif : les contraintes empiriques de l'interprétation socio-anthropologique. Louvain-La-Neuve : Academia-Bruylant.
- Ollagnier-Beldame, M. (2022). Ce que la connaissance doit à l’expérience : complexité et épistémologie en première personne. Hermès. 89, 195-202. https://www.cairn.info/revue--2022-1-page-195.htm
- Parrique, T. (2022). Ralentir ou périr : l’économie de la décroissance. Paris : Seuil.
- Petitmengin, C. (2001). L’expérience intuitive. Paris : L’Harmattan.
- Pineau, G. (dir.) (1992). De l'air, essai sur l'écoformation. Paris : Païdeia.
- Pineau, G. (dir.) (2001). Pour une écoformation : former à et par l'environnement. Éducation Permanente, 148.
- Pineau, G. (2023). Genèse de l’écoformation : Du préfixe éco au vert paradigme de formation avec les environnements. Paris : L’Harmattan.
- Pineau, G., Bachelart, D., Cottereau, C. et Moneyron, A. (dir.) (2005). Habiter la terre : écoformation terrestre pour une conscience planétaire. Paris : L’Harmattan.
- Plumwood, V. (2021). Dans l’œil du crocodile : l’humanité comme proie. Marseille : Wildproject.
- Seed, J., Macy, J., Fleming, P. et Naess, A. (1988). Thinking like a mountain: to-ward a council of all beings. Philadelphia : New Society Publishers.
- Stiegler, B. (2020). Bifurquer : « il n’y a pas d’alternative ». Paris : Les Liens qui Libèrent.
- Taylor, E. W. et Cranton, P. (dir.) (2012). The Handbook of Transformative Learning. San Francisco : Jossey Bass.
- Varela, F. J. (2017). Le cercle créateur : écrits (1976-2001). Paris : Seuil.
- Vermersch, P. (2003). L’entretien d’explicitation. Issy-les-Moulineaux : ESF éd., 3e édition.
- Verrier C. (2010). Marcher, une expérience de soi dans le monde : essai sur la marche écoformatrice. Paris : L’Harmattan.
- Zask, J. (2022). Écologie et démocratie. Paris : Premier Parallèle.