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Les évidences scientifiques qui prouvent que le climat est déréglé ne cessent de se cumuler (GIEC, 2020, 2022). Il en va de même pour celles qui attestent du fait que le point de bascule climatique est probablement d’ores et déjà atteint ou le sera sous peu (Lenton et coll., 2019). Il y a urgence d’agir, à l’échelle locale et globale, pour contrer ensemble la crise écologique et ainsi soutenir la transition écologique. Les temps sont comptés.

L’éducation relative à l’environnement est un moyen nécessaire et complémentaire à d’autres initiatives (comme l’activisme et le militantisme, la désobéissance civile, les contraintes juridiques) pour favoriser l’engagement de l’humanité dans la transition écologique. Un nouveau concept, soit celui de justice occupationnelle intergénérationnelle (Drolet, Thiébaut, Samson et Ung, 2019 ; Drolet et coll., 2020 ; Ung et coll., 2020), peut soutenir une telle éducation. Cet article présente ce concept, le définit et l’explique. Il présente également les autres concepts occupationnels qui lui sont liés afin de montrer sa pertinence pour sensibiliser divers publics à l’importance d’effectuer la transition écologique requise pour non seulement favoriser la justice entre les générations présentes et futures d’êtres humains, mais aussi pour assurer la survie, la santé et le bien-être de l’ensemble des êtres vivants. Considérant que les occupations, c’est-à-dire les activités humaines, sont les principales responsables de la crise écologique et que nos sociétés tardent à se défaire du système de production de biens de masse productiviste qu’est le capitalisme, l’éducation relative à l’environnement est cruciale pour amener des changements dans nos occupations. Une telle éducation qui prend appui sur le concept de justice occupationnelle intergénérationnel a le potentiel d’éveiller les consciences à l’importance et à l’urgence de s’engager sérieusement dans la transition écologique nécessaire à la résolution de cette crise. Cette transition implique de repenser et de modifier radicalement nos façons de vivre ensemble, de produire nos biens, nos aliments et nos services, de consommer ces biens et services, de nous alimenter, de travailler, de nous divertir, de nous déplacer, de nous loger… en bref, de modifier nos occupations.

Les propos développés dans cet article se déclinent en six thèmes. Premièrement, le lien entre la crise écologique et les occupations humaines est établi. Deuxièmement, l’apport de la science de l’occupation à la réflexion sur la transition écologique est précisé. Troisièmement, l’apport de l’éthique, en particulier de l’éthique épicurienne, est à son tour spécifié. Quatrièmement, un pont est établi entre ces apports. Cinquièmement, le concept de justice occupationnelle intergénérationnelle est défini et brièvement approfondi, de même que les concepts occupationnels qui y sont liés. Enfin, la pertinence de ce nouveau concept pour soutenir l’éducation relative à l’environnement est abordée.

Crise écologique et occupations humaines

La principale cause de la crise écologique est connue et prend racine dans l’occupation humaine, un concept qui réfère à l’ensemble des activités réalisées par les humains à la fois en tant qu’individus, que groupes, qu’organisations (publiques ou privées) ou que collectivités (Wilcock, 2006). Les occupations humaines sont à l’origine des changements climatiques et du dérèglement du climat (GIEC, 2020), que celles-ci soient réalisées dans la sphère du travail ou dans la sphère personnelle, car plusieurs parmi elles ne respectent pas les capacités de régénérescence de la Terre.

Les données disponibles depuis 1961 montrent que l’accroissement démographique mondial et l’évolution de la consommation par habitant de denrées alimentaires, d’aliments pour animaux, de fibres, de bois et d’énergie ont entraîné un taux sans précédent d’utilisation des terres et de l’eau douce (degré de confiance très élevé), l’agriculture contribuant aujourd’hui pour environ 70 % de l’utilisation mondiale d’eau douce (degré de confiance moyen). L’expansion des superficies dédiées à l’agriculture et à la sylviculture, y compris à des fins commerciales, et les productivités accrues des terres agricoles et forestières ont favorisé la consommation et l’accès à la nourriture d’une population croissante (degré de confiance élevé). Avec de grandes variations régionales, ces changements ont contribué à l’augmentation des émissions nettes de GES (degré de confiance très élevé), à la perte d’écosystèmes naturels (par exemple de forêts, de savanes, de prairies naturelles et de zones humides) et au déclin de la biodiversité (degré de confiance élevé) (GIEC, 2020, p. 7).

Cet extrait du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ne constitue qu’un exemple parmi plusieurs autres attestant de l’impact significatif des occupations des êtres humains (dans ce cas-ci de l’agriculture en tant qu’occupation pour répondre aux besoins alimentaires grandissants des êtres humains et des animaux d’élevage) sur la destruction des écosystèmes et le dérèglement du climat. D’autres exemples patents d’occupations destructrices de l’environnement doivent être mentionnés : a) les occupations industrielles, souvent polluantes, qui produisent des tonnes d’objets de consommation obsolescents ; b) la consommation grandissante et effrénée de ces objets requis pour réaliser diverses occupations ; c) les transports à essence utilisés par la majorité des humains pour se rendre aux lieux où ils réalisent leurs occupations. De fait, les occupations humaines sont depuis la révolution industrielle à l’origine d’un génocide écologique (WFOT, 2018) qui met en péril la survie de maints êtres vivants, dont la nôtre. Ainsi, considérant que la principale cause de la crise écologique est de nature occupationnelle, il importe de spécifier l’apport de la science de l’occupation à la réflexion sur la transition écologique.

Apport de la science de l’occupation à la réflexion sur la crise écologique

Née vers la fin des années 1980 et au début des années 1990, dans le monde anglo-saxon, la science de l’occupation a notamment pour but l’étude systématique de l’être humain en tant qu’être occupationnel (Yerxa et coll., 1989 ; Clark et coll., 1991 ;). Science multidisciplinaire (anthropologie, philosophie, psychologie, sociologie, etc.) considérée par certains comme la science fondamentale de l’ergothérapie[1] (Molineux, 2017), la science de l’occupation a pour objet d’intérêt la compréhension de la nature occupationnelle des êtres humains, incluant les raisons et les manières dont ceux-ci s’engagent dans des occupations (Calhoun, 2021 ; Yerxa, 2000). Tant son versant fondamental qu’appliqué optent pour une perspective critique et une visée transformative afin de remettre en cause les distributions usuelles des pouvoirs sociaux (Meyer, 2018 ; Vallée, 2020).

L’un des postulats de la science de l’occupation est celui que l’être humain est un être de nature occupationnelle (Wilcock, 2006). En effet, réaliser et s’engager dans des activités pour donner un sens à son existence est un besoin humain, un besoin dit occupationnel auquel on ne peut répondre sans utiliser les ressources naturelles de la planète. De fait, toute occupation nécessite l’utilisation de ressources naturelles, qu’il s’agisse par exemple de s’alimenter, de se laver, de s’habiller, d’étudier, de travailler, de se divertir, de prendre soin d’autrui ou de se soigner. Bien que la réalisation de certaines occupations puisse être écoresponsable (dans la mesure où celle-ci respecte les capacités de régénérescence de la planète), la façon dont l’humanité utilise à l’heure actuelle les ressources naturelles compromet la survie du genre humain. Par conséquent, la transition écologique devra nécessairement être de nature occupationnelle (Turcotte et Drolet, 2020) et liée à une décroissance occupationnelle, c’est-à-dire une diminution importante des occupations destructrices des écosystèmes. Concrètement, il importe que les humains (individus, industries, institutions sociales, etc.) s’engagent d’une part, dans des occupations qui respectent les capacités de régénérescence de la Terre et d’autre part, que la façon dont ils les réalisent ne compromette pas les conditions nécessaires à la perpétuation de la vie humaine, voire de la qualité de la vie humaine. Il importe également qu’ils s’engagent dans des occupations réparatrices des écosystèmes (ex. reboisement et restauration des zones humides).

Ainsi, un nombre croissant d’auteurs en provenance de la science de l’occupation discutent non seulement de l’importance pour l’humanité de s’engager dans des occupations durables ou écoresponsables pour contrer l’actuelle crise écologique, mais également des modalités pour y parvenir (par exemple, Do Rozario, 1997 ; Frank, 2014 ; Persson et Erlandsson, 2002 ; Rushford et Thomas, 2016 ; Drolet et Turcotte, 2020 ; Lieb et coll., 2020 ;). Rejoignant plusieurs penseurs de la décroissance économique (Knight, Rosa et Schor, 2013) et de la croissance de la solidarité humaine, ces auteurs arguent notamment que pour faire face à la crise écologique, les occupations humaines doivent s’inscrivent dans une vision écosystémique ou biocentrique de l’être humain, plutôt que dans une vision anthropocentrique, individualiste, consumériste et mécaniste de l’humain (Do Rozario, 1997 ; Persson et Erlandsson, 2002 ; Thiébaut Samson et coll., 2019 ; Drolet et coll., 2020). Rappelons qu’alors que la vision anthropocentrique n’accorde de valeur éthique qu’à l’être humain étant donné que celui-ci aurait une dignité intrinsèque, la vision biocentrique élargit, pour sa part, la sphère des considérations éthiques aux écosystèmes et leur accorde ce faisant une valeur éthique, voire une dignité intrinsèque (Larrère, 2010 ; Thiébaut Samson et coll,, 2019). En se centrant sur l’ensemble des êtres vivants et des écosystèmes, la vision biocentrique de l’être humain conteste donc cette idée que l’humain aurait une place privilégiée dans l’ordre des vivants et des écosystèmes.

Au cœur de la science de l’occupation se trouve une valeur importante, soit la justice occupationnelle. Cette vision de la justice, qui s’intéresse aux possibilités équitables offertes aux êtres humains de s’engager dans des occupations qui donnent sens à leur existence et qui contribuent à leur santé, leur bien-être et leur épanouissement, mobilise la réflexion de plusieurs contributeurs de la science occupationnelle (Wilcock, 2006 ; Durocher, Gibson et Rappolt, 2014). À notre connaissance, aucun auteur n’avait fait à ce jour un lien entre cette valeur et la crise écologique. Pourtant, si l’on admet que la transition écologique est et sera une transition de nature occupationnelle, en ceci que l’humanité doit s’engager dans une transformation radicale de ses occupations, il importe de reconnaître que la justice occupationnelle est à l’heure actuelle sérieusement mise en péril. Il est en effet possible, voire probable que les humains de demain ne soient pas en mesure de réaliser les occupations qu’ils souhaiteraient pourtant accomplir étant donné que les environnements naturels du futur ne seront pas viables pour les êtres humains (air, eau et terre pollués, planète vidée de ressources nécessaires à la subsistance des humains, etc.). Cela dit, c’est ici que la contribution de l’éthique entre en jeu.

Apport de l’éthique épicurienne à la réflexion sur la crise écologique

L’éthique, en tant que discipline philosophique, peut également contribuer à la réflexion sur la transition écologique et y contribue d'ailleurs depuis un moment. Mentionnons entre autres, l’apport des philosophes Hans Jonas (1990) et Glenn Albrecht (2019). De fait, la transition écologique est reliée à des enjeux éthiques relatifs à la justice, qu’il s’agisse de ceux ayant trait à la justice globale (la justice entre les États) que ceux relatifs à la justice intergénérationnelle (celle entre les générations successives d’êtres humains). L’éthique s’avère aussi une lunette pertinente pour réfléchir aux besoins humains auxquels on doit répondre compte tenu de la finitude de la planète, du fait que certaines ressources ne sont pas renouvelables et de la capacité de régénérescence des ressources renouvelables.

Dans cette réflexion, le philosophe ancien Épicure se révèle d’une aide précieuse. Dans sa Lettre à Ménécée, Épicure (2009[2]) distingue trois types de désirs, soit : a) les désirs naturels et nécessaires (par exemple, l’alimentation, l’amitié, la philosophie, la science ou la sagesse, la sécurité et le sommeil) ; b) les désirs naturels, mais non nécessaires (plaisirs du corps et de l’esprit) ; c) les désirs ni naturels ni nécessaires (comme la gloire, l’immortalité, le luxe, le pouvoir et la richesse). L’éthique épicurienne ne correspond donc nullement à la conception populaire (qui provient d’une lecture chrétienne et biaisée de l’épicurisme) suivant laquelle le but de l’existence humaine serait de jouir d’un maximum de plaisirs sensuels, exotiques et extravagants. Écologiste et penseur de la décroissance avant l’heure (Helmer, 2013), Épicure propose une éthique de la frugalité qui a pour objectif d’éviter les manques et les dépendances. La finalité de l’éthique épicurienne étant l’aponie (l’absence des troubles du corps) et l’ataraxie (la paix de l’âme), la typologie des désirs proposée par Épicure entend fournir la clé donnant accès à la vie heureuse.

La gestion des désirs humains est la clé de voûte de l’éthique d’Épicure. La sagesse consiste donc à répondre aux besoins naturels nécessaires et, occasionnellement, aux désirs naturels, mais non nécessaires, tout en évitant les manques et les dépendances. Pour leur part, les désirs ni naturels ni nécessaires devraient être bannis, car ils sont vains et vides étant donné qu’ils ne peuvent jamais être répondus et sont source de souffrances et de malheurs.

Transition écologique soutenue par les apports de la science occupationnelle et de l’éthique épicurienne

L’éthique épicurienne permet de concevoir les besoins occupationnels (soit les intérêts humains fondamentaux liés aux activités) auxquels il est possible ou nécessaire de répondre, tout en les distinguant des désirs occupationnels (c’est-à-dire des caprices liés aux activités) qui ne devraient pas être considérés étant donné qu’ils ne sont pas naturels (ils ne respectent pas les capacités de régénérescence la Terre) et ne contribuent pas au bonheur (au contraire, ils créent des manques et des dépendances). Dans le contexte où la décroissance occupationnelle doit être envisagée, seuls les désirs occupationnels qui répondraient aux désirs naturels et nécessaires de même qu’à l’occasion, aux désirs naturels, mais non nécessaires, tels que définis par Épicure, pourraient être considérés comme des besoins occupationnels légitimes et mériteraient d’être protégés par des droits occupationnels.

Or nous vivons dans des sociétés qui créent à maints égards une multitude de désirs, dont des désirs occupationnels. Le tourisme, par exemple, est actuellement à la mode et est présenté comme un besoin occupationnel quasi essentiel. Qui plus est, une multitude d’objets et de produits de consommation sont présentés et médiatisés comme s’ils répondaient à des besoins fondamentaux nécessaires à la réalisation d’occupations incontournables (par exemple : aller magasiner toutes les semaines pour se procurer de nouveaux vêtements à la mode, fraterniser sur les réseaux sociaux, produire des objets de luxe obsolescents) alors que tel n’est pas du tout le cas. Il importe de sortir de cette fantaisie, de cerner les tenants et aboutissants de cette chimère et de repérer les intérêts financiers à l’œuvre. Manifestement, les intérêts d’une multitude d’acteurs sociaux et industriels qui sont liés à des désirs ni naturels ni nécessaires (comme la gloire, le luxe, le pouvoir) font aisément l’objet de réponses.

À l’aune de ces précisions, il apparaît évident que ce ne sont pas tous les désirs occupationnels des êtres humains qui sont légitimes d’un point de vue éthique et écologique. Il est donc pertinent et utile de distinguer les désirs occupationnels illégitimes - ceux qui sont sans limites et sujettes aux fantaisies de chacun (les désirs ni naturels ni nécessaires) - des désirs occupationnels légitimes (les désirs naturels qu’ils soient nécessaires ou non), c’est-à-dire de ceux qui répondent à des besoins occupationnels de premier ordre. Bien que cette distinction soit certes complexe à opérationnaliser, la typologie des besoins de l’éthique épicurienne se révèle utile, de même que l’éthique des capabilités de Nussbaum (voir Drolet et coll., 2020). L’éthique épicurienne permet de cerner les besoins humains, voire occupationnels, qui devraient être pris en compte et ceux qui ne le devraient pas parce qu’ils sont non éthiques et se révèlent à maints égards non écologiques, ce qui permet de circonscrire les droits occupationnels. Les droits occupationnels sont notamment ceux qui permettent aux humains de s’engager dans des occupations porteuses de sens qui contribuent à leur survie, leur santé et leur bien-être, de même qu’à celui de leur communauté.

Les droits occupationnels protègent les besoins occupationnels des êtres humains, c’est-à-dire les désirs occupationnels légitimes (Drolet et coll., 2019, 2020). Si les droits occupationnels protégeaient des désirs occupationnels illégitimes, alors certains droits occupationnels ne seraient détenus que par une petite minorité privilégiée d’êtres humains (comme c’est le cas de nos jours). Or des droits occupationnels que seuls quelques-uns détiendraient ne seraient pas légitimes d’un point de vue éthique. Pour qu’un droit occupationnel soit légitime, il doit être universel, c’est-à-dire que tout être humain doit pouvoir y accéder (Drolet et coll., 2020).

Justice occupationnelle intergénérationnelle pour penser la transition écologique

La crise écologique actuelle est susceptible d’engendrer des injustices occupationnelles intergénérationnelles, c’est-à-dire de brimer les droits occupationnels des humains de demain, et ce, précisément parce que les êtres humains d’aujourd’hui n’ont pas sérieusement pris en considération leurs responsabilités éthiques à l’endroit des générations futures, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas pris la mesure de leurs devoirs occupationnels (Drolet et coll., 2019, 2020). Il est toutefois possible de penser le monde autrement. D’ailleurs, la pandémie a été une occasion pour plusieurs parmi nous de réfléchir aux besoins humains fondamentaux qui contribuent au bonheur, dont les besoins occupationnels font partie. Qu’il s’agisse des liens avec nos semblables ou avec la nature, ces besoins requièrent en général peu de ressources naturelles pour y répondre.

Dans un monde juste sur le plan occupationnel, les occupations des humains d’aujourd’hui ne sauraient compromettre les possibilités occupationnelles offertes aux êtres humains de demain (Drolet, Thiébaut Samson et Ung, 2019 ; Drolet et coll., 2020), c’est-à-dire leurs droits occupationnels. Le nouveau concept de justice occupationnelle intergénérationnelle permet de penser les relations entre les générations successives d’êtres humains par l’entremise des occupations et de l’éthique, notamment de l’éthique épicurienne. Autrement dit, ce concept établit un lien entre la justice occupationnelle au fondement de la science de l’occupation, l’éthique épicurienne et la crise écologique.

Plus encore, la justice occupationnelle intergénérationnelle convie les générations actuelles d’humains à s’engager dans des occupations durables ou écoresponsables pour respecter les droits occupationnels des générations futures d’êtres humains.

Figure 1

Cinq concepts liés à la justice occupationnelle

Cinq concepts liés à la justice occupationnelle

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La Figure 1 introduit cinq concepts occupationnels qu’il importe de distinguer pour mieux comprendre le concept de justice occupationnelle intergénérationnelle : les désirs, les devoirs, les droits, les besoins et les choix occupationnels. Le fait de vouloir que tous nos désirs occupationnels – ce qui inclut nos désirs occupationnels ni naturels ni nécessaires – soient satisfaits nous mène en tant qu’humanité vers un possible effondrement de la civilisation humaine, telle que nous la connaissons. Manifestement, nous ne pouvons pas tout vouloir et tout faire (par exemple, toujours vouloir utiliser un cellulaire et un ordinateur dernier cri ; voyager plusieurs fois par année en avion pour de brefs séjours touristiques ; cuisiner en utilisant plusieurs différents instruments et petits appareils ménagers qui deviennent rapidement obsolescents ; déverser dans l’environnement des produits toxiques et nocifs pour la santé des êtres vivants, etc.). Nous avons des devoirs occupationnels envers les générations futures, car elles aussi ont des droits occupationnels. À l’instar des présentes générations, les humains de demain auront des besoins occupationnels fondamentaux (qui découlent des désirs épicuriens naturels). Nous devons restreindre nos occupations, repenser la façon de les réaliser et donc réfréner certains de nos désirs occupationnels. Nous devons faire des choix occupationnels éthiquement et écologiquement responsables pour assurer le respect des droits occupationnels des générations qui nous suivront. Il n’est ni juste ni normal comme humanité que nos occupations consomment à l’heure actuelle en moyenne cinq terres annuellement (Global Footprint Network, 2021).

Éducation relative à l’environnement basée sur la justice occupationnelle intergénérationnelle

Ces précisions conceptuelles peuvent soutenir l’éducation relative à l’environnement en ceci qu'il importe que l’humanité modifie de manière importante et radicale ses occupations en direction d’une décroissance occupationnelle, d’une part, et d’une croissance de la justice et du bonheur humain, d’autre part. Ces concepts occupationnels, bien que peu familiers à bon nombre de chercheurs dans le domaine de l’éducation relative à l’environnement et peu connus de la population générale, pourraient néanmoins être utiles pour amener des prises de conscience (individuelles et collectives) relatives à nos choix occupationnels et à l’impact de nos occupations (individuelles, industrielles et institutionnelles) sur l’environnement et le bien-être humain. De fait, les êtres humains font, chaque jour, un certain nombre de choix occupationnels pour, soit prendre la décision de s'engager ou pas dans certaines occupations, soit décider de la manière de réaliser leurs occupations. Il est impératif de sensibiliser la population au concept de justice occupationnelle intergénérationnelle ainsi qu’à la distinction entre les concepts de besoins et de désirs occupationnels – surtout ceux qui sont illégitimes –, de même qu’à leur répercussion sur l’environnement, afin de soutenir des transitions occupationnelles écoresponsables, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif. Autrement dit, les outils conceptuels proposés dans cet article pourraient être mobilisés par les praticiens de 1’éducation relative à l’environnement pour faire en sorte que les êtres humains, particulièrement les biens-nantis, prennent conscience du fait qu’ayant davantage d'opportunités occupationnelles, ils ont un plus grand pouvoir d'influence sur la vie des autres, incluant les futures générations, mais aussi les écosystèmes.

Ce pouvoir d’influence s’accompagne de la responsabilité (comme individus, industriels, institutions, etc.) de réduire nos occupations afin que celles-ci respectent les capacités de régénérescence de la Terre. Tels sont nos devoirs occupationnels. Il s’avère en effet contraire à l’éthique de jouer à l’autruche et de faire comme si l’état du monde allait se rétablir de lui-même. Nous devons, comme humanité, analyser nos occupations, de façon à identifier celles qui sont les plus nuisibles à l’environnement afin d’identifier des alternatives soutenables, durables, voire écoresponsables. Par ailleurs, si Épicure a raison, cet exercice pourra par la même occasion contribuer au bonheur humain. Répondre aux désirs occupationnels ni naturels ni nécessaires n’est pas responsable d’un point de vue éthique et écologique.

Cette vision des choses peut sembler frugale, austère et contraignante. Elle invite assurément à la prendre la mesure de ses choix occupationnels, tout en considérant leurs conséquences sur soi, les autres, l’environnement naturel, les autres êtres vivants et les générations futures d’êtres humains. Elle invite aussi à concevoir ses responsabilités occupationnelles intra et intergénérationnelles, c’est-à-dire ses devoirs occupationnels envers ses semblables qu’ils soient nos contemporains ou nos descendants. Elle enjoint à opter pour une perspective occupationnelle intergénérationnelle biocentriste, plutôt anthropocentriste (Larrère, 2010 ; Thiébaut Samson et coll., 2019). Ainsi, concevoir les droits occupationnels des humains amène à concevoir leurs devoirs occupationnels, car les devoirs sont les corolaires nécessaires des droits. Nos droits n’existent en effet que parce que les autres (individus, industriels et institutions sociales) les respectent. Les droits des autres n'existent que parce que nous tous les respectons à notre tour. En cela, l’éducation civique, l’enseignement de l’éthique et l’éducation relative à l’environnement se rejoignent.

Conclusion

Cet article a articulé une réflexion sur la transition écologique par la combinaison de deux perspectives (ou « lunettes ») : l’une issue de la science de l’occupation suivant laquelle l’être humain est un être occupationnel, soit un être qui a besoin de s'engager dans des activités pour donner un sens à son existence, et l’autre issue de l’éthique, en tant que discipline philosophique. Pourquoi ? Parce que l’actuelle crise écologique est liée aux répercussions négatives des occupations humaines sur les écosystèmes et parce qu’elle risque d’engendrer des injustices entre les êtres humains d’aujourd’hui, mais aussi entre les générations présentes et futures d’humains. Se répercutant sur les écosystèmes et le climat, les choix occupationnels des humains (dont ceux du monde industriel) sont susceptibles d’être source d’injustices de nature occupationnelle à l’égard des humains d’aujourd’hui et ceux de demain.

La réflexion développée dans cet article repose sur l’idée que la transition écologique suppose nécessairement une transition vers des occupations écoresponsables et éthiques, c’est-à-dire des occupations qui sont respectueuses des capacités de régénérescence de la terre et des droits occupationnels des êtres humains. Il a permis d'exposer en quoi la combinaison de ces deux « lunettes » a mené à la création du concept de justice occupationnelle intergénérationnelle ainsi qu’à la clarification de plusieurs concepts occupationnels qui lui sont liés (besoins, désirs, choix, droits et devoirs occupationnels), tout en spécifiant comment l’éducation relative à l’environnement peut s’appuyer sur ces clarifications pour soutenir des changements occupationnels écoresponsables et ce, à la fois chez les individus, les industriels et les institutions sociales, afin de favoriser chez l’ensemble de ces acteurs l’engagement dans des occupations éthique de l’ordre de l’écoresponsabilité.