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Dans le champ des humanités environnementales, un courant de plus en plus important soutient que la crise socio-écologique que nous traversons est également liée à des manières étroites et tronquées de connaître notre monde partagé (Leff, 2004 ; Colombo, Elloué et Guest, 2018 ; Celka, La Rocca et Vidal, 2020). Les forces de la mondialisation perpétuent et amplifient les visions occidentales les plus prégnantes, qui empiètent sur d’autres façons de penser les relations à l’environnement. Les types de savoirs valorisés au Nord global et les positionnements épistémologiques qui y sont dominants façonnent inexorablement notre rapport aux questions socio-écologiques vives. Il est ardu de se sortir de cette colonialité du savoir et ce faisant, de multiples réalités et possibilités de transformation nous échappent.

Dans ce contexte, nous – autrices et auteur de cet article, également membres du comité de pilotage du projet FORJE – nous sommes questionné.e.s sur les manières dont le milieu de la recherche pouvait contribuer à la construction d’écosavoirs[1] émancipateurs. Autrement dit, nous nous sommes engagé.e.s à explorer et à réinventer des méthodologies de recherche-intervention-formation qui puissent soutenir des projets de transformation écosociale en y favorisant les espaces de dialogue, de réflexion et de coconstruction de savoirs et de savoir-faire. Nous avons vécu cette expérimentation créative à travers le projet de recherche-action partenariale FORJE – FORmation collaborative pour une Justice Énergétique (2018-2021). Cette recherche, menée au Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Centr’ERE) et soutenue par le Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a été développée conjointement avec le Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE), le Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL) et le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ). Elle visait à encourager et à nourrir les dynamiques de formation réciproque[2] au sein de la mobilisation citoyenne pour une justice énergétique au Québec.

Cet article clarifie d’abord la dimension épistémique de la justice énergétique, apportant dans la foulée une courte critique de la littérature sur le thème de la justice énergétique. L’expérience du projet FORJE est ensuite détaillée, en mettant l’emphase sur ses aspects axiologiques, méthodologiques et éthiques. Dans un troisième temps, une analyse réflexive est partagée quant au processus collaboratif expérimenté, faisant ressortir son originalité et sa portée, ouvrant également sur des défis et des possibilités émergeantes pour la recherche collaborative ayant pour objet des questions socio-écologiques vives.

La justice épistémique comme l’un des fondements d’une justice énergétique

Le récent concept de justice énergétique, qui a été au cœur de notre démarche, fait référence à la nécessité de transformer, par l’engagement populaire, le système économico-énergétique hégémonique dans une visée de justice sociale et de respect de l’environnement, avec l’objectif de développer une écogestion participative des systèmes énergétiques (Sovacool et Dworkin, 2015 ; Jenkis et coll., 2018 ; McCauley et coll. 2019). Les leviers de transformation de ce système prédateur sont toutefois difficiles à saisir dans un contexte où les inégalités sociales s’accroissent continuellement et où les grandes corporations, grâce à leur puissance, ont accès à toujours plus de ressources pour maintenir leurs privilèges et la vision du monde qui les sous-tend. Néanmoins, il y a eu d’importantes victoires citoyennes ces dernières années face à des mégaprojets de développement énergétique inappropriés, pensons notamment au projet avorté d’exploitation du gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent et, plus récemment, au projet de pipeline et d’usine de liquéfaction du gaz naturel au Saguenay (deux régions du Québec). Des éco-initiatives citoyennes préoccupées de justice sociale ont aussi vu le jour, telle que la Feuille de route pour un Québec zéro émission nette du FCTÉ.

L’impératif de transition énergétique soulève ainsi des enjeux écologiques, politiques, économiques et éthiques cruciaux, liés aux choix sociétaux de production, de distribution, de propriété et de consommation d'énergie. À cet effet, les groupes qui militent pour la justice énergétique sont porteurs de savoirs d'une grande valeur (Sauvé et Batellier, 2011 ; Sauvé, 2015), acquis de l’action collective sur le terrain de leurs luttes. Nombre de recherches (entre autres, Orellana et Marleau, 2015 ; Grisoni et coll., 2018 ; Orellana, Brière et Rodríguez Arancibia, 2020 ; Brière et coll., 2021) ont aussi documenté l'apport crucial des mobilisations citoyennes en contexte de controverses socio-écologiques, particulièrement en ce qui a trait à la caractérisation critique des enjeux et à l'identification de pistes de solution appropriées. En outre, depuis le début des années 2000, plusieurs chercheurs et chercheuses (dont Callon, Lascoumes et Barthe, 2001 ; Wals, 2007) ont souligné la fécondité du dialogue des savoirs de divers types (citoyens, expérientiels, ancestraux, autochtones, scientifiques, tacites, etc.) lorsqu'il s'agit d'appréhender la complexité de questions socio-écologiques vives. D’autres chercheur.e.s (notamment Sarna-Wojicicki et coll., 2018 ; Soulière et Fontan, 2018 ;) font remarquer que de plus en plus d’actrices et d’acteurs sociaux souhaitent participer à la production de savoirs de référence à propos des enjeux qu’ils et elles rencontrent. Ces personnes veulent que leurs savoirs d’expériences soient pris en compte et, par le fait même, que la recherche soit mieux adaptée aux réalités de leur milieu.

Cela étant dit, les savoirs autres que scientifiques souffrent d'un grand manque de légitimité dans l'espace public. Ce manque de considération est particulièrement observé dans le traitement des questions énergétiques, qui sont le plus souvent envisagées dans leur dimension technoscientifique. Nous (membres du comité de pilotage FORJE) n’étions donc pas surpris.e.s d’entendre des participantes au projet dire que, dans leurs diverses implications, elles avaient souvent le sentiment que leurs savoirs d’expérience étaient peu considérés.

Une conséquence grave de ce manque de valorisation, observé au sein de la mobilisation pour une justice énergétique (Brière et coll., 2021), est que les porteurs et porteuses de ces savoirs autres que scientifiques n’ont pas totalement conscience de la pertinence de les partager. En ne valorisant pas suffisamment leurs propres savoirs, ils et elles laissent échapper des occasions importantes d'en faire bénéficier les membres de leur groupe ou de leur coalition d’organisations. Le corollaire de cette situation est qu’il existe très peu d'initiatives à même de susciter et de consolider des dynamiques de coconstruction de savoirs sur les questions énergétiques. Les groupes mobilisés travaillent essentiellement sur des dossiers urgents nécessitant des actions rapides. Les impératifs de l'action concourent ainsi à ce que la coformation - que l’on nommera plutôt « partage d’informations » par exemple - se fasse le plus souvent de manière informelle et ponctuelle, en lien avec un objectif immédiat précis. Dès lors, peu de traces restent de ces échanges et relativement peu de personnes en profitent.

Aux enjeux de justice environnementale et sociale soulevés globalement par l’exigence de la transition énergétique s’ajoutent donc des préoccupations importantes sur le plan de la justice épistémique, qui fait référence à une « reconnaissance active » de la coexistence et de la complémentarité des divers types de savoirs (Visvanathan, 2009 ; Piron, Rugulus et Dibounje, 2016 ; Godrie et coll., 2020). Elle est abordée comme une forme de justice qui affirme l’égalité des intelligences (Rancière, 2004) et qui tente de contrer les épistémicides (De Sousa Santos, 2017 ; Hall et Tandon, 2017). Dans le contexte qui nous concerne – soit celui de la mobilisation pour une justice énergétique – il s’agit dès lors de souligner l’apport des savoirs les plus souvent invisibilisés, tels que les savoirs situés, traditionnels et citoyens, et de créer des espaces de formation réciproque qui les mettent en valeur. Un des défis importants face à la visée d’une plus grande justice épistémique au sein de cette mobilisation (de même qu’entre les citoyens et citoyennes mobilisées et les autres actrices et acteurs sociaux) est celui du fossé observé entre les personnes qui s’intéressent d’abord aux questions éco-énergétiques et celles qui pointent prioritairement les enjeux de justice sociale et environnementale soulevés par l’impératif d’une transition énergétique. Il y a des univers conceptuels à concilier, des référents à clarifier, des analyses à mettre en commun pour soutenir un dialogue fécond entre ces deux grands courants du mouvement pour la transition énergétique. La recherche-action FORJE visait à soutenir ces espaces de rencontre, en braquant le projecteur sur les besoins de formation réciproque identifiés par les militants et les militantes dans la phase initiale de la recherche.

L’expérience du projet FORJE

L’objectif global de notre recherche-action aura donc été de cerner le potentiel et les perspectives de déploiement d’une dynamique de formation réciproque « par et pour » les actrices et acteurs impliqués pour une transition énergétique porteuse de justice sociale au Québec et notamment au sein du Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ)[3]. Nous avons réfléchi aux possibles vecteurs d’intensification de la collaboration et du partage de savoirs entre groupes écologistes, comités citoyens, associations syndicales et universitaires engagés pour une justice énergétique. Dans cette recherche engagée, nous avons cheminé avec l’intention que notre processus et ses résultats soient des contributions directes à la mobilisation. D’ailleurs, les chercheur.e.s se sont impliqué.e.s activement et à long terme dans deux dynamiques initiées par les partenaires, à savoir le projet d’Université populaire pour une justice énergétique coordonné par le CDHAL et le projet Collectivités ZéN (« zéro émission nette »), porté par le FCTÉ. Ce dernier projet accompagne l’émergence de Chantiers territoriaux de transition énergétique porteuse de justice sociale.

Dès le départ, un comité de pilotage a été mis sur pied dans l’optique de développer le projet de recherche FORJE. Composé de trois chercheur.e.s et de trois représentantes d’organisations militantes, leaders dans leur réseau et milieu, ce comité a eu une fonction décisionnelle tout au long du projet. Coordonné en alternance par deux professionnelles du Service aux collectivités de l’UQAM, le comité a veillé à la définition des orientations de la recherche et à la coordination de l’ensemble des étapes de réalisation (voir Tableau 1). C’est dans cet espace de réflexion et de conception critiques que nous nous sommes questionné.e.s, tout au long du projet, sur les influences qui orientaient nos perceptions et notre entendement des enjeux et des besoins soulevés dans l’enquête. D’ailleurs, il s’agit là d’une disposition que Susan Strega et Leslie Brown (2015, p. 8) posent comme base de toute recherche intrinsèquement préoccupée de justice sociale (socially just research).

Tableau 1

Les phases du projet de recherche-action partenariale FORJE

Les phases du projet de recherche-action partenariale FORJE

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Le design de notre recherche s’est inspiré de méthodologies de la recherche-action (Guillemette et Savoie-Zajc, 2013 ; Guay, Prud’homme et Dolbec, 2016) et de méthodologies de la théorisation enracinée (Birks et Mills, 2011 ; Luckerhoff et Guillemette, 2012). Tout au long du projet, nous avons travaillé dans une perspective de mise en valeur et d’hybridation des savoirs portés à la fois par les membres du comité de pilotage et les personnes participantes. Ces dernières ont été au nombre de 47, soit : 5 représentant.e.s d’associations syndicales, 9 membres de comités écocitoyens, 12 universitaires, 11 représentant.e.s de groupes écologistes, 8 spécialistes (professionnel.le.s ou militant.e.s) des thèmes abordés dans le Volet II et 2 personnes autochtones mobilisées sur les questions énergétiques.

Dans le même temps ‑ et en fonction des enjeux, des besoins et des pistes identifiés par les participant.e.s ‑, nous avons puisé à même des théories et des résultats de recherche émergeants pour nourrir nos analyses collectives. Les résultats de cette recherche sont ainsi le fruit d’un croisement entre, d’une part, les savoirs expérientiels, situés, citoyens et environnementaux détenus par les personnes engagées dans la recherche et, d’autre part, des savoirs académiques, associés principalement aux champs de l’andragogie, de l’éducation relative à l’environnement, de la sociologie et des sciences politiques.

Le Volet I du projet FORJE s’est appuyé sur une approche d’ethnographie critique. Nous y avons réalisé une enquête diagnostique pour identifier, comprendre et articuler les visions, les besoins spécifiques, les opportunités et les enjeux liés au développement d'une dynamique de formation réciproque au sein du mouvement pour une justice énergétique. Cette démarche, planifiée avec le comité de pilotage, s’est appuyée sur des méthodes mixtes (quantitatives et qualitatives). Nous avons composé un échantillon représentatif de la diversité des groupes d’acteurs et actrices de la transition énergétique « citoyenne », à l’échelle du Québec[4]. Les participant.e.s à cette enquête (n =25), ont répondu à un questionnaire en ligne puis ont pris part à un entretien téléphonique individuel, de type semi-dirigé. Les entrevues de recherche ont été menées par les chercheur.e.s, qui ont aussi réalisé un premier niveau de « catégorisation conceptualisante » (Paillé et Muchielli, 2012) des données. Nous avons par la suite innové en réalisant un atelier de co-analyse des principales données (pré-classées et anonymisées) avec les membres militantes du comité de pilotage. Cette rencontre visait à discuter et à raffiner les résultats préliminaires obtenus par les chercheur.e.s, à éclairer certains nœuds, à compléter le portrait diagnostique et à orienter la collecte de données du Volet II.

Cette enquête diagnostique nous a permis : 1) de cerner un ensemble de représentations de la justice énergétique portées par les acteurs et actrices de la société civile québécoise engagées sur la question énergétique ; 2) de caractériser les principaux enjeux de la mobilisation pour la justice énergétique au Québec ; 3) d’identifier les forces des différents groupes visés par la recherche, en termes de savoirs, de pouvoirs et de ressources pouvant être partagés dans une perspective de développement mutuel et de renforcement de l’action collective ; 4) de valider la pertinence du projet FORJE pour la communauté ; 5) de dégager un ensemble de facteurs de faisabilité et de conditions de possibilité d’un réseau de coformation pour appuyer les efforts de transition énergétique dans une perspective de justice sociale ; 6) de cerner les principales thématiques d’un parcours de formation réciproque à coconstruire et 7) d’explorer les stratégies d’animation et les modalités d’échanges privilégiées par les participant.e.s.

Par la suite, dans le Volet II de la recherche, nous avons cherché à approfondir la problématisation des enjeux relatifs à quatre besoins prioritaires ciblés lors de l’atelier de co-analyse des données de l’enquête (voir Tableau 2). Avec ce deuxième volet, nous avions aussi comme objectif d’élaborer des stratégies pour répondre à ces quatre besoins dans le contexte de l’émergence de Chantiers régionaux de transition appuyés par le FCTÉ.

Tableau 2

Besoins prioritaires ressortis de l’enquête diagnostique FORJE

Besoins prioritaires ressortis de l’enquête diagnostique FORJE

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Les chercheur.e.s ont réalisé une recension des écrits relatifs à chacune des quatre priorités et recherché des initiatives québécoises (expériences, ressources) déjà existantes sur ces quatre sujets, de manière à nourrir nos réflexions collectives sur ces questions. Parallèlement à cela, les chercheur.e.s ont travaillé avec les membres militantes du comité de pilotage pour élaborer des guides d’entrevues de groupe et identifier des personnes (scientifiques, militant.e.s et professionnel.le.s) spécialistes de chacun de ces sujets et potentiellement sensibles aux objectifs de recherche du projet FORJE. Nous avons effectué ce repérage en nous basant sur : a) les orientations éthiques, épistémologiques et théoriques du projet FORJE ; b) la connaissance fine des enjeux, défis et besoins de la mobilisation pour la justice énergétique que nous avions développée avec l’enquête initiale et, bien sûr, c) l’expertise reconnue de ces personnes-ressources.

Les membres chercheur.e.s et militantes du comité de pilotage ont co-animé les groupes de discussion thématiques. Ces quatre groupes étaient composés de participant.e.s au Volet I de la recherche et de spécialistes des questions identifiées comme prioritaires. Cette mixité, présente dans la composition de l’équipe d’animation comme dans celle des groupes interviewés, a créé une féconde dynamique de croisement des expériences et des savoirs. Au total, il y a eu 27 participantes à ce Volet II, dont 6 avaient aussi pris part à l’enquête initiale (Volet I).

Comme nous l’avions fait suite à l’enquête diagnostique, nous avons réalisé un atelier de co-analyse des résultats préliminaires du Volet II en comité de pilotage. Cette rencontre nous a permis de discuter et de raffiner les résultats préliminaires obtenus par les chercheur.e.s et de souligner certains angles morts. Nous y avons aussi complété et priorisé les enjeux et les pistes de solution ressortis des groupes de discussion. Ce classement a été effectué à l’aulne des dernières orientations de la Table des Chantiers régionaux de transition soutenue par le FCTÉ.

Dans la phase finale du projet FORJE, le comité de pilotage s’est réuni à quelques reprises pour commenter, ajuster et enrichir les différentes sections du rapport de recherche. Cette démarche de co-édition a été imbriquée à la préparation collective de quatre ateliers thématiques de mobilisation des savoirs qui ont été offerts aux membres du Front commun pour la transition énergétique et aux personnes impliquées dans les Chantiers territoriaux de transition soutenus par le Front. Chacune des quatre priorités sur lesquelles nous avions travaillé dans le Volet II de la recherche a donné lieu à un atelier. Ces rencontres visaient le partage d’expériences, de savoirs et de pistes d’action.

Nous souhaitions que les participant.e.s à ces ateliers ils et elles étaient près de 80 au total ‑ puissent consulter en amont les principaux résultats de la recherche relatifs à la thématique de rencontre, de manière à ce que les ateliers laissent place au dialogue. À cet effet, les membres militantes du comité de pilotage ont fortement suggéré la production de courtes capsules vidéo, qui puissent aussi servir au-delà des ateliers.

Ces ateliers en ligne, animés par le comité de pilotage du projet FORJE, étaient donc conçus de manière à faire vivre aux participant.e.s une expérience de formation collaborative. En amont de chacune des rencontres, l’une de nos vidéos était acheminée aux participant.e.s inscrit.e.s. Des ressources complémentaires et des pistes de réflexion initiales étaient aussi fournies[5]. Après un rappel des objectifs de l’atelier et une courte mise en contexte, les animatrices et animateur lançaient des questions invitant les participant.e.s à partager leurs expériences et leurs savoirs et à les mettre en dialogue avec les savoirs générés dans le projet FORJE (ex. des stratégies de mobilisation des élus locaux face à un enjeu socio-écologique territorial). Cette mise en commun était initialement réalisée en sous-groupe, et ensuite en plénière. L’évaluation de ces ateliers a fait ressortir une grande satisfaction quant à la formule adoptée. Nous avons produit un bilan écrit de ces ateliers[6], qui a été présenté et discuté lors d’une rencontre de la Table des chantiers territoriaux de transition. Nous avons aussi fait parvenir le bilan aux personnes qui ont participé aux ateliers ainsi qu’aux membres du comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique. Ce bilan est porté vers l’action en ce sens qu’il raccroche les pistes d’action celles apportées par le projet FORJE comme celles amenées par les participant.e.s aux ateliers aux objectifs et aux activités de la Planification stratégique du FCTÉ et du Plan de déploiement des Chantiers territoriaux de transition.

La joie d’une recherche authentiquement collaborative

Nous avons beaucoup réfléchi aux manières concrètes de faire vivre notre éthique relationnelle de la recherche, ancrée dans l’engagement social et la reconnaissance des apports de chacun.e ; membres militantes du comité de pilotage, chercheur.e.s, participant.e.s. Nous avons vécu cette recherche dans la « joie » au sens spinoziste du terme, c’est-à-dire dans la quête et la célébration d’un accroissement de notre intelligence collective et de notre capacité à agir sur notre monde (Bergman et Montgomery, 2021).

Nous souhaitions que le processus de recherche tout comme son récit (dans nos activités de mobilisation de connaissance, dans nos écrits) souligne notre interdépendance, qui s’est effectivement révélée par des retours constructifs de part et d’autre (Nolet et coll., 2017). Il nous importait de valoriser pleinement les savoirs issus de divers contextes et positionnements. Nous membres chercheur.e.s et militant.e.s du comité de pilotage avons ainsi cheminé dans une perspective de réciprocité symétrique, c’est-à-dire dans la construction d’une « relation horizontale de sujet à sujet » (Fals-Borda, 2001, p. 30) où les savoirs construits dans l’engagement écosocial étaient pleinement valorisés. Par cette approche, nous tendions vers « une production de savoirs qui aient du sens pour tous » (Beaudoin, Turcotte et Gignac, 2018). Cette coconstruction a été rendue possible grâce à une confiance mutuellement acquise à travers les expériences partagées (Godrie, 2020, p. 18). Sur ce point, nous pensons en particulier aux moments où les chercheur.e.s ont pris part à des projets menés par les membres militantes du comité. La parité chercheur.e.s/militant.e.s au sein du comité de pilotage nous apparait aussi avoir été aidante à cet effet.

Les écueils de la recherche partenariale sont bien documentés, en particulier en ce qui a trait aux étapes de l’analyse des données, de la mise en forme des résultats et de l’écriture (Sarna-Wojicicki et coll., 2018 ; Soulière et Fontan, 2018). Nous voulions éviter les pièges d’une recherche initialement pensée conjointement entre chercheur.e.s et représentant.e.s d’un milieu, qui, à la fin, reste dominée par le point de vue des chercheur.e.s. Même dans la tension inévitable entre le temps long de la recherche, les besoins immédiats du milieu et l’évolution rapide du contexte, nous souhaitions que nos travaux soient suffisamment adaptatifs pour demeurer intrinsèquement pertinents aux yeux des organismes partenaires.

Cela a requis une réelle capacité d’adaptation et de lâcher-prise. Puis nous avons pris plaisir à laisser aller notre créativité dans un aspect de la recherche qui semble souvent rigide, à savoir la méthodologie. Notre profond désir d’apporter une contribution significative à une mobilisation sociale de la plus grande importance a surpassé notre peur d’être éventuellement jugé.e.s négativement par nos collègues chercheur.e.s. Avec cette ouverture, les membres non-chercheures du comité de pilotage (les militantes) ont été de plus en plus investies dans le projet.

Au sein de notre comité, dans les activités de production de données comme dans celles de mobilisation des savoirs, nous avons veillé au partage équitable de l’espace de parole. Nous avons aussi été avides de la lecture des situations faites par les membres militantes du comité, qui apportaient un savoir unique, ancré dans les réalités passées et contemporaines de leurs engagements. Nous savions que nous pouvions faire confiance à ces lectures construites au fil de nombreuses années d’une militance réflexive.

Nous avons donc cheminé en concrétisant, autant que faire se peut, l’idéal d’une « épistémologie du lien » (Piron, 2017). Nous avons tissé un fécond dialogue des savoirs où nous avons fait preuve à la fois d’ouverture, d’humilité, de discernement et de rigueur. Nous avons échangé sur les émotions que nous vivions face aux questions traitées ensemble et nous avons reconnu ces émotions comme étant des indicateurs importants. De là, nous sommes allé.e.s chercher d’autres points de vue, d’autres ressentis et d’autres informations et, en bout de ligne, nous avons mieux compris les enjeux et les possibilités d’action. A posteriori, nous réalisons que nous avons agi dans le sens d’une « méthodologie de la sensibilité », où une place est donnée aux émotions ressenties par les chercheur.e.s et les participant.e.s dans l’orientation et l’ajustement continu de la recherche (Philips et Kristiansen ; 2012, p. 266 ; Monceau et Soulière, 2017).

Notre démarche a donc fait place à ce que Orlando Fals Borda a nommé la « sentipensée », un concept qui reconnait explicitement le rôle imbriqué des sens, des affects et de l’intellect dans l’appréhension des réalités et la construction d’arguments (Moares et de la Torres, 2002 ; Godrie, 2020, p. 22). La complexité et le raffinement de ce système de reliance au monde se sont révélés comme étant des forces importantes de notre démarche.

Accepter les limites du processus de recherche

Au terme de cette recherche qui a permis d’élaborer un ensemble de pistes d’action pour soutenir la mobilisation citoyenne au regard de ses besoins prioritaires de coformation, il resterait certes beaucoup à faire pour mettre sur pied un réseau de formation collaborative pour la justice énergétique. En effet, ce qui était initialement l’objectif général du projet FORJE s’est plutôt transformé en une visée vers laquelle tendre, alors que se sont ajoutés en cours de route des objectifs spécifiques qui ont ajouté à l’ampleur de la collecte de données et de l’analyse.

Ainsi, pour maintenir et même accroitre sa pertinence, le projet FORJE s’est adapté au cheminement de la mobilisation citoyenne. Il s’est ajusté aux initiatives de ses partenaires et aux opportunités qu’elles ont créées. Alimenter la démarche Collectivités ZéN du Front commun pour la transition énergétique et contribuer à la mise sur pied de sa communauté de pratique[7] (plutôt que d’impulser une structure de formation réciproque dans un « espace » encore à construire) est dès lors apparue comme étant la perspective la plus porteuse.

Une autre limite de notre recherche tient du caractère exploratoire de la stratégie des groupes de discussion du Volet II. En effet, comme nous n’avons pu tenir qu’un seul groupe de discussion par thématique – faute de temps et de ressources financières –, nous n’avons pu atteindre un point de saturation des données dans ce second volet de la recherche. Néanmoins, plusieurs des éléments partagés par les participant.e.s aux groupes de discussion faisaient écho à des constats des personnes ayant pris part à l’enquête initiale et à des perspectives partagées par les participant.e.s aux Ateliers de formation réciproque FORJE. Les groupes de discussion ont en outre permis de déployer des conversations denses, de raffiner l’analyse des enjeux et de développer un ensemble de pistes que nous avons pu continuer d’étoffer en puisant aux écrits académiques recensés sur chacun des thèmes de discussion. Nous avons aussi discuté et précisé ces pistes avec les membres militantes du comité de pilotage de la recherche.

La trop petite place de la recherche collaborative dans la littérature sur la justice énergétique

Dans un autre ordre d’idées, nous avons pu constater qu’aucune des recherches recensées sur la justice énergétique ne s’était faite dans une démarche collaborative. Jenkins, McCauley et Warren (2017) ont organisé une série d’entretiens avec des membres d’organisations non gouvernementales, des représentants industriels, des fonctionnaires et des universitaires concernés par un projet de centrale nucléaire. Nous n’avons toutefois répertorié aucun écrit témoignant d’un processus où les objectifs de recherche auraient été développés avec des acteurs et actrices de la société civile et où ces personnes auraient été impliquées dans un processus de validation des résultats de la recherche. Donc bien que les travaux académiques portant sur la justice énergétique intègrent de multiples éléments qui sont de nature à promouvoir une certaine justice sociale, la majorité des recherches répertoriées sur le sujet de la justice énergétique n’ont pas impliqué les communautés concernées dans l’identification ni dans l’analyse des enjeux de justice étudiés. En outre, dans les articles consultés, aucune mention n’est faite de l’importance de la participation des différents acteurs sociaux aux processus d’analyse et d’élaboration de projets énergétiques (incluant les projets de politiques publiques). Conséquemment, aucun des principes de justice énergétique définis par les auteurs et autrices ne concerne l’implication des communautés dans les processus décisionnels. La question de la souveraineté énergétique des communautés est encore moins abordée. Il semble donc que les chercheuses et chercheurs se soient plutôt attachés à l’importance d’éclairer les décideurs publics dans l’analyse de projets et le développement de politiques.

Se détachant en partie du corpus de travaux réalisés jusqu’ici sur le thème de la justice énergétique, notre recherche a ajouté la justice épistémique aux composantes d’une justice énergétique identifiées dans la littérature, à savoir : la justice procédurale, la justice par la reconnaissance (des torts subis), la justice distributive, la justice réparatrice et la justice cosmopolitique (Heffron et McCauley, 2017 ; Lee et Byrne, 2019 ; McCauley et coll., 2019 ; Sovacool et coll., 2019). Nous nous sommes aussi montré.e.s critiques du concept de « bonne gouvernance » avancé comme condition d’une justice énergétique par certains auteurs (notamment Savacool et Dworkin, 2015). Cette approche, issue du courant économico-politique néolibéral, ne peut selon nous servir le réel dialogue des savoirs à la base d’une conception communautaire, décoloniale et écologiste de la justice énergétique.

Des besoins de collaboration milieux-universités pourtant très importants

Cela nous amène aussi à discuter les besoins de collaboration milieux-universités soulignés dans le cadre de nos travaux. Que ce soit lors de l’enquête FORJE ou au fil du déploiement du projet Collectivités ZéN, le besoin d’une collaboration intensifiée entre les organisations mobilisées pour la justice énergétique et le milieu universitaire (chercheur.e.s, enseignant.e.s, étudiant.e.s) a été régulièrement mentionné. Et si depuis quelques années on voit de plus en plus de scientifiques prendre la parole dans l’espace public concernant les enjeux de la transition énergétique, une grande majorité d’entre elles et eux semble tout de même aspirer à une posture (déontologique et épistémologique) dite de neutralité scientifique.

Cette posture de neutralité sert souvent la lutte de groupes écologistes à la recherche de données scientifiques dites indépendantes, qui appuient leurs revendications. La lutte se vit effectivement dans l’espace public, lequel est encore vertébré par une représentation qui place les scientifiques au-dessus de la mêlée.

Cette posture est toutefois peu compatible avec une approche participative ou collaborative de la recherche. Dans les représentations dominantes de la science, les possibilités de partenariat entre l’université et le milieu sont conçues comme étant linéaires : les chercheurs et chercheuses contrôlent le processus et proposent, à terme, des pistes d’action pour le milieu sur la base de données probantes. A contrario, la recherche collaborative reconnait les actrices et acteurs comme porteurs de savoirs et non seulement de vécus. Cette posture d’ouverture au dialogue des savoirs en recherche a le potentiel de soutenir un meilleur cadrage des questions socio-écologiques vives, de générer des analyses plus complètes et plus denses des enjeux et d’amener à des pistes d’intervention davantage pertinentes car nourries et validées au fur et à mesure de la recherche par les personnes qui les mettront ultimement en œuvre. La recherche collaborative sert donc différemment les luttes sociales, en plus de contribuer, sur le long terme, à une démocratisation de la production des savoirs socialement reconnus.

Par ailleurs, des questionnements de pointe émergent du terrain de la militance, souvent dans l’urgence, mais les arrimer aux questions des chercheurs et chercheuses relève trop souvent du défi, voire d’un idéal inatteignable comme en témoigne une citoyenne très engagée dans le mouvement pour une justice énergétique :

Il y a des questions que je me suis posées et j’ai vraiment prié très fort la nuit pour que des universitaires se penchent sur ces questions-là et ça n’est pas arrivé. (...) je n’ai pas juste besoin d’un expert qui me dise voici ce que la jurisprudence a montré sur telle question, mais j’ai plus besoin de quelqu’un qui va paramétrer son regard dans un sens politique ; comment c’est utilisé dans notre société cette notion-là ? Comment les promoteurs et les décideurs se servent-ils de ce concept-là finalement pour arriver à leurs fins ?

Cela dit, les besoins de partenariat milieux-universités n’impliquent pas toujours de réaliser une recherche. Souvent, il y a plutôt un besoin ponctuel d’analyse collaborative d’une conjoncture, d’un projet ou d’un dilemme. Ces dernières années, quelques universités québécoises (dont l’UQAM, l’Université du Québec à Trois-Rivières et l’Université Laval) ont proposé des formules de collaboration dans le cadre de cours pour répondre à ce type de besoin. Ces initiatives offrent de mettre en lien des organismes communautaires ayant un besoin de mobilisation de connaissances (ex : synthèse scientifique, analyse politique, planification stratégique, etc.) et des étudiants et étudiantes de la spécialisation recherchée. Le mandat réalisé par les étudiant.e.s, est encadré par l’enseignant.e responsable du cours. Nous avons pu vivre une telle expérience à deux reprises durant le projet FORJE, avec des étudiant.e.s de l’UQAM. La première collaboration a permis de réaliser des études de cas pour illustrer des propositions de la Feuille de route Québec ZéN. Dans la seconde collaboration, les étudiant.e.s ont contribué à un plaidoyer du CDHAL relativement à des pratiques problématiques de l’industrie extractive.

En ce qui a trait aux besoins de collaboration milieux-universités qui sont du côté de la recherche, le projet FORJE a permis de faire ressortir une piste novatrice. La proposition, amenée initialement par une militante, est de créer, au sein d’une coalition comme le FCTÉ, un comité formé de citoyen.ne.s et de chercheur.e.s qui ait pour fonction d’accueillir les besoins de collaboration, de les clarifier, d’identifier les personnes les mieux à même de s’engager pour y répondre et de cerner les programmes les plus susceptibles d’appuyer financièrement de telles démarches. Sur ce dernier point, il y a un travail de sensibilisation à poursuivre auprès des organismes subventionnaires, en particulier quant à la rémunération du temps que les groupes investissent dans la recherche. Dans les institutions universitaires, il y a aussi lieu de valoriser l’intégration des collaborations milieux-universités dans le volet « recherche » de la tâche professorale. À cet égard, il serait avantageux, voire nécessaire, que les formes de diffusion de la recherche les plus pertinentes pour les organismes et les collectifs citoyens (ex. vidéos, podcasts, articles grand public) soient davantage reconnus par les institutions universitaires et les organismes subventionnaires.

En conclusion

L’expérience du projet FORJE stimule la perspective de poursuivre cette exploration de la méthodologie et de l’animation de recherches-action collaboratives. Il y a un grand besoin de ce type de recherche, en particulier au regard des enjeux de la crise socio-écologique actuelle. De tels maillages milieux-universités, axés sur l’accompagnement de transformations systémiques, sont d’ailleurs privilégiées par le groupe de travail III du GIEC (2022, chap. 17, p. 57). Nous avons besoin d’y développer une épistémologie extensive (au sens de Fals-Borda, 2000), soit une épistémologie qui croise les savoirs issus de divers contextes et réalités pour rendre compte de la complexité des enjeux et faire émerger des possibilités de changement. En Amérique latine, nombre d’universités ont développé une culture de l’« extension universitaire » et de l’« interaction sociale », où les chercheur.e.s oeuvrent en immersion dans les milieux de vie, de travail et d’engagement citoyen, dans une dynamique fondamentalement collaborative. C’est d’ailleurs de cette partie du monde que nous vient l’approche du chercheur ou de la chercheuse en résidence, intégrant le quotidien d’un groupe de la communauté, dans la perspective de rendre la recherche toujours plus pertinente, adaptative et collective. De plus en plus d’universitaires du Nord faisant de la recherche participative expérimentent d’ailleurs cette manière d’entrer en relation et de faire de la recherche. Il y a certes encore beaucoup à explorer et à tenter pour soutenir la justice épistémique, dans un contexte où de plus en plus de chercheur.e.s universitaires se proposent de contribuer au renforcement des liens milieux-universités au regard des questions environnementales urgentes.