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Introduction

Au Canada, les 22 établissements postsecondaires qui offrent de la formation en français en contexte minoritaire jouent le rôle de piliers des communautés francophones en situation minoritaire. Ils sont reconnus comme des maillons essentiels du continuum de l’éducation en français et de la vitalité de ces communautés, et servent de rempart contre l’assimilation. Ils offrent des lieux de vie en français dont l’effet est durable. Ils aident ces communautés à mieux affronter ou à mieux susciter des changements sociaux, économiques, politiques et culturels. Ils façonnent aussi la vie intellectuelle du pays en formant des citoyennes et des citoyens à l’esprit critique et inventif[1].

Les communautés francophones et acadiennes rêvent d’offrir un milieu de vie où l’on peut naitre, migrer, apprendre, fabriquer, se divertir, guérir, inventer, jouer – tout autant en français qu’en anglais – d’un bout à l’autre du pays. Une telle ambition requiert que les collèges et les universités qui offrent une formation en français soient à même d’offrir une gamme complète de programmes de formation, d’offrir des milieux d’apprentissage sécuritaires en français, de solidifier un attachement aux communautés, de former une main-d’oeuvre compétente et d’offrir des occasions d’apprentissage en français tout au long de la vie à divers profils de personnes.

Bref, les communautés francophones et acadiennes veulent pouvoir compter sur des établissements postsecondaires francophones forts et agiles. Or la fragilité de plusieurs de leurs collèges et universités les inquiète. Elles estiment que l’offre de formation postsecondaire en contexte francophone minoritaire est inéquitable. Une série de facteurs ont engendré des failles importantes quant à l’accès à la formation postsecondaire en français en contexte minoritaire, notamment la diminution de la proportion des revenus des établissements provenant des gouvernements, les contextes sociaux et économiques changeants et l’émergence de nouvelles dynamiques démolinguistiques.

Face à l’ampleur des défis, deux organisations ont joint leurs efforts en avril 2021 afin d’organiser les États généraux sur le postsecondaire en contexte francophone minoritaire. Ce sont l’Association des collèges et universités de la francophonie canadienne (ACUFC), qui représente les intérêts collectifs des 22 établissements postsecondaires en contexte francophone minoritaire auprès des institutions fédérales, et la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada, qui est la voie nationale de 2,8 millions de Canadiens et Canadiennes d’expression française et qui regroupe 21 membres, incluant des associations porte-parole provinciales et territoriales et des organismes nationaux représentant divers secteurs d’activités et clientèles[2].

Cette démarche participative d’envergure nationale avait comme objectifs de faire le point sur la situation de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire au Canada et de trouver des solutions cohérentes, systémiques et durables pour assurer la pérennité de ce secteur. Les échanges qui se sont déroulés durant les États généraux devaient préciser le chemin à parcourir pour atteindre l’égalité réelle et préciser les responsabilités des gouvernements à l’égard de l’enseignement postsecondaire en contexte francophone minoritaire.

Pour atteindre ces objectifs, l’ACUFC et la FCFA ont misé sur les principes de participation et de dialogue qui sont au coeur du développement des communautés francophones et acadiennes. La démarche s’est amorcée par des consultations ciblées et un sondage auprès de parties prenantes du secteur postsecondaire en mai et juin 2021. Puis, après avoir créé un site Web permettant de suivre l’évolution de la démarche[3], l’ACUFC et la FCFA ont réalisé 14 évènements publics en ligne : sept ateliers thématiques, quatre forums citoyens régionaux, deux ateliers organisés par des partenaires et un sommet de deux jours qui comportait un volet en personne, entre septembre 2021 et mars 2022. Des documents préparatoires avaient été rendus disponibles avant la majorité des évènements publics, dont un cahier de participation pour le sommet.

Au total, environ 1 400 personnes ont participé aux États généraux. Plus de 70 personnes expertes et parties prenantes de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire ont été invitées à s’exprimer sur une thématique particulière. Plus d’une vingtaine d’intervenantes et d’intervenants ont participé à une campagne de visibilité sur les réseaux sociaux. Quatre rapporteurs – collégial, universitaire, communautaire et jeunesse – ont participé à l’ensemble des ateliers thématiques pour offrir une perspective sectorielle. Les expériences, les perspectives et les solutions proposées lors des États généraux forment le socle de ce rapport. À l’occasion, la littérature grise et scientifique a été mobilisée pour vérifier, illustrer ou développer les propos communiqués lors des États généraux. Le bilan final (Association des collèges et universités de la francophonie canadienne et Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada, 2022), proposant 32 recommandations[4], a été rendu public en octobre 2022 et a été suivi d’une campagne de promotion et de sensibilisation et d’un travail en vue de constituer un plan de mise en oeuvre des recommandations.

Ce texte est un aperçu du bilan final qui présente d’abord l’horizon du postsecondaire francophone circonscrit autour de cinq grands principes et de trois recommandations principales. Suivent ensuite les cinq grands thèmes sous lesquels sont regroupés les enjeux fondamentaux de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire ainsi que les contextes démographiques, sociaux, culturels, administratifs et économiques qui ont une incidence sur ceux-ci. Ces thèmes sont : les besoins de la population étudiante, l’accès aux programmes de formation, l’excellence en recherche, la contribution à la vitalité des communautés francophones et acadiennes et la pérennité financière de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire.

1. L’horizon de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire

Les propos échangés et les données recueillies dans le cadre des États généraux ont permis aux communautés francophones et acadiennes de concevoir l’avenir de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire et de se donner des principes en vue de guider la mise en oeuvre des mesures proposées par les participantes et les participants. Alors que les meilleurs moyens de garantir cet avenir ont parfois fait l’objet de débats, l’idéal à atteindre, quant à lui, a fait consensus. Cet horizon comprend cinq principes directeurs qui devront guider la mise en oeuvre des mesures importantes, structurantes, concertées et pérennes proposées dans le rapport. Ainsi, l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire devra :

1.1 Atteindre l’égalité réelle

L’accès à l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire est largement insuffisant en regard de l’offre en anglais. L’égalité réelle (Gouvernement du Canada, 2011; Commissariat aux langues officielles, 2023a) souhaitée par les communautés sera réalisée lorsque les gouvernements considèreront de façon adéquate les différences dans les caractéristiques et les circonstances de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire. Les établissements offriront alors une gamme complète de programmes, mèneront des programmes de recherche nombreux et novateurs, auront une population étudiante dont la taille est au moins équivalente au poids démographique des francophones, offriront une expérience étudiante riche et auront une importante capacité d’accueil à l’égard d’une diversité de profils étudiants.

1.2 Contribuer à l’épanouissement des communautés francophones et acadiennes

Les communautés francophones et acadiennes ont besoin d’institutions qui contribuent de façon active à leur vitalité. En raison du statut minoritaire de ces communautés, leurs établissements postsecondaires remplissent des missions supplémentaires qui les distinguent des établissements de la majorité, notamment celles de porter une identité linguistique distincte et d’animer un projet de société pancanadien inspiré par la dualité linguistique. Ces établissements sont des piliers de leurs communautés et y assument un leadeurship particulier. Surtout, ils évoluent dans un environnement où la protection du français requiert des mesures positives et où ils doivent faire preuve de résilience.

1.3 Constituer un maillon clé du continuum de l’éducation en français

Pour une minorité linguistique, disposer d’un continuum complet de l’éducation est essentiel en vue d’assurer la transmission de la langue et de la culture aux jeunes générations. La protection et le développement de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire contribuent à soutenir l’ensemble du continuum de l’éducation. De fait, les établissements postsecondaires permettent un transfert des savoirs et des savoir-faire qui assurent aux individus une participation professionnelle et citoyenne optimale tout au long de leur vie. Ils font aussi en sorte qu’une main-d’oeuvre bilingue contribue à l’économique canadienne. Ce continuum de l’éducation devrait également renforcer les compétences et la confiance à l’égard du français.

1.4 Être exemplaire en matière de collaboration

Bien que les établissements puissent offrir des programmes et des services de grande qualité, ils peuvent difficilement rivaliser avec les établissements de la majorité linguistique sur le plan de la diversité des programmes. L’idée d’une complétude au sein de la formation postsecondaire – c’est-à-dire une vaste gamme de programmes offerts dans tous les grands domaines d’études – demeure un objectif réaliste pour les communautés francophones et acadiennes, mais elle passe par une collaboration accrue entre les établissements d’enseignement supérieur. Celle-ci est nécessaire pour faire face à la complexité de la société et du marché de l’emploi contemporains, pour garantir l’offre d’une vaste gamme de programmes, de cours et de services, ainsi que pour offrir aux communautés francophones et acadiennes des possibilités équivalentes à celles dont bénéficient les groupes en situation majoritaire. En passant d’une logique de concurrence à une logique de complémentarité, les établissements amélioreront la qualité et la portée des formations et des expériences étudiantes qu’ils offrent.

1.5 Faire preuve d’excellence et d’innovation

Plusieurs dénoncent le caractère restrictif de la notion d’excellence mise de l’avant par les principaux palmarès d’établissements, par les organismes subventionnaires de la recherche et par les établissements à l’égard de leur corps professoral. Ces critères, essentiellement quantitatifs et génériques, ne tiennent pas compte des réalités des établissements dans leur contexte francophone minoritaire ni dans les rôles qui leur sont associés. Les parties prenantes du secteur postsecondaire gagnent à définir leurs propres critères d’excellence et d’évaluation, tant en ce qui a trait à la recherche qu’à l’enseignement et à la portée générale de leur établissement.

1.6 Recommandations prioritaires

Les enjeux et les besoins mis en lumière lors des États généraux sont nombreux, complexes, persistants et d’envergure. Or, pour mettre en oeuvre des solutions cohérentes, systémiques et durables visant à pérenniser le secteur postsecondaire, trois recommandations prioritaires sont proposées.

  • Que le gouvernement fédéral développe un programme permanent d’appui à l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire qui repose sur un énoncé de politique.

La version modernisée de la Loi sur les langues officielles, qui a reçu la sanction royale en juin 2023, doit inciter le gouvernement fédéral à imaginer des solutions qui soient durables et qui engagent l’ensemble de l’appareil fédéral ainsi que les gouvernements provinciaux et territoriaux dans leurs sphères de compétence respectives et complémentaires. La mise en oeuvre de ce programme servirait à prendre en compte les besoins et les objectifs énoncés par les établissements postsecondaires et les communautés francophones et acadiennes.

Ce programme misera sur un nouvel énoncé de politique publique qui rendra explicites les responsabilités du gouvernement fédéral à l’égard d’une éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire en mesure d’appuyer pleinement l’épanouissement des communautés qu’elle sert, tout en respectant les champs de compétence de chacun des ordres de gouvernement. Cet énoncé donnera corps à l’objectif gouvernemental de voir des institutions fortes au service de toutes les communautés francophones et acadiennes et donnera une emprise supplémentaire au gouvernement fédéral pour appuyer les établissements qui l’aident à atteindre des cibles qu’il s’est fixées, notamment en matière de bilinguisme individuel et d’immigration francophone.

  • Que le gouvernement fédéral finance la création d’un mécanisme structurant et ambitieux permettant d’augmenter la capacité de collaboration interinstitutionnelle et de documenter les enjeux qui s’y rapportent.

La collaboration a été au coeur des échanges tout au long de la démarche, et elle constitue un filon transversal dans le bilan final des États généraux. Elle est une voie à privilégier pour pérenniser le secteur postsecondaire en contexte francophone minoritaire. D’une part, les établissements postsecondaires souhaitent disposer de nouvelles ressources pour imaginer et mettre en place des collaborations porteuses d’innovation. D’autre part, les communautés francophones en situation minoritaire s’attendent à ce que les établissements postsecondaires collaborent en vue de mieux répondre à leurs besoins continus et émergents en matière de formation.

Mais, la collaboration nécessite des investissements importants. Il faudra imaginer un mécanisme qui augmentera de manière significative la capacité de collaboration entre les établissements. Un tel mécanisme documentera les obstacles à la collaboration, étudiera des façons de les surmonter et appuiera le développement de nouvelles collaborations. Une capacité accrue de collaboration permettra, par exemple, d’améliorer l’accès aux programmes de formation, d’augmenter la disponibilité de ressources pédagogiques et de faire preuve d’agilité devant un marché du travail en pleine transformation.

  • Que les parties prenantes de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire, sous le leadeurship de l’ACUFC et de la FCFA et avec l’appui du gouvernement fédéral, se dotent d’un mécanisme permettant de mettre en oeuvre de façon concertée les recommandations contenues dans le rapport des États généraux.

Suivant la publication du rapport des États généraux, les principales parties prenantes de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire ont décidé de mettre en place un chantier de changements systémiques, justes et durables au sein du secteur postsecondaire en contexte francophone minoritaire, qui veillera à mettre en oeuvre les recommandations formulées dans ce rapport. Les rôles précis des parties prenantes, au sein de ce chantier et dans la mise en oeuvre des recommandations, seront précisés de manière collaborative. Depuis la publication du bilan final, ce travail s’est amorcé et à permis d’élaborer une matrice de mise en oeuvre des recommandations, dans laquelle ces dernières sont priorisées et le leadership pour la mise en oeuvre de chacun est identifié. Ce document évolutif permettra d’effectuer le suivi du travail collectif qu’appelle le bilan final.

Les participantes et participants aux États généraux ont souhaité que la mise en oeuvre de leurs recommandations implique les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux de façon étroite. Seule une participation active de leur part mènera à une reconnaissance de la juste valeur de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire et de sa contribution à l’épanouissement des communautés francophones et acadiennes. De plus, la mise en oeuvre des trois principales recommandations est essentielle afin d’agir sur les autres recommandations des États généraux. Les constats principaux en ce qui a trait aux cinq thèmes sont présentés dans les sections suivantes.

2. Satisfaire les besoins d’une population étudiante aux mille visages

Les États généraux ont mis de l’avant l’importance du concept de bien-être pour la population étudiante, mais aussi le caractère diversifié et évolutif des besoins de cette population. S’il existe bel et bien une population étudiante motivée à étudier en français en contexte minoritaire, celle-ci, au moment de choisir un établissement, de le quitter ou d’y rester, se préoccupe tout autant d’autres critères.

Pour plusieurs personnes, le choix d’étudier en français au postsecondaire à l’extérieur du Québec n’est pas aussi naturel que le choix d’étudier en anglais. Les populations étudiantes éventuelles font face à divers obstacles qui peuvent diminuer leur intérêt et qui freinent leur accès à un parcours de formation en français. Par exemple, la promotion de la formation postsecondaire en français au sein des écoles secondaires de langue française ou d’immersion est très inégale. De plus, dans un contexte de grande concurrence, la promotion des petits établissements à l’international s’avère très énergivore ou quasi impossible pour ces derniers. Il y a par ailleurs la force d’attraction des établissements anglophones dont l’offre de programmes est plus diversifiée et dont les campus sont plus nombreux hors des grands centres et dans certaines provinces, particulièrement dans l’Ouest canadien (Forest & Deschênes-Thériault, 2021). De plus, les données de l’Enquête nationale auprès des diplômés (2018) confirment que la formation postsecondaire offerte en français en contexte minoritaire engendre de plus hauts niveaux d’endettement pour la population étudiante, en partie en raison du fait que les personnes qui veulent étudier en français doivent plus souvent se déplacer plus loin de chez eux.

Pour convaincre une plus grande clientèle de fréquenter les établissements postsecondaires en contexte francophone minoritaire, il y a lieu de mettre en valeur plus de façon plus explicite les avantages distinctifs d’étudier en français. Entre autres, les approches personnalisées et la taille réduite des classes ou des cohortes, ainsi que le dynamisme et le sentiment d’appartenance qu’engendrent les établissements postsecondaires en contexte francophone minoritaire, représentent des atouts à promouvoir. De plus, il importe de sensibiliser la population étudiante à la valeur ajoutée du français sur le marché du travail. Par exemple, le revenu moyen d’une personne bilingue (français-anglais) au Canada est en général plus élevé que pour les unilingues (Diaz, 2019), ou encore, une personne qui a fait ses études postsecondaires en français est plus susceptible de travailler en français (Lemyre, 2022). Par ailleurs, les États généraux ont mis en lumière le fait que les établissements gagnent à déployer davantage d’efforts de recrutement pour joindre des personnes présentant divers profils – en particulier les personnes immigrantes, issues de la communauté LGBTQ2+, des peuples autochtones et de programmes d’immersion.

D’autres types de barrières linguistiques peuvent décourager la population étudiante en contexte francophone minoritaire et l’inciter à choisir une formation en anglais. L’accès limité à des programmes de formation en français s’accompagne d’une offre peu diversifiée de cours au sein de plusieurs programmes et d’une obligation de suivre certains cours en anglais. Alors que cette présence de l’anglais se révèle un atout pour certaines personnes qui souhaitent améliorer leurs compétences dans cette langue, pour d’autres, cette présence de l’anglais réduit directement leur capacité à réussir (Fédération de la jeunesse canadienne-française [FJCF], 2022a). Plusieurs personnes ont rappelé la récurrence de sentiments d’insécurité linguistique liés tantôt au statut moindre du français en regard de l’anglais (Lévesque, 2022), ou tantôt aux variétés du français qui seraient moins valorisées (Bergeron, 2019). Dans le même ordre d’idées, nombre d’apprenantes et d’apprenants apprécieraient que soient offerts un accompagnement et des ressources pour améliorer leur niveau de compétence linguistique en français et atteindre un niveau professionnel. Également, de manière à faciliter l’insertion professionnelle, des cours de langue anglaise gagnent à être offerts de manière proactive aux personnes étudiantes qui en auraient besoin. D’autres obstacles, toutefois, sont créés par les exigences linguistiques associées à des professions règlementées par des ordres professionnels. Ces exigences en anglais peuvent parfois être justifiées mais, dans certaines circonstances, sont déraisonnables.

Ajoutons que le développement d’un sentiment d’appartenance, que ce soit à une institution, à la langue ou à la communauté, contribue directement à sa pérennité (Jean-Pierre, 2017). Les témoignages lors des États généraux soulignent ainsi l’importance de mettre à contribution les activités d’accueil, d’accompagnement et d’inclusion de même que le caractère francophone des espaces physiques et virtuels. Certains milieux éducatifs offrent peu de possibilités d’expérimenter une vie communautaire en français et de développer des liens d’appartenance. Cependant, une visibilité de la communauté francophone ou des lieux où les activités se déroulent naturellement en français se révèlent des avenues de choix pour cristalliser un sentiment d’appartenance au fait français. Ces espaces peuvent permettre à la population étudiante de développer des liens et sont d’autant plus importants que la diversité ethnoculturelle ne cesse de croitre et qu’elle s’accompagne parfois de situations d’isolement. Le caractère plus ou moins inclusif d’un établissement se mesure également à sa capacité à créer des alliances avec la communauté LGBTQ2+ et à sensibiliser la communauté collégiale ou universitaire à la diversité sexuelle. De même, les actions entreprises pour que les perspectives autochtones soient réellement prises en compte dans l’aménagement des campus et les activités qui y sont offertes pourraient être plus nombreuses.

Enfin, soulignons que les jeunes ont participé aux États généraux de plusieurs façons et mis de l’avant des propositions pertinentes et prometteuses. Plusieurs participantes et participants ont exprimé le souhait que ces jeunes poursuivent le dialogue sur l’avenir de l’enseignement supérieur en français avec l’administration des établissements où ils étudient afin que leurs réalités et leurs besoins soient mieux pris en compte dans leurs actions. Les jeunes devraient pouvoir jouir d’environnements où leur présence et participation est pleinement valorisée.

3. Miser sur l’excellence des programmes de formation

Les États généraux ont été l’occasion d’examiner les défis en matière d’offre de formation postsecondaire des communautés francophones et acadiennes. Des innovations ont également été notées, par exemple en matière d’apprentissage expérientiel et d’interdisciplinarité. Il ressort des échanges entre les participantes et les participants que de nouveaux efforts en matière de collaboration interinstitutionnelle pourraient permettre aux établissements postsecondaires de se distinguer.

À ce jour, l’offre de programmes en contexte minoritaire est inéquitable et restreinte. Par exemple, les domaines des STIM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques) ou ceux essentiels au développement des communautés (comme l’éducation) sont peu développés. Par ailleurs, l’affiliation de certains établissements à une plus grande université anglophone limite les possibilités de développer des programmes qui répondent aux besoins des communautés francophones en raison de barrières administratives. De plus, la réputation des établissements peut être fragilisée par la précarité perçue des programmes offerts. En plus des enjeux financiers, d’autres obstacles limitent le développement de programmes pertinents, dont les processus d’approbation des gouvernements ou l’absence de cadre facilitant la collaboration.

La taille restreinte des établissements de la francophonie amène le corps professoral à jouer de nombreux rôles dans l’administration des établissements, mais aussi auprès d’organismes communautaires francophones. La charge d’enseignement peut aussi être plus lourde dans les petits établissements, ce qui limite la capacité du corps professoral de s’engager à la hauteur de ses ambitions dans toutes les dimensions de sa profession (St-Onge et al., 2021).

Par ailleurs, la COVID-19 a eu plusieurs répercussions, notamment en ce qui a trait au déploiement des modes d’apprentissage à distance. Entre autres, pour les petits établissements, les besoins en investissements dans le numérique ont été plus grands qu’en moyenne. En matière de sécurité linguistique, la COVID-19 a également entrainé des conséquences néfastes pour la population étudiante, notamment la réduction des occasions de s’exprimer oralement en français (FJCF, 2022b).

Malgré ce contexte, la petite taille des établissements et leur engagement envers les communautés francophones ont favorisé des innovations en tout genre. À titre d’exemple, l’innovation peut émaner de divers champs d’action. Déjà, de multiples formes d’apprentissage expérientiel (stages, sorties, expérimentations, etc.) représentent des innovations fructueuses en milieu minoritaire puisqu’elles rendent évidente la pertinence des études pour les personnes étudiantes de première génération, ancrent les établissements plus fermement dans leurs communautés en multipliant les points de contact avec elles et bonifient l’offre de cours des établissements (Socius, 2022). Cela dit, les collaborations avec les milieux professionnels sont parfois plus difficiles à établir, considérant la nécessiter d’encadrement en français. De même, des modèles d’interdisciplinarité ou de transdisciplinarité ont permis à divers établissements de tirer le meilleur parti possible d’une offre de cours somme toute réduite. En matière d’alphabétisation, si des innovations ponctuelles voient le jour, trop souvent, ces axes de formations demeurent marginaux, alors que plusieurs possibilités pourraient être envisagées pour les rendre durables (Réseau pour le développement de l’alphabétisme et des compétences, 2022).

Dès lors, la collaboration interinstitutionnelle recèle un potentiel pour la mise en place d’une offre de cours et de programmes élargie et de services améliorés. Par exemple, la multiplication d’ententes d’arrimage, d’articulation ou de mobilité a été jugée importante, entre autres pour faciliter l’accès à une plus grande variété de cours et créer des passerelles entre des programmes collégiaux et universitaires offerts en français. De plus, il est essentiel que les établissements aient les moyens de mettre en place une offre concertée et complémentaire en matière d’apprentissage numérique à l’ensemble de la population étudiante. La production de matériel pédagogique adapté aux réalités des communautés francophones a été identifiée comme une autre thématique où une collaboration structurante est souhaitable et nécessaire. La rareté de ce matériel réduit la pertinence des situations d’apprentissage, a des effets néfastes sur la sécurité linguistique, limite les possibilités de construction identitaire et ajoute à la charge de travail, déjà lourde, du personnel enseignant. Or, pour que les établissements postsecondaires des communautés francophones en situation minoritaire travaillent ensemble de manière cohérente, juste et efficace, des principes et des balises sont nécessaires, y compris s’ils envisagent de développer des liens structurants avec le Québec.

4. Redéfinir et développer l’excellence en recherche

La recherche réalisée en français à l’extérieur du Québec et celle portant sur les communautés francophones et acadiennes alimentent une vie intellectuelle dont ces communautés tirent de nombreux bénéfices. Mais, plusieurs personnes ont fait part de préoccupations considérables quant à l’avenir de la recherche en français en contexte francophone minoritaire. Nous en reprenons trois.

Premièrement, la communauté de la recherche dans les établissements postsecondaires en contexte francophone minoritaire travaille généralement à la périphérie des réseaux de recherche francophone, autant dans les collèges que dans les universités. Faire de la recherche en français en milieu minoritaire exige de composer avec des charges d’enseignement élevées. Les personnes étudiant aux cycles supérieurs sont peu nombreuses et les collègues qui travaillent en français sur des thématiques similaires sont éloignés. Ces contextes limitent les occasions de collaboration et d’interaction scientifiques, alors même que ces dernières seraient des plus bénéfiques.

Deuxièmement, l’anglais s’impose plus que jamais comme langue véhiculaire dans un milieu de recherche scientifique de plus en plus international. Dans ce contexte, les participantes et les participantes ont indiqué que les membres du corps professoral dans leurs établissements mènent de plus en plus d’activités de recherche en anglais. Aussi, la méconnaissance des enjeux de recherche propres à la francophonie peut avoir une incidence négative sur les chances des chercheuses et chercheurs des communautés francophones de recevoir du financement pour leurs travaux. Ces personnes font également face à des obstacles structurels, incluant des critères d’évaluation inéquitables de la part des principaux organismes subventionnaires de la recherche et une offre d’aide à la recherche réduite en français. Une plus grande sensibilité aux particularités des communautés francophones neutraliserait les biais structurels qui affectent négativement les projets soumis par des chercheuses et des chercheurs des établissements de ces communautés. Sur ce deuxième point, le rapport publié par l’Acfas sur les défis de la recherche en français est éloquent (St-Onge et al., 2021).

Troisièmement, plusieurs voix ont mis l’accent sur l’importance de maintenir des liens forts entre la communauté de la recherche et les sociétés civiles francophones. Les États généraux ont été l’occasion de demander qu’on établisse plus de liens entre la communauté et le corps professoral pour que ce dernier soit reconnu comme un maillon essentiel dans l’élaboration et l’application des connaissances que ces communautés ont d’elles-mêmes. Bien que le corps professoral souhaite assumer cette responsabilité sociale, il ressent une pression de la part du milieu académique qui ne valorise pas toujours ce type de travail et il n’a pas nécessairement à sa disposition des ressources suffisantes pour assumer cette responsabilité. Enfin, il y aurait place à appuyer davantage d’activités de transfert et d’adaptation de connaissances pour mieux faire circuler les données développées dans l’intérêt des communautés francophones en situation minoritaire.

5. Contribuer à la vitalité des communautés francophones et acadiennes

Les établissements postsecondaires en contexte francophone minoritaire assument des fonctions sociétales dont l’ampleur dépasse largement celles des établissements de la majorité anglophone. Leur contribution à l’épanouissement des communautés les porte à collaborer de façon étroite avec elles, à mettre en oeuvre des actions qui se répercutent sur la démographie, l’identité, les arts et la culture et l’économie, notamment, et doivent susciter des innovations dans leur intérêt. Pour remplir de telles fonctions, il faut un dialogue et des maillages continus entre les établissements et les communautés francophones. En ce sens, quatre besoins se sont dégagés.

Le premier est le besoin d’appui à la croissance démographique. Il y a lieu de s’inquiéter du plus faible nombre d’inscriptions aux programmes de formation postsecondaire offerts en français en contexte minoritaire. Par exemple, en 2018-2019, seulement environ 2 % de la population étudiante effectuait des études en français à l’extérieur du Québec. De même, les communautés francophones vivent un déclin démographique causé par des transferts linguistiques vers l’anglais (Houle & Corbeil, 2017) et par un déficit en matière d’immigration francophone (Commissariat aux langues officielles, 2021b). Les établissements postsecondaires de la francophonie peuvent être un puissant levier pour faciliter la croissance de l’immigration dans ces communautés. Cela dit, en général, ces établissements recrutent proportionnellement moins d’étudiantes et d’étudiants de l’étranger que les autres établissements canadiens (Díaz Pinsent Mercier Research Inc., 2020).

Le deuxième est le besoin d’un meilleur maillage socioculturel. Les universités et les collèges qui offrent une formation en français sont une source de fierté pour les communautés francophones et acadiennes. Réciproquement, ces établissements valorisent leur caractère francophone et une majorité d’entre eux reconnaissent leur contribution aux communautés francophones et acadiennes. Divers moyens permettraient d’augmenter la portée de ces liens, comme des initiatives qui font des établissements des milieux de vie communautaires, qui mobilisent régulièrement le milieu artistique ou encore qui rejoignent les communautés francophones rurales.

Le troisième est le besoin de préparation au marché du travail. Les collèges et universités en contexte francophone minoritaire doivent former une main-d’oeuvre d’expression française dans les domaines ayant un rapport direct avec l’évolution des communautés. Toutefois, la gamme restreinte et les enjeux d’accès à des programmes de formation offerts en français ont une incidence sur la pénurie de personnel qui travaille en français, en particulier dans les secteurs de la santé et au sein des écoles de langue française et des services de garde. Plus largement, appuyer les établissements postsecondaires francophones bénéficie aux entreprises et aux industries de la région, qu’elles soient francophones ou non.

Le quatrième est le besoin de réfléchir à la gouvernance des établissements postsecondaires. Les établissements postsecondaires en contexte francophone minoritaire opèrent selon des modèles de gouvernance variés, conséquence des contextes sociodémographiques et politiques distincts qui les ont vus naitre et évoluer, mais aussi d’une volonté de répondre aux besoins des communautés francophones. La place qu’occupe l’anglais dans la formation, dans l’expérience étudiante et dans la gouvernance de certains établissements préoccupe les membres des communautés francophones. Alors que la diversité des contextes invite à reconnaitre la pertinence de plusieurs modèles de gouvernance, il importe de tenir compte de l’évolution des besoins des communautés francophones et des parties prenantes. Il revient à chaque établissement et aux communautés qu’il sert d’assurer un dialogue continu pour imaginer des modèles de gouvernance qui protègent le français et assurent la résilience des communautés francophones.

6. Assurer la pérennité financière de l’éducation postsecondaire en français

En raison des mécanismes de financement de l’éducation postsecondaire au Canada et des besoins liés à la formation en français en contexte minoritaire, certains établissements sont en situation précaire, ce qui menace leur viabilité ainsi que celle de certains programmes de formation. Ce contexte compromet l’accès à des études postsecondaires de qualité ainsi que les possibilités de développement et d’innovation de ces établissements.

Depuis la crise financière de 2008-2009, la proportion des investissements dans le domaine de l’enseignement supérieur par les gouvernements a décru. Durant cette même période, les revenus provenant des frais de scolarité ont augmenté, cette hausse étant majoritairement attribuable à l’augmentation de la population étudiante internationale (Usher, 2021). Un tel contexte financier, en plus d’exacerber une dynamique de concurrence entre les établissements postsecondaires au Canada, accroit la volatilité des revenus de ces derniers. Bien qu’il soit difficile de bien documenter les effets de cette situation sur les études en français, certains constats se dégagent. D’abord, la faible taille des cohortes étudiantes formées en français réduit les possibilités d’économie d’échelle et de revenus des établissements. Ensuite, la proportion de la population étudiante étrangère est inférieure, en moyenne, lorsque la formation est offerte en français, ce qui creuse les écarts en ce qui a trait aux revenus des établissements francophones par rapport aux établissements anglophones.

Des investissements complémentaires sont nécessaires dans la formation offerte en français en contexte minoritaire afin de permettre aux établissements d’assurer le bien-être linguistique de la population étudiante ainsi que la transmission du sentiment d’appartenance, de l’identité et des cultures de la francophonie. Concrètement, de tels investissements serviraient à développer des lieux où le français est la langue normale d’usage, des activités qui développent un sentiment d’appartenance et le bien-être linguistique, des environnements professionnels et administratifs qui font une large place au français et des campus situés à proximité des communautés francophones rurales ou dispersées. Du même coup, les établissements appuient les gouvernements dans la réalisation d’objectifs de politique publique.

Il faut préciser que l’éducation est de compétence provinciale exclusive, ce qui explique pourquoi l’essentiel des fonds gouvernementaux dont bénéficie le secteur postsecondaire au Canada provient de ce palier. Toutefois, comme les provinces ne reconnaissent pas toujours l’importance d’investir de manière équitable dans l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire, des lacunes sont visibles. Il existe pourtant, dans certaines provinces, des modèles de formules de financement qui reconnaissent des facteurs de différenciation dans la structure de coûts qui pourraient être émulés. Par exemple. la petite taille de l’Université Sainte-Anne et sa fonction particulière à l’égard de la communauté acadienne sont considérées par la province. Une reconnaissance de facteurs de différenciation existe aussi dans le financement des deux collèges francophones en Ontario.

De plus, en vertu de la Loi sur les langues officielles, bien que l’éducation postsecondaire soit de compétence provinciale ou territoriale, les institutions fédérales ont l’obligation de veiller à ce que des mesures positives soient prises pour appuyer le développement et l’épanouissement des communautés francophones. Elles peuvent évoquer le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral pour intervenir dans ce secteur.

Le gouvernement fédéral doit continuer à mettre en place des conditions favorables au développement de mesures qui auront une incidence directe, continue et équitable sur les établissements postsecondaires en contexte francophone minoritaire. Les établissements postsecondaires sont des joueurs clés pour contribuer à l’atteinte d’objectifs fixés par le gouvernement fédéral, comme l’augmentation du taux de bilinguisme individuel français-anglais, l’accroissement du poids démographique des minorités francophones par l’immigration et la formation d’une relève dans des secteurs clés aux prises avec d’importantes pénuries de main-d’oeuvre.

Plusieurs critiques à l’égard des programmes fédéraux ont été soulevées pendant la démarche, notamment en ce qui concerne le financement d’initiatives récurrentes par des enveloppes qui ne sont pas prévues à cet effet ou encore la contrepartie demandée aux provinces et territoires qui, dans les faits, est souvent constituée de fonds déjà existants plutôt que de nouveaux investissements. De vives inquiétudes ont été formulées lors des États généraux quant à savoir si un programme réformé allait voir le jour pour assurer un financement qui répond aux besoins à long terme des établissements et qui vise l’égalité réelle.

Conclusion

Les États généraux sur le postsecondaire en contexte francophone minoritaire ont suscité un grand intérêt et ont été l’occasion de réaffirmer la grande importance des établissements postsecondaires en contexte francophone minoritaire. Ils ont aussi permis de mesurer les attentes élevées à leur égard, en ce qui a trait à la vie intellectuelle, à la formation d’une main-d’oeuvre bilingue et à l’innovation technologique et sociale, mais aussi en ce qui concerne la transmission de la langue et des cultures francophones, ainsi que la mise en place d’espaces sociaux et culturels en français. Le grand projet de société visant à retrouver des communautés francophones et des institutions fortes partout au pays repose en partie sur les efforts des établissements postsecondaires.

Plusieurs personnes ont insisté sur l’urgence d’agir pour assurer le dynamisme de ces établissements postsecondaires et la vitalité des communautés. On retrouve dans le bilan final les voies et les mesures les plus prometteuses pour atteindre ces objectifs. Les établissements postsecondaires en contexte francophone minoritaire s’enracinent dans un contexte social, culturel, démographique, économique et administratif qui leur est propre. Toutefois, ils ont aussi des ambitions communes, notamment de stimuler la pensée analytique, critique et créative de leurs populations étudiantes, d’offrir une expérience étudiante enrichissante, de développer et de diffuser des connaissances et de contribuer à la société du savoir, tout en renforçant les communautés francophones.

Il importe que les gouvernements, les établissements et les membres des communautés francophones prennent acte de la sagesse collective rassemblée lors des États généraux et se mobilisent pour développer un réseau postsecondaire qui saura exceller en matière d’éducation et faire rayonner ces communautés. Le contexte actuel exige des mesures originales et considérables et des moyens à la hauteur des ambitions. Les trois recommandations phares, les cinq grandes orientations et les 29 autres recommandations proposées forment le socle à partir duquel édifier l’excellence de la formation postsecondaire en contexte francophone minoritaire.