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Introduction

La question linguistique est intimement liée à l’évolution des systèmes d’enseignement supérieur. À leur création au Moyen-Âge, les universités étaient considérées comme des établissements « mondiaux » en ce sens que le latin était la langue commune et les étudiants traversaient l’Europe afin d’étudier la philosophie à Oxford, la théologie à Paris ou le droit à Bologne (Neave, 2001). Ceux qui maîtrisaient l’arabe pouvaient également se rendre dans les mosquées ou madjids de Damas ou de Bagdad afin d’y étudier la science ou la dialectique (Makdisi, 1981). Avec la montée des États-nations, les établissements d’enseignement supérieur (tels que les universités, les grandes écoles, les instituts et les académies) ont adopté les langues vernaculaires, mais les impératifs liés à la circulation des savoirs ont continué à encourager les savants qui y oeuvraient à publier en d’autres langues, notamment l’allemand, le français et l’anglais, les trois langues scientifiques principales en 1910 (Ammon et McConnell, 2002). Mais depuis, la colonisation britannique, la domination culturelle des États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale et l’évolution des technologies ont fait de l’anglais la principale langue de diffusion scientifique. Ce sont, en effet, 92,64 % des revues indexées par Scopus et 95,37 % des articles répertoriés par Web of Sciences (WOS) qui sont rédigés en anglais (Vera-Baceta et al., 2019). Ajoutons que les universités qui trônent au sommet des plus grands classements internationaux sont presque toutes des établissements anglophones et que les revues les plus lues et souvent considérées comme étant les plus prestigieuses par les chercheurs eux-mêmes sont de langue anglaise (Niles et al., 2020). Bien que l’utilisation d’une langue commune puisse accélérer les découvertes scientifiques, l’hégémonie de l’anglais pourrait appauvrir la recherche scientifique en raison, d’une part, des différentes manières de concevoir et de penser un problème ou un fait, selon les cultures et leurs langues, et d’autre part, d’une moindre aisance à s’exprimer en anglais pour certains chercheurs (Pérez-Llantada et al., 2011). L’utilisation d’une langue autre que celle de la société où se trouvent les chercheurs pourrait également nuire à la mobilisation des connaissances auprès des professionnels et à l’engagement du public envers la science (Garnier et al., 2020).

Tout comme l’enseignement supérieur ne peut être dissocié des activités de recherche, la langue des champs scientifiques et académiques ne peut être considérée sans prendre en compte les paramètres linguistiques des États dans lesquels évoluent les établissements. Dans certains États, la langue est un enjeu, culturel et identitaire, social et politique, qui peut faire l’objet de débats et de politiques publiques qui encadrent le fonctionnement des établissements et la conduite des personnes qui y évoluent (Hébert, 2021). De fait, au Québec, la protection de la langue française représente un enjeu majeur envers lequel l’État s’engage activement, en particulier depuis les années 1970. En matière d’éducation, les lois, règlements et politiques (notamment de financement) adoptés depuis 1976 ont mis l’accent sur deux axes. Tout d’abord, l’État du Québec a légiféré sur la prédominance que doit avoir la langue française en milieu de travail, facilitant également la poursuite d’études collégiales et universitaires en français. La maîtrise par les diplômés de la langue d’usage en milieu de travail devient de ce fait un indicateur de qualité (Conseil supérieur de l’éducation, 2012) ou d’atteinte des résultats attendus (Maroy et al., 2017).

En enseignement supérieur, les établissements collégiaux et universitaires se sont ensuite peu à peu vu déléguer la responsabilité de protéger le français dans leurs activités d’enseignement et de recherche, notamment par l’obligation de se doter de politiques linguistiques institutionnelles. Ce deuxième axe s’inscrit en droite ligne du courant de la nouvelle gestion publique, qui justifie notamment une intervention étatique indirecte pour amener les établissements à se conformer à des normes ou attentes systémiques ou sociales (Musselin, 2008), en évitant à la fois le recours à une gestion directe et une entière confiance envers les établissements. Les politiques institutionnelles balisent donc l’utilisation de la langue française dans divers aspects de l’enseignement, comme la langue du matériel pédagogique et la langue d’enseignement – et, dans certains cas, celle de la recherche –, en plus de parfois indiquer l’instance responsable de statuer sur la conformité des choix pédagogiques du personnel enseignant à l’égard de la langue française (Cégep Édouard-Montpetit, 2014 ; Université de Montréal, 2021). Par ailleurs, ces politiques sont appelées à évoluer en fonction des débats publics, notamment sur la fréquentation de collèges anglophones par des francophones ou ceux portant sur les étudiants non québécois dans les universités anglophones.

Des facteurs d’ordre politique, culturel ou social, de même que d’ordre scientifique ou académique, peuvent donc influencer la propension des chercheurs collégiaux et universitaires à recourir à de la documentation en français, à mener leurs activités en français et à diffuser les connaissances en français. Une étude de St-Onge, Forgues, Larivière, Riddles et Volkanova (2021) montre d’ailleurs que l’utilisation du français en recherche dans les contextes minoritaires francophones canadiens est influencée par une myriade de facteurs facilitants et contraignants, mais aucun article savant n’a encore examiné de manière systématique comment ces facteurs influencent ces pratiques au Québec.

Avec l’objectif ultime d’explorer les interrelations entre le cadrage linguistique (Hébert, 2021) imposé par les lois provinciales et fédérales, les politiques institutionnelles et les pratiques de recherches, cet article vise à analyser l’influence perçue des facteurs qui favorisent ou contraignent la production et la diffusion de recherches en français dans les collèges et les universités du Québec. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la théorie du capitalisme académique que nous croiserons avec certains résultats d’une recherche mixte qui porte sur la place du français dans l’enseignement supérieur au Québec.

1. Cadre de référence

À la fin des années 1990, Slaughter et Leslie (1997) ont proposé une première conception du capitalisme académique ; théorie qui sera, par la suite, étendue à d’autres contextes (Slaughter & Rhoades, 2004). Pour les auteures, les systèmes d’enseignement supérieur sont passés d’un régime public à un régime capitaliste. Dans ce capitalisme académique (que nous nommerons économique), les logiques de marché ont favorisé la multiplication d’activités à but lucratif à l’intérieur des universités, réorganisé la gouvernance afin de la rendre plus réactive aux demandes des marchés et mené à la construction de nouveaux circuits du savoir entre les entreprises et les universités. Le capitalisme académique économique constitue donc une théorie expliquant la fusion des champs de l’enseignement supérieur et de l’économie. La théorie repose sur quatre concepts centraux : l’hybridation entre les universités et les entreprises ; la création d’organisations interstitielles (par ex. : bureaux de liaison, sociétés de valorisation ou tables de concertation entreprise-université) ; le renforcement des capacités managériales, notamment par l’embauche de cadres et de professionnels issus du secteur privé ; de même qu’une redéfinition des frontières entre l’espace public et l’espace privé où l’État continue de combler la plus grande part des revenus des universités, mais les formules de financement s’alignent davantage sur les mécanismes de marché.

Au Canada, la hausse des droits de scolarité, les formules de financement centrées sur le rendement, le financement des étudiants comme clients (à l’aide des prêts et bourses) plutôt que le financement des universités comme service (à l’aide des subventions de fonctionnement), le recrutement important d’étudiants internationaux, le financement stratégique de la recherche, les crédits d’impôt sur la R-D ou les partenariats entre le gouvernement fédéral et des organisations privées afin d’accorder des bourses (tel que Mitacs) constituent divers exemples d’un État qui soutient la fusion entre les champs économique et académique (Metcalfe, 2010). Au Québec, les bureaux de liaison entreprise-université (BLEU), apparus dès les années 1980, et les sociétés de valorisation universitaire, créées dès 2001, ont contribué à commercialiser les découvertes et innovations produites par les chercheurs québécois (Navarre, 2017). Dans le secteur collégial, la même tendance se manifeste par la multiplication des attestations d’études collégiales créées par les établissements afin de répondre aux besoins spécifiques des entreprises de leur région (Beaupré-Lavallée & Bégin-Caouette, 2022). Depuis les années 1980, se développent également des centres collégiaux de transfert technologique (CCTT) dont plus des trois quarts de la clientèle se compose de petites et moyennes entreprises (Bensouda et al., 2013). Ajoutons que la formule de financement des cégeps et des universités québécoises comprend une enveloppe (Placements Cégeps et Placements Universités) récompensant les établissements qui accroissent les montants des dons reçus annuellement, ce qui favorise un accroissement du financement des missions de l’enseignement supérieur par le secteur privé. Les effets du capitalisme académique sur la langue de travail demeurent néanmoins incertains. En effet, si le recrutement des étudiants internationaux (Fortin, 2023), la création d’entreprises dérivées ou les contrats de recherche pour des entreprises multinationales peuvent encourager l’utilisation de l’anglais, les collaborations avec les entreprises locales et de petite taille pourraient aussi encourager l’utilisation du français (voir p. ex., Cégep de Victoriaville, 2023).

Le capitalisme académique ne concerne cependant pas que l’accumulation de capital matériel. Constatant que la diffusion des classements internationaux avait transformé les dynamiques de pouvoir nationales identifiées par Bourdieu (1988), Münch (2014) a proposé une deuxième conception de cette théorie. Le capitalisme académique (que nous nommerons symbolique) élargit la notion de capital au capital culturel et social, et considère que l’autorité dans le champ académique s’appuie sur un pouvoir symbolique (citations, classements, prix, récompenses, subventions et réputation) qui, lui, découle presque exclusivement de l’accumulation d’un capital scientifique (notamment les publications) reconnu par les autres acteurs (le facteur d’impact des revues servant, par exemple, de mesure indirecte de cette reconnaissance). Dans cette version du capitalisme académique, les universités sont conçues comme des organisations entrepreneuriales propriétaires des moyens de production (économiques, sociaux et culturels) qui agissent de manière stratégique afin de maximiser les profits symboliques découlant de la recherche (Bégin-Caouette, 2019).

La théorie du capitalisme académique de type symbolique précise que la hiérarchisation du champ académique s’appuie sur les mécanismes de construction et les mécanismes de reproduction du statut. Les fusions d’établissements (effet de visibilité), les mécanismes d’évaluation (effet de réduction de la complexité) ainsi que l’attribution d’un statut particulier aux universités ou aux chercheurs de la part d’un organisme reconnu (effet de consécration) contribuent à construire les hiérarchies (Münch, 2014). Les mécanismes de reproduction comprennent l’effet Matthieu (Merton, 1968), selon lequel la probabilité de gagner en réputation augmente avec chaque gain de réputation précédent jusqu’à ce qu’un point de saturation soit atteint ; l’effet Potlatch (Münch, 2014), selon lequel les agents disposant d’un pouvoir symbolique important accueillent les étudiants ou chercheurs invités les plus prolifiques afin qu’ils y mènent des recherches (accroissant ainsi le capital scientifique de l’établissement hôte) et, lorsqu’ils retournent ou vont travailler dans un autre établissement, contribuent à accroître le pouvoir symbolique de l’établissement hôte en le valorisant et en citant les publications de ses chercheurs. Enfin, les établissements maintiennent les hiérarchies en formant des alliances et réseaux exclusifs et en dépréciant les collaborations avec des acteurs qui possèdent moins de pouvoir symbolique, contribuant ainsi à un effet de fermeture.

S’il est plus rare de constater des fusions d’établissement au Canada, notons que des programmes comme les chaires de recherche du Canada, les fonds Apogée et les subventions de la Fondation canadienne pour l’innovation contribuent à un effet de consécration qui renforce les hiérarchies existantes (Polster, 2002 ; Side & Robbins, 2007). De même, la formation du groupe des U15, composé des universités les plus grandes, les plus anciennes et les plus actives en recherche, a contribué à un effet de fermeture et à un appel au traitement de faveur de la part des pouvoirs publics. Au Québec, le recrutement et le financement plus importants des étudiants au troisième cycle (Lacroix & Maheu, 2015) tendent à participer à un effet Potlach et ainsi à accroître le pouvoir symbolique des établissements universitaires.

Comme mentionné ci-dessus, la question de la langue est intimement liée au capitalisme académique puisque le pouvoir symbolique découle de la production et de la diffusion de capital scientifique en anglais. Au Québec, par exemple, presque tous les articles en sciences naturelles et en génie, de même que 90 % de ceux en sciences de la santé, sont publiés en anglais (Larivière, 2018). En outre, selon Roy (2023), la majorité des thèses de doctorat et des mémoires de maîtrise dans les universités québécoises est désormais rédigée en anglais. Au collégial, soulignons que les cégeps anglophones sont prisés, y compris par les étudiants francophones (Vieux-Fort et al., 2020), ce qui contribue au pouvoir symbolique de ces établissements dans le champ académique.

Ces dynamiques mondiales du capitalisme universitaire sont donc modulées selon le contexte particulier des États dans lesquels évoluent les systèmes d’enseignement supérieur. En nous concentrant sur le contexte québécois, notre article vise à répondre aux trois questions de recherche suivantes :

  1. Quels sont les facteurs qui favorisent ou contraignent l’utilisation du français en recherche dans les collèges et les universités du Québec ?

  2. Quels sont les facteurs qui motivent les chercheurs à publier en anglais ?

  3. L’influence perçue de ces facteurs varie-t-elle selon le secteur d’enseignement, la région de l’établissement et le domaine disciplinaire ?

2. Méthodologie

Cette étude s’inscrit dans un projet plus vaste sur La place du français en enseignement supérieur au Québec (Bégin-Caouette et al., 2023). Ce projet s’appuyait sur quatre phases, dont des analyses quantitatives tirées des résultats d’un questionnaire et des analyses qualitatives tirées d’entrevues. Cet article se fonde sur des méthodes mixtes et suit un protocole explicatif (Creswell & Plano Clark, 2017). Bien que le questionnaire et le protocole d’entrevue contiennent deux sections dont l’une traite de la place du français en enseignement et l’autre de la recherche, notre article se focalise uniquement sur la partie en lien avec la recherche.

Pour ce qui est de la phase quantitative, notre questionnaire s’inspire de celui élaboré par St-Onge et al. (2021) sur la recherche universitaire en milieu minoritaire. Le questionnaire était en français et il fallait environ 25 minutes pour le remplir. Il comprenait 40 questions dont 18 portaient sur la recherche, l’utilisation et la production de connaissances en français ainsi que les facteurs qui favorisent cette utilisation. Quant à notre protocole d’entrevue, adapté à partir du questionnaire, il était articulé autour de 32 questions dont 11 étaient liées à la recherche universitaire.

Après l’obtention des approbations éthiques, nous avons contacté vingt-trois syndicats locaux, associations et fédérations de syndicats regroupant non seulement les enseignants de cégeps et de collèges privés et les professionnels de recherche dans des centres collégiaux de transfert technologique, mais aussi les chargés de cours, les professeurs d’université et les professionnels de centres de recherche universitaires. Seuls les établissements francophones étaient visés. Les responsables de 10 organisations syndicales ont accepté de distribuer notre questionnaire à l’ensemble de leurs membres (N = 12 431). Parmi ces membres, n = 819 ont répondu au questionnaire, soit un taux de réponse de 6,6 %. Dans l’échantillon, 57 % des participants s’identifient comme femmes et 38 % comme hommes, ce qui est similaire à la proportion de femmes dans la population des enseignants de niveau collégial, mais légèrement supérieur à celle observée dans la population des professeurs d’université. Notons que 93 % des personnes rapportent avoir le français comme langue maternelle et 95 % disent avoir la nationalité canadienne, ce qui est supérieur à la moyenne dans la population québécoise. Un très faible pourcentage de l’échantillon rapportait aussi appartenir à un groupe minoritaire. En ce qui concerne les domaines disciplinaires, 43 % appartenaient aux sciences sociales, humaines, lettres et arts (SSHLA) et 66 % aux domaines des sciences naturelles, de la santé, du génie et des mathématiques (SNSGM).

À la fin de notre questionnaire, nous avons demandé aux répondants s’ils souhaitaient nous accorder un entretien d’environ 60 minutes. Étant donné le temps restreint dont nous disposions pour mener cette recherche, parmi les 43 volontaires, nous avons contacté 12 participants différents dont les caractéristiques variaient en ce qui a trait au genre, au statut professionnel, à la discipline d’appartenance et au type d’établissement, puis nous les avons contactés par courriel. Quatre de ces douze acteurs ne faisaient que de l’enseignement et pas de recherche, le corpus portera donc ici sur les huit entretiens. La moitié de ces huit participants était des femmes, quatre appartenaient aux SNSGM, deux travaillaient dans des établissements montréalais, sept étaient des francophones et un seul était bilingue. Les entretiens ont été réalisés par visioconférence, puis ont été transcrits. Nous leur avons posé des questions concernant le financement de la recherche, l’utilisation de la documentation savante en français dans le cadre de leur recherche, la langue de communication avec leurs collaborateurs et les choix linguistiques quant à la diffusion de leurs résultats de recherche. Nous présentons ici des résultats issus de l’analyse thématique effectuée avec le logiciel NVivo.

Outre le faible taux de réponse au questionnaire et le nombre limité de personnes interviewées, il importe de préciser que la constitution de l’échantillon a pu souffrir d’un billet de recrutement. Il est en effet possible que les personnes ayant répondu au questionnaire et ayant souhaité participer aux entrevues fussent déjà sensibles aux enjeux linguistiques. Rappelons qu’une très faible proportion des participants n’avaient pas le français comme langue maternelle ou n’étaient pas citoyens canadiens. Les lecteurs sont donc invités à considérer les résultats suivants avec prudence.

3. Résultats

Afin de mieux cerner l’influence perçue des facteurs qui favorisent ou contraignent la production et la diffusion de recherches en français dans les collèges et les universités du Québec, nous allons successivement présenter les données recueillies dans le questionnaire et les entretiens.

3.1 Analyse du questionnaire

Notre première question de recherche visait à identifier les facteurs qui favorisent ou contraignent l’utilisation du français en recherche. Dans le questionnaire, les participants devaient estimer l’influence de 27 facteurs sur leur propension à utiliser le français dans leurs activités de recherche. Pour chacun des items, les participants devaient associer un score de 1 à 5, 1 signifiant « forte influence négative », 2 signifiant « faible influence négative », 3 signifiant « aucune influence », 4 signifiant « faible influence positive » et 5 signifiant « forte influence positive ». Le Tableau 1 présente les scores moyens pour l’ensemble des facteurs selon les types d’établissements (collégial ou universitaire), les régions (Montréal – MTL – ou hors Montréal – hors MTL) et les disciplines (SSHLA ou SNSGM), ainsi que le score pour l’ensemble des facteurs qui est de 3,24.

Tableau 1

Perception des facteurs qui favorisent ou contraignent l’utilisation du français dans les activités de recherche

Perception des facteurs qui favorisent ou contraignent l’utilisation du français dans les activités de recherche

Tableau 1 (continuation)

Perception des facteurs qui favorisent ou contraignent l’utilisation du français dans les activités de recherche

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Les facteurs qui sont perçus comme exerçant une influence positive plus marquée (m > 4) sur la propension des chercheurs à utiliser le français en recherche sont la maîtrise du français par ces chercheurs et par les des personnes avec lesquelles ils travaillent. À l’inverse, les facteurs perçus comme exerçant une influence négative (m < 3) sur la propension à utiliser le français sont, en premier lieu, les collaborations nationales et internationales en matière de recherche. Il semble en effet qu’au-delà des politiques institutionnelles ou gouvernementales et des dynamiques disciplinaires, l’utilisation d’une langue en recherche dépend de la capacité des personnes impliquées dans un projet donné à manier adéquatement cette langue. En deuxième lieu, les participants notent que le niveau de reconnaissance accordé à la recherche en français dans leur discipline et par leurs propres collègues exerce aussi une influence négative sur leur propension à utiliser le français en recherche. Ainsi, au-delà de ce que préconisent les politiques institutionnelles et les conventions collectives (dont les influences se situent à m = 3,14 et m = 3,13), l’enseignement supérieur demeure régulé par des évaluations par les pairs et les décisions collectives auxquelles participent les collègues.

Notre deuxième question de recherche visait à identifier les facteurs qui motivent les chercheurs à publier en anglais. Une question invitait les participants à indiquer si les 12 facteurs présentés dans le Tableau 2 correspondaient à ce qui les motivait à publier en anglais. Les réponses suivaient une échelle de 1 à 3 où 1 signifie « correspond entièrement », 2 signifie « correspond modérément » et 3 signifie « ne correspond pas du tout ».

Tableau 2

Influence perçue des facteurs sur la propension à publier en anglais

Influence perçue des facteurs sur la propension à publier en anglais

Tableau 2 (continuation)

Influence perçue des facteurs sur la propension à publier en anglais

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D’abord, notons que la plupart de ceux qui publient en anglais ne le font pas parce qu’ils sont plus à l’aise d’écrire dans cette langue ou parce que leur établissement leur offre de l’aide pour rédiger des demandes de subvention en anglais. En effet, ces items obtiennent des scores de m = 2,69 et de m = 2,77 respectivement. À l’inverse, les items qui correspondent le plus aux motivations des chercheurs à publier en anglais sont ceux de rejoindre un plus grand auditoire avec la même expertise (m = 1,18), d’être cités davantage (m = 1,42), de gagner en crédibilité (m = 1,42), d’obtenir plus de subventions (m = 1,64), de faire avancer leur carrière (m = 1,65) et d’accroître la visibilité de leur unité, centre ou établissement (m = 1,69). Notons que les scores relevés ici ressemblent aux proportions observées par St-Onge et al. (2021), ce qui suggère que les motivations des professeurs francophones sont similaires, qu’ils oeuvrent dans un contexte minoritaire ou majoritaire.

Notre troisième question de recherche visait à comparer l’influence perçue de ces facteurs selon le secteur d’enseignement (soit collégial ou universitaire), la région des établissements (soit dans la région métropolitaine de Montréal ou à l’extérieur) et selon que les participants appartenaient aux domaines des SSHLA ou des SNSGM.

D’abord, en ce qui concerne les facteurs qui favorisent l’utilisation du français dans les activités de recherche au collégial et à l’université, le Tableau 1 révèle que l’utilisation des résultats de recherche dans les cours (4,09 vs 3,54), le niveau de reconnaissance accordé à la recherche en français par l’établissement (3,74 vs 3,05), le soutien de l’établissement (3,77 vs 3,23), les politiques gouvernementales (3,69 vs 3,31) et la disponibilité des études en français (3,44 vs 3,14) sont des facteurs perçus plus positivement par les chercheurs du secteur collégial que par ceux du secteur universitaire.

Pour ce qui est de la région, les participants de la grande région de Montréal perçoivent plus négativement l’influence de leur maîtrise de la langue française (4,38 vs 4,65), le niveau de reconnaissance accordé par leurs pairs (3,25 vs 3,12.) et la charge de travail (3,27 vs 3,54) que leurs collègues des autres régions. Ils perçoivent plus positivement l’influence de la disponibilité (3,39 vs 3,19) et de la qualité des études en français (3,48 vs 3,18), de même que les collaborations nationales (2,85 vs 2,46) et internationales (2,66 vs 2,29) que leurs collègues des autres régions.

Enfin, nous constatons des différences entre les disciplines. Les chercheurs des SNSGM accordent, en moyenne, des scores plus faibles à l’ensemble des facteurs, sauf à l’influence de leur niveau d’autonomie (3,51 vs 3,31). Ajoutons que plusieurs facteurs qui sont perçus comme n’ayant quasiment pas d’influence pour les chercheurs des SSHLA, sont perçus comme exerçant une influence négative pour les chercheurs des SNSGM, comme le niveau de reconnaissance accordé à la recherche en français dans leur discipline (m = 2,16), par leurs collègues (m = 2,55) et leur établissement (m = 2,77), de même que les attentes des cochercheurs (m = 2,75), des collègues (2,87) et des organismes subventionnaires (2,93).

En ce qui concerne les facteurs qui encouragent les chercheurs à publier en anglais (Tableau 2), notons que l’ensemble des facteurs correspondent davantage aux motivations des chercheurs universitaires que ceux du collégial. Lorsque nous comparons les régions, les facteurs semblent davantage correspondre aux motivations des chercheurs des établissements du Grand Montréal qu’à celles des chercheurs d’autres régions ; les différences sont plus marquées en ce qui a trait au fait de faire avancer sa carrière (1,58 vs 1,83) et de s’inscrire dans une communauté internationale de recherche (1,74 vs 2,15).

Finalement, l’ensemble des facteurs correspondent aussi davantage aux motivations des chercheurs des SNSGM qu’à celles des chercheurs des SSHLA ; les différences les plus marquées concernent le fait de gagner en crédibilité (1,25 vs 1,46), la visibilité de l’établissement ou de l’unité (1,50 vs 1,90), les chances que leur manuscrit soit accepté (1,76 vs 2,13) et les compétences linguistiques des évaluateurs des revues savantes (1,80 vs 2,08). Relevons néanmoins que l’avancement dans la carrière obtient des scores très similaires pour les deux groupes (1,58 et 1,56).

Afin de comprendre comment les participants expliquent l’influence de ces facteurs, nous avons procédé à des entretiens dont l’analyse est présentée ci-dessous.

3.2 Analyse des entretiens

Parmi les huit acteurs interviewés, cinq sont des professeurs, deux des professionnels de recherche et un est auxiliaire de recherche. Tous sont francophones et accordent une grande importance à leur langue maternelle. Deux grands thèmes ont émergé lors de l’analyse : le français comme « une langue de travail entre nous » et l’anglais comme « une langue qui s’impose pour la diffusion des savoirs ».

Les chercheurs rencontrés affirment entretenir des collaborations avec des collègues québécois, canadiens et d’autres pays dans le cadre de leurs recherches. Néanmoins, tandis que certains chercheurs communiquent principalement en français, d’autres privilégient l’anglais. Le choix s’explique simplement par l’origine des collaborateurs. Ainsi, lorsque la recherche n’implique que des chercheurs francophones ou maîtrisant le français, la langue maternelle est conservée. En revanche, lorsque des chercheurs non francophones participent à la recherche, le recours à l’anglais semble s’imposer de soi, comme le font ressortir les propos suivants : 

Si c’est un projet pancanadien et qu’il y a quatre ou cinq Québécois, entre nous, on va parler français. Mais, par contre, c’est évident que toutes les communications sont en anglais. Les échanges sont en anglais si on veut être compris. Et, à l’échelle européenne, je dirais un peu la même chose, sauf si on travaille seulement avec la France, on peut alors fonctionner en français à 100 %.

Professeur d’université 4, SSHLA, 4

Toutefois, un professeur d’université en fin de carrière qui attache une grande importance au français précise avoir toujours privilégié le français, même avec les collègues anglophones et un autre mentionne travailler en espagnol dans le cadre de collaborations avec l’Espagne.

La langue de travail est aussi en lien avec la discipline. De fait, à l’instar de plusieurs disciplines des SSHLA, les chercheurs en didactique du français tendent à collaborer en français avec leurs collègues. C’est ainsi qu’un professeur en sciences de l’éducation explique la situation : « Je vous dirais que la communauté francophone en Europe, entre autres, en Afrique aussi, est assez forte pour qu’on se crée un réseau [francophone] assez solide pour, qu’entre nous, on fasse évoluer le domaine. » (Professeur d’université 4, SSHLA)

L’aspect disciplinaire semble jouer un rôle crucial concernant la langue de communication scientifique aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. En effet, certains chercheurs ont indiqué qu’ils publiaient en français afin de contribuer à l’avancement des connaissances dans leur langue maternelle et d’avoir des ressources pédagogiques à offrir aux étudiants :

Nos étudiants qui ne maîtrisent pas nécessairement l’anglais, s’ils n’ont pas accès à des textes en français, je pense qu’on les coupe un peu des recherches, surtout nos étudiants de premier cycle. Donc, moi, je trouve ça vraiment important de publier en français.

Professeur au collégial 2, SSHLA

Néanmoins, un professeur en sciences de l’éducation a présenté ce fait comme un phénomène rare :

Oui, ça existe des milieux où on peut choisir d’écrire, de publier, d’enseigner et de vivre en français […] je trouve que je suis chanceux de pouvoir évoluer dans un milieu universitaire où je peux parler français, où la langue d’enseignement est le français. Mais quand je regarde ce qui se passe ailleurs, je sais que ce n’est pas le cas. Donc j’aurais tendance à dire que je suis content que ça se passe comme ça.

Professeur d’université 4, SSHLA

Il précise également que le français n’est pas sa seule langue de publication :

Je vais toujours publier en premier en français parce que je veux que mes résultats aient des impacts dans mon milieu… mais je tiens par la suite à élargir.

Professeur d’université, 4

L’ensemble des chercheurs interviewés considèrent que le fait de diffuser les résultats de ses recherches en français en réduit la portée relativement à celles publiées en anglais tant lorsqu’il s’agit de publication écrite que de communication orale. Un professeur ayant participé à un colloque présenté comme trilingue relate d’ailleurs :

Cet été, je suis allé dans un congrès qui était supposé être trilingue et on était finalement le seul symposium à être en français […] Est-ce que ça vaut la peine de se déplacer autant pour mettre de l’avant une langue quand il n’y a personne ?

Professeur d’université 4, SSHLA

Conscients que l’enjeu linguistique avait évolué, deux professeurs d’université en fin de carrière, qui ont toujours publié en français, ont déclaré spontanément qu’ils ne feraient plus ce choix aujourd’hui : « […] si j’avais 20 ans aujourd’hui et si j’étais au début de ma carrière, je publierais peut-être en anglais, dans l’espoir d’être lu par un plus grand public » (Professeur d’université 1, SSHLA), explique l’un des deux.

Par ailleurs, dans certaines disciplines, telles que la physique, la chimie ou le génie, le français ne semble tout simplement pas être une option envisageable, car toutes les revues scientifiques sont exclusivement en anglais. Ainsi un professionnel de recherche en physiologie précise : « Dans ma tête, la langue de la science et des sciences, c’est l’anglais. De facto, je publie en anglais. Si on veut publier, on veut un journal en anglais avec un bon facteur d’impact. » (Professionnel de recherche 1, SNSGM)

4. Discussion

L’analyse du questionnaire suggère que les facteurs qui encouragent l’utilisation du français sont la maîtrise de la langue par les chercheurs et leurs collaborateurs, alors que les facteurs qui limitent cette utilisation sont les collaborations nationales et internationales, de même que le désir d’être lu, cité, reconnu, financé et de faire progresser sa carrière. La comparaison par secteurs montre que les chercheurs du secteur collégial, des établissements hors de la région métropolitaine et appartenant aux SSHLA sont, de manière générale, plus incités à utiliser le français en recherche que les chercheurs du secteur universitaire, situés à Montréal et appartenant aux SNSGM ; ceci suggère que les réponses des acteurs aux dynamiques mondiales présentées dans le cadre de référence peuvent varier selon le secteur d’enseignement, la région des établissements et les domaines disciplinaires. L’analyse des entrevues rappelle qu’il importe également de distinguer l’utilisation du français comme langue de travail et comme langue de diffusion.

Au Québec, en conformité avec la Charte de la langue française, les politiques linguistiques des cégeps et des universités francophones précisent que la langue de travail est le français, mais que les travaux peuvent être publiés dans une autre langue (Bégin-Caouette et al., 2023). Or, selon le questionnaire, les politiques institutionnelles et les conventions collectives exercent une influence beaucoup plus faible que les collaborations de recherche ou la maîtrise de la langue sur la propension à utiliser le français dans les activités de recherche. En effet, la recherche est une activité de plus en plus collaborative (Barlow et al., 2018), de plus en plus internationale (Ribeiro et al., 2018) et pour laquelle la distance entre les collaborateurs s’accroît (Gui et al., 2019). Les entrevues suggèrent que, bien qu’ils soient francophones et attachent une grande importance à leur langue, les acteurs rencontrés sont, pour beaucoup, amenés à travailler en anglais dès lors que des collaborations nationales ou internationales ont lieu, a fortiori si les collègues ne maîtrisent pas le français. Si la possibilité de travailler et de publier en français demeure notable en sciences humaines et sociales, elle se fait de plus en plus rare et s’avère inexistante dans d’autres disciplines. Ainsi, au-delà de la langue comme objet politique, la langue est également un objet social dont l’utilisation dépend plus largement de sa maîtrise et des impératifs disciplinaires (Larivière, 2018) que des directives institutionnelles ou gouvernementales.

Bien que, selon Bégin-Caouette et al. (2023), la thèse du déclin du français en recherche doive être nuancée selon le type de publication considérée (articles de revues savantes, livres, rapports de recherche, etc.), les résultats de cet article corroborent ceux d’autres études (Di Bitetti & Ferreras, 2017 ; Larivière, 2018). Ces dernières mettent en relief que l’anglais est devenu un impératif en ce qui concerne l’accumulation de capital scientifique, du moins celui qui génère un pouvoir symbolique important (Godin, 2002). Les facteurs qui incitent à publier en anglais sont d’ailleurs liés à la concurrence mondiale du capitalisme académique symbolique. Les chercheurs souhaitent rejoindre le plus large auditoire possible afin d’être les plus cités (Olesen & von Is, 2010), ce qui accroît leur réputation (ou pouvoir symbolique), qu’ils peuvent ensuite convertir en capital matériel sous la forme d’une progression dans leur carrière (Acker & Webber, 2016) ou de l’obtention de subventions de recherche (Langfeldt et al., 2021), elles-mêmes nécessaires à cette progression dans la carrière, particulièrement dans le secteur universitaire. En raison d’un effet de réduction de la complexité – selon lequel l’évaluation des pairs se fait selon un ensemble de critères uniformes (Münch, 2014) – et suivant l’effet Matthieu, les chercheurs qui sont les plus cités et les plus financés ont davantage de chance d’être encore plus cités et plus financés à l’avenir. Cela contribue alors à construire une hiérarchie dans le champ académique. Les établissements universitaires tentent également d’accroître leur visibilité dans ce champ en encourageant leurs chercheurs et leurs étudiants (Li, 2016) à publier dans des revues indexées par des bases de données dont la majorité des revues sont de langue anglaise (Ordorika & Lloyd, 2013), et en récompensant ceux qui sont subventionnés et cités (Acker & Webber, 2016). Selon la discipline, cela équivaut à récompenser ceux qui publient en anglais. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas unique au cas français. Des études menées au Brésil (McManus et al., 2020), en Chine (Li, 2016) et en Norvège (Asknes & Sivertsen, 2019) constatent en effet que l’impératif de l’anglais en sciences est un phénomène mondial. En 2012, van Weijen relevait que les ratios du nombre d’articles publiés en anglais sur ceux publiés dans la langue officielle des pays étaient de 43:1 aux Pays-Bas, de 30:1 en Italie et de 25:1 en Russie.

Alors que le travail qui n’est pas pris en compte dans les bases de données ou les classements internationaux devient invisible dans le champ mondialisé de l’enseignement supérieur, un mécanisme de reproduction des hiérarchies à l’avantage de l’anglais se met en place : les anglophones ont plus facilement accès aux principales revues savantes (Altbach, 2012) ; les non-anglophones publient en anglais pour être cités davantage (Olesen & von Is, 2010) ; les revues non anglophones reçoivent donc moins d’articles originaux de grande qualité, obtiennent un facteur d’impact moindre et attirent encore moins d’articles originaux de grande qualité. Ce pouvoir symbolique se répercute dans l’ensemble du champ académique. En effet, les systèmes d’enseignement supérieur australiens, américains, canadiens et britanniques accueillent 36 % de l’ensemble des étudiants internationaux du monde (Institute for International Education, 2018). Au Québec, Lesage (2018) souligne que la dérégulation des droits de scolarité pour les étudiants internationaux a favorisé les établissements anglophones au détriment des francophones. Face à l’anglicisation du champ académique, de nombreuses universités allemandes, espagnoles, françaises, hollandaises et suisses offrent jusqu’à 50 % de leurs cours en anglais et permettent aux étudiants de compléter des diplômes de grade dans cette langue (Nashaat-Sobhy & Sánchez-Garcia, 2020). Au Québec, la fréquentation d’établissements collégiaux anglophones par des étudiants québécois d’expression française (Vieux-Fort, al., 2020) a d’ailleurs encouragé le gouvernement du Québec à limiter cette fréquentation aux étudiants anglophones. Le Conseil supérieur de la langue française (2021) a aussi constaté que, dans certains établissements universitaires francophones, la langue d’enseignement de certains cours était l’anglais. En outre, même si les personnels enseignants et leurs universités offrent des cours en français, suivant les transformations dans la production et la diffusion des connaissances scientifiques en anglais, il arrive fréquemment que le matériel pédagogique et didactique le plus à jour soit en anglais (Chaplier, 2014). On ne peut donc pas dissocier ces dynamiques de concurrence fondées sur la recherche et le pouvoir symbolique des effets qu’elles génèrent dans l’ensemble du champ académique.

Un autre type de concurrence, fondé sur l’accumulation de capital matériel et le développement économique, influence également le système d’enseignement supérieur québécois, même si ses interactions avec les dynamiques linguistiques paraissent plus ambiguës. Tout d’abord, rappelons que les activités de transfert de connaissances et la participation à des événements professionnels sont perçues comme exerçant une influence positive – quoique très faible – sur la propension des chercheurs à utiliser le français (voir Tableau 1). En outre, les exigences d’organismes externes (telles que les entreprises) n’exerceraient, en moyenne, aucune influence, ce qui peut aussi sous-tendre que, pour certains chercheurs, elles exercent une influence positive et pour d’autres, une influence négative. La théorie du capitalisme académique de type économique postule une hybridation entre les secteurs de l’enseignement supérieur et de l’économie ; or l’influence de cette hybridation dépend de la dimension géographique du marché : au Québec, si ce dernier est local, l’influence du français demeure importante (Gagné, 2013) ; en revanche, si le marché est international, alors les chercheurs peuvent être encouragés à utiliser l’anglais davantage (Lancereau-Forster, 2013). Bégin-Caouette et al. (2023) révèlent que, parmi les chercheurs qui collaborent avec des entreprises, 72 % d’entre eux communiquent en français avec celles-ci la majorité ou la totalité du temps. La même étude rapporte que le travail dans un incubateur, un groupe de réflexion ou un parc scientifique s’effectue en français dans 64 % du temps et que le travail accompagnant la création d’une entreprise dérivée ou en démarrage se fait en français dans 50 % du temps. En outre, même si les publications issues des travaux des CCTT sont peu répertoriées, différents rapports soulignent que ces centres (qui répondent aux besoins de plus de 6000 clients et génèrent des retombées annuelles de 2,4 milliards de dollars) s’inscrivent largement dans un marché local et régional (Chouinard, 2020 ; KPMG, 2014 ; Réseau des CCTT, 2022).

Conclusion

L’objectif de cet article était d’examiner l’influence perçue des facteurs qui favorisent ou contraignent la production et la diffusion de recherches en français dans les collèges et les universités du Québec. Les résultats d’un questionnaire auquel n = 819 personnes ont répondu et l’analyse de n = 8 entretiens suggèrent que les facteurs qui encouragent l’utilisation du français sont la maîtrise de la langue par les chercheurs et leurs collaborateurs, alors que les facteurs qui limitent cette utilisation sont les collaborations nationales et internationales, de même que le désir d’être lu, cité, reconnu, financé et de faire progresser sa carrière. Les entrevues ont notamment permis de distinguer l’utilisation du français comme langue de travail et comme langue de diffusion. Nous en concluons que la langue est un objet social dont l’utilisation dépend plus largement de sa maîtrise par les personnes impliquées dans les activités de recherche et des impératifs disciplinaires que des directives institutionnelles ou gouvernementales. Même si celles-ci sont appelées à devenir plus contraignantes avec l’adoption de la Loi sur la langue officielle et commune au Québec, le français (2022), les pratiques institutionnelles et individuelles s’inscrivent dans une dynamique mondiale de concurrence qui encourage la production d’une recherche visible, donc rédigée en anglais. Ainsi, alors que les effets du capitalisme académique de type économique sur les dynamiques linguistiques demeurent ambigus, le capitalisme académique de type symbolique encourage une utilisation accrue de l’anglais et ses effets se répercutent dans l’ensemble du champ académique, incluant l’enseignement, de même que sur les liens entre la science et les sociétés.

Bien que cette étude ait couvert une diversité d’acteurs, de secteurs, de régions, de disciplines et d’activités, plusieurs questions restent à explorer dans les études à venir. En élargissant l’échantillon, de prochaines études pourraient affiner les comparaisons entre les régions et les secteurs, de même que sonder davantage de personnels des CCTT qui demeurent actuellement une population méconnue. Une prochaine étude pourrait également approfondir notre compréhension des effets des dynamiques de marché en enseignement supérieur sur l’utilisation du français, notamment en incluant d’autres indicateurs de l’activité scientifique dans l’analyse. Finalement, des analyses statistiques plus poussées pourront ultérieurement examiner si certains facteurs identifiés se regroupent en catégories et mesurer si les différences observées entre les disciplines, les régions et les secteurs sont significatives. Cette étude demeure néanmoins l’une des premières de ce type au Québec.