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Après l’avoir rapidement distinguée de l’interdisciplinarité, cette préface confronte la transdisciplinarité à la science dans l’intention de mettre en évidence l’entreprise à laquelle ce terme, transdisciplinarité, est associé et, ce faisant, la posture sous-jacente à sa visée. Il est montré ici que la transdisciplinarité peut difficilement être associée à la science au sens que donne l’épistémologie à ce savoir : une connaissance par objet et par concept destinée à produire une représentation distincte de ce qu’elle cherche à connaître. La transdisciplinarité s’oppose à la science et constitue une posture qui par définition lui est étrangère sans lui être préjudiciable. De ce fait, il est préférable de considérer la posture transdisciplinaire en termes philosophiques et pédagogiques. En effet, fondre les connaissances scientifiques, voire fédérer la science à d’autres domaines du savoir, relève d’entrée de jeu de la philosophie, connaissance interprétative par excellence. La pédagogie, quant à elle, veille, non sans mal, à déterminer la posture et les moyens les plus appropriés pour formuler et communiquer les connaissances formées sous l’égide de la transdisciplinarité.

Il est sans doute requis de définir d’entrée de jeu ce à quoi correspond la transdisciplinarité afin de connaître l’entreprise désignée par ce nom. La définition importe puisque dans les sciences sociales, le terme transdisciplinarité est indistinctement confondu avec interdisciplinarité. Si on la conçoit sommairement comme la « collaboration entre plus de trois disciplines » (Klein, 2008, p. 52) ou à « l’usage de plus d’une discipline dans la réalisation d’une recherche donnée » (Thompson, 1990, p. 7), l’interdisciplinarité consiste à fédérer des chercheurs oeuvrant dans diverses disciplines avec l’intention d’instaurer une coopération active destinée à susciter le dialogue et l’échange de connaissances produites par deux ou plusieurs disciplines. L’interdisciplinarité est vue positivement sous ce chef, faisant dire à Guy Rocher qu’une « solide disciplinarité est le fondement essentiel de l’interdisciplinarité et l’interdisciplinarité est généralement de nature à provoquer la disciplinarité et à obliger chaque discipline à donner le meilleur d’elle-même » (2006, p. 17).

À son époque, Jean Piaget affirmait toutefois qu’on pouvait à cette

étape des relations interdisciplinaires […] espérer voir succéder une étape supérieure qui serait « transdisciplinaire », qui ne se contenterait pas d’atteindre des interactions ou réciprocités entre recherches spécialisées, mais situerait ces liaisons à l’intérieur d’un système total sans frontières stables entre les disciplines

Piaget, 1972, p. 170

La transdisciplinarité vise donc, dans la foulée, à fondre les connaissances dans un savoir susceptible de transcender les disciplines grâce auxquelles elles ont été mises au point et sur lesquelles celles-ci ont la prérogative. Par-delà l’interdisciplinarité, elle veut mettre fin au « découpage des disciplines qui rend incapable de saisir “ce qui est tissé ensemble”, c’est-à-dire, selon le sens originel du terme, le complexe » (Morin, 1999, p. 14). Aux yeux d’Edgar Morin, les disciplines assimilées à la science se rendent ainsi coupables « d’apporter les inconvénients de la sur-spécialisation, du cloisonnement et du morcellement du savoir » (1999, p. 15).

En effet, la science, en se développant, s’est immanquablement muée en disciplines spécialisées, fermées sur elles-mêmes et soucieuses de se distinguer les unes des autres, venant vraisemblablement réduire à zéro le dialogue entre les connaissances mises au point sous leurs égides respectives. En d’autres termes, la science, afin de se développer comme telle, s’est constituée en disciplines en fonction desquelles se sont instituées

la division et la spécialisation du travail pour répondre à la diversité des domaines qu’elles recouvrent. Bien qu’englobée dans un ensemble scientifique plus vaste, chaque discipline tend naturellement à l’autonomie, par la délimitation de ses frontières, le langage qu’elle se constitue, les techniques qu’elle est amenée à élaborer ou à utiliser, et éventuellement par les théories qui lui sont propres

Morin, 1994, p. 1

Afin de neutraliser la tendance, la transdisciplinarité ambitionne quant à elle de passer outre les frontières de chaque discipline pour formuler une « pensée de synthèse et une intégration conceptuelle des différents domaines de recherche scientifique nécessaire à la recherche d’un horizon ultime et commun de compréhension de la réalité » (Origgi & Darbellay, 2010, p. 9).

Dans cette veine, la transdisciplinarité cherche à mettre en pièces le savoir spécialisé né de la science qui, aux yeux d’Edgar Morin, a largement « contribué à délier la “réalité” sous forme de “fragments disjoints” impropres à la connaissance complexe et du coup à instaurer un véritable dialogue de sourds entre chercheurs » qui se mue en « une intelligence […] myope qui finit le plus souvent par être aveugle » (Morin & Kern, 1993, p. 187). Pour être bref, la transdisciplinarité suscite une posture grâce à laquelle se cristallise la volonté non seulement de jeter des ponts entre les connaissances spécialisées et institutionnalisées formulées en science, mais de les fusionner en un savoir « ultime et commun » destiné à faire comprendre la « réalité » dans sa complexité. Bref, la transdisciplinarité

consiste en un refus d’aborder le monde et ses problèmes par les catégories que sont les disciplines. À partir des problèmes du monde réel, elle tente donc de construire ses propres contenus et ses propres méthodes. Elle offre une nouvelle vision de la réalité, qui émerge de la confrontation des disciplines

Institut canadien de recherches avancées [ICRA], 2016, p. 2

Elle affiche de surcroît « l’ambition de traverser toutes les approches possibles, scientifiques comme philosophiques ou littéraires, quitte à franchir les murs de nos vénérables universités » (Frodeman, 2019, p. 10) afin de « développer la coproduction de savoirs associant acteurs académiques et non académiques » (p. 50) et ainsi « rendre ces savoirs plus socialement profitables » (p. 55).

La transdisciplinarité, on le constate, s’oppose en définitive à la science ou, tout au moins, veut élargir les explications qu’elle produit, du fait qu’elle aurait à mauvais escient contribué à fragmenter la réalité et, ce faisant, à engendrer des « savoirs spécialisés » contraires au dialogue utile pour rendre raison au bon sens du terme. Si on comprend bien qu’elle la défie, il reste néanmoins à savoir ce qu’est la science pour connaître précisément ce à quoi s’oppose la transdisciplinarité.

1. Qu’est-ce que la science?

L’épistémologie contemporaine vient montrer que le procès intenté à la science sous l’enseigne transdisciplinaire se révèle factice à bien des égards si on la conçoit, à l’instar de Gilles-Gaston Granger (1986), comme une connaissance par objet et par concept capable de produire une représentation distincte de la nature de ce qu’on cherche à connaître. En bref, la science cherche résolument à transposer la « réalité » – toute réalité – sous la forme d’un objet susceptible de l’expliquer au moyen de concepts capables d’en produire une représentation grâce à laquelle il devient alors possible d’en avoir un contact précis et pénétrant. En effet, sur ce mode, celui de la représentation en un objet, la réalité se conçoit d’emblée sous la forme d’un « modèle » ouvert à la manipulation au bon sens du terme : une manipulation au moyen d’opérations formelles capables de la transmuer en théorie susceptible de la faire comprendre, de l’expliquer.

Force est de noter ici que la science, contrairement à la transdisciplinarité, s’emploie délibérément à réduire la « complexité » de ce qu’elle prend pour objet afin de pouvoir en avoir un contact précis et pénétrant. Voilà ce qu’est la visée de la science et celle-ci s’oppose d’office à ce qui donne sa raison d’être à la transdisciplinarité : produire une vue large contraire à « l’intelligence parcellaire, compartimentée, disjonctive, réductionniste qui brise le complexe du monde » (Morin, 2000, p. 42) que mettent en oeuvre les disciplines associables à la science.

En revanche, la réduction qu’opère la science lui donne sa force et sa précision. Elle vaut son pesant d’or pour peu qu’on la considère à la lumière de l’adage « distinguer pour mieux comprendre » qui trouve ici toute sa légitimité. Sous cette perspective, réduire ne signifie en rien fragmenter outrancièrement l’objet, mais l’envisager partiellement afin de le percer à jour, en étant parfaitement conscient d’en produire une vue partielle, mais précise. Le physicien Étienne Klein note à ce sujet que réduire en science se révèle d’entrée de jeu la « condition de sa fulgurante efficacité : c’est parce qu’elle n’embrasse pas toutes choses que la science étreint bien et devient féconde » (Klein, 2008, p. 52).

La science se veut par ailleurs connaissance par concept. À cette fin, elle recourt à des symboles, à des signes et à des mots qu’elle met en oeuvre et auxquels elle associe les charges opératoires requises pour représenter ce qu’elle prend pour objet. Les concepts sont pour Granger des « formes d’expression » à ce qu’ils donnent acte ou plus exactement des cadres perméables à la mobilité des opérations qu’ils supportent. Bref, ces opérations se forment selon le sens donné à ces mots, à ces signes et à ces symboles qui « doivent être fondamentalement univoques et leur signification dépend strictement des opérations qu’ils expriment » (Godelier, 2015, p. 69). Ces cadres ne manquent pas d’instiller des règles en vertu desquelles se conçoivent les charges opératoires attachées constamment aux concepts. Or, celles-ci sont d’emblée déterminées afin d’envisager l’objet selon la réduction de la réalité qu’opère chaque discipline pour donner corps à la connaissance produite en son nom.

L’objet propre à chaque discipline vient donc filtrer les sens conférés aux mots, aux symboles ou aux signes qui font office de concepts sous leurs égides respectives. L’une ou l’autre voient à les associer – pour ne pas dire à les indexer[1] – à un sens, lequel reflète immanquablement ce que chacune prend pour objet et veut expliquer. Ce sens, univoque et maintenu constant, se conçoit dans la perspective de former les opérations requises pour représenter l’objet sous l’optique spécifique à chacune des disciplines.

Les nuances apportées à bon droit à la conception de la science, c’est-à-dire des disciplines qui la composent, ne doivent toutefois pas éclipser les limites de la connaissance explicative produite en leurs noms respectifs. Car, force est de l’admettre, les disciplines génèrent des explications propres à ce qu’elles prennent pour objet dans chaque cas. Les explications élaborées sous leur tutelle sont immanquablement des connaissances spécialisées. En effet, les théories que forment les concepts spécifiques à chaque discipline peuvent rendre aveugle en découpant à outrance ce qui est pris pour objet ou en le concevant de manière à ce qu’il soit imperméable à toute explication extensive ou englobante. Pour être clair, les concepts deviennent alors des agents de spécialisation indus en faisant forcément de leurs utilisateurs des experts dans les domaines microscopiques spécifiés par leurs moyens et des chercheurs éventuellement incapables de communiquer avec d’autres interlocuteurs.

2. La transdisciplinarité à la rescousse de la science

La science, étant connaissance par objet et concept, compromet d’entrée de jeu la fusion des connaissances produites par les disciplines qui lui donnent corps. Loin d’être contraire à la transdisciplinarité, elle souscrit à une tout autre visée : expliquer par un contact précis et pénétrant. Il est donc vain d’intenter divers procès à la science au motif qu’elle fragmente la réalité sous forme d’objet et qu’elle la conçoit au moyen des concepts en vertu desquels se reconnaissent les différentes disciplines placées sous son égide. En d’autres termes, la transdisciplinarité ne peut nullement être associée à la science. Son projet de fusionner les savoirs scientifiques déroge manifestement à l’intention qui lui donne sa raison d’être et correspond donc à une tout autre posture que celle qui donne acte à la connaissance produite sous la gouverne de la science.

Si la transdisciplinarité se révèle effectivement étrangère à la science, à sa visée d’expliquer par contact précis et pénétrant avec ce qu’elle prend pour objet, elle est certainement susceptible de l’enrichir en cherchant à jeter des ponts entre les explications produites séparément par les disciplines qui se placent sous sa bannière. Sa pertinence et sa légitimité se manifestent en toute hypothèse quand il s’agit de mobiliser diverses connaissances scientifiques dans l’intention d’agir et d’intervenir en termes pratiques pour remédier à un problème ou pour comprendre globalement une situation que l’on veut changer, par exemple. Si sa finalité tient à la « compréhension du monde présent pour un point précis, voire une question précise » (Le Boulch, 2002, p. 4) afin d’en avoir une vue globale, la transdisciplinarité doit orchestrer en conséquence les explications issues des différentes disciplines associées à la science.

La transdisciplinarité ne représente cependant pas une mince affaire. L’enjeu qu’elle soulève est alors théorique et méthodologique et ne manque pas de susciter des difficultés. À ce sujet, note très justement Gaël Le Boulch,

étant détachée de « toute entrave disciplinaire » – mais aussi de tout crédit scientifique rattaché à celle-ci – la transdisciplinarité peut s’avérer un terreau fertile pour l’émergence d’interrogations considérées jusqu’ici comme scientifiquement secondaires (« hors champ » disciplinaire) ou apporter des réponses à des questions essentielles de la vie quotidienne

2002, p. 4

Il ajoute fort pertinemment : « Toutefois, de par le manque d’armature scientifique inhérent à une telle démarche, il est indispensable pour le chercheur faisant le choix de la transdisciplinarité de suivre des règles strictes et précises qui viendront pallier ce manque de structure » (p. 4).

3. Sur les difficultés de la transdisciplinarité

Le talon d’Achille de cette opération que représente la transdisciplinarité, escamoter les « entraves disciplinaires », tient à déterminer comment passer d’une discipline à une autre, des connaissances formulées dans l’une aux connaissances formulées dans l’autre, afin de les fusionner pour atteindre une vision globale de la réalité permettant de la comprendre et d’agir sur elle dans sa complexité. La velléité bute d’abord sur la difficulté d’amalgamer les mots, les signes et les symboles qui, dans les différentes disciplines, font office de concepts. Comment les mettre au diapason pour donner son fait à la transdisciplinarité? Car, on vient de le souligner, les concepts prennent sens selon les charges opératoires qu’on leur attache afin de pouvoir rendre raison sous le signe de la théorie propre à chaque discipline.

Il est tentant de donner un exemple simple dans le seul but d’illustrer la difficulté que représente l’interdisciplinarité à ce stade. La notion de force en service dans différentes disciplines servira d’illustration. Le mot, pour ne pas dire le concept, est à l’oeuvre en physique, certes, mais également en sociologie sous l’égide de théories aussi différentes que celles formulées à leur époque par les auteurs de l’École de Chicago et, plus récemment, par Pierre Bourdieu.

En mécanique classique, la notion de force correspond à la modélisation d’une interaction, quelle que soit sa nature, résultant de l’action d’un objet sur un autre. Sur l’élan, l’interaction de contact – associée à la pression et au frottement – se distingue par contraste de l’interaction à distance, comme la force gravitationnelle et la force électromagnétique. La force se représente par un vecteur ayant un point d’application, une direction et une intensité. Elle permet de concevoir en théorie le mouvement et la déformation susceptibles d’affecter un objet. La notion, on le constate, permet de concevoir sur ce plan, celui de la théorie, le pouvoir d’inflexion créé par l’interaction produite selon l’action d’un objet sur un autre. La force constituée par le champ magnétique s’illustre par la tension qui s’exerce sur un objet auquel seraient attachés des élastiques, tension permettant d’expliquer le mouvement auquel il est soumis et sa position en état statique.

La sociologie s’est adossée à la physique et à la notion de force. Pierre Bourdieu, par exemple, ne se fait pas faute de noter que, sous l’optique de sa théorie, les individus agissent sous le pouvoir du champ conçu par analogie au champ magnétique en physique. Il écrit à ce sujet que

les agents peuvent être décrits comme autant de forces qui, en se posant, s’opposant et se composant, confèrent à un champ sa structure spécifique à un moment donné du temps. En retour, chacun d’eux est déterminé par son appartenance à ce champ : il doit en effet à la position particulière qu’il y occupe des propriétés de position irréductibles aux propriétés intrinsèques à sa personne.

Bourdieu, 1966, pp. 865-866

Il le répétera en expliquant ce à quoi correspond un champ sur le plan théorique. Un champ, écrit-il, « est à la manière d’un champ magnétique un système structuré de forces objectives, une configuration relationnelle dotée d’une gravité spécifique qu’elle est capable d’imposer à tous les objets et les agents qui y pénètrent » (Bourdieu, 1992, p. 24). En résumé, le concept de champ « est emprunté à la physique théorique : il appréhende les relations entre les éléments dans un espace, conçu comme un champ de force, selon le principe d’attraction-répulsion » (Sapiro, 2020, p. 126).

En apparence, la notion de force peut se prêter à la perspective transdisciplinaire, mais au prix d’une analogie somme toute élémentaire au principe d’attraction-répulsion. Car, on doit le reconnaître, ici le concept de force sous-tend d’emblée ce qui fait l’objet de la physique, difficile à confondre avec celui de la sociologie.

4. Quelle posture pour être transdisciplinaire?

Le passage de l’une à l’autre discipline requiert un travail de médiation permettant de saisir la pertinence et le sens de l’analogie en acte pour comprendre les charges opératoires conférées en sociologie au concept de force par rapport à celles en vigueur en physique, du fait que les unes et les autres sont loin d’être identiques par-delà le sens analogique en jeu dans cet exercice consistant à rapprocher ces deux disciplines que sont la physique et la sociologie.

La transdisciplinarité exige une posture associable à une activité de médiation dont on ne peut faire fi en devenant subitement adepte de la conjugaison des disciplines, bien que souvent spécialiste que l’une d’entre elles. Elle demande des compétences et des aptitudes qui débordent largement celles acquises sous le coup de la familiarité avec l’objet et les concepts de sa discipline de prédilection. Ainsi, faire oeuvre transdisciplinaire implique de les comprendre et les interpréter afin d’être en mesure d’estimer la valeur épistémologique et opératoire de la combinaison des disciplines en acte et d’atteindre à la plus riche explication possible.

4.1 Une posture interprétative associable à la philosophie

La médiation qui donne son fait à la transdisciplinarité a trait en quelque sorte à un « travail » que Granger – toujours lui – associe à un art qui « a pour vocation d’interpréter les significations des oeuvres humaines » (Granger, 1988, p. 19) que sont en l’occurrence les connaissances produites en science depuis que les êtres humains ont créé et adopté sa visée, celle d’expliquer au moyen d’une connaissance par objet et par concept. La transdisciplinarité se révèle de la sorte un exercice de nature philosophique et donc une affaire distincte de celle de la science qui, pour faire court, se fonde sur des opérations soumises à des règles. En effet, sur le plan épistémologique, la science se démarque essentiellement de la philosophie par l’obéissance à des règles explicites. Si elle se conçoit sous l’obédience philosophique, la transdisciplinarité peut difficilement être associée à des règles au sens qu’a ce terme en science : des opérations précisément et univoquement déterminées de sorte que « rien dans ces opérations ne laisse place à la subjectivité des [analystes], ni nulle équivoque existe qui ouvrirait la possibilité à des jeux de langage ou à une herméneutique » (Godelier, 2015, p. 69).

Il est par conséquent inutile d’espérer une méthodologie de la transdisciplinarité (voir Resweber, 1981), c’est-à-dire des méthodes semblables à celles qui donnent vie aux sciences, et grâce auxquelles il serait possible de savoir, par exemple, comment a été interprété le sens du mot force en service dans différentes disciplines en explicitant l’exercice de médiation qui parvient à le rendre commun en un concept capable de transgresser les frontières disciplinaires. Sous forme de boutade, il est permis d’avancer que seuls les spécialistes de la médiation entre connaissances, de l’art de l’interprétation des notions qui leur donnent forme, notamment celles produites en science, mais pas uniquement, ont droit de les déclarer transdisciplinaires.

L’opération à laquelle doivent se soumettre ces médiateurs qualifiés en philosophie devrait idéalement s’orchestrer selon le jeu d’analogies et d’homologies génératrices d’isomorphismes décelables entre les éléments qui composent les connaissances scientifiques afin qu’elles puissent servir la transdisciplinarité. S’agissant d’un jeu de nature philosophique, il tient dès lors à un « entrecroisement intelligible de points de vue sur la réalité » (Granger, 1988, p. 174), conçu et exploité en fonction d’une interprétation qui doit s’appuyer « au moins sur une conception approximative de ce qui pourrait constituer un usage philosophique relativement discipliné de l’analogie, susceptible de conduire à des résultats à la fois acceptables et intéressants » (Bouveresse, 1999, p. 34), puisqu’aptes à prouver l’existence de similitudes entre les connaissances sujettes à ce jeu d’analogies et d’homologies. Bref, l’exercice vise les significations des connaissances susceptibles d’être conjuguées dans l’ordre de la pensée afin d’atteindre « l’horizon ultime et commun de compréhension de la réalité » (Origgi & Darbellay, 2010, p. 9) qui lui donne son éclat.

En ce sens, la transdisciplinarité, faute d’une méthode, à savoir d’opérations explicites et conçues en termes techniques, correspond, comme toute entreprise interprétative, à des « formations discursives qui prennent la place des construits méthodologiques » (Resweber, 2000, p. 54) afin de « substituer aux règles méthodologiques de chaque discipline, les règles pragmatiques présidant à l’institution de l’entente mutuelle » en vertu de laquelle « les connaissances sont arrachées à leurs champs disciplinaires pour être déplacées sur le champ de l’interprétation parlante » (p. 45), évocatrice, destinée à les combiner les unes aux autres.

4.2 La transdisciplinarité comme posture pédagogique

En somme, l’exercice que commande la transdisciplinarité a pour pierre de touche la philosophie capable de fusionner les connaissances en jeu selon l’art de l’interprétation. Il reste ensuite à les communiquer publiquement afin qu’elles puissent connaître leur retentissement au-delà même des disciplines qui les ont produites dans chaque cas. Comment par exemple diffuser la notion de force mobilisée en physique comme en sociologie dans le but de faire comprendre son juste effet pour rendre compte par analogie du champ magnétique en physique, d’une part et, d’autre part, du champ social en sociologie?

Revient donc aux experts en pédagogie cette lourde charge de rendre perceptible et diffusable – en toute simplicité – le jeu d’analogies et d’homologies grâce auquel se forment les savoirs transdisciplinaires propres à faire comprendre que la notion de force sous-tend l’idée d’un pouvoir d’inflexion capable, sous l’égide de la physique, de représenter en théorie le mouvement et la déformation susceptibles d’affecter un objet et, en sociologie, chez Bourdieu, la configuration relationnelle d’un « champ social ». Comment y parvenir sans forcément maîtriser, comme les philosophes, l’art de l’interprétation des connaissances scientifiques? Comment, par ailleurs, « faire oublier » que, en tant que connaissances par objet et par concept, elles résultent dans chaque cas d’une réduction de la complexité de la réalité et, de surcroît, d’opérations spécialement conçues par chacune des disciplines en présence?

5. De la nécessité des connaissances transdisciplinaires

Un effort pédagogique doit être consenti à cette fin du fait que les connaissances de nature transdisciplinaire sont plus nécessaires que jamais malgré les difficultés que posent leur élaboration et leur communication en marge des disciplines scientifiques grâce auxquelles elles ont été mises au point. Il importe de se demander à ce stade sous quelles conditions la transdisciplinarité se marque d’une pierre blanche. La transdisciplinarité se matérialise et trouve sa raison d’être au moment où les spécialistes de différentes disciplines cherchent à intervenir en termes pratiques pour éviter l’impasse ou résoudre des « problèmes » devenus aujourd’hui plus « complexes » que jamais. En se pliant de bonne grâce à la « demande sociale » ou aux besoins de l’État, ou tout simplement pour répondre au besoin pratique de comprendre, les chercheurs doivent sans rechigner s’employer à fédérer les connaissances qu’ils produisent sous la tutelle de leurs disciplines respectives et voir d’un bon oeil ce concert des savoirs élaborés en leur qualité de spécialistes ou experts de leur discipline respective.

En d’autres termes, la transdisciplinarité se fait nécessité pressante quand il s’agit de concevoir une intervention – une action pratique ou politique – destinée, par exemple, à trouver une solution à des problèmes aussi complexes que le réchauffement climatique, une pandémie, l’emprise des médias et des réseaux sociaux sur la vie individuelle et collective ainsi que les dérives qu’elle entraîne dans la vie démocratique, problèmes qui obligent pour ce faire à mettre la spécialisation des disciplines mobilisées entre parenthèses. Car, faut-il l’avouer, aujourd’hui plus que jamais, vouloir y remédier nécessite une action propre à rappeler que la matière, la nature, la vie et le lien social se révèlent des « réalités complexes » et marquées par l’interdépendance de ce qui les constitue dans chaque cas.

Les disciplines appelées à collaborer dans le feu de l’action, de nature pratique et politique, doivent momentanément suspendre leurs prérogatives en la matière afin de combiner les connaissances explicatives issues de l’une et l’autre pour donner sa pertinence et sa force à une intervention susceptible de remédier aux ratés constatés en diverses matières. L’annulation ou la suspension temporaire des réductions opérées par chaque discipline ne tient plus à une visée de connaissance, expliquer précisément, mais à une action pratique ou politique qui, par ricochet, vient révéler les limites des explications produites par les disciplines mêlées à cette autre entreprise que représente la transdisciplinarité.

6. La transdisciplinarité sous l’optique sociologique

Sans conteste, la transdisciplinarité trouve sa raison d’être à l’heure où il faut « penser global » (Wieviorka et al., 2015). Il convient, dans ce contexte, de fondre les connaissances issues des différentes disciplines en un savoir capable de faire comprendre les enjeux les plus cruciaux touchant notamment la vie collective que certains auteurs en sociologie, comme Bruno Latour (2006), assimilent désormais à l’association entre humains étendue au non-humain, englobant dans son esprit les animaux, les objets et les choses techniques. La transdisciplinarité se révèle la posture idéale à cette fin. La difficulté, on vient de le voir, tient à ce que l’exercice qui la gouverne outrepasse le régime scientifique et relève en définitive de la philosophie. Il revient donc aux philosophes de l’activer et d’en élaborer les résultats sous les traits d’une philosophie de l’éducation susceptible de donner sa puissance à la posture pédagogique utile pour communiquer à bon droit, à l’université comme sur la place publique, le savoir transdisciplinaire nécessaire pour « penser global ».

La sociologie vient toutefois rappeler que la transdisciplinarité est matière à enjeux, enjeux de pouvoir, afin de déterminer l’instance compétente pour faire rayonner la pensée globale et lui donner sa légitimité à l’université, par exemple. La théorie de Pierre Bourdieu vient éclairer la position de l’une et l’autre « disciplines », scientifiques ou philosophiques, en présence dans son giron que cet auteur conçoit comme un champ, le champ universitaire. Sous cette optique, les disciplines peuvent être considérées, chacune selon sa position respective, dans ce champ, sujettes à un jeu de relations ou, pour le dire d’un mot, de forces, en vertu desquelles certaines occupent une position supérieure à d’autres et sont ainsi en mesure de les dominer. À cet égard, il faut se demander si les disciplines, comme la sociologie, deviennent candidates à la transdisciplinarité du fait que, fragiles sur les plans théoriques et méthodologiques, elles peuvent être facilement annexées, voire fondues, à d’autres « disciplines », également fragiles et de ce fait en position dominée, pour produire des connaissances transdisciplinaires susceptibles de laisser intact le pouvoir explicatif des théories qui, comme celles issues de la physique, assurent à cette dernière une position dominante. Cette dernière discipline peut très certainement défier la transdisciplinarité, faire fi de sa pertinence et de son utilité, en raison de la robustesse et de l’autorité de l’explication qu’elle apporte à ce qui en fait l’objet.

Sans sombrer dans le corporatisme, ni la défense d’intérêts, il est sans doute opportun de se demander si la transdisciplinarité ne représente pas par certains de ses aspects le cheval de Troie qu’incarnent les injonctions faites actuellement aux sciences sociales par les dirigeants des universités de fusionner leurs visées, leurs objets, leurs méthodes et leurs théories afin de prouver leur pertinence et légitimité faute de pouvoir incarner des disciplines dignes de ce nom, comme la physique, et par conséquent être en position dominante dans les murs de leurs établissements.

La menace plane au-delà de l’esprit gestionnaire en vigueur dans les universités. Elle se forme même dans la tête de certains partisans de la transdisciplinarité qui voient en elle la voie d’avenir de la philosophie, des sciences sociales et des humanités. Dans un contexte marqué par l’éventualité d’un enseignement de premier cycle massivement assuré en ligne, des ratés dans l’assiduité et le succès des étudiants inscrits à ces programmes, la surproduction des connaissances sous leur bannière, la foule de revues et d’ouvrages spécialisés qui restent sans lecteurs, des titulaires de doctorat au chômage faute de postes à l’université et l’obligation pressante de coproduire les savoirs avec les entreprises et la société civile afin de parer à leur absence de rentabilité sur le marché, la transdisciplinarité apparaît, aux yeux du philosophe américain Robert Frodeman, le prélude à l’inévitable fusion des disciplines dans l’intention de produire un savoir communément soutenable. Ces « savoirs soutenables », comme il les appelle, contribueraient à réduire de manière significative les théories et les connaissances desquelles, en raison de leur nombre exponentiel, il devient impossible de tirer immédiatement profit. En revanche, les savoirs soutenables, produits de concert avec les disciplines liées aux « progrès technologiques » – ancrées dans la science, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques – permettraient d’atteindre à l’utilité sociale de la pensée globale que requiert la « complexité du monde » du fait que celui-ci doit être considéré sous l’ensemble de ses aspects matériels, économiques, sociaux, environnementaux, écologiques, entre autres.

Sans surprise, pour y parvenir, le savoir soutenable né de la transdisciplinarité requiert « la disparition de quantité de programmes dans toutes les sciences humaines », mais il permettra « de mesurer à nouveau l’importance fondamentale de ces dernières dans la construction d’une société civilisée » en collaborant dans un esprit pratique « avec des scientifiques, des ingénieurs et des élus » (Frodeman, 2019, pp. 64-65). Selon ce philosophe, il convient donc, pour donner son fait à la transdisciplinarité, « d’explorer l’hypothèse d’une carrière non disciplinaire pour les spécialistes des sciences humaines » (p. 65) directement concernés par la mise en oeuvre de la « dédisciplinarité » qu’il voit évidemment d’un bon oeil.

En guise de conclusion : quelle posture adopter?

La transdisciplinarité soulève donc des questions redoutables notamment lorsqu’il s’agit de définir la posture à adopter afin d’y souscrire pour qui, comme l’auteur de ces lignes, enseigne une discipline à l’université et conduit des recherches dans le domaine : la sociologie en l’occurrence. En l’état, faute de pouvoir y répondre de manière satisfaisante, il importe de souligner pour conclure que la transdisciplinarité peut difficilement être considérée comme une posture associable à la science ou susceptible de remédier à la réduction que cette dernière opère pour élaborer les connaissances attendues de ses diverses disciplines et injustement jugées « réductionnistes » ou « disjonctives ». Si besoin est de les combiner afin de produire le savoir capable de rendre globalement compte de la réalité, il revient à la philosophie d’établir le dialogue et l’échange de connaissances produites en science, par-delà les interactions entre recherches spécialisées, afin de parvenir au « système total sans frontières stables entre les disciplines » que Piaget (1972, p. 170) appelait déjà de ses voeux à son époque.

Les « sciences de l’éducation » – paradoxalement nommées ainsi – doivent à cette fin venir à la rescousse des spécialistes d’une discipline qui, au hasard de leurs enseignements et recherches, se voient confier ou prennent la responsabilité de produire et de diffuser des connaissances aux couleurs de la transdisciplinarité. Les professeurs et chercheurs dans ces domaines, pour ne pas dire ces disciplines attachées à l’éducation, peuvent très certainement fournir et enseigner les connaissances, les aptitudes et les moyens nécessaires pour acquérir la posture faisant foi de compétence en matière de transdisciplinarité. La philosophie de l’éducation représente sans nul doute l’assise de cette volonté d’engendrer la « tête bien faite » (Morin, 1999) apte à concilier non seulement les disciplines scientifiques, mais, dans la foulée, la philosophie, l’art, la littérature et toute autre forme de connaissance convoqués pour donner corps à la pensée globale plus utile que jamais. En somme, la philosophie et la pédagogie alignée sur elle peuvent nous instruire sur la posture à adopter afin de la concevoir et de la répercuter à l’enseigne de la transdisciplinarité, sans pour cela vouloir éclipser les disciplines qui donnent encore de nos jours sa pertinence, son autorité et sa légitimité à la science.