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Introduction

La création de l’Université fédérale du sud de Bahia (UFSB) en 2013 au Brésil reflète un moment de grande ouverture pour l’expérimentation de nouvelles stratégies institutionnelles dans le contexte d’une réforme de l’enseignement supérieur. Une combinaison de facteurs politiques et historiques, entre la première et la deuxième décennie du XXIe siècle, a permis la création de plusieurs nouvelles institutions universitaires au sein du réseau d’universités publiques fédérales et l’instauration de politiques d’accès à l’égalité.

Cet article documente la mise en oeuvre de l’UFSB dans ses premières années de fonctionnement à partir des orientations clés de son plan institutionnel initial, soit une université populaire et pluriépistémique. Ces deux orientations visent à diversifier la composition de la communauté académique, afin qu’elle soit plus représentative de celle que l’on retrouve sur le territoire qu’elle dessert, et à promouvoir une épistémodiversité par la convocation de savoirs, de visions du monde multiples, contribuant à la formation de citoyens engagés. La mise en oeuvre d’un tel projet n’est pas sans être traversée par des tensions, issues notamment du fait que ces orientations s’opposent à une conception de l’université comme institution réservée à la formation des élites et à la promotion de savoirs scientifiques réputés universels. Dans un premier temps, pour mettre en lumière la contribution du cas de l’UFSB à la compréhension des possibilités d’innovation de l’institution universitaire au XXIe siècle, le contexte mondial de transformation des établissements d’enseignement supérieur ainsi que le contexte sociopolitique du Brésil des années 2000 sont présentés. Le cas de l’UFSB et les orientations au centre de son projet institutionnel sont décrits dans un deuxième temps. Dans un troisième temps, des considérations théorico-méthodologiques permettant d’une part de définir les politiques en tant que produits de tensions, mais aussi en tant que productrices de tensions, et d’autre part de déterminer la démarche d’analyse de données secondaires empruntée sont précisées. Les tensions ayant émergé de l’analyse du corpus composé de 27 textes académiques sont présentées dans un dernier temps. Malgré leur caractère local, elles sont le reflet de tendances globales assaillant l’université du XXIe siècle.

1. Des universités en transformation : contexte international et brésilien

Au niveau international, l’intensification du processus de mondialisation culturelle, scientifique et technologique exige aux établissements d’enseignement supérieur de s’adapter à une société dite « du savoir », ce qui stimule des initiatives visant la commercialisation de l’enseignement supérieur et la formation d’espaces universitaires transnationaux (Akkari & Santiago, 2017). Ces transformations, souvent engendrées par des pressions davantage externes qu’internes, induisent un management stratégique des universités et convergent vers un modèle entrepreneurial qui est l’objet de fortes critiques, surtout dans le cas des institutions publiques (Etzkowitz et al., 2000; Mailhot & Schaeffer, 2009; Sousa-Santos & Almeida-Filho, 2008). Ainsi, certains avancent que

les universités contemporaines doivent prendre en compte de nouvelles expériences et propositions qui contribueraient à la formation de citoyens engagés dans la lutte contre la discrimination des peuples, des cultures, et susceptibles de mettre en oeuvre des épistémologies alternatives (Akkari & Gohard-Radenkovic, 2008). Les universités peuvent se mettre au service des communautés dans leur diversité au lieu d’être soumises uniquement aux lois du marché et [à] la rationalité instrumentale néolibérale qui reproduit et perpétue les inégalités

Akkari & Santiago, 2017, p. 108

La mise en oeuvre de ces initiatives place toutefois en tension l’institution universitaire, notamment quant à sa mission, à sa gestion et à ses interventions (Doray, 2016). En effet, leurs visées transformatoires[1] s’accompagnent de questionnements de nature épistémologique fondamentaux pour les universités :

[…] Savoir pour qui? Le savoir pour quoi? […] le savoir se différencie de la compréhension véritable, qui, elle, implique certaines réflexions sur la place que l’on doit occuper dans le monde physique et social. Si la transition vers une société basée sur le savoir n’inclut pas ce genre de réflexions, alors les espérances qu’une honnête personne pourrait avoir quant au type de monde dans lequel elle voudrait vivre ne seront pas comblées

Chomsky, 2011, p. 140

Du point de vue institutionnel, selon Sousa-Santos et Almeida-Filho (2008), la crise de l’université dans la « société du savoir » est, d’une part, une crise d’hégémonie, due à l’émergence de nombreuses autres institutions telles que les fondations privées et les instituts d’éducation supérieure qui se disputent les fonctions de formation et de production de connaissances, et l’augmentation de la segmentation interne du réseau des universités aux niveaux national et mondial. D’autre part, il s’agit aussi d’une crise de légitimité, en raison d’une faible perméabilité aux revendications sociales, notamment celles issues de groupes sociaux qui n’ont pas le pouvoir de les imposer.

Au Brésil, ces tensions, bien que présentes depuis déjà plusieurs décennies, sont devenues plus saillantes à partir des années 2000. Romão et Loss (2014) abordent comment l’avènement de la pensée pédagogique critique, la mobilisation des mouvements sociaux pour l’adoption de politiques de reconnaissance et le contexte international ont contribué à une expansion du réseau universitaire fédéral[2]. En effet, entre 2003 et 2016, années où le Parti des travailleurs (PT) gouverne le pays, le Brésil a connu une période intense de développement du réseau de formation supérieure. Ce processus d’expansion de l’enseignement supérieur, reposant sur l’ouverture de 18 nouvelles universités (dont 174 nouveaux campus) entre 2003 et 2014, a plus que doublé la capacité d’accueil du réseau des universités fédérales, cette valeur passant de 113 226 places en 2002 à 245 983 en 2014 (Brésil, 2015).

Les universités créées dans ce contexte ont voulu répondre aux critiques sur l’élitisme qui caractérisait l’éducation supérieure en concevant cette dernière en tant que levier de développement social et outil d’égalité sociale (Carvalho, 2014; McCowan, 2016; Romão & Loss, 2014). En effet, compte tenu de la centralité de la problématique du racisme dans le cadre des inégalités sociales au Brésil et de l’importance de cette préoccupation au sein des politiques éducatives depuis les années 80[3], le processus d’expansion de l’université publique visait à contribuer à la réduction des inégalités d’accès au sein du système éducatif brésilien par les groupes racisés (Brésil, 2015). Soulignons par exemple que pour l’année 2000, la part des étudiants qui s’autodéclaraient noirs ou pardos[4] correspondait à 10 % de l’ensemble de l’effectif des étudiants universitaires, alors que ce groupe représentait 44,7 % de l’ensemble de la population du pays (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatistica [IBGE], 2000, cité dans Artes & Oliveira, 2019). En outre, l’éducation supérieure brésilienne a traditionnellement agi comme un facteur de maintien, ou pire encore d’augmentation des inégalités, privilégiant la fréquentation d’élèves provenant du réseau privé d’éducation obligatoire. Ce faisant, alors que les élèves issus du réseau public avaient moins de chances d’accéder au réseau postsecondaire public gratuit et de qualité, la situation inverse prévalait dans le cas des élèves ayant fréquenté le réseau privé, créant ainsi un système régressif d’accroissement des inégalités (Almeida-Filho, 2015).

Face à ces constats, deux mesures phares ont été proposées : le REUNI (Programa de Apoio ao Plano de Reestruturação e Expansão das Universidades Federais – (Brésil, 2007) et l’adoption de quotas pour les groupes minorisés[5] (Brésil, 2012). Les lignes directrices du REUNI visent la création de nouveaux programmes de formation et l’élargissement de l’offre, principalement après les heures de travail, de façon à ouvrir les portes des universités fédérales à d’autres profils d’étudiants. L’adoption de quotas (dès 2003 pour certaines universités publiques et à partir de 2012 en tant que loi applicable à l’ensemble des universités fédérales) vise quant à elle à garantir aux divers groupes d’étudiants un accès plus égalitaire à l’enseignement supérieur. Des quotas pour l’accès aux programmes de deuxième et troisième cycles (Brésil, 2016) ainsi que pour l’embauche de professeurs universitaires au réseau fédéral (Brésil, 2014) ont aussi été établis.

2. Le cas de l’Université fédérale du Sud de Bahia

C’est dans ce contexte que l’UFSB a vu le jour en 2013, alors que la région sud de Bahia comptait sur une offre de seulement 1475 places dans les universités publiques pour répondre annuellement aux besoins d’accès à l’enseignement supérieur des 14 000 élèves finissants du secondaire public (UFSB, 2014). De plus, l’état de Bahia présente l’un des plus forts taux du pays au regard des personnes s’autodéclarant noires ou pardas, soit plus de 70 % de sa population; ces données illustrent bien les inégalités saillantes du système régressif décrit plus haut.

L’UFSB souscrit à la dernière vague d’institutions fédérales issues du REUNI. La loi de sa création a été publiée par la présidente Dilma Rousseff le 5 juin 2013 et ses portes ont été ouvertes en septembre 2014 pour la première cohorte d’étudiants. Ce qui distingue l’UFSB des autres expériences politico-institutionnelles et pédagogiques mises en oeuvre est le cumul de stratégies innovantes pour la promotion d’une université située dans un contexte de diversité sociale accrue. En effet, le Plano Orientador (PO[6]) (UFSB, 2014), qui constitue le plan de développement institutionnel initial, souligne l’engagement de l’institution à l’égard du territoire et de l’éducation obligatoire, du développement de pédagogies actives et d’un modèle de gestion démocratique à travers deux orientations : une université populaire et une université pluriépistémique, présentées ci-après.

2.1 L’Université fédérale du Sud de Bahia, une université populaire : favoriser la présence active des groupes minorisés au sein de l’université

Le PO de l’UFSB (2014) a mis de l’avant une orientation populaire en ciblant l’importance de favoriser la présence active des groupes minorisés en son sein, et ce, en prenant appui sur trois auteurs phares : Freire (1970), Santos (2000) et Teixeira (1989).

Premièrement, le PO repose sur le principe de territorialisation de l’université comme condition à la démocratisation de son accès, tel qu’élaboré par le politicien, chercheur et philosophe brésilien Anísio Teixeira (1984, 1989). À cet égard, l’université s’est développée autour de trois campus et d’un réseau de huit collèges universitaires (colégios universitários [CUNI]) répartis dans toute la région du sud de l’État de Bahia[7]. Cette structure permet à l’université d’être plus proche des enjeux et défis locaux, d’établir des collaborations étroites avec les milieux scolaires partageant le même territoire et de soutenir l’accès effectif des étudiants provenant de municipalités éloignées des campus. En effet, ces étudiants se voient offrir une formation générale (FG) d’une année, délocalisée et dispensée à des cohortes (groupes stables d’étudiants), qui leur permet par la suite de poursuivre dans le programme de premier cycle de leur choix (formation spécifique, FS). Ainsi, selon le PO, par le fait de retarder d’un an le processus de sélection des programmes universitaires, la FG permet de prendre en compte les réalités de vie diverses des étudiants. De plus, il spécifie que l’application de la politique des quotas est révisée à la hausse, notamment dans le cas des CUNI où 85 % des inscriptions sont réservées aux étudiants provenant du public[8].

En sus de l’accès, le PO fait état de nombreuses initiatives visant à assurer la persévérance des étudiants des groupes minorisés au sein de ces programmes de formation, ce qui constitue le deuxième élément le caractérisant. Ainsi, la FG rend possibles le développement d’un sentiment d’appartenance et une qualification de ces étudiants « en situation de vulnérabilité » par l’obtention d’un premier diplôme universitaire à la fin de la première année. De plus, une diversité de stratégies ou d’approches pédagogiques actives issues des travaux de Freire (1967, 1970) et visant à reconnaître l’autonomie des étudiants, à promouvoir la collaboration entre ces derniers et à offrir du tutorat par l’embauche de personnels destinés à soutenir particulièrement les étudiants des CUNI sont mises de l’avant.

Le troisième élément énoncé dans le PO permettant d’opérationnaliser l’orientation d’une université populaire s’articule autour de l’héritage de Santos (1978, 2000) qui met de l’avant la responsabilité sociale de l’université de refuser d’être un outil de maintien des élites en remettant en question de manière critique ses structures, ses valeurs et ses comportements. Par exemple, le PO propose la création d’un Conselho Estratégico Social (CES), une organisation unique au Brésil qui vise à renforcer la représentation d’acteurs de mouvements sociaux et de populations traditionnelles[9] au sein de l’université. « [Le CES] est un organe consultatif qui analyse les processus macrosociaux et politiques du développement régional et en identifie les tendances à long terme » [traduction libre] (UFSB, 2014, p. 76)[10].

2.2 Université pluriépistémique : revitaliser les cultures et les identités des groupes minorisés

L’orientation pluriépistémique vise à ce que l’UFSB contribue au processus de revitalisation des cultures et des identités des groupes minorisés sur son territoire. Cette orientation s’appuie sur le concept d’écologie des savoirs, c’est-à-dire la reconnaissance d’une diversité de modes de production de connaissances dont la science moderne n’est qu’un exemple parmi d’autres (Sousa-Santos, 2003), et sur celui de communauté épistémique, soit une « université en tant qu’espace public de partage et de production de connaissances dans lequel citoyens et groupes sociaux peuvent agir autrement qu’en tant qu’apprenants » [traduction libre] (UFSB, 2014, p. 25). Elle se reflète dans le PO de trois façons dans l’architecture pédagogique proposée : un espace commun de formation, le recours à une pluralité de modes de mobilisation des savoirs et la reconnaissance de la diversité de ces derniers.

En plus de ses visées de soutien aux étudiants provenant des CUNI, la FG, par le fait qu’elle soit commune à tous les programmes de 1er cycle de l’université, peu importe leur champ disciplinaire, met en lumière l’importance accordée à l’interdisciplinarité dans les pratiques de formation de l’UFSB. Définie dans le PO comme un « [p]rocessus commun d’enseignement-apprentissage, offrant une vision interdisciplinaire du monde, de la société et du sujet humain, à partir de l’environnement universitaire » [traduction libre] (UFSB, 2014, p. 50), elle se déroule tout au long de la première année et se compose de différents blocs structurés autour d’enjeux (et non de disciplines), dont un abordant les relations université-société qui vise à développer chez les étudiants une conscience critique par rapport à l’université et aux connaissances au sein des sociétés contemporaines.

Les approches pédagogiques sur lesquelles repose la FG sont un autre exemple de cette orientation d’une université pluriépistémique. En effet, le PO affirme explicitement que « [d]ans tous les cas sont favorisées les pratiques d’enseignement-apprentissage actives, réalisées en équipe au détriment des cours magistraux » [traduction libre] (UFSB, 2014, p. 7). Ainsi, le professeur doit assumer le rôle de médiateur au sein d’un espace démocratique et non celui de promoteur d’explications ou de classifications ancrées dans un champ disciplinaire précis.

Enfin, une autre proposition audacieuse du PO, et plus particulièrement de la résolution 20/2015 (UFSB, 2015) qui régule l’offre de la FG, constitue les Encontros de Saberes visant à promouvoir l’insertion des savoirs traditionnels dans l’enseignement formel à l’université. S’inscrivant dans une perspective de décolonisation des savoirs (Carvalho, 2020; Jardim, 2018), ces Encontros de Saberes reposent sur l’invitation de sages et de représentants des populations et communautés traditionnelles établies sur le territoire pour animer des séances de cours afin d’établir un dialogue interculturel entre les savoirs des communautés et ceux de l’académie. Étant donné que ces sages n’ont pas de diplômes universitaires qui les qualifient comme enseignants postsecondaires, cette résolution reconnaît leur légitimité institutionnelle en garantissant une place aux savoirs négligés des groupes minorisés dans les curricula.

Ainsi, ces deux orientations, populaire et pluriépistémique, mettent en lumière les considérations qui justifient le choix du cas de l’UFSB au centre de cette contribution. Mentionnons cependant ici que le PO aborde ces orientations de manière imbriquée et que le choix de les séparer repose sur des arguments de lisibilité. Cette imbrication pourrait être illustrée à travers l’extrait suivant, où le PO explicite comment la diversité des étudiants générée à l’intérieur de l’université par l’orientation d’une université populaire devient le matériel permettant à cette même université de se réclamer pluriépistémique, c’est-à-dire de reconnaître et de valoriser la diversité des savoirs en son sein : « […] l’écologie des savoirs peut produire un mouvement de révolution épistémologique, considérant l’engagement du milieu universitaire envers la collectivité non pas à l’extérieur de celui-ci, mais de l’extérieur vers l’intérieur » [traduction libre] (UFSB, 2014, p. 25).

3. Considérations théorico-méthodologiques

En nous inspirant du néo-institutionnalisme sociologique et plus particulièrement de l’idée de pluralisme institutionnel, comme décrits par Lessard et Carpentier (2015), le PO, en tant que politique, est conçu comme « des réponses ou des outils de régulation des tensions entre une organisation et son environnement » (p. 62). Ainsi, au-delà de l’institutionnalisme classique, où les politiques constituent un cadre auquel l’organisation a à se soumettre, le PO a été, depuis 2014, l’objet d’interprétations, de bricolages et de compromis pluriels de la part des acteurs de la communauté universitaire. Ce pluralisme institutionnel générerait « des tensions dynamiques et par là, un potentiel toujours présent de changement » (p. 61). Ainsi, constituant, comme toute autre politique, un système symbolique et un dispositif « qui contribuent à la fabrication des institutions sociales et des produits culturels » (Lessard & Carpentier, 2015, p. 84), le PO peut être compris comme un produit et un producteur de tensions.

Afin de documenter ces tensions ayant marqué la mise en oeuvre de l’UFSB, et plus spécifiquement les orientations au centre de son PO, une recherche qualitative de second degré, et plus précisément une analyse qualitative de données secondaires (Beaucher, 2009), a été menée. À partir de la typologie de Heaton (2004) et par le fait que cette contribution vise un objectif original et qu’elle est le fruit d’une analyse de données provenant de sources distinctes, il est possible de caractériser cette démarche de supra-analyse amplifiée[11].

Le matériel empirique sur lequel repose cette analyse est issu d’une recension de textes à partir des critères suivants : 1) contributions scientifiques (articles publiés, ouvrages collectifs, chapitres de livres, thèses); 2) portant spécifiquement sur l’expérience de mise en oeuvre de l’UFSB; 3) publiés entre 2018 et 2020; 4) constituant des enquêtes empiriques auprès de la communauté universitaire ou des rapports d’expérience.

Vingt-sept textes ont ainsi été retenus. Pour quasi-totalité d’entre eux (26 textes), les auteurs appartiennent à la communauté de l’UFSB, en tant que professeurs (n=35), gestionnaires (n=12), étudiants (n=10) ou représentant au CES (n=1), alors que trois contributions impliquent aussi des membres externes, soit des professeurs d’autres universités, des partenaires ministériels, des acteurs des milieux scolaires et d’autres membres de la société civile (n=8)[12]. Une seule contribution est signée uniquement par un membre externe. En outre, au sein du corpus, 12 textes constituent des enquêtes empiriques auprès de membres de la communauté universitaire, dont des étudiants, des professeurs et des membres externes (voir le Tableau 1).

Pour analyser le corpus, nous avons eu recours à une approche inductive qui vise à documenter les tensions émanant du PO en tant que politique mise en actes. Dans ce sens, nous avons analysé le corpus afin d’identifier des extraits faisant référence à des divergences entre des acteurs de la communauté universitaire quant à leur compréhension des deux orientations définies par le PO ou à des incohérences entre des actions mises en oeuvre et celles suggérées par le PO. Les tensions ont ainsi été progressivement construites en catégories.

Tableau 1

Corpus retenu et statuts des auteurs et des participants

Corpus retenu et statuts des auteurs et des participants

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Toutefois, soulignons ici que notre analyse n’a pas documenté les contraintes liées aux ressources, alors que celles-ci concernent l’ensemble de tensions documentées. Il s’agit là d’une limite de l’analyse qui s’est davantage centrée sur la mise en oeuvre des orientations du PO.

4. Tensions liées à la mise en oeuvre d’une université populaire et pluriépistémique

L’analyse du corpus a permis de dégager différentes catégories de tensions relatives à la mise en oeuvre du PO de l’UFSB. Celles-ci sont abordées en fonction des deux orientations mises en lumière et illustrées à partir d’extraits du corpus.

4.1 Tensions liées à l’orientation d’une université populaire

Concernant l’orientation d’une université populaire, trois catégories de tensions ont été relevées : l’incohérence dans les pratiques pédagogiques adoptées; les effets non escomptés des mesures d’équité destinées aux étudiants des CUNI; les divergences quant au partage du pouvoir décisionnel.

4.1.1 L’incohérence dans les pratiques pédagogiques adoptées

Bien que le corps professoral soit invité à adopter des pratiques pédagogiques s’inscrivant dans la perspective freirienne, certains des textes analysés font état de pratiques fortement marquées par la culture organisationnelle traditionnelle de l’enseignement supérieur brésilien. Par exemple, le contrôle des présences et le recours aux évaluations formelles font l’objet de critiques de la part d’étudiants :

L’université dit vouloir faire une place aux classes populaires dans l’université : c’est donc impossible de faire échouer des gens parce qu’ils sont absents, parce qu’ils arrivent en retard ou parce qu’ils n’ont pas pu se présenter le jour d’un examen. Il est nécessaire de trouver un moyen de rendre le tout plus flexible, mais il y a des professeurs qui ne peuvent pas comprendre cela. Ils ne peuvent pas comprendre […] que le public à l’UFSB n’est pas le même que les universités auxquelles ils sont habitués, dans lesquelles une grande partie des étudiants sont financés par les parents (étudiant auteur[13]) [traduction libre]

Pimentel et al., 2020, p. 375

Pour certains professeurs, cette incohérence serait le reflet d’un manque d’affiliation du corps professoral au PO :

Dans la trajectoire de mise en oeuvre de l’UFSB et des CUNI, il y avait de forts processus d’adhésion ou de résistance des enseignants aux changements proposés dans la pratique éducative, avec le refus, de la part de certains, d’enseigner aux CUNI ou d’adopter des pratiques pédagogiques dans la perspective présentée dans le PO (professeurs auteurs) [traduction libre]

Oliveira & Gonçalves, 2020, p. 349

Selon Barreto Filho (2019), cette incohérence s’explique également par les contraintes réglementaires auxquelles est soumise l’UFSB et qui limitent par exemple l’action des ressources techniques embauchées pour offrir des pratiques d’accompagnement aux étudiants des CUNI, une situation décriée par un professeur interrogé : « Ces techniciens ont eu pour fonction d’ouvrir et de fermer les salles du CUNI et d’aider aux problèmes bureaucratiques, c’est du support administratif » (professeur participant) [traduction libre] (Barreto Filho, 2019, p. 178).

En outre, alors que l’UFSB par l’entremise de son PO met de l’avant l’importance d’élargir son accès à tous, les processus de sélection à l’entrée de la FS sont fortement critiqués par les étudiants. Une étudiante les qualifie d’« hypocrisie quant aux pratiques pédagogiques et aux modalités d’évaluations » (étudiante auteure) [traduction libre] (Pimentel et al, 2020., p. 374), une autre parle d’« utopie […] Tout dans le modèle me semble effectivement innovant, mais il semble que les gens ne sont pas prêts pour ce qui est proposé » (étudiante auteure) [traduction libre] (Pimentel et al., 2020, p. 371), alors qu’un dernier décrie les limites quant au choix d’orientation professionnelle :

On n’aurait pas dû faire tant de promesses aux étudiants, par exemple : vous pouvez suivre le chemin que vous voulez, le cheminement que vous voulez, entrer dans le programme que vous voulez. […] Ces personnes [qui souhaitent accéder à des programmes prestigieux] ont froncé les sourcils quand elles se sont rendues comptes qu’en fait, il y a des cotes d’entrée, il y a du contingentement, etc. – et cela cause de nombreux problèmes (étudiant auteur) [traduction libre]

Pimentel et al., 2020, p. 375

Plus largement, selon un gestionnaire, « les prémisses de base concernant la mobilité des étudiants, intrinsèquement liés à leur persévérance, sont niées » (gestionnaire auteur) [traduction libre] (Felipe, 2020, p. 109).

4.1.2 Les effets non escomptés des mesures d’équité destinées aux étudiants des CUNI

Le corpus témoigne de certaines dérives associées à la création de cohortes et à l’offre de la FG délocalisée au sein des CUNI. En effet, ces mesures seraient associées à des risques de stigmatisation de ces étudiants, ce qui se reflète dans les attentes de certains professeurs comme le partage un étudiant :

J’ai entendu un enseignant nous dire en classe que les étudiants du CUNI étaient aliénés et ne savaient pas ce qui se passe réellement à l’université, que notre esprit était petit et que nous ne pensions qu’à court terme (étudiant participant) [traduction libre]

Oliveira & Gonçalves, 2020, p. 349

Ainsi, le traitement différencié des étudiants du CUNI contribue à réifier ces derniers en tant que public vulnérable, selon leur statut socioéconomique et leur capital culturel. Dans l’extrait suivant, deux gestionnaires de l’UFSB réfléchissent sur cette dérive et sur le risque de cooptation de ces mesures par des étudiants de groupes plus privilégiés :

D’une part, tout en atteignant ses visées, le CUNI peut devenir une sorte d’institution démocratique discriminatoire. La classe moyenne locale et même celles venant d’autres régions voisines découvriront rapidement les avantages d’entrer dans une université fédérale grâce au réseau régional des collèges. D’autre part, la question d’une éventuelle ghettoïsation par le système des CUNI nous préoccupe beaucoup (gestionnaires auteurs) [traduction libre]

Almeida-Filho & Coutinho, 2019, p. 161

Ces mesures d’équité engendreraient des défis en ce qui concerne la transition de la FG vers les FS, alors que ces dernières ne sont pas offertes dans les CUNI. Ainsi, deux professeurs font état d’enjeux vécus par les étudiants finissants de la FG pour poursuivre leurs études, dont celui du transport : « Il convient de souligner que le déplacement des étudiants du CUNI vers le campus principal suscite des plaintes et des demandes fréquentes de la part des étudiants » (professeurs auteurs) [traduction libre] (Oliveira & Gonçalves, 2020, p. 351).

4.1.3 Les divergences quant au partage du pouvoir décisionnel

Le CES, conçu comme la principale stratégie de développement des liens entre l’UFSB et la communauté locale par le PO, est remis en question par les employés de l’université. Selon deux gestionnaires, «  les trois catégories internes de l’université – étudiants, enseignants et techniciens administratifs – n’ont pas été en mesure d’appréhender l’importance stratégique de ce conseil, ce qui a engendré des résistances à son renforcement politique » (gestionnaires auteurs) [traduction libre] (Menezes & Góes, 2020, p. 184).

Démontrant encore ici des enjeux d’affiliation du corps professoral au projet de l’UFSB, l’investissement dans la collaboration université-société par la mise en oeuvre du CES est vue comme une priorité critiquable alimentant le manque de ressources et la surcharge de travail :

la lourde charge de travail institutionnel est sur le dos du corps professoral, mais toute l’énergie et les ressources de l’Université sont dirigées vers des actions telles que le Forum stratégique social [une initiative du CES], le SBPC [un événement scientifique d’envergure] et l’implantation des complexes éducatifs intégrés [des initiatives visant à établir des collaborations avec les milieux scolaires] (professeur participant) [traduction libre]

Barreto Filho, 2019, p. 176

Toutefois, un représentant au CES réitère la nécessité, voire l’obligation, que les mouvements sociaux participent aux instances décisionnelles afin que l’UFSB soit un espace véritablement inclusif pour les groupes minorisés :

Nous voulons influencer, et pour ce faire, nous devons être très intelligents. Si ce n’est pas possible, nous devons, et cela peut être ici à l’UFSB ou ailleurs, construire notre école et notre université. Nous devons la construire nous-mêmes (représentant au CES auteur) [traduction libre]

Oliveira, 2020, p. 169

En synthèse, par rapport à l’orientation d’une université populaire, les tensions identifiées sont surtout liées à la fois aux enjeux d’accès, notamment dans le cas de l’entrée aux FS, de persévérance, par les contraintes limitant l’adoption de pratiques différenciées et leurs dérives, et de représentation, alors que la place de la communauté au sein du l’université est l’objet de controverses.

4.2 Tensions liées à l’orientation d’une université pluriépistémique

Des textes analysés, deux catégories de tensions ont émergé relativement à la mise en oeuvre de l’orientation pluriépistémique, l’une a trait à la visée d’une formation à la fois citoyenne et professionnalisante et l’autre concerne des enjeux de la reconnaissance de la diversité de savoirs.

4.2.1 Visées d’une formation à la fois citoyenne et professionnalisante

Former des citoyens qui sont aussi aptes au marché de travail produit des tensions. Tugny et Giannella (2020) se penchent sur l’offre du cours Expérience du sensible, offerte dans la FG, qui propose un dialogue interdisciplinaire à partir des subjectivités des étudiants, notamment leur rapport au territoire, plutôt que des contenus scientifiques statiques. Ils évoquent les malaises que ce cours suscite auprès de certains étudiants et collègues :

Naturellement, cette proposition ne laisse pas de susciter des doutes et des critiques de la part des professeurs et des étudiants en raison de sa différence radicale par rapport aux canons consolidés de l’enseignement supérieur. Elle incite à s’interroger sur l’utilité de ces expériences et leur potentiel de formation, en particulier de la part de ceux qui considèrent que le seul objectif de l’enseignement supérieur est la formation professionnelle, selon un format axé sur les contenus, et voient le placement des diplômés sur le marché du travail comme une urgence (professeurs auteurs) [traduction libre]

Tugny & Giannella, 2020, p. 430

Selon un représentant au CES, cette visée citoyenne ne doit pas se limiter à la FG. En effet, tous les programmes offerts doivent être élaborés en fonction des besoins de la communauté et valoriser différents domaines de savoirs. Pour ce faire, l’UFSB devrait éviter de renforcer les professions libérales et prestigieuses, qui sont le plus populaires auprès des étudiants. Ce représentant souligne et déplore que les carrières et champs de connaissances sont souvent faits en détriment des besoins de formation de la communauté :

Alors j’appelle tout le monde à construire cette université, à en faire une université inclusive qui ne se contente pas de se limiter à la médecine en pensant que cette médecine va tout sauver… […] Et si nous n’avons pas de nourriture, la médecine ne pourra pas prendre soin de nous tous (représentant au CES auteur) [traduction libre]

Oliveira, 2020, p. 172

Cette double visée de la formation préoccupe les étudiants. Même si une formation citoyenne semble pertinente du point de vue social, une étudiante partage ses questionnements sur la reconnaissance de celle-ci dans ses démarches pour la quête d’un emploi :

Il y a beaucoup de thèmes dits transversaux, les questions ethnoraciales, les LGBT – ce qui est très bien, car, en faisant un stage, je vois que beaucoup d’enseignants formés à l’éducation traditionnelle ne connaissent rien à ces thèmes, ils ont terriblement peur de les affronter. Et, en passant, ces sujets sont très importants, mais le problème est que, dans la pratique, dans un processus d’embauche, personne n’est intéressé à savoir si vous le savez. Ce qu’ils veulent savoir, c’est si vous connaissez le tableau périodique ou la liste des présidents du Brésil. Et cela provoque une certaine angoisse chez les étudiants (étudiante auteure) [traduction libre]

Pimentel et al., 2020, p. 368

4.2.2 De la reconnaissance de la diversité des savoirs à leur instrumentalisation

Considérant le rôle de l’université comme instance de validation à la fois des savoirs scientifiques et des savoirs traditionnels dans la société, un représentant au CES met en garde contre le risque d’instrumentalisation de ces savoirs, en critiquant leur appropriation par les scientifiques :

J’ai aussi du sang indigène Tupinambá, du peuple guerrier, qui a beaucoup de connaissances dans l’art de la navigation, dans l’art de la guerre et aussi beaucoup de connaissances sur comment « faire la génétique », comme d’autres essaient maintenant de le faire et de le breveter en disant qu’ils possèdent le savoir, tout comme les terres indigènes (représentant au CES auteur) [traduction libre]

Oliveira, 2020, p. 161

Les deux catégories de tensions abordées ci-dessus mettent de l’avant la difficulté de s’inscrire dans une approche interdisciplinaire tout en considérant le marché des disciplines au sein de la société et aussi, celle d’accorder une légitimité institutionnelle à des savoirs négligés, sans les subvertir.

Discussion conclusive

Les catégories de tensions présentées donnent à voir comment le PO ne peut être considéré à lui seul pour documenter l’UFSB; c’est son appropriation et sa négociation par les acteurs au fil des années et des contextes qui construisent l’institution. En ce sens, notre analyse permet d’éclairer davantage les liens existant entre les deux orientations au centre du PO. Si celui-ci met de l’avant que l’orientation d’une université populaire constitue une condition pour l’orientation pluriépistémique, l’inverse est aussi le cas. En effet, les efforts pour soutenir l’accès à l’enseignement supérieur doivent s’accompagner d’une réflexion sérieuse sur les processus d’exclusion sociale (re)produits par l’université elle-même. Ceci exige de remettre en question les frontières disciplinaires et leur hiérarchie, les visées de l’offre de formation ainsi que la participation des mouvements sociaux à la réalisation même des missions universitaires de recherche, d’enseignement et de services à la collectivité. Les propos suivants d’un représentant au CES insistent sur l’importance que les orientations populaire et pluriépistémique soient articulées :

[…] nous ne comprenons pas le rôle des quotas et comment ils peuvent nous aider, car les quotas servent simplement pour que l’on puisse entrer chez les autres et bousculer l’ordre des choses. Il y a des gens qui veulent aimer cette maison, mais la vérité, c’est qu’il n’y a pas de place pour nous ici. Même s’il y a des professeurs bien intentionnés, des gens très gentils, cette maison n’est pas la nôtre. Et si cette maison n’est pas la nôtre, ils peuvent nous expulser dès qu’ils le veulent. Il faut donc que l’on comprenne ces prémisses pour comprendre que l’éducation, l’école et l’université sont des lieux qui ont un propriétaire (représentant au CES auteur) [traduction libre]

Oliveira, 2020, p. 169

Aujourd’hui, ces défis apparaissent bien utopiques dans un Brésil qui a beaucoup changé politiquement. La montée d’une droite populiste et élitiste ne donne pas d’horizon au projet de l’UFSB tel qu’il a été initialement conçu, alors que l’autonomie universitaire et le financement sont menacés et que les politiques éducatives adoptées dans les derniers mois témoignent d’un autoritarisme et d’un conservatisme typiques des régimes dictatoriaux[14].

Alors que le contexte sociopolitique brésilien actuel présente des particularités que l’on peine encore à comprendre, les tensions documentées peuvent aussi être éclairées, voire complexifiées, par certaines tendances assaillant l’université à l’échelle globale. Un rapport tout récent du Fonds de recherche du Québec (FRQ, 2020) permet d’une part d’illustrer la pertinence des tensions documentées dans d’autres contextes, comme le contexte nord-américain, et d’autre part de rendre visibles d’autres facettes de ces tensions qui n’ont pas été explorées ici. Ainsi, la tension liée à l’incohérence dans les pratiques pédagogiques adoptées fait écho à la tendance à la « diversification de la composition des effectifs étudiants [qui] s’accompagne d’une diversification des besoins, des attentes et des objectifs de formation, et les universités doivent trouver des manières de répondre à cette situation » (FRQ, 2020, p. 23). Celle abordant les effets non escomptés des mesures d’équité se trouve renforcée alors que l’on reconnaît que les « groupes diversifiés de personnes dont les expériences de scolarisation et les acquis culturels sont différents de ceux de la majorité et peuvent constituer un handicap de départ, s’engagent dans des études universitaires » (FRQ, 2020, p. 23, nous soulignons). Les divergences quant au partage du pouvoir décisionnel peuvent être revues à la lumière des « exigences de lobbies ou de groupes d’intérêt de tous genres, soit internes, soit externes, voulant subordonner la gestion universitaire à des impératifs externes » (FRQ, 2020, p. 21). Quant à elle, la tension entre une formation citoyenne et professionnalisante gagne en force, sachant

[qu’une] vision utilitariste de la science peut sous-estimer l’apport des sciences sociales et humaines, des arts et lettres, et priver les sociétés de l’apport de ces secteurs à la solution des problèmes et à la formation de la relève

FRQ, 2020, p. 21

Finalement, celle relative à la reconnaissance d’une diversité de savoirs peut être mise en perspective dans un contexte d’« émergence de discours populistes mettant de l’avant des “faits alternatifs” au détriment des consensus scientifiques » (FRQ, 2020, p. 78).

Cela dit, des études considérant la disponibilité des ressources, les changements organisationnels et les contingences politiques, sociales, environnementales ayant une incidence sur les décisions institutionnelles sont souhaitables pour avoir un portrait plus compréhensif de l’université du XXIe siècle et des défis qui l’attendent.