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Introduction

Dans un texte écrit en 1999, Albert Jacquard, se projetant dans la posture d’un ministre de l’Éducation, écrivait en préambule de neuf articles :

L’Éducation nationale ne doit pas préparer les jeunes dont l’économie ou la société ont besoin. La finalité de l’éducation est de provoquer une métamorphose chez un être pour qu’il sorte de lui-même, surmonte sa peur de l’étranger, et rencontre le monde où il vit à travers le savoir. Moi, ministre de l’Éducation nationale, je n’ai qu’une obsession : que tous ceux qui me sont confiés apprennent à regarder les autres et leur environnement, à écouter, discuter, échanger, s’exprimer, s’émerveiller

Jacquard, 1999

Il invitait dans son article premier à supprimer tout esprit de compétition à l’école, remettant en question la compétitivité dans laquelle l’enseignement supérieur est actuellement engagé.

Dans un contexte mondial fortement perturbé par une circulation virale, les établissements d’enseignement, du primaire au supérieur, ont mobilisé d’importants moyens, et les acteurs se sont fortement engagés pour assurer une continuité. Cette situation inédite à l’échelle d’une génération, voire de plusieurs générations, conduit à renouveler le questionnement lié à l’évolution de l’enseignement supérieur. La technologisation des pratiques opérée en un temps record ne peut laisser penser qu’il s’agit d’une véritable transition. Nul ne peut prédire à ce jour ce qui sera retenu de cette expérience si singulière sur le futur de l’enseignement. Le présent article propose de revenir sur les évolutions actuelles qui viennent bouleverser l’enseignement supérieur en examinant la réalité de l’injonction à l’innovation à laquelle sont soumis les établissements et les différents acteurs. Sans chercher à dessiner ce que seront les établissements d’enseignement supérieur du futur, il s’agit de proposer des principes tels que la responsabilisation, l’ouverture et la confiance pour soutenir le développement d’un enseignement supérieur inclusif fondé sur la création des conditions d’une agentivité collective pour que chacun, au sein de cette communauté, puisse être reconnu, soutenu, et agir à la fois au bénéfice de son propre développement et au développement collectif.

1. Des évolutions qui viennent bouleverser l’enseignement supérieur

Comme le rappelle Poteaux (2013),

[m]ême si les universités jouissent d’une place particulière dans la société en se positionnant comme des bastions de la production de savoirs, elles ne peuvent faire abstraction des évolutions sociales, et en particulier des pratiques sociales en matière de rapport au savoir et à sa diffusion.

Poteaux, 2013, paragr. 7

Nées des corporations du Moyen-Âge, elles n’ont cessé d’évoluer selon des cycles plus ou moins longs en lien avec l’évolution des sciences, des techniques et plus globalement de la société.

Au cours du XXe siècle, l’enseignement supérieur a connu une « massification » conduisant à une évolution considérable du public qu’il accueille. En effet, au début des années 2000, la majorité[1] des jeunes européens y accédait déjà (Romainville, 2006). En 2018, 75 % des bacheliers français poursuivaient leurs études dans le supérieur (Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation [MESRI], 2018). Cette augmentation des effectifs s’observe au niveau mondial depuis le début des années 90. L’augmentation du nombre d’inscriptions observée à tous les cycles universitaires québécois (voir notamment Le Québec économique, 2020) en est une illustration : augmentation de 25 % des effectifs au premier cycle entre 1998-1999 et 2018-2019. Cet accroissement des effectifs se traduit dans certains pays par l’impossibilité physique d’accueillir tous les étudiants et par l’impérieuse nécessité d’augmenter la capacité d’accueil par de nouvelles constructions et/ou le développement d’universités virtuelles (par exemple l’Université virtuelle du Sénégal).

Dans ce contexte, les enseignants font face à de « nouveaux profils d’étudiants, en matière de compétences, de motivation et de rapport aux études » (Romainville, 2006, p. 8). Selon Romainville, ces nouveaux étudiants seraient davantage en attente d’une formation professionnalisante. Par ailleurs, une grande partie d’entre eux serait obligée de travailler pour financer ses études et serait peu familiarisée à la culture de l’enseignement supérieur dans la mesure où leurs parents ne seraient pas passés par ce type d’étude (Romainville, 2006). Ces nouveaux étudiants seraient notamment peu préparés à l’autonomie attendue pour réussir leurs études dans l’enseignement supérieur (Paivandi, 2015). La pandémie de COVID-19 a, pour de nombreux étudiants, renforcé la précarité dont les origines sont multiples (culturelle, économique, familiale, sociale), augmentant la vulnérabilité de certains d’entre eux.

Ce phénomène de massification émanerait lui-même de nouvelles attentes sociétales qui relient l’obtention d’un diplôme à l’obtention d’emplois valorisants et bien rémunérés. Le rapport paru en 2020 sur l’université québécoise du futur (Fonds de recherche du Québec, 2020) résume les grandes tendances susceptibles d’influencer l’université du futur : le climat, la démographie, les incertitudes, le numérique, les productions de savoirs, la santé, etc. Dans cette perspective il s’agirait davantage d’apprendre à apprendre, d’enseigner à vivre (Morin, 2014), à être, plus que d’avoir, de posséder des connaissances dont l’obsolescence pour résoudre la complexité de problèmes inconnus, à l’immanence incertaine, peut être rapidement avérée.

Ainsi, les établissements d’enseignement supérieur sont aux prises avec trois défis, la massification, la démocratisation et l’inclusion, dont l’importance et la difficulté sont possiblement renforcées par la crise pandémique conduisant ces organisations et leurs acteurs à l’atteinte de limites fonctionnelles révélées lorsqu’il s’est agi d’assurer la continuité pédagogique. Relever ces défis suppose une profonde évolution de l’organisation et des pratiques enseignantes qui devraient se décentrer du savoir pour se centrer davantage sur un apprentissage de qualité (Lison & Jutras, 2014), une invitation pour les uns, une injonction pour d’autres, à passer d’un paradigme de l’enseignement à un paradigme d’apprentissage. Ce qui pose des questions de financement et de qualité de l’enseignement supérieur, dont les principes actuels reposent encore majoritairement sur l’unité de temps et de lieu qui organise trois temporalités de l’enseignement : la transmission, l’application et l’appropriation.

1.1 D’une logique d’enseignement à une logique d’apprentissage

L’enseignement supérieur est conduit à adapter son offre et les modalités de formation aux besoins de la société, s’éloignant de son projet initial et historique : un lieu clos et protégé de production et de diffusion des savoirs. Il ne s’agirait donc plus de former une élite de « sachants », mais « de faire en sorte que les étudiants acquièrent les compétences nécessaires pour évoluer dans un monde qui change rapidement, où la complexité s’accroît, où l’utilisation des savoirs issus de la recherche est de plus en plus rapide » (Béjean & Monthubert, 2015, p. 18).

Cette évolution était déjà présente dans des travaux de la fin du siècle dernier. Barr et Tagg (1995) ont proposé un premier cadre de référence pour expliciter ce changement de paradigme, en s’appuyant sur l’analyse du premier cycle de l’enseignement supérieur. Ils considèrent que ce changement se traduit principalement dans les missions attendues des institutions d’enseignement supérieur qui ne consisteraient plus à apporter de l’instruction (« to provide instruction ») mais à produire de l’apprentissage (« to produce learning ») (p. 1). Au-delà des missions et des objectifs des institutions qui seraient révisés, un changement de paradigme impliquerait également une révision :

  • des critères de performance, centrés non plus sur la performance de l’enseignement, mais sur la qualité des apprentissages;

  • des structures (c’est-à-dire du cadre organisationnel) d’enseignement-apprentissage, avec des diplômes centrés non plus sur un volume d’heures de formation, mais sur la conformité à un profil de sortie (défini en termes de connaissances et de compétences);

  • des théories d’apprentissage sous-jacentes aux stratégies mises en oeuvre, avec le développement d’un environnement d’apprentissage moins individualiste et plus collaboratif;

  • des mesures de la productivité et du financement du système de l’enseignement supérieur, fondées davantage sur l’atteinte d’objectifs d’apprentissage que sur un volume d’heures d’enseignement;

  • de la nature des rôles des principaux acteurs, amenés à former un écosystème propice aux apprentissages.

Si ce besoin d’évolution semble partagé, chacun est invité à penser cette évolution non pas dans une logique d’opposition entre anciens et modernes, mais davantage dans une approche qui prend appui sur les synergies ou complémentarités issues du métissage des pratiques. Tout comme l’opposition entre behaviorisme et socioconstructivisme est stérile, pour Béchard (2008), le rejet de ce qui a construit jusqu’à ce jour l’organisation et les pratiques dans l’enseignement supérieur serait tout aussi infécond. Certes il est important de différencier des approches pédagogiques, pour autant que cela se fasse dans une perspective d’un alignement pédagogique renouvelé qui prend en compte les dimensions spatio-temporelles dans lesquelles s’inscrivent les activités d’enseignement et d’apprentissage. D’ailleurs, certaines modalités de formation considérées par certains comme innovantes (par exemple les cours en ligne ouverts à tous, MOOC), reposent sur une pratique magistrale : la transmission dont la médiatisation audiovisuelle ne doit pas faire oublier qu’enseigner n’est pas apprendre (Saint‑Onge, 2014).

Cette conception binaire empêcherait une cohabitation des paradigmes, telle que mise en exergue dans les travaux de Mezirow (2001) sur l’apprentissage adulte. Or la complexité de l’humain conduirait à penser qu’il n’y a pas d’alignement harmonieux (Mezirow, 2001). Ce changement de paradigme serait ainsi à appréhender davantage comme une grille de lecture qui permettrait de se donner une orientation commune. Nous proposons de penser le futur de l’enseignement supérieur en revenant sur des principes fondateurs qu’il convient d’actualiser en ne sacrifiant pas l’utilitarisme attendu au développement de l’esprit critique et à la réflexivité nécessaire à l’adaptation à un monde en mouvement.

1.2 Reconnaître le sujet comme un acteur-auteur du processus formatif : un changement de paradigme

Le changement de logique n’émane pas seulement d’évolutions sociétales, mais également de l’essor des sciences cognitives qui a transformé la vision de l’enseignement et de l’apprentissage (Ntebutse, 2009). En effet, les travaux menés notamment par Piaget et Vygotski auront contribué à saisir la complexité du processus d’apprentissage, conduisant à l’idée que celui-ci serait plus efficace si l’apprenant était considéré comme un acteur. Dans cette perspective, « l’apprentissage est défini comme un processus cognitif, affectif et social qui engendre une modification des acquis antérieurs et une réorganisation de la structure cognitive rendant possibles de nouvelles acquisitions » (Legendre, 2004, p. 16). Cela constituerait un changement de paradigme, tel qu’appréhendé par Kuhn, c’est-à-dire un « ensemble de présupposés sur lesquels prend appui une science à un moment donné de son histoire » (Legendre, 2004, p. 20). L’approche cognitiviste invite en effet à concevoir les rapports entre apprentissage et enseignement sous un nouvel angle, dans la mesure où l’apprentissage serait considéré comme un processus cognitif de traitement de données qui se fait par construction et vérification d’hypothèses. L’apprentissage ne pourrait être transmis de l’extérieur, puisqu’il repose sur des mécanismes de restructuration interne au sujet qui s’opèrent dans l’interaction avec son environnement selon une approche inductive et expérientielle. L’apprentissage émanerait d’une tentative d’adaptation à l’environnement (processus d’assimilation et d’accommodation), dans la recherche d’un équilibre entre la réalité qu’il perçoit et sa représentation (Piaget, 1969). Ces travaux rejoignent ceux d’autres auteurs rappelant au besoin cette dimension phénoménologique de l’évolution, le couplage structurel des organisations, des sujets et de l’environnement, ce qui invite à penser l’enseignement supérieur du XXIe siècle dans une perspective écosystémique, voire écosémiotique[2], qui permet d’aborder ces évolutions en considérant des interdépendances multiples au sein de chaque sous-système (par exemple : sous-système de pilotage, sous-système d’actions) et du système global, qui font que l’enseignement supérieur ne doit pas uniquement réagir à ce qu’il perçoit de l’évolution des besoins, mais doit contribuer également à agir sur l’évolution des besoins dans une perspective autopoïétique (Maturana & Varela, 1989).

Dans cette perspective, à la différence d’une vision behavioriste de l’apprentissage qui serait subordonnée à l’enseignement, les processus d’apprentissage conditionnent l’impact des stratégies d’enseignement :

Ce n’est pas parce qu’on enseigne que les élèves apprennent, c’est parce que l’apprentissage s’effectue d’une certaine manière qu’il nécessite des pratiques d’enseignement particulières adaptées au contexte et à la nature même des processus d’apprentissage qu’elles sollicitent

Legendre, 2004, p. 22

L’accent devrait donc être mis sur une diversification des pratiques d’enseignement qui soient inclusives afin de s’adapter à la nature des objets d’apprentissage, aux processus cognitifs et affectifs que nécessite leur appropriation et aux contextes d’apprentissage (Legendre, 2004). En outre, le sociocognitivisme (processus de construction de la connaissance) et le socioconstructivisme (processus cognitifs et affectifs en appui desquels l’individu interagit avec son environnement) apportent une lecture complémentaire à la compréhension de la complexité des processus d’apprentissage. Ils s’accordent sur une vision selon laquelle « toute connaissance, qu’elle soit individuelle ou collective, fait nécessairement intervenir une activité structurante du sujet en interaction avec son environnement, tant social que physique » (Legendre, 2004, p. 22). La cognition étant considérée comme socialement partagée, la connaissance émanerait d’une co-construction entre les individus et les groupes (Vygotski, 1997). L’apprentissage est ainsi abordé sous une double dimension personnelle (cognitive et affective) et sociale, et repose sur le développement de l’agentivité individuelle et collective des apprenants. Ces perspectives théoriques soutiennent une vision de l’apprentissage qui vient bousculer certaines conceptions préalables. Elles relativisent notamment l’importance d’une transmission des connaissances pour considérer davantage l’étudiant comme un véritable acteur et auteur de ses apprentissages à qui est proposé un ensemble de situations d’apprentissages expérientiels.

1.3 Une reconfiguration phygitale des territoires de l’apprendre

La rationalité qui soutient l’organisation des établissements d’enseignement supérieur est fondée sur des unités spatiales qui structurent les campus et regroupent les activités administratives, d’enseignement et de recherche. Un lieu clos aux frontières définies, lesquelles sont aujourd’hui bouleversées par la présence d’infrastructures et de services numériques. Comme le rappelle Pierre Giorgini, « nous passons d’un monde du lieu à un monde des lieux. Lieux matérialisés et espaces dématérialisés s’enchevêtrent, s’interpellent, s’enrichissent mutuellement, se confondent et se confrontent » (2016, pp. 186-187). L’enseignement supérieur n’échappe pas à cette évolution, dont la pandémie a par ailleurs montré les possibilités et les limites d’externalisation par exemple des activités d’enseignement et d’apprentissage via la mise à distance. Dans un rapport publié en janvier 2009, on indiquait déjà que

[l]a stratégie numérique apparaît comme un levier déterminant de compétitivité à disposition des établissements d’enseignement supérieur. Que ce soit pour adapter la formation à la diversité de publics étudiants, amplifier la visibilité des activités de recherche et d’enseignement, disposer d’outils de pilotage performants, etc., le numérique amène de profonds changements dans les politiques universitaires

Caisse des Dépôts, 2009, p. 6

S’intéresser au futur de l’enseignement supérieur, dans une perspective adaptative, suppose de mieux connaître où et comment apprennent les étudiants, dès lors où certaines activités d’apprentissage peuvent se dérouler hors campus. Des publications récentes avancent l’hypothèse d’un territoire de l’apprendre composé d’espaces hétérogènes (académiques et non académiques, formels et non formels) dans lesquels sont ancrées les pratiques d’enseignement et d’apprentissage (Paquelin, sous presse). Il s’agit de penser ces établissements non plus uniquement dans une unicité territoriale, de leur délocalisation partielle, mais davantage comme un réseau mobile dont les noeuds spatiaux sont à la fois académiques et non académiques. L’Université virtuelle du Sénégal avec son réseau d’espaces numériques ouverts, les campus connectés récemment implantés en France ou bien encore les « satellites » du projet initial de l’Université de l’Ontario français en sont des exemples. L’enjeu est d’aller au-delà de la notion de campus intelligent ou smart campus pour développer une véritable expérience phygitale de l’enseignement et de la recherche. Une expérience qui métisse, hybride, des activités ancrées dans des espaces physiques et dans des espaces numériques. Considérant la porosité des frontières conventionnelles du campus, consécutive notamment à la dématérialisation de nombreux services et activités, laquelle assure une permanence et une continuité d’accès, il importe d’en identifier les conséquences. Dès lors où il est possible de réaliser certaines activités dans tout type de lieu qui bénéficie minimalement d’une connexion de qualité au réseau internet, il y a une déterritorialisation des pratiques qui sont reterritorialisées par les apprenants, seuls ou en groupes, dans des espaces vécus non académiques. Ainsi, il y aurait la construction d’un territoire de l’apprendre contenant les activités d’apprentissage et qui serait pour partie en extériorité géographique et numérique de l’institution académique (par exemple pour l’extériorité géographique : les tiers lieux, les médiathèques; pour l’extériorité numérique : des outils numériques de types réseaux sociaux numériques non académiques). Cette évolution a deux conséquences, l’une sur la valeur de la co-présence sur le campus, et l’autre sur les fonctionnalités des organisations spatiales sur le campus.

Ainsi l’évolution de l’enseignement supérieur peut être pensée en considérant des principes et des valeurs sur lesquels prend appui une vision, et qui sont définis selon les règles et normes organisationnelles révisées. Cette évolution est possiblement liée à la capacité des acteurs de l’enseignement supérieur (ministères, gouvernances internes des établissements, acteurs de la communauté de l’enseignement supérieur) à quitter un mode de gestion technocentrée pour aller vers un mode de développement collaboratif, en réseau, en interaction avec un environnement, responsable et responsabilisant.

2. Une pression à l’innovation dans un contexte de compétitivité nationale et internationale

Les évolutions sociétales qui s’accompagnent d’une meilleure connaissance des processus d’apprentissage amènent le système d’enseignement supérieur à devoir s’adapter, notamment à travers une professionnalisation de ses formations, tout en devant faire face à la massification, à la démocratisation et à l’inclusion. Toutefois, il ne s’agirait pas seulement de s’adapter à ces évolutions; les établissements seraient également sommés de faire preuve de performance et de compétitivité. Dans ce contexte de pression à l’excellence, l’innovation pédagogique s’imposerait aux institutions.

2.1 La promotion de l’excellence au coeur du système d’enseignement supérieur

La compétition entre les établissements aux niveaux national et international s’intensifie (Musselin, 2017). Par exemple, les modes de régulation du système universitaire français, fondés sur des principes d’égalité et d’uniformité, sont abandonnés au profit d’un classement entre les universités qui occupent une place de choix et celles qui n’ont guère de poids dans le paysage de l’enseignement supérieur. Cette évolution se traduit aussi dans certains pays par la fusion d’universités afin d’atteindre une taille suffisamment importante pour être visible et s’imposer dans les classements internationaux (Musselin, 2017). Dans certains pays comme la France, les politiques universitaires et les discours centrés à la fin des années 1980 sur l’égalité entre les établissements changent profondément dans la première décennie des années 2000 pour se centrer sur la compétition nationale et internationale et sur la performance. Les établissements sont ainsi fortement invités à se montrer performants et compétitifs[3]. Cette intensification de la compétition dans l’enseignement supérieur est liée à un phénomène sociétal général de mondialisation et de compétition (Musselin, 2017)[4].

Ce système compétitif a été accentué, selon la sociologue, par une mise en visibilité des différences à travers les classements internationaux (tel que le célèbre classement de Shanghai)[5] et la mise en place d’agences d’évaluation (par exemple l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur [AÉRES], le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur [Hcéres] et EQUIS[6]). Les résultats de ces évaluations externes contribuent dans certains cas à la définition par les gouvernements du montant de l’allocation des moyens aux établissements. Ces différents classements révèlent des écarts que les gouvernances des établissements cherchent à réduire. L’établissement d’indicateurs d’évaluation accroît la compétition puisqu’ils constituent des normes à partir desquelles il devient possible de se mesurer et de se comparer (Musselin, 2017). Par ailleurs, la baisse des budgets récurrents au profit du financement sur projet vient également accroître la compétition puisqu’il devient plus difficile d’obtenir des financements (Musselin, 2017). L’obtention de fonds issus de réponses à des appels à projets représente alors un enjeu crucial tant budgétairement que symboliquement, les projets retenus faisant l’objet d’une valorisation par conséquent plus importante. Cette mise en concurrence effrénée induit une compétition à l’intérieur des établissements dans la mesure où ils mettent eux-mêmes en place des appels à projets pour répartir les fonds obtenus entre leurs différentes entités (Musselin, 2017). Ainsi que le souligne Musselin, l’État devient ainsi un « organisateur de la compétition » et les universitaires et les universités des « compétiteurs » (2017, p. 95).

Granget (2009) montre que cette inscription dans l’excellence est entretenue par les établissements eux-mêmes, à travers une communication institutionnelle qu’elle qualifie de « marketing », rejoignant la « conception marché »[7] développée par Larouche et al. (2016). En effet, les institutions, appelées à se démarquer dans un contexte d’enseignement supérieur concurrentiel, donneraient à voir, à travers leur communication auprès du grand public, un système en mouvement sans pour autant parvenir à sortir d’un fonctionnement bureaucratique. Ainsi, cette rhétorique de l’excellence conduirait à valoriser le monde universitaire, mais ce faisant, elle inscrirait les institutions, malgré elles, dans une logique de prescription managériale qui occulterait les problèmes de fond (Granget, 2009, p. 151).

2.2 Une injonction à l’innovation pédagogique

Une manière de se démarquer, pour les institutions d’enseignement supérieur, serait de démontrer leur capacité à innover tant en recherche qu’en enseignement. En effet, le financement sur projets ne serait plus limité au périmètre de la recherche, il concernerait également l’enseignement qui doit ainsi faire la preuve de sa performance[8]. L’innovation serait alors considérée comme la voie d’entrée par laquelle développer une éducation et une formation performantes (Cros, 2019). Elle serait encouragée dans la mesure où nos sociétés s’accommoderaient difficilement des taux importants d’échec et d’abandon des étudiants, tandis que l’enseignement supérieur représenterait un enjeu majeur de la croissance économique et sociale des pays développés (Michaut & Romainville, 2012). Parce que l’enseignement magistral reste la méthode privilégiée dans les institutions universitaires, ces dernières n’auraient pas la capacité de développer les compétences « transférables »[9] indispensables à un monde en constante évolution (Romainville, 2006). L’innovation pédagogique dans l’enseignement supérieur désignerait alors « tout ce qui ne relève pas de l’enseignement magistral » (Bédard & Béchard, 2009, p. 36). Elle serait associée à l’idée d’une amélioration de l’existant puisqu’elle consisterait à s’éloigner de la norme pour rehausser la qualité des apprentissages des étudiants.

Dans un système d’enseignement supérieur concurrentiel, les institutions n’auraient donc pas d’autres choix que d’innover. Toutefois, ainsi que l’explique Cros (1997), cette valorisation de l’innovation ne serait pas propre au système éducatif, mais serait directement liée aux représentations sociales de l’innovation. L’auteure remarque en effet que l’innovation est aujourd’hui appréhendée positivement dans nos sociétés[10] comme un levier d’amélioration du présent perçu comme insatisfaisant. Cette conception normative « imprègne tous les milieux, rabattant l’innovation à un développement nécessaire, voire indispensable de nos sociétés » (Cros, 2019, p. 2), à tel point que le changement serait une nouvelle idéologie portée au rang de paradigme (Pelletier, 2009). Cependant, ainsi que le souligne Cros, cette vision positive de l’innovation n’aurait pas toujours été présente. Bien loin de cette idéologie, elle aurait longtemps été considérée comme un danger de bouleversement d’un ordre bien établi. Du Moyen-Âge jusqu’au XVIe siècle, l’innovation était considérée négativement, « comme perturbatrice des institutions et des moeurs que la Société a eu du mal à instaurer et à faire respecter » (Cros, 2019, p. 2). Ces représentations sociales auraient, selon Cros, une influence sur la vision de l’innovation en éducation et en formation. L’innovation à l’école qui a émergé entre les deux grandes guerres mondiales, à travers l’éducation nouvelle (Freinet, Montessori, Decroly) (Cros, 2019, p. 6), serait restée relativement à la marge du système éducatif public. D’abord considérée comme perturbatrice, elle aurait pris une place centrale à tel point qu’elle s’imposerait aux enseignants, notamment à travers l’avènement du numérique (Cros, 2019) qui introduit une forme de porosité entre l’intérieur et l’extérieur des institutions.

En référence aux travaux de Monetti (1998), Ntebutse (2009) mentionne l’existence de trois temps correspondant à des modèles de l’innovation différents : « le modèle traditionnel correspondant au temps de l’innovation-fait, le modèle évolutionniste correspondant au temps de l’innovation-processus et le modèle de la compétence ou le temps de la flexibilité » (pp. 40-41). Ces trois temps traduisent un rôle différent des états. Dans le premier modèle, situé dans les années 1960 à 1980, l’État pilote l’innovation, et accepte peu les initiatives du terrain. Il considère que l’offre d’éducation doit être standardisée. Dans le second, en vigueur dans les années 1980 à 1990, l’État est amené, face à la crise du système scolaire, à décentraliser son pilotage de l’innovation pour privilégier les initiatives locales. Celles-ci s’inscrivent tout de même dans un processus de transformation organisé par l’État. Dans le dernier modèle, qui émerge dans les années 1990, l’innovation est appréhendée comme « un processus de création endogène, compte tenu du fait qu’elle naît à l’intérieur de l’école, sans intervention extérieure sensible, comme résultat des tensions et des contradictions (réelles ou supposées) du système éducatif » (Ntebutse, 2009, p. 41). Reconnaissant l’incertitude du métier de l’enseignant, l’innovation est considérée comme émanant des problématiques du terrain. L’enseignement est pensé comme une compétence professionnelle à développer pour s’adapter en situation, pour gérer l’imprévisible. Il appartient ainsi à l’enseignant de

déterminer la nature, les caractéristiques et le profil du processus même de l’innovation, qui relève alors de la flexibilité, c’est-à-dire d’une manière d’être, d’une capacité à concevoir et à faire exister des problèmes et des solutions

Ntebutse, 2009, pp. 41-42

Cros (2019) constate en outre des évolutions dans l’objet même de l’innovation en éducation et en formation. Ainsi, jusqu’à ces vingt dernières années, l’innovation pédagogique portait essentiellement sur les modalités d’une relation pédagogique (enseignant-étudiant). Il s’agissait donc d’« innovation sociale ». Actuellement, le système éducatif devrait également être force d’innovation technique, les outils numériques étant considérés comme contribuant à la performance dans les habiletés mentales des jeunes (Cros, 2019). Le rôle de l’enseignant serait alors amené à être celui d’un facilitateur des activités permises par ces outils, reconnaissant et soutenant par exemple le développement de la formation à distance. Depuis peu, l’innovation reposerait toutefois davantage sur « la Capacité à apprendre collectivement des individus dans une Société des savoirs et de la connaissance » (Cros, 2019, p. 5). L’enseignement supérieur serait ainsi invité à développer cette capacité dans une perspective de l’apprentissage tout au long de la vie.

2.3 Une approche holistique, systémique et collaborative

L’organisation des établissements d’enseignement supérieur fondée sur la séparation de territoires à la fois disciplinaires et fonctionnels serait invitée à redéfinir une forme davantage supportée par une dynamique collaborative ancrée dans une approche globale et systémique qui favoriserait une écologisation des pratiques de formation et de recherche.

Lison et ses collaborateurs (2014) proposent un modèle de dynamique innovationnelle pour situer le concept d’innovation curriculaire. Cette dynamique circulaire de type autopoïétique se traduit par des interactions entre les différents éléments qui constituent le modèle et qui s’influencent mutuellement, amenant des changements continus tout en se redéfinissant. Les auteurs soulignent d’abord que toute organisation est déterminée par une culture qui lui est propre et qui est construite par les acteurs, la plupart du temps de manière inconsciente, se traduisant par un ensemble d’habitus et de routines. Il existe notamment une culture de l’innovation, qualifiée par Inbar (1996) d’« état d’esprit de l’innovation » (cité dans Lison et al., 2014, p. 18). La théorie de l’apprentissage culturel de Sainsaulieu (1987) peut être convoquée ici pour mettre en avant l’importance de l’apprentissage du changement comme valeur au sein des organisations (Cros, 1997).

La façon dont est perçu le changement dépend à la fois de la culture propre à chaque individu, « en fonction de [son] histoire personnelle ou de [son] groupe d’appartenance » (Lison et al., 2014, p. 11), et de la culture de l’établissement. Le changement doit donc être analysé au regard de cette culture de l’établissement, qui peut constituer à la fois un frein et un levier (Lison et al., 2014). D’autre part, le changement étant considéré comme un projet collectif, porté par une agentivité collective et institutionnelle, il convient de tenir compte des acteurs, qui réagissent différemment face à l’innovation, « en fonction de leur rapport à l’environnement, à la dimension interpersonnelle ou encore à l’objet de l’innovation » (Lison et al., 2014, p. 12). La perception du changement par les acteurs dépend également de l’origine du changement, selon qu’il vient des acteurs eux-mêmes ou qu’il leur est imposé. De cette perception dépend l’engagement ou non des acteurs dans une démarche d’appropriation, laquelle doit être conscientisée au sein des collectifs pour que soit redéfinies les finalités et modalités de l’enseignement supérieur.

L’innovation mobilise trois dimensions identifiées par Cros : la dimension technique (production d’un objet matériel nouveau), la dimension organisationnelle (méthodes de travail à l’intérieur de l’institution) et la dimension sociale. Ces dimensions sont interreliées et participent à la réussite d’une innovation (Lison et al., 2014).

Les innovations attendues dans l’enseignement supérieur, à travers le changement d’échelle qu’elles supposent, deviendraient donc plus complexes. Ce n’est plus en effet une transformation des pratiques de quelques individus qui serait incitée, mais un changement de culture organisationnelle, à appréhender dans une dimension systémique.

3. Vers un nouveau modèle d’université?

Les travaux de recherche conduits par Larouche et al. (2016) proposent une typologie des établissements d’enseignement supérieur composée de sept conceptions définies selon les valeurs et les principes qui les sous-tendent, le système de gouvernance, les stratégies, le type d’enseignement et la nature des recherches conduites. L’objectif de cette contribution n’est pas de proposer une nouvelle catégorie, mais davantage d’exposer quelques principes à partir desquels pourraient être actualisée cette typologie, posant comme postulat qu’il n’y aura pas un seul modèle d’université du futur, mais une diversité de déclinaisons dépendantes à la fois de la vision qui sera retenue et de la capacité de l’organisation et des acteurs à faire évoluer leurs cadres de référence et d’action. L’université du futur serait moins une organisation à la recherche de nouvelles méthodes et davantage une organisation qui offre les conditions pour que le plus grand nombre réalise ses apprentissages dans une perspective inclusive et d’autonomisation.

Cette évolution doit être systémique et concerner l’ensemble des sous-systèmes et des acteurs. Il ne s’agit pas, par exemple, de mettre uniquement l’accent sur la dimension numérique des évolutions, ou bien encore sur une modalité pédagogique particulière. Plusieurs principes complémentaires et imbriqués sont proposés pour penser et mettre en oeuvre l’université du futur : responsabilité, ouverture et confiance, décloisonnement, réseau. Ces principes visent la reconnaissance et le développement d’une agentivité collective et institutionnelle.

3.1 Responsabilité

Le principe de responsabilité se décline tant à l’externe de l’institution qu’à l’interne. La notion de responsabilité sociétale (dimension externe) concerne à la fois la formation et la recherche. Les formations proposées par les établissements d’enseignement supérieur doivent répondre aux besoins des générations actuelles et des générations à venir, en assurant à chaque apprenant la maîtrise de capacités pour s’insérer et évoluer dans le monde professionnel, ce qui suppose, au-delà des compétences transversales dites également compétences du XXIe siècle présentes dans une majorité de référentiels, de généraliser le développement de l’esprit critique, de la réflexivité, du leadership et de l’esprit d’entreprendre pour résoudre des problèmes complexes dans un monde incertain. Cette proposition reprend l’idée défendue par Aumont et Mesnier (1995) qu’apprendre c’est entreprendre et chercher. Il ne s’agit pas d’ériger l’approche par compétences comme le Saint Graal de cette évolution tant elle s’inscrit dans une culture de la compétition peu propice à une véritable inclusion et d’une organisation sociétale technocentrée. Mais l’enjeu est davantage de faire de cette approche l’occasion du développement des capacités à analyser et à résoudre des situations complexes en mobilisant avec un esprit critique une pluralité de savoirs disciplinaires et transdisciplinaires. L’enjeu est de permettre à tout un chacun d’agir en développant ses capabilités par la maîtrise de stratégies de conversion des possibles en actions (Jullien, 1996; Sen, 2010). Pour ce qui est de la recherche, la responsabilité se traduit par la pertinence sociale des travaux dont les résultats doivent pouvoir être compris par des non-spécialistes, ce qui aidera « les chercheurs à mieux comprendre l’intérêt de la société pour les priorités en science et technologie, ainsi que ses préoccupations » (Commission européenne, 2005, p. 71). Cette responsabilité s’exerce également au niveau interne de l’établissement en s’assurant de réunir des conditions propices à la recherche et aux études, conditions qui soutiennent le bien-être de l’ensemble des acteurs. L’exercice de ces responsabilités repose sur une délégation à différents niveaux afin que chaque membre de la communauté se sente responsable de ses actes, pour autant que les conditions d’exercice de cette responsabilité soient réunies. Cette approche est rendue possible en faisant évoluer le management vertical vers davantage d’horizontalité et en reconnaissant le leadership comme mode de développement. Développer la responsabilité de chaque acteur nécessite de mettre en place un environnement capacitant qui permet à chacun de développer ses capabilités, c’est-à-dire un environnement qui non seulement met à disposition des ressources, mais surtout qui amène l’individu à être capable d’exploiter ces ressources pour se développer (Fernagu-Oudet, 2012). Il s’agit moins d’enjoindre tel ou tel acte que de réunir les conditions de réalisation des actions, ce qui suppose ouverture et décloisonnement.

3.2 Ouverture et décloisonnement

Les établissements d’enseignement supérieur trouvent leurs origines dans des ancrages disciplinaires à partir desquels ont été constitués des territoires. De plus, la complexité gestionnaire s’est traduite par une organisation parcellisée des fonctions qui a pu conduire à un fonctionnement en « silo » pouvant générer des concurrences internes. Les évolutions attendues impliquent une dynamique plus décloisonnée qui prend appui sur les interactions entre différents services et acteurs, dans une logique parfois de destruction créatrice (Schumpeter, 1942) d’une organisation davantage en réseau et collaborative autour d’objets communs (par exemple la réussite éducative). Certains établissements qui étaient organisés en facultés évoluent vers des collegiums, qui ne doivent pas être de simples regroupements dans une perspective d’optimisation de gestion des ressources disponibles, mais bien une nouvelle organisation. Ce décloisonnement est une occasion de repenser l’articulation des disciplines et d’aller vers des approches plus pluridisciplinaires, voire transdisciplinaires. Le décloisonnement, par l’ouverture qu’il permet, autorise de nouvelles hybridations et des métissages multiples propices à porter des regards croisés sur des problématiques souvent complexes. Cette ouverture est fondée sur l’altérité, la reconnaissance de ce que l’autre peut apporter. Ce qui se pratique dans de nombreuses recherches pluridisciplinaires doit également être promu dans le champ des formations. Sans remettre en cause le bien-fondé des disciplines, qui par ailleurs ont cette capacité à évoluer au fil des ans, des approches pluri- et transdisciplinaires devraient être mises de l’avant. Cette ouverture décloisonnante peut être pensée selon le principe de l’alternance. Des alternances multiples qui ancrent par exemple des apprentissages dans le monde académique et socioprofessionnel, ou bien encore l’alternance des modalités de formation qui articulent judicieusement les présences et les distances. La modalité hybride illustre ce type d’alternance. Cette ouverture serait possiblement propice à soutenir l’apprentissage tout au long de la vie, reconnaissant l’alternance entre des temps de formation formelle, des temps de travail et des temps plus expérientiels.

L’ouverture revient à accepter que l’expérience de recherche et de formation soit ancrée dans des fragments spatio-temporels en rupture avec l’unicité sécurisante des organisations actuelles. En tant qu’institution éducative, répondre à la diversité des besoins des apprenants consécutifs à la massification et à la démocratisation mobiliserait les principes d’approches flexibles, qui ne sont pas prédéterminées mais des construits adhocratiques (Mintzberg, 1982) selon des règles suffisamment souples, des exigences partagées[11] et un principe d’ajustement mutuel, qui tout en maintenant la structure dans un fonctionnement viable, permet l’édification d’une forme organisationnelle qui soutient la réalisation des projets. Ainsi, l’ouverture et le décloisonnement requièrent une dynamique d’apprenance institutionnelle et collective qui assure la permanence de l’évolution des structures et des acteurs.

Le plein exercice des principes de responsabilité et d’ouverture ne peut être opérant que dans un contexte de confiance.

3.3 Confiance

De nombreux travaux portant sur l’innovation dans l’enseignement supérieur rappellent l’importance de la sécurisation (Paquelin, 2020). Cette sécurisation apparaît comme la condition du lâcher-prise, de la prise de risque d’un agir différent. La confiance en tant que sentiment perçu de sécurité, d’assurance psychologique (Plane, 2012) est l’un des principes qui transcendent la responsabilité et l’ouverture. D’où l’importance de l’établissement d’un climat et de relations de confiance, minimalement à moyen terme, entre les différentes communautés d’acteurs et au sein de ces communautés. Cette confiance participe du développement du sentiment d’appartenance à l’institution et de la création de valeur et de bien-être. Cette notion de confiance prend une importance grandissante dans un contexte de dématérialisation et de circulation des données. Cela concerne, pour ne prendre que deux exemples parmi d’autres, aussi bien la confiance des chercheurs dans la qualité des articles, dès lors que le processus de validation, tout en restant rigoureux, est fait selon d’autres procédures, que la confiance des étudiants qui utilisant un environnement numérique de travail produisent des traces dont l’exploitation pourrait être déviée à d’autres fins que l’appui à leurs apprentissages. Ainsi l’université du futur gagnerait à trouver un équilibre entre un management par la défiance, dont les opérations de contrôle concernent davantage les résultats, et un management par la confiance, qui suppose la mise en oeuvre d’une régulation des processus. Ce sentiment de confiance participe activement de l’engagement des acteurs, qu’il s’agisse des gouvernants, des professeurs, des apprenants ou des personnels de soutien. Avoir confiance dans l’autre c’est lui reconnaître un pouvoir d’agir et le soutenir dans le développement de ces capabilités.

Cette confiance se décline à différents niveaux, de la vision (niveau macro), aux actions concrètes quotidiennes (niveau micro) sans omettre la confiance dans les collectifs (niveau meso). Elle apparaît comme un principe fondateur de l’agentivité collective dans un contexte d’incertitude. Il s’agit moins d’asseoir le pilotage des organisations sur la volonté de puissance des gouvernances que sur la capacité de chaque acteur à faire partie des solutions à trouver pour faire face aux évolutions qui paraissent incontournables, dans une dynamique collaborative et créative, où les différents acteurs se font confiance. Cette approche permet de considérer différemment certains financements des institutions pour quitter la simple logique des appels à projets, fondée sur le principe de compétition pour allouer une part du budget sur la confiance faite aux institutions et aux agents d’agir de manière responsable sur leur développement. Dans cette perspective Plane énonce deux formes de confiance qui agissent en synergie : « trust (la confiance interorganisationnelle et interpersonnelle) et confidence (la confiance en soi) » (Plane, 2014, p. 145). Cette confiance se décline par exemple dans la reconnaissance faite aux étudiants de leur pouvoir d’agir qui se traduit par les degrés de liberté qui leur sont offerts pour organiser leurs parcours de formation. La confiance, qu’elle soit cognitive, affective, interpersonnelle ou organisationnelle, participe de la dynamique collective qui fait que chaque acteur, selon ses capabilités, peut agir pour trouver les éléments de solution pour relever les défis d’un enseignement supérieur du futur inclusif.

Conclusion

La transition du modèle conventionnel de l’enseignement supérieur pour relever les défis qui lui sont posés par les évolutions sociétales et économiques suppose de réviser en profondeur son organisation pour qu’il puisse soutenir une transformation durable. La culture de la prise de risque devient un enjeu dans un univers marqué par des pratiques fortement ancrées dans des identités institutionnelles et professionnelles. Cette transition ne se décrète pas et elle est en de nombreux points éloignée de la réforme. Elle s’inscrit entre permanence et rupture, ce qui suppose de faire de l’agentivité collective le moteur des changements opérés. L’audace de penser et d’agir autrement et les risques associés nécessitent un engagement de tous les acteurs à des degrés divers. Pour relever un tel challenge, il importe de réunir les conditions d’un changement dont le processus est plus important que le résultat. Pour ce faire, les différents acteurs doivent pouvoir trouver soutien et reconnaissance, lesquels dépassent le simple développement de compétences nouvelles ou la motivation par l’augmentation de gains financiers. La responsabilisation, l’ouverture et la confiance semblent propices à relever le défi d’une approche inclusive qui transforme l’injonction à la compétition à une dynamique de co-opétition dans laquelle chaque acteur pourra dans un climat institutionnel bienveillant développer ses compétences et cultiver ses talents. Dans cette période d’incertitude où de nombreuses vulnérabilités se révèlent, l’une des voies de la transition pourrait être de considérer la plasticité des organisations comme vecteur de développement, faisant de la vulnérabilité une ressource en tant que problématique à traiter collectivement. Identifier les vulnérabilités pour en faire des leviers : un projet pour l’enseignement supérieur du futur.