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Manquons-nous de temps? Les paradoxes de la participation culturelle[Record]

  • Gilles Pronovost

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  • Gilles Pronovost
    Université du Québec à Trois-Rivières

Les enquêtes sur la participation culturelle réalisées dans de nombreux pays ont permis d’établir notamment les grandes tendances dans les pratiques culturelles, leur évolution selon les âges et les générations, le maintien relatif des inégalités de comportement reliées aux facteurs socioéconomiques et le rôle de plus en plus présent de la participation par médias interposés. Un corpus solide a été constitué qui a alimenté de nombreuses publications. Mais un facteur a été négligé : les rapports au temps. L’objet de ce texte est précisément de tenter de dresser les contours d’une sociologie du temps appliquée à la participation culturelle. Il ne s’agit pas de nier ou de sous-estimer les acquis des études sur le sujet, mais plutôt d’illustrer comment certains aspects de la participation à des activités culturelles sont aussi tributaires de la question fondamentale des temps sociaux, eux-mêmes fortement reliés aux facteurs socioéconomiques. Je vais évoquer comment ceux qui déclarent « manquer de temps » sont pourtant parmi les plus actifs au plan culturel, figurent parmi ceux qui se déclarent les plus stressés, consacrent plus de temps au travail et ont donc un horaire quotidien ou hebdomadaire plus chargé. Sont profondément intriquées les variables socioéconomiques classiques à la source de la participation culturelle et les rapports au temps. Une étude récente menée au Québec en 2019 auprès d’un échantillon de plus de 6000 répondants concluait que si le cout des billets était évidemment invoqué pour justifier le fait de ne pas assister à plus de spectacles, au plan statistique les deux des trois motifs les plus importants étaient le « manque de temps » et le « manque d’intérêt » (Tableau 1, tiré des données originales de Saire et al., 2020). Ces conclusions rejoignaient des observations maintes fois relevées dans les enquêtes sur les pratiques culturelles menées par le ministère québécois de la Culture et des Communications : ceux qui assistent à des spectacles ont une propension à souhaiter en voir davantage, ce qui se traduit par une plus grande sensibilité à l’assertion du manque de temps (Pronovost, 2017). Dans cette même étude récente, on peut noter qu’il y a une relation statistiquement significative à cette mention de « manque de temps » avec la fréquentation du théâtre, de comédies musicales et de concerts de musique classique, sorties gourmandes en temps; si la question avait été posée pour la fréquentation des musées, on serait sans doute arrivé aux mêmes conclusions. Même si les 18-24 ans sont concernés, c’est également le fait des personnes âgées de 25 à 44 ans, tandis que c’est deux fois moins le cas chez les personnes plus âgées. Les personnes sur le marché du travail, comme on le verra également pour l’index de stress temporel, sont parmi les personnes les plus sensibles au manque de temps. Or tout cela ressort nettement des analyses croisées : l’intensité de la participation culturelle est en relation directe avec l’accroissement de la mention de « manque de temps » et une invocation moindre du « manque d’intérêt ». Par exemple, dans l’étude de 2019, il y a environ 5 % de plus de participants occasionnels à des spectacles que de non-participants, mais 15 % de plus de participants assidus que de non-participants qui invoquent ce manque de temps, pratiquement l’inverse étant observé pour ce qui est de l’appel au « manque d’intérêt » (Figure 1). En d’autres termes, il faut déjà se dire très « occupé » pour manifester une plus grande intensité de participation culturelle : dis-moi si tu manques de temps et je dirai si tu es culturellement actif. Dans la même enquête, d’ailleurs, ceux qui …

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