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Introduction

La promenade littéraire peut-elle contribuer à mettre la société en mouvement? En quoi se distingue-t-elle d’une simple promenade? Quelles sont ses caractéristiques? Les quelques études ayant porté sur ce sujet ont été faites dans la perspective du tourisme ou de l’aménagement du territoire, ce qui a eu pour effet de mettre de côté certains types de promenades littéraires et de limiter la réflexion à quelques-unes de leurs dimensions. Pour donner un aperçu plus nuancé, cet article prend en considération le large empan des pratiques existantes et soulève des questions à partir de l’observation d’un corpus très diversifié, composé principalement de balades littéraires au Québec, certaines balisées grâce à des panneaux, d’autres effectuées avec un guide, ou avec un audioguide, en milieu urbain (Québec[1], Montréal[2], Trois-Rivières[3], Sorel[4]), rural (St-Venant-de-Paquette[5]) ou naturel (lac Marie-Le Franc[6]). C’est sous l’angle de la sémiotique, de la géocritique et de la géopoétique, des approches étroitement associées au domaine littéraire, que ces dispositifs sont examinés. L’étude est divisée en quatre parties : 1) l’apport des traditions philosophique et mondaine; 2) les caractéristiques générales de la promenade littéraire; celle-ci sera considérée comme une lecture augmentée d’un texte ou d’un lieu, une lecture en mouvement, une pratique sémiotique, autrement dit comme un processus conduisant à la construction d’une signification. Ceci permettra d’observer les différentes facettes du dispositif : son inscription dans le territoire, son support, ses composantes plastique, textuelle et sonore, son intégration à d’autres réseaux de signification, etc.; 3) la démarche géocritique. Géocentrée et interdisciplinaire, la géocritique développée par Westphal (2007) peut être utilisée pour développer ou pour analyser certaines promenades littéraires. Cette approche propose de réfléchir aux interactions entre espaces humains et littérature en réunissant les textes écrits sur un lieu donné et en adoptant une démarche comparatiste faisant intervenir la multifocalisation (points de vue d’écrivains endogènes, exogènes, allogènes), la polysensorialité (variété des perceptions sensorielles véhiculées par les textes), la stratigraphie (couches temporelles propres au lieu) et le stéréotype (images du lieu et de ses habitants); 4) la démarche géopoétique. Fondé par l’écrivain Kenneth White, ce champ de recherche et de création transdisciplinaire[7] réunit des écrivains, des artistes, des géographes et des chercheurs en études littéraires, en urbanisme, etc., travaillant ensemble dans le but de développer un rapport sensible et intellectuel à la terre, d’intensifier le rapport au monde (Baron, 2011; Bouvet, 2015; White, 1994). En guise d’illustration, une balade littéraire sonore géolocalisée est analysée afin d’observer de plus près le rapport entre la lecture et la marche[8].

1. L’apport des traditions philosophique et mondaine

À partir de quel moment peut-on véritablement parler de promenade littéraire? Il importe de distinguer dans un premier temps la promenade de l’écrivain de la promenade littéraire. Affirmer que la marche stimule la création littéraire apparaît aujourd’hui comme une évidence, mais il faut rappeler que cela s’inscrit dans une longue tradition, philosophique à la base. Déjà, chez les Grecs, la marche était conçue comme un moyen de stimuler la pensée. C’est la raison pour laquelle Aristote enseignait en marchant, avant de fonder l’école péripatéticienne; la promenade pour lui n’est pas solitaire, elle s’effectue en compagnie d’autrui et s’accompagne d’un échange verbal. D’ailleurs, chez Socrate et Platon, ce n’est pas la promenade en tant que telle, mais le dialogue qui se noue entre deux personnes au cours de cette marche en commun qui est perçu comme un stimulant pour la pensée. De manière générale, celle-ci est souvent associée avec le mouvement du corps en marche, comme dans cette citation de Montaigne : « La pensée est marche, allure, mouvement » (cité dans Montandon, 2000, p. 27). On sait qu’à la fin du 18e siècle, les rêveries de Rousseau ont mis en place une nouvelle forme de promenade, solitaire cette fois, des rêveries qui ont eu un impact autant sur la philosophie que sur la littérature. Il serait trop long de nommer tous les écrivains ayant vanté les mérites de la marche, ou ayant fait de leurs promenades l’objet de leurs récits, ou encore s’étant rendus sur les traces d’autres voyageurs. On ne compte plus les ouvrages des écrivains voyageurs, flâneurs, marcheurs, qui se sont multipliés au cours des dernières décennies, les uns se situant dans la lignée de Thoreau, les autres dans celle de Baudelaire (voir Bouvet, Carpentier, & Chartier, 2006; Le Breton, 2000). En tant que pratique solitaire, la promenade a des liens privilégiés avec l’écriture; comme le dit bien Montandon (2000), la promenade

est notre manière la plus immédiate d’être au monde, de le parcourir, de l’examiner, de l’observer, de le décrire et de le vivre. Sans doute pour cela est-elle l’une des expressions les plus immédiates de l’écriture

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La promenade littéraire, quant à elle, est davantage affaire de lecteur, à vrai dire, et comme il s’agit d’une pratique socialisée, elle se situe peut-être davantage dans la lignée de cette autre tradition de la promenade qu’est la tradition mondaine, ce rituel qui se met en place à différentes époques selon les pays, mais que l’on associe généralement au 17e siècle en France. Fortement ritualisée, codifiée, elle se définit essentiellement comme le lieu du paraître, au point que certains jardins sont aménagés dans ce but particulier. D’ailleurs, promenade et jardin ont été synonymes à l’âge classique, ce que l’on retrouve jusqu’à maintenant dans l’expression lexicalisée promenade plantée. Ainsi que l’explique Le Dantec (2011), qui s’est intéressé à cette époque,

si l’art de la promenade peut se pratiquer avec bonheur dans la rue, en pleins champs, en montagne ou au bord de la mer, un de ses terrains d’élection est le jardin. […] qu’ils soient récents ou anciens, occidentaux ou orientaux, les jardins-paysages sont tous composés de manière à offrir des promenades qui, par miniaturisation, réduction, allégorie, symbole, métaphore, allusion, citation… offrent à leurs visiteurs le bonheur d’un voyage à travers un pays d’illusions réjouissant les sens et inclinant à la méditation

pp. 161-162

Si la promenade existe comme pratique sociale depuis plusieurs siècles, la promenade littéraire s’est développée récemment, vers la fin du 20e siècle, surtout à partir des années 1990. À quoi est due l’émergence des promenades littéraires? Plusieurs phénomènes peuvent être invoqués : la démocratisation de la promenade, le développement du tourisme, le tournant spatial dans les sciences humaines, le développement des relations entre géographie et littérature, l’émergence d’approches géocentrées dans le domaine littéraire, après une longue période ayant restreint la réflexion sur la spatialité à l’espace textuel. Quelle tradition a eu le plus d’impact sur le développement des promenades littéraires : la tradition philosophique ou la tradition mondaine? Il faut bien voir que la promenade littéraire ne conduit pas à la création ni au mûrissement intellectuel (cela peut arriver, mais ce n’est pas le but), elle ne constitue pas non plus une pratique sociale bien définie; elle semble donc se situer à mi-chemin entre les deux traditions. La littérature y est abordée par l’entremise de la marche, mais les promeneurs sont des lecteurs, non des écrivains. Ce qui ne veut pas dire que ceux-ci ne se prêtent pas à ce type d’activité, mais ils adoptent pour l’occasion une posture de lecteur. De la même façon, ils peuvent être impliqués dans la conception d’une promenade littéraire, mais celle-ci est réalisée en vue de son usage par d’autres promeneurs. La promenade littéraire est-elle une activité solitaire ou bien collective? En fait, tout dépend des supports, comme il sera montré plus loin. Pouvant être selon les cas très peu ou très fortement ritualisée, c’est moins la conversation qui prime que la découverte d’auteurs et de lieux. Il faut également noter le fait que la rencontre avec les auteurs se fait in absentia, à travers les textes uniquement, comme dans l’expérience de lecture.

2. Les caractéristiques générales de la promenade littéraire

Afin de mieux définir la promenade littéraire, disons pour commencer qu’il lui manque la première caractéristique définie par Montandon dans sa Sociopoétique de la promenade, à savoir d’être « sans finalité ». La promenade littéraire peut viser différents objectifs, qui seront selon les cas économiques (attirer des touristes), politiques (affirmer une identité régionale) et/ou culturels. Dans ses travaux sur l’inscription de la littérature dans l’espace social, Molina (2014) ne conçoit pas la promenade littéraire comme une catégorie en soi, mais comme une pratique de « mise en valeur des lieux » (p. 245). À l’instar des maisons d’écrivains, son « objectif vise à valoriser le patrimoine littéraire d’un territoire, à intensifier ses pratiques touristiques et culturelles, à travailler ainsi, là encore, à son image » (p. 249). Cela dit, la promenade littéraire peut avoir sa place dans la première catégorie définie par Molina, celle des aménagements littéraires d’espaces, quand des panneaux sont installés sur des murs, en forêt, etc.; ou encore dans la catégorie des événements littéraires intégrés dans la politique culturelle des territoires, quand ce sont des événements ponctuels organisés lors de célébrations diverses par exemple. Cogez (2011), de son côté, la définit comme un « texte informatif [qui] vise à la diffusion d’une connaissance centrée sur une thématique patrimoniale et littéraire » (p. 105).

Toutefois, on aurait tort de réduire l’objectif de la promenade à la dimension patrimoniale uniquement. Très souvent s’ajoute en effet un objectif de découverte, à la fois des lieux et des oeuvres : le but est de découvrir un lieu à travers des écrivains natifs de cet endroit ou y ayant séjourné; au lieu de lire assis dans un fauteuil, dans le confort de son salon, on saisit le texte dehors, grâce à un livre, grâce à un panneau, grâce à une parole émise en plein air; il s’agit autrement dit d’une sorte de « lecture augmentée » des textes portant sur la région, d’une « lecture en mouvement ». La connaissance des lieux s’affine avec la lecture, et, inversement, la compréhension du texte s’enrichit grâce à l’expérience vécue in situ. Le plaisir de lire s’en trouve décuplé dans la mesure où des liens entre la littérature et l’espace vécu se développent : il s’associe au plaisir de vivre le lieu, de percevoir toutes ses composantes, et pas seulement sa composante littéraire. Afin de mieux comprendre les variables en jeu dans la promenade littéraire, il est pertinent d’observer la variété des dispositifs, qui se situent dans tous les cas au croisement de plusieurs disciplines (géographie, tourisme, littérature, arts).

2.1 La variété des dispositifs et des disciplines concernées

Les balades littéraires sont souvent absentes des réflexions sur le tourisme littéraire, consacrées plutôt aux pèlerinages sur les lieux des écrivains, autant au 19e siècle qu’au 20e siècle (Anderson & Robinson, 2002; Watson, 2006), aux maisons d’écrivains et aux résidences d’écriture (Bisenius-Penin, 2015). Quelques géographes s’intéressant à la littérature ont tout de même abordé la question, comme on l’a vu plus tôt avec Molina (2014), et analysé certains circuits en particulier, comme l’empreinte territoriale du best-seller Millenium par exemple (Saumon, 2012). Dans le domaine du tourisme, l’article de MacLeod, Hayes et Slater (2009) intitulé Reading the landscape : The development of a typology of literary trails that incorporate an experiental design perspective propose une typologie intéressante des parcours littéraires. Menée à la fois dans la perspective du développeur et de l’usager du parcours patrimonial littéraire, l’étude se base sur une définition assez restrictive malgré tout puisqu’elle ne prend en compte que le parcours patrimonial (heritage trail) : « Le parcours patrimonial est un moyen d’organiser l’expérience du visiteur en lui proposant un trajet déterminé, interprété, qui peut être suivi à pied, en voiture, en vélo, ou à cheval »[9] [traduction libre] (p. 156). Trois grands types de parcours ont été établis en fonction de dix critères[10] : le circuit biographique (biographical trail), axé sur la vie d’un auteur en particulier; le paysage littéraire (literary landscape trail), mettant en évidence la relation entre l’auteur (ou une oeuvre en particulier) et un paysage; le parcours « générique » (generic literary trail), cherchant à célébrer la tradition intellectuelle d’une ville ou d’une région. Cette typologie a été reprise par d’autres chercheurs, comme Neault (2010), qui s’appuie sur ces grandes catégories pour observer les circuits littéraires développés au Québec, catégories auxquelles elle ajoute des exemples de cartes interactives.

Les approches envisagées jusqu’à présent sont principalement touristiques ou géographiques, elles s’intéressent à l’aménagement du territoire, au développement du patrimoine culturel, ce qui ne permet pas de rendre compte de tous les aspects de ces dispositifs. Du côté des littéraires, très peu de réflexions ont émergé jusqu’à maintenant (Cogez, 2011) : même si les initiatives de création de promenades littéraires se multiplient, la recherche tarde encore à s’en saisir. Il faut dire que la grande variété des dispositifs ne simplifie pas la tâche, de même que la variété des disciplines impliquées. La promenade littéraire constitue un objet d’étude récent, possédant une dimension interdisciplinaire évidente, puisqu’elle convoque à la fois la littérature, le tourisme, la géographie, ainsi que l’art parfois, ce qui en fait un objet complexe à définir. C’est aussi là que se situe tout son intérêt.

La première difficulté tient à la délimitation de l’objet d’étude : où commence et où finit la promenade littéraire? Si l’on s’intéresse à la manière dont la promenade peut mettre une société « en mouvement », il est indispensable de placer la dimension physique, phénoménologique, au coeur de la définition. Les promenades virtuelles, de plus en plus courantes, seront donc écartées, même si certains, comme Cogez (2011) et Neault (2010), les considèrent comme faisant partie du genre de la promenade littéraire : « organisée autour d’un lieu et d’une oeuvre, structurée par un itinéraire, elle est destinée à emmener un lecteur/promeneur dans une déambulation virtuelle ou physique, à la découverte d’un patrimoine géographique et littéraire » (Cogez, p. 106, l’italique est de nous). On voit bien que dans cette définition, la promenade physique et la promenade virtuelle sont mises sur le même plan. On peut certes considérer que les gens adoptent un certain comportement vis-à-vis de l’espace autant dans la vie que dans l’acte de lecture, ainsi que le souligne Macé (2011) :

de même que chacun a une façon d’habiter ses lieux, chacun a une façon d’habiter les livres, et de l’une à l’autre conduite s’échangent sans doute des dispositions intérieures et des manières d’occuper un espace pour y déployer ses gestes

Macé, 2011, p. 35

Cela dit, la promenade virtuelle ne met pas le corps en mouvement, elle ne crée pas d’interaction physique avec le lieu représenté, elle ne met pas en jeu une expérience sensible du lieu réel. La promenade virtuelle consiste essentiellement en un exercice de lecture. Pour bien marquer la primauté du mouvement dans la définition de l’objet, le terme promenade ne sera pas utilisé de manière métaphorique; celui-ci ne saurait renvoyer à une forme de « navigation » sur Internet, domaine où les métaphores spatiales, liées au déplacement notamment, abondent. La carte interactive peut bien entendu jouer un rôle de support dans la promenade littéraire, mais il est impératif que l’expérience se fasse sur le terrain et ne se résume pas à une posture statique face à un écran.

De la même façon, les « promenades littéraires » proposées par certains livres ou collections, qui rassemblent des extraits de textes portant sur une ville ou une région, n’impliquent pas forcément une déambulation, un mouvement[11]. Ces oeuvres peuvent être lues dans le confort d’un salon et susciter des rêveries immobiles. Si le livre ne propose pas d’itinéraires ou de cartes, ou tout autre dispositif visant à relier le texte et le lieu, à mettre autrement dit le lecteur en mouvement, il ne peut pas être considéré comme faisant partie du genre de la promenade littéraire.

Après avoir délimité l’objet d’étude, il convient maintenant de le considérer sous le plus grand angle possible et de réunir des cas suffisamment distincts les uns des autres pour pouvoir décrire les formes qu’il peut prendre. Une démarche sémiotique a été adoptée ici, consistant à décrire les différentes facettes des signes et à identifier des traits distinctifs à partir d’un corpus d’analyse suffisamment diversifié (Eco, 2006; Peirce, 1978).

2.2 Les promenades littéraires vues sous l’angle sémiotique

Les critères ont été établis à partir de l’observation de six promenades littéraires créées au Québec (voir le Tableau 1). Ceux utilisés dans la typologie de MacLeod et al. (2009) ont été repris, mais d’autres ont été ajoutés dans le but de donner une description tenant compte de l’ensemble des caractéristiques.

Tableau 1

Caractéristiques des promenades littéraires[12][13][14]

Caractéristiques des promenades littéraires121314

Tableau 1 (continuation)

Caractéristiques des promenades littéraires121314

Tableau 1 (continuation)

Caractéristiques des promenades littéraires121314

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La description de certains circuits littéraires sur la base de ces critères permet de mieux mesurer les différences entre eux.

a) Trajets

La promenade des écrivains n’est pas balisée. Les groupes sont invités à accompagner la guide, Marie-Ève Sévigny, écrivaine et journaliste littéraire, qui anime la balade en conduisant les gens à travers les rues selon des trajets élaborés en fonction de thématiques ou d’écrivains. Les parcours de juin 2016, par exemple, étaient intitulés : Jacques Poulin, les sentiers du réconfort et Limoilou, quartier libre. Ce dernier, axé sur le quartier natal du chansonnier Sylvain Lelièvre, propose une

Exploration du Limoilou de Lelièvre à travers ses chansons et des extraits de son roman (Le troisième orchestre) et découverte de ce quartier mixte et libertaire par les textes inédits de François Blais, Marie-Renée Lavoie, Anne-Marie Olivier, ainsi que de l’auteur-compositeur-interprète Michel Rivard.[15]

Un autre exemple de parcours non balisé se trouve dans le projet artistique « Comme un poisson dans la ville » de Gilbert Boyer, réalisé en 1988. Où tracer la limite entre la balade littéraire et la simple juxtaposition de panneaux sur les murs du quartier Mont-Royal? L’oeuvre a été intégrée en 1996 au projet intitulé « Promenades, l’art dans la ville », l’un des volets des « Cent jours d’art contemporain » organisés par le CIAC (Centre international d’art contemporain), c’est pourquoi elle a été considérée comme étant bel et bien un dispositif visant à mettre la société en mouvement. Les visiteurs étaient amenés à se promener afin de découvrir les différentes plaques disséminées un peu partout dans le quartier, des plaques ornées de poèmes pour la plupart d’entre elles. Bergeron-Proulx (2010) présente le projet ainsi : « Pages d’un livre à ciel ouvert où des fragments de conversations et de pensées anonymes sont gravés à même la pierre, ces oeuvres offrent au passant une aventure littéraire hors du commun » (p. 223).

Cela dit, la majorité des balades littéraires sont balisées. Par ailleurs, ces circuits s’intègrent parfois dans d’autres parcours. C’est le cas du « Sentier poétique » de St-Venant-de-Paquette, qui constitue le volet littéraire d’un ensemble plus large, à dominante historique. L’audioguide distribué aux visiteurs contient presque exclusivement des informations sur le patrimoine historique, architectural et religieux du village situé dans les Cantons de l’Est, tout près de la frontière avec les États-Unis. Le promeneur fait d’abord le tour du village avant de s’aventurer dans le « Sentier poétique », aménagé dans un bois en dehors de l’agglomération. Le document de présentation donne les directives suivantes : « Laissez-vous accompagner, tout au long de votre visite, tant sur le Sentier poétique, dans le village que dans le Musée-église par la voix de notre personnage historique, Hermine Malouin Lefebvre (1841-1941). » Celle-ci est interprétée par Anne Dansereau, qui a également écrit les textes : « Pionnière, passeuse de mémoire et porteuse d’identité culturelle, Hermine vous fera découvrir le patrimoine de Saint-Venant, son histoire ainsi que les oeuvres sculpturales et littéraires du Sentier poétique » (Dépliant de présentation du Sentier poétique).

Le parcours intitulé « L’écho du lac » (2014) fait partie lui aussi d’un circuit plus large, littéraire et transatlantique, ce qui lui confère une grande originalité. Le panneau installé au lac Marie-Le-Franc constitue la 11e station de la balade littéraire « Sur les pas de Marie Le Franc », une balade qui va de la presqu’île de Rhuys jusqu’au Québec. Six panneaux, réalisés par l’Association des Amis de Marie Le Franc, ont été installés à des endroits significatifs de sa vie et de son oeuvre. Une carte de la presqu’île permet de voir l’emplacement des panneaux déjà installés et des quatre autres prévus, en attente de financement. Une carte de l’océan Atlantique a été ajoutée pour situer le dernier et souligner le caractère démesuré du « pas » à franchir entre la Bretagne et le Québec. La continuité est bien marquée par le graphisme, le format et la disposition générale, mais ce qui diffère, c’est le fait qu’il s’agit d’un panneau d’interprétation du toponyme, qu’il a été conçu pour résister aux conditions extrêmes de la forêt boréale et qu’il est intégré à un parcours sonore. La géographie portait déjà, à travers cette alliance du nom et du lieu, une dimension littéraire à l’état latent, pourrait-on dire. C’est ce qui a motivé l’installation du panneau – et de la balade littéraire et sonore qui s’est développée par la suite – à cet endroit.

b) Concepteur du circuit

Différents organismes et individus peuvent être à l’origine des balades littéraires, comme le laisse vois le Tableau 1. Dans le cas de « L’écho du lac », la promenade littéraire n’avait pas été prévue au départ, elle est le fruit de rencontres et de collaborations. C’est la réédition en 2011 du roman Hélier, fils des bois, de Le Franc (1930/2011) dans la collection Jardin de givre (publiée aux PUQ), du laboratoire Imaginaire du nord dirigé par Daniel Chartier, qui a donné l’impulsion au projet. Une fois le panneau installé, un atelier nomade a été organisé par La Traversée[16] sur le thème « Des voix, de l’eau, des échos » (3 au 5 octobre 2014) pour inaugurer le panneau et rendre hommage à l’écrivaine à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. Impliqué dans l’organisation de l’atelier, l’artiste sonore Yannick Guéguen a alors conçu un parcours sonore à partir du roman. « L’écho du lac » a fait l’objet de plusieurs performances (dont l’une avec des chaloupes sur le lac) grâce à quatre dispositifs audioportables, des vestes dissimulant un système d’amplification capable de diffuser les bandes sonores en lien avec le paysage. Comme le souligne l’artiste :

Cet « orchestre » quadriphonique de haut-parleurs fait doublement appel à la mobilité. D’une part, les déplacements des diffuseurs de sons sont chorégraphiés dans le but de créer un climat sonore particulier par l’intermédiaire d’un dialogue où chaque haut-parleur dissimulé répond aux autres. D’autre part, les déplacements du public altèrent leur perception sonore selon leur emplacement par rapport aux diffuseurs de sons. Il s’agit en quelque sorte d’une « mobilité sonifiée » (Frauke Behrendt) où la perception sonore du public est à la fois tributaire des mouvements des spectateurs et des porteurs de sons et toujours en lien avec l’environnement.[17]

Les parcours sonores que l’artiste avait réalisés jusqu’alors avaient pour cadre un milieu urbain et faisaient entendre principalement les sons présents dans l’environnement citadin. C’était la première fois qu’il travaillait avec un matériau littéraire et dans un milieu naturel. Par la suite, il a été décidé d’installer le parcours de façon permanente, grâce à un dispositif de géolocalisation et à des audioguides.

c) Types de support

La pratique la plus répandue parmi les balades littéraires est le support matériel, visuel, sous forme de panneaux : en bois, en pierre, en plexiglas, de facture assez rustique ou au contraire très soignée, dans tous les cas on cherche à créer une relation étroite entre le support et son environnement. Parfois, un audioguide donne accès aux connaissances de type historique, tandis que la lecture des poèmes est laissée à la discrétion des visiteurs. Un seul parcours présente un audioguide axé sur la dimension littéraire.

Des cartes sont utilisées pour permettre aux visiteurs de s’orienter adéquatement dans les environs et de suivre le parcours. Dans un cas (Sorel), des documents (PDF) doivent être téléchargés. Le promeneur est invité à s’installer sur un banc à chacune des stations et à lire la présentation de l’écrivain suivie de fragments de romans ou de poèmes, à écouter des entrevues avec l’auteur ou avec des critiques parlant de son oeuvre, etc. Le support numérique complète donc le support visuel; il comprend une carte, qui permet de trouver les panneaux et de suivre le trajet d’une station à l’autre. Durant l’été, un guide accompagne les groupes de visiteurs qui le souhaitent.

Un seul parcours possède à la fois une dimension sonore, géolocalisée et numérique : il faut d’abord télécharger l’application Soundwalks, mise au point par Yannick Guéguen pour avoir accès aux fichiers sonores. La balade a pour support quatre pistes sonores, que l’on doit télécharger avant de se rendre au lac. Une fois sur place, les pistes se déclenchent par géolocalisation si l’on est équipé d’un iPhone ou d’un iPad. Sinon, les visiteurs peuvent emprunter des mp3 et des casques d’écoute à l’entrée de la réserve faunique Papineau-Labelle. Une carte indique les points d’écoute et les pistes se déclenchent à proximité des points GPS. Le promeneur peut donc faire la balade de manière autonome.

Les différents processus mis en oeuvre par le promeneur sont donc extrêmement variés : certains parcours ne demandent aucun effort de repérage (Promenade des écrivains à Québec), alors que d’autres exigent des facultés d’observation et d’orientation, ce qui se produit quand le promeneur doit à la fois se situer dans l’espace, déchiffrer des cartes et repérer des bornes visuelles. Les deux derniers cas (Sorel et lac Marie-Le Franc) exigent de plus quelques aptitudes techniques minimales (utilisation d’applications pour tablette électronique ou téléphone, téléchargement de fichiers, utilisation de mp3); ce qui va de soi pour les jeunes générations peut générer certaines difficultés pour les autres. Par ailleurs, il ne faut pas négliger le fait que les habitudes de marche en milieu naturel diffèrent sensiblement de celles en milieu urbain : porter un casque d’écoute en déambulant dans les rues de Montréal est un fait anodin, que l’on ne remarque même pas, alors qu’il n’en va pas de même dans les sentiers de randonnée en pleine forêt. Le fait de ne pas entendre les sons habituels (oiseaux, insectes, vent…) est perçu par certains marcheurs comme une source d’inquiétude (on n’entend pas les guêpes arriver, par exemple) ou d’inconfort (le silence habituel des lieux est troublé par un appareillage technique qui n’est pas en accord avec l’environnement). Si l’écoute se superpose sans difficulté au paysage urbain ambiant, il semble plus difficile dans un milieu naturel « de se faire sourd au reste » (Chion, 1993, p. 85) et de se concentrer sur un autre environnement sonore que celui de la forêt environnante.

d) Contenu

Certaines balades sont centrées sur un seul auteur, d’autres sur plusieurs, cela peut aller jusqu’à plus d’une centaine comme dans le cas de Trois-Rivières. La littérature est parfois accompagnée de sculptures, qui semble être le medium artistique privilégié pour accompagner les textes littéraires. Ceux-ci se présentent généralement sous forme de poèmes ou citations courtes, d’extraits déjà publiés. Seulement deux circuits font exception à cette règle et offrent des textes créés pour l’occasion. La promenade de Sorel propose un contenu un peu différent puisqu’elle intègre également des entrevues ainsi qu’une contextualisation des auteurs et des oeuvres. « L’écho du lac », de son côté, constitue une oeuvre artistique inédite dans laquelle la littérature se voit transformée et incarnée par une voix – celle de la narratrice Chloë Rolland. La dimension sonore du roman Hélier, fils des bois se trouve mise en valeur non seulement par la lecture qui révèle les sonorités propres à l’écriture, mais aussi par le choix des citations évoquant différents sons (le chant des huards, par exemple). L’oeuvre mêle le texte littéraire, l’enregistrement des bruits de la forêt (le son de la pluie, des feuilles froissées sous les pas, des arbres qui tombent, du vent, etc.) et une composition musicale permettant de créer toutes sortes d’échos entre l’écriture et le lieu et de superposer au paysage réel un véritable paysage sonore.

Le genre de la poésie se prête naturellement bien à la balade littéraire en raison de son caractère bref. Dans le cas de Trois-Rivières, c’est d’ailleurs le Festival de poésie qui a généré l’installation des 300 extraits de poèmes d’amour d’écrivains québécois sur les murs du centre-ville. Cela dit, les textes choisis n’ont pas de lien direct avec le lieu où ils sont installés. Comme le signale Brouillette (2012),

[b]ien qu’elle ait été conçue pour cette ville, l’oeuvre n’établit pas de liens particuliers entre l’extrait reproduit sur une plaque et son emplacement. En ce sens, il s’agit principalement d’un dispositif général cherchant à valoriser de manière disséminée la création poétique dans la ville

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Ces plaques constituent un complément agréable pour les festivaliers, qui peuvent ainsi continuer à goûter à la poésie en se promenant dehors, entre les performances qui ont lieu dans les cafés ou ailleurs.

La conclusion que l’on peut tirer de ce bref tour d’horizon, c’est que le discours littéraire est le plus souvent appréhendé par la vue. Quand les textes sont disposés sur des plaques ou des panneaux, ils appellent une lecture silencieuse, ce qui correspond au processus habituel de saisie des textes. Cela ne demande aucun effort particulier de la part du lecteur, sauf dans les cas où les météores (pluie, réverbération due au soleil, neige) rendent le déchiffrement plus difficile. L’audition est à l’oeuvre dans le cas des balades accompagnées où le promeneur écoute le guide, ce qui renvoie à un schéma habituel dans les pratiques touristiques. La balade au lac Marie-Le Franc entremêle étroitement la littérature et l’art sonore en plus d’offrir une expérience polysensorielle. Le marcheur est amené à écouter les textes en même temps que les sons de la forêt et à apprécier la composition musicale tout en percevant l’environnement forestier et lacustre avec ses autres sens : la vue et l’audition bien sûr, mais aussi le toucher (le texte attire l’attention sur la sensation des pas sur le sol, du vent sur le visage, des gouttes d’eau, etc.), le sens olfactif (odeur des fleurs, des feuilles en automne…), voire gustatif (durant la saison des framboises).

e) But

Deux balades affirment très nettement leur visée touristique : l’une a lieu seulement durant l’été, une période propice à la déambulation et à l’activité touristique, y compris pour les habitants de Québec, amenés à redécouvrir certains quartiers de leur propre ville d’une manière originale. L’autre cherche à attirer des visiteurs et à mettre en valeur le patrimoine québécois, dans ses aspects historiques et architecturaux autant que littéraires et artistiques. Deux autres balades semblent plutôt poursuivre un but artistique, qu’il s’agisse de promouvoir la création poétique au Québec en s’adressant aux « touristes littéraires » qui viennent (parfois de loin) expressément pour participer à un événement culturel centré autour de la poésie, ou de mettre en valeur l’oeuvre d’un artiste. La balade de Sorel apparaît un peu différente dans la mesure où elle est directement liée à la ville et qu’elle a nécessité une recherche exhaustive de textes écrits sur ce lieu en particulier. Un recherchiste a été engagé pour collecter tous les textes publiés sur la région et pour rassembler tous les auteurs ayant un lien avec la ville et les environs. Cette démarche rejoint celle adoptée par certains chercheurs en géocritique.

3. Démarche géocritique

Il est possible de faire un rapprochement entre la promenade de Sorel et la promenade du Havre[18], réalisée par la professeure Sonia Anton, une promenade conçue explicitement à partir de la géocritique (Westphal, 2000a, 2000b, 2007). Voici comment cette promenade est présentée sur le site web :

Bertrand Westphal définit une méthodologie comparatiste consistant à rassembler un corpus d’oeuvres autour d’un lieu, qui devient le centre et le fil conducteur des rapprochements opérés, dans une dynamique « géocentrée », c’est-à-dire qui ne tourne plus autour d’un auteur, mais d’un lieu. C’est au lieu qu’il appartient de donner une cohérence à l’analyse, laquelle peut porter sur une multitude d’oeuvres et d’auteurs, ces oeuvres étant à leur tour considérées sous des angles méthodologiques divers. Cette approche permet à la fois d’enrichir notre connaissance de chacun des auteurs, et notre appréhension de l’espace considéré - en l’occurrence Le Havre -, perçu de façon diachronique et multifocale. [19]

Promenade littéraire du Havre, n. d.

Si, dans le cas présent, la méthodologie géocritique joue un rôle dans la conception de la promenade littéraire, elle apparaît tout à fait pertinente pour analyser des circuits élaborés de manière similaire. La démarche que l’on retrouve à l’oeuvre dans la balade de Sorel met de l’avant une lecture diachronique de la ville : les auteurs cités permettent d’illustrer les différentes strates que la ville a connues, depuis Louis Caron jusqu’aux cinéastes actuels en passant par Germaine Guèvremont, une écrivaine ayant marqué considérablement la vie culturelle de Sorel. La balade est conçue pour faire le tour de la ville en découvrant ses parcs, ses bibliothèques, ses rues principales et secondaires, son architecture, etc., à l’aide de citations appropriées, qui font revivre certains événements marquants, certains épisodes importants dans l’histoire soreloise, ou qui soulignent telle ou telle particularité architecturale ou artistique. Le rapport entre le texte et le lieu repose sur un principe d’adéquation : l’oeuvre retenue évoque l’endroit où l’on se trouve, elle a par moments une valeur de témoignage (surtout dans le cas des périodes historiques lointaines), elle a pour mérite de nous faire percevoir le lieu à partir d’une perspective décalée, propre au regard d’un écrivain. Centrée sur un lieu plutôt que sur un auteur, comme dans le cas des pèlerinages sur les traces d’écrivains, elle est la seule parmi les six balades étudiées pouvant être lue selon cette approche. L’intégration des cinéastes à la fin du parcours rappelle l’importance pour la géocritique de faire jouer la carte de l’interdisciplinarité, principalement en ce qui concerne les arts (littérature, peinture, architecture, cinéma). On peut même se demander dans quelle mesure cette approche était connue de ceux qui ont réalisé la balade. Mais en l’absence de documents sur le sujet, il est difficile de répondre à cette question. Toutefois, il est clair que la géocritique permet de mettre en évidence ses particularités et de la rapprocher d’autres balades littéraires.

Afin de montrer que cette approche peut servir à étudier différents types de promenades, un autre exemple est présenté, débordant le cadre québécois cette fois puisqu’il s’agit d’une initiative des éditions Ouest-France. Ayant un livre pour support, les Promenades littéraires à Saint-Malo (1990), conçues par Claudine Legardinier, proposent quatre trajets balisés à l’aide de cartes. Deux autres guides ont été publiés dans la collection « L’esprit des lieux » la même année, proposant des circuits littéraires à Toulouse et Strasbourg. L’année suivante, c’était au tour de Grenoble et de Rouen de connaître le même sort. Son objectif est décrit en termes de lecture et de rencontres – lecture des oeuvres et de la ville et rencontres avec des écrivains :

Lieux vécus, simplement décrits, ou lieux fantasmés, transfigurés par les écrivains; une lecture des oeuvres en même temps qu’une relecture de la ville, et une occasion de rencontres au détour d’un chemin, d’une maison, d’un rocher : Colette rêvant dans un sentier bordé d’ajoncs, La Varende errant sur les remparts ou encore Leconte de Lisle les yeux perdus au large.

C’est un autre visage de Saint-Malo que voudraient dessiner ces itinéraires, un visage plus ‘vrai’, plus intime

Legardinier, 1990, p. 12

Quatre itinéraires sont ainsi proposés aux visiteurs, définis en fonction de quatre perspectives que l’on pourrait facilement associer aux catégories de points de vue établis en géocritique (endogène, exogène, allogène). Le premier trajet adopte le point de vue exogène, en réunissant des textes écrits par des voyageurs du 19e siècle, affichant le mépris et la suffisance que les écrivains français avaient pour la Bretagne à cette époque-là et fourmillant de clichés. L’auteure explique que ce premier trajet a surtout pour vocation de faire un « clin d’oeil » au promeneur : « Épicé de propos grognons de voyageurs célèbres, mais d’opinion discutable, il n’est qu’une invitation à lire les suivants, plus à même de rendre compte d’une certaine réalité de la cité malouine » (Legardinier, 1990, p. 12). Le second parcours est consacré aux auteurs natifs de Saint-Malo, « ville de la nostalgie, promenade sentimentale où affleurent les regrets de Chateaubriand et Lamennais sur les jours enfuis de leur enfance » (p. 12). Il s’agit donc du point de vue endogène. Le dernier est directement associé aux auteurs allogènes, n’étant pas natifs de l’endroit, mais y ayant résidé assez longtemps pour avoir marqué la vie littéraire, comme Théophile Briand, ou pour y avoir puisé l’inspiration, comme Colette qui venait y passer ses vacances : « Enfin la ville des poètes et des ‘initiés’, race de rebelles acharnés à défendre une terre privilégiée, étrangère au monde mercantile et à la vie ordinaire » (pp. 12-13). Le troisième itinéraire est davantage lié à la dimension historique de la ville, à son passé de cité corsaire, aux personnages très colorés et aux aventures qui y sont associés. Il propose de visiter « [l]a ville de l’aventure, prodigue en corsaires, en tavernes, en cales de navires, matériau historique et humain exceptionnel où les romanciers puisent à pleines pages » (Legardinier, 1990, p. 13). Un circuit qui se rapproche du « circuit générique » proposé par MacLeod et al. (2009) dans la mesure où il s’agit de célébrer une tradition littéraire, romanesque, culturelle, fortement associée à la cité malouine.

En plus des cartes insérées dans le livre sur lesquelles les trajets sont dessinés, deux autres éléments facilitent le repérage : les toponymes, mis en gras dans le texte, indiqués sur la carte et le plus souvent affichés sur les panneaux dans les rues; les nombreuses photos, en pleine page ou en encadré, présentes à presque toutes les pages. Le livre ne fait pas que réunir des textes sur Saint-Malo en les contextualisant grâce à des éléments biographiques, historiques, géographiques et architecturaux, comme le font d’autres collections, il suggère également des trajets, que l’on peut suivre seul, le livre à la main, en s’arrêtant de temps à autre, sur un banc des remparts ou dans une crêperie, ou tout autre endroit trouvé en chemin. C’est un dispositif conçu pour donner lieu à une véritable promenade littéraire. Même si les métaphores relatives au voyage pullulent dès qu’il s’agit de lecture, il n’en demeure pas moins que se promener et lire constituent deux activités très différentes; quiconque a essayé de faire les deux en simultané connaît les risques inhérents à une telle posture (se heurter à un obstacle, faire une chute, etc.). Ici, ces deux activités s’enchaînent l’une l’autre, au gré du promeneur. Les deux premières promenades se font à pied, mais les deux autres prennent plutôt la forme d’une excursion. Il faut sortir de la ville intra-muros, prendre une voiture ou un vélo pour visiter les plages, les pointes, les criques, les malouinières, dans un rayon d’une quinzaine de kilomètres autour de la ville fortifiée.

Parmi les stratégies d’écriture mobilisées se trouve, non pas l’adresse au lecteur, mais l’adresse au visiteur : « Le pied à peine posé à Saint-Malo, le visiteur peut se laisser porter : un parfum unique, mélange d’algues, de grand large et d’eaux brassées par les marées, l’entraîne irrésistiblement vers la mer. » (Legardinier, 1990, p. 17, l’italique est de nous) Ailleurs, ce sera le passant : « Sur la tour à la gauche de l’entrée de l’enceinte, une inscription à l’orthographe pittoresque attire généralement l’oeil du passant : Quic-en-Groigne. » (p. 18, l’italique est de nous); ou encore le promeneur littéraire : « En contournant le bassin Bouvet par les Grèves de Chasles et le quai du Val, le port de pêche rappellera davantage au promeneur littéraire les impressions glanées dans ses lectures » (p. 110, l’italique est de nous); quand ce n’est pas le pronom indéfini par excellence, le on, qui est employé : « Sur les pas de Stendhal, on peut emprunter l’avenue Louis-Martin qui venant de la gare, sépare le bassin Duguay-Trouin des bassins Vauban et Jacques-Cartier » (p. 17, l’italique est de nous).

L’approche géocritique se caractérise par la perspective multifocale sur le lieu, faisant en sorte de rassembler une multitude de textes, témoignant des visions endogènes, exogènes et allogènes; la perspective diachronique, dans la mesure où les oeuvres rassemblées rappellent les strates historiques du lieu; et la perspective interdisciplinaire, plus particulièrement en ce qui concerne le domaine artistique (cinéma, arts visuels et architecture). Elle se distingue de l’approche géopoétique à plusieurs égards.

4. Démarche géopoétique

La géopoétique est un champ de recherche et de création transdisciplinaire qui rassemble à la fois des géographes, des écrivains, des artistes, des enseignants, dans le but de partager un ensemble de savoirs et de regards sur les lieux du quotidien et de développer le rapport sensible et intelligent à la terre. Elle se caractérise à la fois par la part importante qu’y joue la création et par sa dimension transdisciplinaire, deux aspects que l’on retrouve dans la promenade L’écho du lac. Premièrement, celle-ci est née dans le cadre d’un projet de recherche-création : elle a d’abord été conçue en tant que performance avant d’être intégrée dans un dispositif permanent; elle a suscité des prolongements puisque les participants à l’atelier nomade ont réalisé un Carnet de navigation qui permet de mesurer l’ampleur de l’expérience : des textes ont été écrits, des photos ont été prises, un film a été réalisé, de même que des enregistrements audio, qui se trouvent réunis dans un carnet virtuel, mis en ligne sur le site Calaméo (Guéguen, Morali, & Bouvet, 2015) . Deuxièmement, l’alliance de la littérature, de l’art sonore et de la géographie qui caractérise la promenade souligne le caractère transdisciplinaire de la promenade. Le rapport à l’environnement est médiatisé par deux domaines artistiques qui font écho l’un à l’autre. Le dispositif cherche à créer un lien étroit entre le lac entouré de forêts, la littérature et les sons, et à déployer tous les possibles qui peuvent surgir de cette rencontre. Comme on le voit, c’est une série d’enchaînements et de rencontres qui est à la base de cette balade littéraire et sonore. N’ayant pas fait l’objet au départ d’une définition claire, comme dans le cas de la plupart des oeuvres artistiques et des balades littéraires, mais ayant plutôt évolué d’année en année, au gré des rencontres, elle a suscité et suscite encore toutes sortes de questionnements.

Cette balade littéraire permet d’intensifier le rapport entre la littérature et les lieux – ce qui est, faut-il le rappeler, l’objectif de la géopoétique – de plusieurs façons. Premièrement, elle a pour effet de transformer considérablement la réception de l’oeuvre de Marie Le Franc, tombée dans l’oubli depuis plusieurs décennies. Non seulement le parcours permet de redonner au toponyme sa motivation initiale, mais il fait encore redécouvrir une écrivaine pionnière à plusieurs égards. La forêt laurentienne des années 1930 a profondément changé. Il suffit de penser à l’aménagement du mont Tremblant, qui ne comptait à l’époque que quelques « cottages » disséminés tout autour du lac. Marie Le Franc s’y rendait en train (une piste cyclable a remplacé la voie ferrée) et passait quelques semaines là-bas dans une grande solitude, brisée par moments, quand elle partait en randonnée ou en canot avec un guide métis coureur des bois. La géographe Fabienne Joliet a reconstitué à l’aide d’une carte les déplacements des personnages dans le roman (Le Franc, 1931/2011, p. 31) et elle explique bien dans un article sur ce sujet (Joliet & Thibault, 2007) comment tout un pan de la mémoire des lieux refait surface grâce à ce roman; c’est dire l’intérêt que présente ce texte littéraire pour la géographie.

Deuxièmement, l’interaction entre la littérature et le lieu suscite une nouvelle expérience de lecture/écoute du texte. Elle transforme le paysage sonore en superposant une nouvelle couche sonore, faite à partir de l’enregistrement des sons de l’endroit, d’une composition musicale et de la lecture d’un texte. L’auditeur/promeneur est amené à porter attention à la dimension sonore de l’écriture, aux sons évoqués et à capter toutes sortes d’échos. Au lieu d’une lecture silencieuse au cours de laquelle chacun fait appel à ses propres souvenirs et expériences, l’audition permet de construire un paysage sonore à la fois à partir du texte, de la voix enregistrée, de la musique et des sons de l’environnement forestier et lacustre dans lequel il marche. Ainsi que le souligne Chion (1993) dans son livre sur Le promeneur écoutant, « [c]’est d’ailleurs une nouveauté qu’amène l’enregistrement de ce que l’on appelle l’environnement sonore : il fabrique un paysage avec ce qui n’a jamais été perçu comme tel in situ » (p. 33). Si, généralement, le randonneur ne prête pas toujours attention aux sons qu’il perçoit, il est ici placé dans une tout autre situation étant donné que ses sens sont interpellés doublement : d’une part, en écoutant la bande sonore il capte des sons habituels de la forêt (une branche qui craque, par exemple), il prend conscience autrement dit du paysage sonore propre à l’endroit; d’autre part, les phrases vocalisées issues du roman l’amènent à percevoir autrement son milieu, dans la mesure où elles mettent l’accent sur un paysage sonore traduit à l’aide des mots : « On écoutait le chuchotis des feuilles que les lèvres essayaient machinalement d’imiter. […] il semblait que le cercle de la forêt rendît un son coloré qui s’adressait à la fois à l’oreille et à l’oeil » (Le Franc, 1931/2011, pp. 96-97). Enfin, à l’arrière-plan de ce paysage sonore intériorisé (avec le casque d’écoute sur les oreilles) se trouve un environnement toujours présent même s’il peut paraître assez lointain, un environnement qui peut à tout instant produire des bruits et des sons – avec toutes les confusions que cela peut générer : le cri strident de l’oiseau est-il dans l’enregistrement sonore ou provient-il du monde réel?

C’est une promenade qui vise l’immersion dans le milieu, ce que Miaux et Roulez (2014) appellent une « lecture sensible orientée » (p. 90). Ces auteures étudient d’ailleurs des parcours sonores réalisés par Audiotopie dans leur article sur les promenades d’artistes et remarquent que celles-ci, de même que celles réalisées par Julie Lebel, « proposent une immersion qui se révèle par l’amplification de certains sens […] ou l’épanouissement de l’ensemble des sens tout au long de la marche » (Miaux & Roulez, 2014, p. 90). En écoutant la trame sonore, dans laquelle les bruits de la forêt s’entremêlent avec la voix de la narratrice lisant des extraits du roman Hélier, fils des bois, le promeneur est invité à percevoir le milieu autrement, à prêter attention à la dimension sonore des lieux. Le jeu des échos, la composition musicale qui accompagne le texte, l’enregistrement des sons d’animaux, de l’eau, du vent, etc., créent un paysage sonore qui se superpose au milieu ambiant. Comme l’explique bien Cogez (2011), « [c]oncevoir une promenade littéraire, c’est s’approprier le texte, l’examiner, le découper, l’agencer, le mettre en scène, c’est faire en sorte que sa mise en concordance avec les lieux désignés soit pertinente » (p. 104). Cela dit, contrairement aux cas qu’elle examine, qui ne « joue[nt] pas de la dimension poétique de la langue » (p. 105), il semble bien qu’ici, au contraire, la balade permette à la dimension poétique du récit de se déployer avec encore plus d’ampleur que lors d’une lecture ordinaire. La promenade propose de découvrir les lieux par le prisme du littéraire, de se mettre à l’écoute d’un texte qui évoque les paysages sylvestres et lacustres du Québec, à l’écoute de la forêt environnante, dont l’artiste a capté les sons pour en faire le matériau de base de son oeuvre sonore. Si le promeneur se laisse happer par ce jeu d’échos entre les sons, le texte et l’environnement, il fera l’expérience de perceptions inusitées.

La mise en relation entre le texte et le lieu ne cherche pas à répondre à des motifs extérieurs (développer le tourisme, renforcer l’image d’une ville, valoriser le patrimoine), mais à intensifier le rapport entre la littérature et l’espace vécu, à donner aux participants l’occasion de vivre une expérience sensible, géopoétique, d’abord et avant tout. La géopoétique ne se limite pas aux activités de création, elle se vit sur le terrain, elle engage le corps, les sens, les émotions. Le qualificatif poétique ne renvoie pas uniquement à une démarche de création, pas plus qu’elle ne renvoie à la poésie, même si cette dernière occupe une place privilégiée au sein du mouvement. Le terme poétique doit être entendu dans un sens assez large, celui d’« intelligence poétique » (noûs poiêtikos d’Aristote); il désigne « une dynamique fondamentale de la pensée » (White, n.d.) qui mobilise à la fois les forces du corps et de l’esprit, qui met à profit toutes les ressources physiques et mentales : les sensations corporelles, la sensibilité, la réflexion critique. Les visiteurs font une expérience géopoétique à partir du moment où leur rapport sensible et intellectuel à la terre s’intensifie au cours de la promenade. De la même manière que l’on peut envisager une lecture géopoétique du texte littéraire, il est tout à fait possible de réfléchir à la promenade en termes de création et en termes de réception (expérimentation par un promeneur, analyse de la promenade). Prendre en considération le pôle de la lecture ne diminue pas pour autant le pôle de la création. Il s’agit simplement d’orienter la réflexion sur les gestes posés lors de la saisie du texte au lieu de s’interroger seulement sur sa construction (Bouvet, 2015).

La balade intitulée « L’écho du lac » est une balade en milieu naturel, alors que la majorité des promenades littéraires existantes sont des promenades urbaines. Autant les parcours sonores urbains ne posent aucun problème aux promeneurs, puisqu’ils « cachent » un bruit de fond, une cacophonie que l’on est habitué de recouvrir à l’aide des casques d’écoute, qui sont monnaie courante en ville, autant le port du casque lors d’une balade en forêt suscite parfois des résistances. En plus de faire découvrir un lieu et une oeuvre, la promenade en milieu naturel fait partie de ces parcours qui, comme le mentionnent Miaux et Roulez (1994) à propos du rapport ville-nature,

mobilisent les sens afin de susciter une forme d’apaisement, de sérénité en contact avec la nature (arbres, eau, vent, etc.) chez le participant. Ceci s’inscrit dans la quête de bien-être, d’« habitabilité » des milieux de vie (Blanc & Lolive, 2009) qui passe par un rapprochement avec la nature

p. 91

Marcher en forêt s’avère pour certains la manière idéale de laisser libre cours à leurs pensées, c’est pourquoi il ne va pas de soi d’être « accompagné » d’une voix qui s’infiltre entre les oreilles. Comme l’ont bien montré Lévy et Gillet (2007), cette alliance entre la marche et le paysage constitue un élément déterminant en géopoétique. En se prêtant à l’exercice de la balade littéraire, surtout pour la quatrième piste qui suit le sentier du lac Ramage (les deux premières se font de manière immobile, face au lac ou à la rivière), le promeneur est invité à passer un contrat de lecture/écoute assez particulier : il doit accepter de laisser pour un temps sa posture habituelle de promeneur plongé dans ses idées ou de randonneur à l’écoute de l’environnement forestier pour adopter celle de lecteur/auditeur d’une oeuvre littéraire et sonore. Tout en étant plus exigeant pour le visiteur, ce parcours sonore donne aussi accès à une expérience différente des lieux.

Conclusion

La promenade littéraire peut prendre diverses formes et donner lieu à des expériences enrichissantes, tant en milieu urbain qu’en milieu naturel. L’analyse proposée ici a tenté de répondre à plusieurs objectifs : d’abord, situer la promenade littéraire par rapport aux traditions qui l’ont précédée, à savoir la déambulation philosophique et le rituel mondain. À la rencontre de ces deux traditions, le promeneur littéraire adopte la posture du lecteur. En cela, il se distingue des nombreux écrivains qui ont érigé la marche comme le meilleur stimulant pour l’écriture. Il évolue souvent en compagnie, sans pour autant être enclin à la conversation – son acte ne s’inscrit pas comme un rituel social bien défini, à l’encontre de la promenade mondaine. Individuelle ou collective, silencieuse ou sonore, la promenade littéraire associe étroitement la découverte des lieux et des oeuvres littéraires. Étant donné que les rares études menées sur le sujet ont surtout été faites dans le cadre de l’aménagement et du tourisme, il est apparu important ici, pour bien cerner l’objet d’étude, de travailler à partir d’un corpus le plus large et le plus diversifié possible. La démarche adoptée, inspirée de la sémiotique, a d’abord tenté de saisir les différentes facettes des dispositifs, de comprendre comment se construit la signification au cours de la promenade. Plusieurs critères ont été retenus : le balisage ou le non-balisage des trajets; le concepteur (individus ou organismes); les types de support (visuel, sonore, livresque, cartographique, numérique, géolocalisation); le contenu (citations, création inédite, entrevues, oeuvre sonore, oeuvre plastique, genre littéraire, nombre d’auteurs convoqués); le but poursuivi (touristique, patrimonial, artistique), la démarche adoptée (géocritique, géopoétique); les prolongements. Les promenades littéraires constituent des objets d’étude complexes dans la mesure où elles combinent divers types de signes (textes, images, sons) en plus de créer un rapport au territoire singulier, empruntant à la géographie ses cartes et ses instruments de repérage tout en suscitant une expérience sensible des lieux. Il s’agissait donc de donner des balises et de mobiliser différents paramètres pour rendre plus aisée l’analyse des promenades littéraires.

L’examen de six balades développées au Québec a permis de mettre en évidence à la fois leur singularité et leurs différences et de les mettre en relation avec deux approches théoriques récentes dans le domaine des études littéraires : la géocritique et la géopoétique. La géocritique a d’ores et déjà inspiré la création de balades littéraires, au Havre notamment. Cette étude montre qu’il est également possible d’utiliser les outils méthodologiques élaborés dans ce domaine pour étudier certaines promenades littéraires, notamment celles qui s’efforcent de rassembler de manière exhaustive tout ce qui s’est écrit sur un lieu et d’en proposer une lecture diachronique et multifocale. Puis, en observant une balade littéraire créée dans un Atelier de géopoétique, la manière dont celle-ci peut susciter une lecture augmentée du lieu a été mise en évidence : une lecture faisant appel à la sensibilité du promeneur et lui proposant une expérience sensorielle à la fois visuelle et sonore, faisant écho à un texte littéraire. Il s’agit non seulement de mettre le promeneur en mouvement, de manière physique, mais aussi d’enclencher un mouvement vers le dehors, l’engageant à dynamiser son rapport au monde. La promenade littéraire conçue dans un cadre géopoétique vise le plein déploiement des possibles de la littérature : il s’agit de sortir de sa zone de confort afin d’expérimenter de nouvelles pratiques en matière de lecture/écoute, de redécouvrir son environnement à travers le regard singulier propre aux écrivains, de redécouvrir la littérature à travers la géographie.