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INTRODUCTION

Dans la foulée des efforts de démocratisation de l’école entamée au XXe siècle, les dernières décennies ont vu naitre une mouvance à l’échelle internationale visant la création de systèmes scolaires plus inclusifs. Réunis lors de la signature de la Déclaration de Salamanque (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture [UNESCO], 1994), les 25 organisations internationales et 92 pays présents, dont le Canada, ont adopté une série d’engagements dans le but notamment de favoriser la reconnaissance des caractéristiques individuelles et des besoins des enfants ainsi que leur droit d’accéder à la classe ordinaire. Conséquemment, il est attendu que les écoles et autres centres d’apprentissage effectuent la transition vers des dispositifs éducatifs visant à accueillir une vaste diversité de profils de personnes apprenantes (UNESCO, 2009). De ce fait, l’école ne peut plus se contenter d’offrir un enseignement à modalité unique et se voit par le fait même appelée à diversifier ses prestations d’enseignement (Prud’homme et al., 2011). L’éducation inclusive sous-tend donc un changement de cap significatif, où les dispositifs éducatifs ne cherchent plus à corriger ou normaliser cette diversité, mais plutôt à la valoriser et reconnaitre sa contribution à la société (Ebersold et al., 2016). Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE] (2017), cette diversité inclut aussi la neurodiversité, un concept qu’elle présente dans la publication Neurodiversity in education comme les différentes manières dont les cerveaux des élèves apprennent. Au sein de ce document, l’OCDE emploie principalement la neurodiversité comme une étiquette permettant de se référer aux élèves ayant reçu le diagnostic d’un trouble neurodéveloppemental, dont celui d’un trouble du spectre de l’autisme [TSA] ou d’un trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité [TDAH]. Or, l’étude de la neurodiversité est un phénomène complexe dont les paramètres flous se voient la source de nombreux débats (Dwyer, 2022; Rebecchi, 2023).

De manière générale, ce concept nous propose de revoir les différentes formes de fonctionnement cognitif comme une variable souhaitable de la diversité humaine plutôt qu’une déviance (Chamak, 2015, 2018). Initialement, le mouvement de la neurodiversité semblait principalement rejoindre des personnes identifiées par les domaines médicaux, psychiatriques ou éducatifs comme autistes ou sur le spectre de l’autisme, mais il rejoint aussi les personnes identifiées au moyen d’une multitude d’autres formes de classification, dont le TDAH, la dyslexie, la dyspraxie, la dépression, l’épilepsie, le syndrome de la Tourette, la maladie d’Alzheimer et le trouble bipolaire (McGee, 2012). Pour plusieurs personnes, parler de neurodiversité permet donc de transformer l’étiquette de ce diagnostic ou d’un « problème de santé mentale » en une caractéristique positive méritant d’être célébrée comme une différence et non comme une maladie ou un handicap (Chamak, 2018). À l’heure actuelle, il est possible d’observer la croissance d’un mouvement sociopolitique revendiquant la reconnaissance et l’inclusion d’une diversité neurocognitive au sein des différentes sphères de la société, dont l’éducation (Legault et al., 2021). Dans cet esprit, la présente proposition cherche à explorer de quelle manière la reconnaissance de la neurodiversité pourrait contribuer à la création d’une école plus inclusive. Prenant la forme d’une réflexion critique, ce texte présente d’abord un survol de certains enjeux liés à la question de l’éducation inclusive en contexte québécois et de l’usage du concept de la neurodiversité dans le contexte éducatif. Il aborde ensuite une exploration du concept de la neurodiversité au travers de son évolution historique, de ses assises théoriques et des principales critiques et tensions recensées sur le sujet. Le texte se conclut autour d’une discussion portant sur ces éléments et de laquelle émergeront différentes pistes de réflexion.

Une province à la croisée des chemins

La vision d’une école québécoise plus inclusive s’observe dès la seconde moitié du XXe siècle avec la parution du Rapport Parent en 1963, qui impose aux commissions scolaires de garantir la scolarité de tout enfant jusqu’à l’âge de quinze ans, et du rapport du Comité provincial de l’enfance inadaptée (COPEX) en 1976, qui recommande la transition du modèle psychomédical vers une approche systémique basée sur les capacités des élèves et la réponse à leurs besoins (Gonçalves et Lessard, 2014; Prud’homme, 2018). Durant les années 1990, le système scolaire québécois s’inscrit dans une démarche visant à renforcer le principe d’équité en éducation et transitionne ainsi d’une volonté de garantir l’accès à tous les enfants vers la volonté de favoriser la réussite du plus grand nombre d’élèves (Sané, 2017). À cette époque, le ministère de l’Éducation du Québec [MEQ] (1999) publie la Politique de l’adaptation scolaire, qui préconise l’intégration en classe ordinaire du plus grand nombre d’élèves de même que la possibilité que la réussite éducative s’exprime de manière différenciée. À l’heure actuelle, ce document constitue toujours la principale orientation du système scolaire québécois en matière d’adaptation scolaire.

Contrairement à plusieurs autres provinces canadiennes, le Québec accuse donc aujourd’hui un certain retard face à la question de l’inclusion scolaire (Tremblay, 2020). Les dispositifs d’intégration scolaire des élèves à besoins éducatifs particuliers (BEP) mis en place dans la Politique de l’adaptation scolaire sont restés pratiquement les mêmes depuis la parution du document il y a bientôt 25 ans (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [CDPDJ], 2018). Ainsi, la scolarité de plusieurs populations concernées par les dispositifs d’adaptation scolaire s’y déroule encore bien souvent au sein de regroupements ségrégués prenant la forme de sous-groupes de travail ou de classes spécialisées (Horvais et al., 2019; Trépanier, 2019). L’organisation des services à l’élève s’appuie quant à elle toujours sur une vision d’inspiration dite individuelle ou biomédicale (Conseil supérieur de l’éducation [CSE], 2017; Fortier-Moreau, 2021; Prud’homme, 2018), qui tend à focaliser sur des déficits identifiés chez l’élève et à éclipser la contribution des facteurs environnementaux (Lavoie et al., 2013). Les dispositifs d’adaptation scolaire québécois ont été la cible de nombreuses critiques au sein de plusieurs documents puisque plusieurs élèves n’ont pas accès aux services auxquels ils ont droit (CDPDJ, 2018; CSE, 2017; Protecteur du citoyen, 2022). De même, certains parcours scolaires demeurent inaccessibles, en particulier pour les populations traditionnellement scolarisées dans des classes ségréguées chez qui l’accès à la classe ordinaire a peu évolué depuis les 20 dernières années (CDPDJ, 2018).

Dans cet esprit, le CSE (2017) soulignait qu’un changement de cap était nécessaire, alors que les pratiques intégratives du système scolaire québécois peinent à prendre en compte la diversité grandissante des profils d’élèves et à se départir de leur emploi de catégories d’inspiration médicale. Le Conseil proposait donc d’aspirer à la création d’une école plus inclusive cherchant « à s’adapter à priori à la diversité des élèves dans leur ensemble » (CSE, 2017, p. 5). Ce sentiment semble partagé dans plusieurs documents ministériels publiés récemment, qui évoquent la venue d’un changement de vision en mettant au premier plan la question de l’acceptation et de la valorisation de la diversité chez les élèves. La Politique de la réussite éducative publiée par Le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES, 2017) nous propose de célébrer la diversité des profils et des parcours en milieu scolaire. Le Plan stratégique 2019-2023 (MEES, 2019) réitère quant à lui cette volonté en mettant au premier plan les valeurs d’universalité, d’accessibilité et d’équité ainsi que d’ouverture à la diversité des personnes et des besoins. Enfin, le ministère de l’Éducation (2020) décrit la prise en compte de la diversité grandissante des profils d’élève comme l’une des visées centrales de sa refonte du Référentiel de compétences professionnelles – Profession enseignante. Malgré leur ouverture explicite à la diversité des personnes et des besoins, aucun de ces documents ne mentionne toutefois la neurodiversité comme enjeu d’intérêt.

Un concept peu exploré en éducation

L’absence de mention de la neurodiversité au sein des documents ministériels s’explique en partie par le manque de connaissance sur le sujet en contexte francophone. En effet, le corpus de littérature au sujet de la neurodiversité se situe davantage en contexte anglo-saxon et les écrits sont donc plus limités en contexte francophone (Lefebvre et al., 2023; Rebecchi, 2023). Par ailleurs, le nombre d’études sur le sujet semble assez restreint dans le contexte des sciences de l’éducation. Une recherche rapide avec les mots-clés neurodiversity OR neurodivergent dans la base de données ERIC rapporte 72 articles révisés par les pairs au cours des vingt dernières années parmi lesquels 55 ont été publiés au cours des cinq dernières années. Quoi qu’il en soit, ce concept nous semble porteur de pistes de réflexion intéressantes quant à la question de l’éducation inclusive. Effectivement, le CSE (2017) observait que le milieu scolaire éprouvait de la difficulté à s’affranchir des approches catégorielles et se tournait de plus en plus vers une vision médicalisée des difficultés scolaires. Théorisé dans le champ des sciences sociales, le concept de médicalisation se réfère selon Morel (2014) à un « processus par lequel un “problème” en vient à être défini en termes de maladie ou de trouble » (p. 18) nécessitant par la suite une intervention corrective. En contexte scolaire, cette médicalisation se reflète notamment dans le repérage des enfants qui dévient de la norme prescrite et qui résulte en l’usage de diagnostics médicaux visant à décrire la nature de leurs difficultés (Brault, 2018; Brault et al., 2022). Elle représente ainsi un processus qui « conduit un élève à être appréhendé en tant qu’individu nécessitant des soins par des professionnels du soin qui ont en commun de percevoir les élèves en difficulté comme des “patients” » (Morel, 2014, p. 19). L’explication de la déviance à la norme scolaire comme un déficit à l’échelle biologique ou neurologique s’est progressivement naturalisée en milieu scolaire (Morel, 2014), et les décisions reliées à la prise en charge de ces élèves apparaissent neutres et sans attache idéologique sous le couvert de l’apparente objectivité conférée par l’évaluation diagnostique (Parekh, 2022). Or, notre définition de ce que constitue la norme sur le plan cognitif représente le produit de divers processus socioculturels ayant vu le jour au cours des cent dernières années (Bertilsdotter-Rosqvist et al., 2020a). L’emploi de plus en plus important de diagnostics en milieu scolaire serait ainsi le reflet d’une problématisation progressive de la neurodiversité s’appuyant sur la définition des frontières des enfants dits « normaux » (Waltz, 2020). Comme proposé par AuCoin et Vienneau (2015), la transition vers une éducation inclusive doit passer d’une logique de normalisation, où les élèves doivent se conformer aux normes de la classe ordinaire sous peine d’en être exclus, vers une logique de dénormalisation, qui remet en question les visées étroites de la société au sujet du handicap. Dans cet esprit, la reconnaissance de la neurodiversité pourrait-elle offrir des pistes de solution pour faciliter cette transition vers une école plus inclusive en permettant, notamment, de revoir nos visées de ce que constitue la norme cognitive?

LA NEURODIVERSITÉ

Cette section aborde les différents éléments associés à l’exploration du concept de la neurodiversité, soit son évolution historique, une proposition de définition ainsi que certaines critiques et tensions lui étant associées.

Évolution historique du concept de la neurodiversité 

Bien que la diversité sur le plan neurocognitif ait toujours existé (Legault et al., 2021; Walker, 2021), le concept de neurodiversité est beaucoup plus récent. Avant leur opérationnalisation sous la forme d’un concept académique, les idées associées à la neurodiversité se sont d’abord développées au sein de mouvements militants des personnes autistes (Chamak, 2010, 2015; Dekker, 2020). Les premiers de ces regroupements semblent prendre forme au début des années 1990 avec entre autres l’Autism Network International (ANI) en Amérique du Nord (Chamak, 2010; Rebecchi, 2023). En 1993, l’ANI publie dans son infolettre un essai de Jim Sinclair intitulé Don’t Mourn Us, un texte aujourd’hui identifié comme étant le premier « manifeste » de la neurodiversité (Pripas-Kapit, 2020). Radical pour l’époque, l’essai de Sinclair (1993) nous invite à rejeter les conceptions de l’autisme comme une prison et à abandonner la notion du deuil de l’enfant « normal » que les parents auraient perdu aux mains de l’autisme.

Au cours des années suivantes, la démocratisation de l’Internet facilite de plus en plus le contact entre les personnes autistes (Chamak, 2010). En juin 1997, un article du New York Times (Blume, 1997) documente la naissance de communautés entièrement en ligne où les personnes autistes développent de nouvelles habitudes de communications et échangent au sujet d’une multitude de sujets. Un élément important rapporté dans cet article est la convergence des discussions autour de l’idée que d’une part il existerait un pluralisme de configurations neurologiques et, d’autre part, que la configuration neurologique dominante n’est pas nécessairement la meilleure. C’est aussi à cette époque qu’apparait le terme neurotypique que les personnes autistes emploient pour décrire les personnes non autistes (Forest, 2016). La nature de ces discussions est approfondie dans le récit de Dekker (2020) au sujet de la communauté Independent Living on the Autistic Spectrum (InLv), la première communauté en ligne entièrement gérée et hébergée par des personnes autistes ayant été fondée un an plus tôt :

Une nouvelle idée, basée sur les données et l’expérience vécue que les cerveaux autistiques sont configurés différemment à l’échelle fondamentale des cerveaux dominants, a émergé au sein du groupe. Toutes les formes de biodiversité sont essentielles à la survie d’un écosystème, alors pourquoi en serait-il autrement pour la diversité neurologique qui constitue un aspect de la biodiversité? Le fait objectif qu’une diversité neurologique existe a émergé comme un argument de taille afin que les minorités autistiques et neurologiques soient acceptées comme une classe distincte de personnes parmi tant d’autres pouvant apporter une contribution significative et méritant les mêmes droits intrinsèques que toute autre personne.

Dekker, 2020, p. 46 [Traduction libre]

Ces discussions se verront par la suite rassemblées et théorisées par la sociologue et psychologue Judy Singer dans le cadre de sa thèse doctorale et d’un chapitre de livre (Dekker, 2020), et l’origine du concept de la neurodiversité lui est donc généralement attribuée (Chamak, 2015, 2018; Legault et al., 2021). Selon cette chercheuse, c’est la montée des connaissances issues des neurosciences en guise d’explication de l’autisme qui l’aurait menée à proposer une explication alternative où la différence sur le plan neurologique est perçue comme une variable additionnelle de la diversité humaine (Chamak, 2015). La popularisation du terme « neurodiversité » semble toutefois davantage attribuable au journaliste et membre de InLv Harvey Blume par le biais d’un article écrit dans le journal The Atlantic en 1998 (Dekker, 2020; Forest, 2016). Cette popularisation se poursuivra ensuite sur Internet par des échanges de membres de la communauté autistique sur le sujet (Lefebvre et al., 2023). Depuis, différents mouvements sociopolitiques se sont organisés autour du concept de la neurodiversité avec pour revendication que le discours de valorisation des formes de diversité ethnique, sexuelle et de genre s’applique aussi à la diversité neurologique (Legault et al., 2021; McGee, 2012). Le concept s’est aussi développé dans certains milieux académiques, notamment dans le champ de l’étude critique de l’autisme (Lefebvre et al., 2023; O’Dell et al., 2016). Enfin, la publication de l’ouvrage Neurodiversity studies: A new critical paradigm (Bertilsdotter-Rosqvist et al., 2020) a ouvert la porte à l’émergence du champ de l’étude de la neurodiversité (Stenning et Bertilsdotter-Rosqvist, 2021).

Définir la neurodiversité

Un principe central qui semble faire l’unanimité au sein des différentes perspectives sur le sujet de la neurodiversité est l’idée qu’il existe une diversité à l’échelle neurologique chez l’humain (Bertilsdotter-Rosqvist et al., 2020b). La formulation d’une définition représente cependant un certain défi puisque le sens accordé à ce terme varie en fonction du contexte dans lequel il est employé (Chapman, 2020a). Selon Dwyer (2022), la neurodiversité telle que comprise dans un contexte académique s’apparente à un paradigme scientifique, en ce sens qu’elle ne s’appuie pas forcément sur des règles définies et propose plutôt des lignes prescriptives générales afin d’interpréter la diversité neurocognitive chez l’humain.

Les travaux de Walker (2021) nous permettent de débroussailler le sujet en nous proposant une théorisation de la neurodiversité s’appuyant dans un premier temps sur une idée neutre se référant à un fait biologique, soit l’existence d'une variation infinie du fonctionnement cognitif chez l’humain. Dans un second temps, l’opérationnalisation de la neurodiversité sous la forme d’une approche ou d’un concept scientifique se réfère au paradigme de la neurodiversité, qui s’oppose au paradigme de la pathologie. Ainsi, la thèse de Walker (2021) sur le sujet nous propose ces deux paradigmes comme des angles d’approches proposant une explication du phénomène de la diversité neurocognitive. Le paradigme de la pathologie s’appuie sur l’existence d’une norme cognitive établie objectivement, qui représente le mode de fonctionnement « sain » ou « normal » chez l’humain. Les variations trop importantes à cette norme seraient quant à elles les symptômes de problèmes ou de troubles. De son côté, le paradigme de la neurodiversité avance que la norme neurocognitive est avant tout un construit social et remet donc en question son objectivité. En ce sens, il convient d’appréhender les variations non pas par rapport à une norme, mais comme un phénomène naturel et souhaitable. La figure 1 présente une synthèse de ces éléments.

Figure 1

Présentation des paradigmes de la neurodiversité et de la pathologie adaptée de Walker (2021)

Présentation des paradigmes de la neurodiversité et de la pathologie adaptée de Walker (2021)

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Le paradigme de la neurodiversité représente ainsi un changement théorique et idéologique visant d’une part la dépathologisation des personnes qui ne correspondent pas aux normes neurocognitives de nos sociétés, et d’autre part à mettre au défi la pathologisation systématique des formes de diversité neurologique (Chapman, 2020b, 2021). Il nous permet de revoir la figure de l’enfant « normal » non pas comme une réalité objective, mais comme le produit de différentes normes socioculturelles qui structurent, hiérarchisent et pathologisent les formes de neurodiversité. Ce paradigme nous invite aussi à revoir la manière par laquelle nous décrivons le phénomène de certaines formes de difficulté scolaire par le biais de nouveaux termes qui remettent en perspective le rôle joué par les normes neurocognitives. Ainsi, les termes suivants nous sont proposés par Walker (2021) dans le Tableau 1.

Tableau 1

Lexique associé à la neurodiversité adapté de Walker (2021)

Lexique associé à la neurodiversité adapté de Walker (2021)

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Ces différents termes doivent être compris en référence à la norme cognitive socialement établie. Les personnes se voient identifiées comme neurotypiques ou neurodivergentes en raison de l’existence de cette norme et de leur positionnement par rapport à celle-ci (Legault et al., 2021; Walker, 2021), et non pas pour les décrire comme étant « normales » ou « anormales ». Il est donc nécessaire de faire preuve d’une certaine prudence afin d’éviter l’emploi inadéquat de certains de ces termes. Par exemple, il est observé que la neurodiversité est parfois attribuée uniquement aux individus dits « neurodivergents ». Certaines personnes emploient quant à elles les termes neurodivergence et neurodiversité de manière interchangeable (Legault et al., 2021). Dans d’autres cas, l’adjectif « neurodivers » est associé comme caractéristique individuelle à certains individus ou à certains groupes de personnes avec pour but de les différencier des personnes dites neurotypiques (Walker, 2021). Ces emplois inadéquats ont comme point commun d’employer la neurodiversité comme un marqueur de différence que l’on attribue comme une caractéristique à certains individus. Employés ainsi, ces termes ont pour effet de renforcer l’altérité (Bertilsdotter-Rosqvist et al., 2020a; Stenning et Bertilsdotter-Rosqvist, 2021) plutôt que de les décrire dans une perspective inclusive.

Tensions et critiques au sujet de la neurodiversité

Un enjeu central associé à la théorisation de la neurodiversité s’observe dans la relation qu’elle entretient avec le champ des neurosciences. Cette relation est décrite d’ambigüe par Forest (2016) puisque les connaissances issues de ce champ sont à la fois la cible de critiques du mouvement de la neurodiversité tout en servant aussi, dans une certaine mesure, de justification à certaines de ses idées. La neurodiversité ferait ainsi référence, selon cet auteur, à :

un état de la connaissance scientifique […] liant autisme et cerveau, mais [qui] naît en marge de la science, en une réappropriation des résultats de la recherche par des groupes d’individus qui veulent ne pas être seulement des « objets » de la connaissance, et qui entendent tirer leurs propres conclusions au sujet des découvertes faites par les chercheurs

Forest, 2016, p. 413

Rebecchi (2023) abonde en ce sens lorsqu’il mentionne que plusieurs ouvrages publiés sur la neurodiversité se basent sur des connaissances issues des sciences sociales, ce qui aurait pour effet de renforcer l’idée d’un champ « en dehors de la science » (p. 17). S’il convient de nuancer les critiques formulées par ces auteurs, notamment quant à ce qui pourrait être interprété comme une remise en question de la scientificité des champs des sciences sociales, ceux-ci soulignent néanmoins une question importante quant à la récupération des connaissances issues du domaine des neurosciences au sein de l’argumentaire de la neurodiversité. En effet, celui-ci repose implicitement sur la présence de preuves ou d’une certaine vérité qui seraient détenues par le domaine des neurosciences au sujet de conditions comme l’autisme, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle (Forest, 2016; Rebecchi, 2023). À cet effet, O’Dell et al. (2016) nous indiquent que cette proximité avec le domaine des neurosciences représente un terrain glissant sur le plan ontologique puisque l’existence des différentes « formes de cerveaux » dépendrait des preuves proposées par les connaissances issues des neurosciences. Conséquemment, les individus se verraient malgré tout cloisonnés au sein d’une diversité de catégories médicales. Certaines autrices sous-tendent donc que les réflexions au sujet de la neurodiversité ne peuvent s’appuyer uniquement que sur la découverte de catégories cliniques (Legault et al., 2021; Stenning et Bertilsdotter-Rosqvist, 2021).

De manière similaire, l’argumentaire au sujet de la neurodiversité s’appuie fréquemment sur une analogie de la biodiversité, où la variation au sein des espèces représente une caractéristique souhaitable pour leur évolution (Legault et al., 2021). Cette thèse est supportée par certaines recherches qui démontrent l’association entre l’évolution de la cognition humaine et certains troubles neurocognitifs qui apporteraient ainsi des avantages pour la collectivité humaine au prix de désavantages pour certaines personnes (Goldberg, 2023). Cette logique peut cependant aussi être employée pour restreindre ce qui constitue une variation souhaitable sur le plan neurologique (Chapman, 2020a; Stenning et Bertilsdotter-Rosqvist, 2021) et tend à exclure les personnes ayant besoin d’un soutien important, comme celles qui vivent avec une déficience intellectuelle (Dwyer, 2022; Milton, 2019). De surcroit, Legault et al. (2021) indiquent que certaines catégories cliniques ont une plus grande prévalence au sein de la population générale, ce qui peut leur conférer l’avantage du nombre au coeur des discussions. Il est en effet observé que les personnes autistes et les personnes concernées par le TDAH semblent occuper davantage d’espace dans le dialogue sur le sujet, ce qui leur confère un plus grand pouvoir par rapport à d’autres communautés. À titre d’exemple, certains groupes de personnes autistes véhiculent ainsi des positions qui cherchent à limiter les groupes pouvant s’associer au mouvement de la neurodiversité (Dekker, 2020; Runswick-Cole, 2014).

DISCUSSION

La lecture des sections précédentes révèle l’effervescence entourant actuellement la question de la neurodiversité. S’il apparait que les efforts de théorisation de ce concept soient appelés à se poursuivre, nous sommes d’avis que les éléments présentés peuvent s’avérer porteurs de pistes de réflexion pertinentes au sujet de la question de l’inclusion dans le champ des sciences de l’éducation que nous explorerons dans cette section.

Valoriser la diversité neurocognitive

Selon Dwyer (2022), l’un des apports potentiels du concept de la neurodiversité est son usage dans une perspective de valorisation des différentes formes de diversité neurocognitive. Effectivement, le langage du domaine médical tend à se référer aux personnes neurodivergentes au moyen de termes stigmatisants comme troubles, déficits ou limitations. Les effets négatifs de la catégorisation des élèves sous un angle déficitaire ont été longuement discutés dans la littérature sur l’adaptation scolaire (Florian et al., 2006; Lavoie et al., 2013; Thomazet, 2012). Notamment, cette catégorisation tend à mettre l’accent sur ce qui est perçu comme un déficit chez l’enfant et à réduire son identité à l’étiquette de son diagnostic (CSE, 2017). Bien que des conditions comme l’autisme puissent mener à des conséquences négatives sur l’existence de certaines personnes, elles ne font pas nécessairement partie intégrante de leur identité (Chown, 2020). En ce sens, adopter le langage de la neurodiversité pourrait permettre de reconnaitre l’existence d’une variation infinie des profils neurocognitifs des élèves qui fréquentent l’école. C’est aussi de reconnaitre chaque expérience scolaire comme étant légitime, qu’elle se situe dans la norme développementale prescrite ou non. Plusieurs études rapportent que la place en classe ordinaire de certains élèves concernés par l’adaptation scolaire demeure source de tension chez les différents acteurs et différentes actrices du milieu scolaire (Boutin et al., 2015; LeVasseur, 2018; Tremblay, 2015). Prud’homme (2018) nous met toutefois en garde contre les dérives de cette vision en nous demandant si « le diagnostic [transforme] des enfants qui n’avaient jamais quitté la classe en “élèves intégrés”, devenus suspects? » (p. 136). Il importe donc de revoir notre conception de la diversité et de la considérer comme un élément partagé par l’ensemble des élèves, qu’ils aient reçu un diagnostic ou non. Ceci nous évite aussi une généralisation trop hâtive de l’expérience vécue par les élèves identifiés comme étant neurodivergents, dont l’expérience est souvent présentée comme un bloc homogène décrivant un vécu commun (Stenning et Bertilsdotter-Rosqvist, 2021).

La dénormalisation de certaines caractéristiques personnelles

Rappelons qu’AuCoin et Vienneau (2015) nous invitaient à revoir la logique de normalisation poussant les élèves à se conformer aux normes de la classe ordinaire. L’adoption d’une posture de valorisation de la diversité neurocognitive pourrait se révéler une avenue intéressante de dénormalisation en revoyant nos perspectives au sujet de certains comportements qui dévient de la norme prescrite. Bien que l’on ne qualifie plus ouvertement certains enfants comme étant « anormaux », il demeure que les systèmes scolaires modernes font une distinction prononcée entre les élèves dits « réguliers » et les élèves dits « en difficulté ». La réussite et l’échec scolaire y sont attribués comme des caractéristiques des élèves, alors qu’il s’agit d’un marqueur de l’atteinte des normes prescrites par le cursus obligatoire (Kahn, 2011). Qui plus est, la caractéristique principale des élèves en difficulté demeure leur déviance à la norme scolaire (CSE, 2017; Ebersold, 2010; Ebersold et Detraux, 2013; Ebersold et Dupont, 2019). Plusieurs enseignants et enseignantes s’appuient d’ailleurs sur des déficits liés aux normes du milieu ou du cursus pour la référence de certains élèves à des services spécialisés (Noël, 2019). Or, certains comportements jugés négativement en raison de nos standards neurotypiques (Jurgens, 2020) peuvent aussi être vus d’un oeil positif par les personnes dites neurodivergentes (Chamak, 2018; Hillary, 2020). Plusieurs personnes autistes dénoncent l’usage de thérapies béhavioristes comme l’applied behaviour analysis, qui visent l’inhibition ou la réduction des caractéristiques associées à l’autisme qui font pourtant partie de leur personnalité (Kirkham, 2017). Dans un même ordre d’idées, une étude menée auprès de 31 adultes autistes par Kapp et al. (2019) révèle que les personnes participantes percevaient leurs mécanismes d’autostimulation, aussi appelés stimming, sous un oeil positif. Malgré l’utilité de ces mécanismes dans la régulation d’émotions tant positives que négatives, plusieurs d’entre elles rapportaient avoir dû apprendre à masquer ou éliminer ces comportements sous la pression de personnes externes. Conséquemment, une reconnaissance de la neurodiversité en milieu scolaire pourrait nous mener à ne pas juger d’emblée quels aspects de la personnalité des élèves sont problématiques, et à plutôt les aider à identifier ce qu’ils considèrent comme leurs difficultés. Il serait alors possible de s’inscrire dans une démarche visant à leur offrir des pistes d’intervention appropriées et formulées dans le respect de leur intégrité.

CONCLUSION

Pour conclure, le présent texte se voulait avant tout une réflexion critique visant à alimenter la discussion sur un sujet d’actualité. Certaines des pistes de réflexion rapportées lors de la discussion rejoignent un dialogue plus large sur la question de la prise en compte de la diversité dans le champ de l’adaptation scolaire. Notamment, la remise en question des explications individuelles au profit d’explications se basant sur des facteurs environnementaux représente le terrain réflexif de plusieurs auteurs (par ex. : Benoît, 2019; Ebersold et Detraux, 2013; Lavoie et al., 2013; Thomazet, 2012). Il pourrait s’avérer judicieux d’approfondir les zones de convergence et de divergence entre les écrits sur la question de l’éducation inclusive et le concept de la neurodiversité afin de développer une meilleure appréciation de leur potentielle complémentarité. Dans l’immédiat, nous ne pouvons répondre à Speranza (2020) lorsqu’elle demande si le concept de la neurodiversité pourrait transformer l’école. Néanmoins, nous estimons que l’argumentaire de cette proposition démontre l’importance de poursuivre les réflexions sur le sujet.