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Ce dossier d’historiens se trouve à la croisée de deux vastes domaines de recherche au sein desquels politistes, sociologues, économistes et historiens sont en constant dialogue ; il devrait donc parler à une large communauté de chercheurs en sciences sociales. Il s’inscrit d’une part dans la longue tradition de recherche sur l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques sociales largement développées par des spécialistes des politiques publiques issues des sciences politiques, de la sociologie et de l’histoire (Esping-Andersen 2007 ; Merrien et al. 2005 ; Palier 2001). Ceux-ci ont surtout travaillé sur les pays occidentaux. Il s’inspire d’autre part des travaux des sociologues, économistes, anthropologues et historiens sur les politiques de développement qui se sont multipliées dans les vingt dernières années (Scott 1997-2009 ; Rist 2007 ; Hodge 2015, 2016). Certains de ces chercheurs ont exploré les modalités d’exportation des modèles de modernisation promus par les élites technocratiques des pays occidentaux vers leurs colonies ou les pays récemment décolonisés (Ekbladh 2010 ; Latham 2011). Ils ont mis en évidence les effets, souvent disruptifs, de ces programmes sur les équilibres économiques et sociaux de ces pays (Ferguson 1990 ; Escobar 1995).

À travers des études de cas précisément documentées, les articles de ce dossier présentent différentes modalités de cette rencontre entre ces deux traditions de recherche en travaillant sur ce qu’on pourrait appeler, de manière anachronique, les origines du « développement humain » (Duflo 2010 ; Hirai 2017). Toutefois, plutôt que d’adopter un point de vue normatif, comme c’est le plus souvent le cas dans cette approche, les différents auteurs mettent en évidence les multiples enjeux, les effets et les biais de ces politiques dans les empires coloniaux tardifs. Les contributions révèlent les contradictions qui existent entre les objectifs de développement économique ou de mise en valeur des territoires et les mesures sociales en matière d’éducation, de santé ou de travail censées favoriser l’amélioration des conditions de vie des populations. Les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, au centre du dossier, constituent une période durant laquelle on assiste conjointement au développement des politiques protectrices et redistributrices dans les métropoles des pays d’Europe occidentale, et à la mise en oeuvre de programmes de développement pour les pays encore colonisés ou sortis de la décolonisation. Ces deux mouvements sont distincts, mais ils sont pensés tous deux comme la condition de la prospérité et de la paix ; ils ne sont pas étrangers l’un à l’autre (Kott 2021).

Une double question se trouve donc au coeur de ce dossier : dans quelle mesure les discussions autour de l´État social et les projets d’ingénierie sociale qui l’accompagnent ouvrent-elles la voie à une nouvelle interprétation, non seulement de l’idéologie du développement, mais aussi des formes concrètes qu’elle adopte, dans des contextes divers, avec des capacités et des ressources administratives distinctes ? En retour, dans quelle mesure l’idéologie développementaliste nous invite-t-elle à reconsidérer ou complexifier notre approche des politiques sociales généralement présentées, vues de l’Ouest, sous l’angle unique du progrès pour les populations qui en sont les bénéficiaires, mais qui, sur ces terrains, ont aussi servi des objectifs de mise en valeur ?

Réfléchir à ces questions implique de sortir du cadre étroitement national dans lequel l’étude des politiques sociales a longtemps été enfermée, du fait d’une focalisation sur le rôle de l’État d’une part (Rueschemeyer et Skocpol 1995), et de la valorisation excessive de modèles nationaux d’autre part (Kettunen et Petersen 2011). Cette internationalisation des perspectives s’appuie sur le tournant transnational dans l’étude des politiques sociales (Rodgers 1998 ; Conrad 2011) qui accompagne lui-même le développement des études transnationales (Saunier 2013 ; Patel 2015), trans-impériales (Hedinger et Heé 2018 ; Dedryvère et al. 2021), internationales (Finney 2005 ; Jerónimo et Monteiro 2017) et globales (Potter et Saha 2015). Les textes de ce dossier s’intéressent donc aux aspects sociaux des politiques du développement mises en oeuvre dans les colonies ou les pays du « tiers-monde », ainsi qu’aux formes d’intersection entre l’économique et le social en dépassant les frontières et les récits nationaux ou impériaux/coloniaux, tout en contribuant également aux débats en cours sur les apports des historiographies précitées. Toutefois, les auteurs sont attentifs à ne pas livrer une histoire globale surplombante (Haupt 2011) ; les contributions combinent des échelles d’analyse du local à l’international et s’efforcent de restituer précisément les contextes et les acteurs qui formulent les projets et mettent en oeuvre ces politiques ; dans le cas des contributions de Damiano Matasci et de Paul Mayens, elles analysent aussi les formes de réception de ces politiques. De différentes manières, les contributions proposent une analyse de connexions et de réseaux qui élaborent et mettent en oeuvre les politiques, soulignent les formes et les modalités de coopération, mais elles n’oublient pas de pointer les asymétries dans les rapports de force et les conflits qui les accompagnent. Il ne s’agit pas en effet de remplacer certaines formes de réductionnisme analytique liées au nationalisme méthodologique (Chernilo 2007) par un récit qui ne prendrait pas en compte les acteurs, les traditions, les structures et les institutions nationales ou infranationales qui demeurent des cadres réglementaires essentiels dans le monde d’après-1945.

Dans ce qui suit, nous présenterons rapidement les trois aspects qui donnent leur unité aux contributions du numéro. Nous nous pencherons d’abord sur les formes et modalités de l’internationalisation des programmes de développement, leurs motivations, spécificités et conséquences. Nous restituerons ensuite les discussions autour du « savoir développer » et le tournant welfariste en identifiant les contextes pertinents, les principaux acteurs et les thématiques discutées. Enfin nous nous interrogerons sur la nature des mesures sociales qui accompagnent, voire constituent le support de ces programmes, fondement du développement ou instrument de discipline des populations.

I – Espaces et acteurs internationaux

À des degrés divers et selon des modalités variables, les textes de ce dossier s’interrogent sur la manière dont l’élaboration, la mise en oeuvre et l’évaluation critique des politiques sociales et des efforts de développement ont été profondément influencés, à de nombreux niveaux, par la circulation internationale, transnationale et trans- impériale des idées, des répertoires et des programmes. Ils jouent également sur les échelles et soulignent comment ces politiques ont été façonnées par les échanges entre les expériences locales d’une part, les institutions et associations nationales ou internationales de l’autre. Ils mettent en évidence la diversité des acteurs qui s’y sont impliqués – en particulier les fonctionnaires et les experts, y compris ceux des fondations privées directement engagées dans des programmes sociaux spécifiques. Leurs échanges sont accessibles grâce aux correspondances privées ou officielles, tandis que les nombreuses réunions et conférences font l’objet de protocoles. Ce sont autant de sources historiques largement mobilisées dans les contributions.

Les trente années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, au centre du présent dossier, constituent incontestablement une période cruciale caractérisée par les rivalités mondiales de la guerre froide (Westad 2005) et l’entrée dans l’ère de la décolonisation (Thomas et al. 2008). Néanmoins, l’internationalisation des débats sur le développement humain dans les espaces impériaux fut encouragée dès le 19e siècle ; outre l’existence d’un dense réseau de missionnaires, la fondation de l’Institut colonial international à Bruxelles en 1894 constitua un espace où les expériences et expertises coloniales furent discutées et circulèrent (Singaravelou 2012 ; Wagner 2022). Ce mécanisme d’internationalisation s’intensifia et s’institutionnalisa dans la période de l’entre-deux-guerres avec la fondation de la Société des nations (SDN) et de l’Organisation internationale du travail (OIT). Ces organisations intergouvernementales promurent et organisèrent la coopération internationale dans les domaines culturels, économiques et sociaux tels que les politiques du travail, de santé, les régulations sociales, etc. (Borowy 2009 ; Clavin 2013 ; García, Rodogno et Kozma 2016). À cet égard, il faut noter le rôle joué par la Commission des mandats de la Société des Nations ; bien que telle n’ait pas été sa mission d’origine, elle devint un espace de discussions internationales sur les questions coloniales et sur le moyen d’améliorer la situation sanitaire et éducative des populations colonisées (Pedersen 2015). L’Organisation internationale du travail fut à l’origine de l’établissement d’un corpus normatif à travers l’élaboration des conventions internationales du travail (Maul 2019 ; Kott et Droux 2013 ; Kott, dans ce numéro), comme la convention sur l’abolition du travail forcé de 1930 et celles qui lui succédèrent, encadrant le contrat de travail dans les colonies. Ces conventions posèrent la protection du travailleur comme la condition même des politiques de développement (Zimmermann 2010 ; Daughton 2013) et cela en dépit des limites imposées par l’existence d’une « clause coloniale » qui permettait de restreindre l’application des normes internationales du travail aux seules métropoles. Des organisations non gouvernementales de diverses natures, depuis la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté jusqu’au Bureau international pour la défense des Indigènes (Jerónimo 2020), jouèrent également un rôle important pour la mise à l’agenda de réformes sociales dans divers domaines, comme ceux du travail, de la discrimination raciale sur la santé ou de l’éducation. Cette activité dépassait le simple cadre colonial, car les fonctionnaires et experts des organisations internationales s’efforçaient de diffuser des normes sociales, élaborées pour leur plus grande part dans les contextes européens, vers les pays moins développés ou les premières périphéries européennes comme l’Europe de l’Est ou les pays d’Amérique latine. Cette politique ne répondait pas exclusivement à un souci d’amélioration des conditions de vie des populations de ces pays ; elle devait aussi contribuer à renforcer le rayonnement des organisations. Pour le Bureau international du travail, elle visait aussi à protéger les travailleurs des pays du Nord de la concurrence d’une main-d’oeuvre bon marché (Stenger 2020).

Après la Seconde Guerre mondiale, cette internationalisation se renforce. Le contexte des décolonisations et des revendications indépendantistes particulièrement audibles dans l’arène de l’Assemblée générale des Nations Unies (Getachew 2019 ; Devin et al. 2020), couplé à la compétition entre les systèmes économiques socialiste et capitaliste, crée les conditions d’une émulation vertueuse entre les dirigeants des empires coloniaux. C’est ce qu’illustre l’article de José Pedro Monteiro sur les questions de l’autodétermination et du développement (politique) et celui de Philip Havik sur les politiques de santé dans l’Empire portugais.

La nouvelle Organisation des Nations unies (ONU) constitue une plaque tournante pour l’internationalisation des questions du sous- développement et des espaces coloniaux. Même si elles n’aboutissent pas, les discussions sont vives autour de l’extension de la tutelle (trusteeship) des Nations Unies à tous les territoires coloniaux (Monteiro, dans ce dossier), cela témoigne du fait que de nombreux acteurs considèrent bien les colonies comme des espaces internationaux (Muschik 2022). D’un autre côté, les programmes de développement économique pour les pays sortis de la colonisation deviennent une priorité de la nouvelle organisation et une condition de la paix (Lorenzini, 2019). Dans ce contexte, les mesures sociales sont pensées tout à la fois comme un élément de justification du colonialisme et un instrument du développement économique. Les solutions mises en oeuvre sont discutées et encouragées par la création de nouvelles agences internationales spécialisées qui prennent en charge des sujets tels que l’éducation (Matasci et al. 2020), le racisme (Shepard 2011), la santé (Bourbonnais 2016 ; Pearson 2018), le travail (Maul 2012 ; Monteiro 2018), les niveaux de vie (Hirai 2017), le développement social et économique (Staples 2006), les droits de l’homme (Burke 2010 ; Jensen 2016), l’agriculture et l’alimentation (Pernet et Forclaz 2018), et bien d’autres encore. Ces agences sont des espaces où s’élaborent des modèles de développement économique et social qui sont mis en oeuvre dans les pays décolonisés, voire dans les empires coloniaux, moyennant des limitations et des ajustements. Sur le terrain, les fonctionnaires et experts des organisations internationales peuvent travailler avec des acteurs privés, ceux de la fondation Calouste Gulbenkian (Havik, dans ce dossier), mais aussi ceux de la fondation Ford ou Rockefeller, et bien d’autres encore. Ces acteurs privés travaillent en concurrence, mais aussi en collaboration avec les organisations intergouvernementales. À cet égard, depuis les années 1940, les organisations inter-impériales, qui disposent d’une certaine autonomie par rapport aux autorités impériales, ont été particulièrement actives. Des institutions telles que l’Institut international des civilisations différentes (incidi) et la Commission pour la Coopération technique en Afrique au sud du Sahara (ccta) peuvent, de manières diverses, contribuer à l’internationalisation des programmes de développement et aux débats sur le « savoir développer », comme le montre Miguel Bandeira Jerónimo. Les administrateurs coloniaux qui siègent dans ces associations ont élaboré et proposé aux dirigeants de la métropole des politiques sociales spécifiques aux espaces coloniaux. Les différents acteurs issus des agences onusiennes, des organisations inter-impériales ou d’autres encore sont toutefois en concurrence les uns avec les autres pour le bon concept et les bons principes, mais aussi, dans le cas des organisations inter-impériales, pour préserver ce qu’elles considèrent comme un espace réservé, hors du champ et de l’intervention des organisations internationales.

À l’intérieur et à l’extérieur du système des Nations Unies, avec des objectifs différents, des dynamiques « sociales », des problèmes, des standards et des normes sont provisoirement définis et quantifiés (Speich 2014 ; Macekura 2015) selon un processus que l’on peut qualifier de « préhistoire » de l’Indice de développement humain introduit par le Programme des Nations Unies pour le développement (pnud) en 1990. Ces mécanismes de quantification permettent d’établir les bases d’une comparaison et encouragent des phénomènes d’émulation, de différenciation et d’appropriation sélective, pour l’utilisation politique et l’évaluation technique comme pour la transformation sociétale. Les solutions élaborées et mises en oeuvre reprennent ainsi, en les interprétant, des modèles validés internationalement qui sont censés s’appliquer dans les différentes parties du monde.

Comme le signalent les auteurs de ce numéro, il faut se garder toutefois d’une vision diffusionniste simpliste. Il n’y a jamais eu de processus direct de transfert ou de mise en oeuvre simple et linéaire d’idées, de pratiques, voire de solutions institutionnelles validées internationalement. Aucun récit unique ne serait capable de rendre compte de la pluralité des idiomes, des répertoires d’action, des acteurs et des dynamiques qui caractérisent l’implémentation de programmes internationaux. En retour, les processus de « nationalisation » des modèles se répercutent dans les débats internationaux selon un processus dialectique qu’il convient d’étudier avec précision. Les travaux empiriques, comme celui de Damiano Matasci sur le projet de Badiana au Sénégal, soulignent les limites auxquelles se heurtent la mise en oeuvre des modèles européens de développement, et surtout les formes de réappropriation dont ces politiques ont fait l’objet de la part des acteurs locaux avant d’être adoptées et réinterprétées par les administrations des nouveaux pays indépendants durant la période postcoloniale.

II – L’enjeu du développement

Le développement est, nous l’avons vu, au coeur des objectifs des agences internationales de l’après-Seconde Guerre mondiale ; néanmoins la notion de développement est bien plus ancienne et relève d’une « croyance occidentale » (Rist 2007) qui s’affirme déjà au cours du 19e siècle. Même si le terme n’est pas encore utilisé, les grandes entreprises de mise en valeur du territoire français sous le règne de l’empereur Napoléon III, dont le drainage et le boisement des Landes de Gascogne constituent un exemple paradigmatique, relèvent déjà des politiques de développement. À la fin du 19e siècle, de telles mesures de mise en valeur se multiplient et s’intensifient avec les entreprises coloniales ou d’autres formes d’impérialisme économique qui livrent de vastes territoires à l’expérimentation des Européens. Dans la période de l’entre-deux-guerres, des experts sont envoyés par la Société des Nations dans différents pays du monde, tout particulièrement en Chine, pays qui peut alors apparaître comme une sorte de laboratoire du développement (Zanasi 2007). Dès les années 1920, des plans de développement ont été élaborés pour mettre en valeur les régions européennes les plus « retardées », à savoir l’Europe du Sud et les Balkans (Alacevich 2018). La Commission des mandats de la sdn encouragea la mise en oeuvre de différentes mesures dans le but de faire advenir des États politiquement et économiquement viables sur les ruines de l’Empire ottoman. Enfin les autorités impériales et coloniales conçurent les premiers programmes sociaux de développement de grande ampleur afin de contrer la remise en cause de leur domination, à la suite de crises mondiales telles que la Première Guerre mondiale ou la Grande Dépression, ou pour juguler des difficultés locales comme les famines. Les pressions en faveur de réformes sociales ont aussi pu venir des populations coloniales, colonisateurs comme colonisés (Hodge 2007).

N’ignorant pas cette « préhistoire », les textes de ce dossier se focalisent sur les décennies suivantes parce qu’elles sont caractérisées par l’intensification du développementalisme et du welfarisme au sein des administrations nationales coloniales, ainsi que par l’internationalisation des débats par le biais des organisations et associations internationales (Frey et al. 2014 ; Unger 2018) et inter-impériales, le tout dans un contexte global de remise en cause des colonialismes. Les discussions autour des modèles de développement sont alors largement influencées par les concurrences mondiales engendrées par les oppositions de la guerre froide durant laquelle s’affirment des « modernités » concurrentes (Macekura et Manela 2018 ; Lorenzini 2019 ; Kott 2021). Les acteurs étatsuniens, et tout particulièrement les économistes, ceux qu’on appelle les « économistes armés », jouent un rôle essentiel dans la diffusion internationale de cette idéologie du développement, et cela grâce au succès que connaît alors la théorie de la modernisation (Gilman 2003 ; Simpson 2008 ; Ekbladh 2010). Par ailleurs, dès les années 1940, les dirigeants des pays anciennement ou nouvellement décolonisés formulent des revendications en faveur du droit au développement à la tribune de l’onu (Jensen 2016) enconsidérant que celui-ci participe des droits économiques et sociaux tels qu’énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ils considèrent également que le développement est l’instrument et la condition d’une meilleure redistribution globale des richesses et une sorte de compensation pour le pillage des ressources par les acteurs des métropoles européennes dont ont été victimes les pays colonisés. Cette vision culmine avec le vote de la proposition pour un Nouvel ordre économique international à l’Assemblée générale des Nations Unies en 1974 (Humanity 2015).

L’articulation, voire la juxtaposition floue, entre les discours et répertoires du développementalisme et la formulation des politiques sociales s’affirme clairement dans les contextes coloniaux. Pour les autorités et administrations coloniales, les politiques sociales et de développement sont tout à la fois un moyen de valoriser les ressources des territoires colonisés (Cooper 1997) et un élément clé des stratégies politiques conçues pour légitimer à nouveau le projet impérial. La « politique de la différence » (Burbank et Cooper 2020) de l’après-guerre devient ainsi une réponse à des défis spécifiques, notamment ceux provoqués par l’intensification de l’anticolonialisme, dans les colonies elles-mêmes comme dans les métropoles, et surtout dans les forums internationaux. En 1960, l’Assemblée générale des Nations Unies vote en effet la résolution 1514 sur « l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux ». La redéfinition des formes de « welfarisme colonial » (Midgley et Piachaud 2011) constitue un élément de cette réponse, à côté d’autres aspects importants comme ceux liés au soi-disant « État colonial tardif » (Darwin 1999). Dans ce contexte, plusieurs contributeurs de ce numéro montrent que le « savoir développer » (Poncelet 1993), qui est alors à l’agenda des administrations coloniales et des nombreuses agences et forums internationaux, se combine à un imaginaire « welfariste » qui promeut de nouvelles modalités des politiques de développement (Jerónimo, Monteiro, dans ce dossier), sans qu’il y ait une adéquation claire entre les intentions proclamées, les programmes projetés et les réalités concrètes. Sur le terrain, la mise en oeuvre de ces programmes fait toujours l’objet de négociations complexes qui doivent tenir compte des dynamiques et relations de pouvoir, généralement très inégales (van Beusekom 2002).

D’autres contributions de ce dossier se saisissent d’autres modalités de cette articulation entre développement économique et progrès social. À travers divers cas d’étude, Sandrine Kott analyse les tensions qui existent entre les objectifs de développement économique et ceux de justice sociale au coeur de la mission de l’Organisation internationale du travail sur l’ensemble du siècle. Ce point de vue est développé par Paul Mayens qui montre que les bourses consenties à des experts africains pour parvenir à mettre en oeuvre des politiques de sécurité sociale peuvent devenir un moyen de renforcer l’influence de la métropole.

Ces différentes approches nous invitent à complexifier notre vision des politiques sociales dans un contexte d’expansion des États sociaux européens.

III – Repenser les politiques sociales

Il est en effet intéressant de souligner que la grande période de l’idéologie du développement et la mise en oeuvre de larges programmes dans les pays des périphéries moins développées ou des territoires colonisés sont aussi celle de la consolidation et de la généralisation des programmes sociaux comme de la démocratie dans les pays d’Europe occidentale. Les ouvrages de sciences politiques et de sociologie consacrés à l’État-providence ont établi un lien « fonctionnel » entre l’État-providence et la démocratie au niveau macroéconomique. T.H. Marshall a donné l’une des interprétations classiques de ce lien dans une célèbre conférence prononcée en 1949, dans laquelle il décrivait la démocratie sociale comme l’aboutissement d’une histoire en trois étapes, commençant par l’acquisition des libertés civiles, suivie de la citoyenneté politique, et couronnée par la généralisation des droits sociaux. Après la Seconde Guerre mondiale, le triomphe d’un État-providence redistributif aurait enfin ouvert la voie à une « citoyenneté sociale » garantissant des droits sociaux et économiques étendus à tous et permettant la réduction des inégalités au sein de la société de classes. Pour Pierre Rosanvallon (2011), entre autres, l’État-providence intégral offrirait un moyen de résoudre la contradiction entre la démocratie politique et l’inégalité sociale. Toutefois cette évolution linéaire de la démocratie politique à la démocratie sociale ne peut rendre compte du fait que, dans de nombreux pays, les régimes d’assurance sociale et la mise en oeuvre de politiques sociales élargies ont précédé l’instauration de la démocratie, comme ce fut le cas dans l’Allemagne bismarckienne. Par ailleurs, des régimes autoritaires, néo-corporatistes ou fascistes comme l’Italie ou l’Allemagne nazie, se sont dotés de régimes de protection sociale (Kott et Patel 2018 ; Costa Pinto 2020). Comme le souligne Alice Kessler Harris, « la participation démocratique n’est pas enracinée dans l’existence de droits sociaux, mais dans les circonstances dans lesquelles les droits sociaux sont imaginés, acquis et distribués » (Kessler-Harris 2009 : 6).

C’est bien en effet le mérite des textes de ce dossier que de nous inciter à réfléchir de manière critique à cette articulation entre politiques sociales et démocratie. La première limite qui s’impose est que les mesures sociales mises en place dans le cadre des politiques de développement sont octroyées et ne garantissent pas nécessairement de droits sociaux. Dans le cas des politiques de santé analysées par Philip Havik, c’est précisément ce qui distingue la position des populations blanches de celle des Africains soumis au code de l’indigénat jusqu’en 1961, et qui demeurent de fait dans une position subordonnée même après son abolition. Par ailleurs, les moyens réservés pour la mise en oeuvre de ces politiques demeurent modestes. Cela limite de manière importante le nombre de personnes qui en bénéficient, de même que la durée des interventions. C’est le cas de l’expérience de Badiana étudiée par Damiano Matasci. Cette situation exige la mise en oeuvre d’une sélection rigoureuse des ayants droit qui repose sur une division des populations en catégories. Sélection et division favorisent et renforcent les formes de domination de certains groupes sur d’autres, en particulier des colons sur les populations colonisées.

C’est qu’en réalité, les mesures sociales élaborées ne visent pas exclusivement ou pas d’abord à améliorer les conditions de vie des populations, mais poursuivent des objectifs politiques et économiques. Damiano Matasci montre que les diverses mesures éducatives et sanitaires élaborées par la puissance coloniale française poursuivent un objectif de « relégitimation » du colonialisme sur la scène internationale, tandis que José Pedro Monteiro insiste sur leur dimension productiviste : former et soigner les populations permet de disposer d’une main-d’oeuvre plus efficace. Dans les contextes de pays considérés comme sous-développés, les mesures sociales sont souvent étroitement dépendantes d’une vision du développement économique qui entre en tension avec les objectifs sociaux initiaux, comme dans le cas du programme andin analysé par Sandrine Kott. Mis en place dans les années 1960 sous l’autorité de l’Organisation internationale du travail, il cherchait à transformer les paysans, pensés comme trop peu productifs, en artisans et ouvriers pour accélérer le développement des pays andins – sans respecter la culture propre de ces groupes. Dans certains cas, ces mesures sociales ont même pu constituer des instruments d’une ingénierie sociale. Ce fut d’ailleurs le cas en Europe des mesures eugénistes mises en place dans les pays nordiques dès les années 1930 pour limiter le nombre de pauvres.

Cette instrumentalisation politique n’a pas empêché toutefois que les politiques sociales aient pu offrir des occasions de promotion pour des groupes réduits, comme dans le cas des infirmières étudiées par Philip Havik, des experts de la sécurité sociale dans la contribution de Paul Mayens ou des « communautés épistémiques » qui sont mobilisées par les organisations inter-impériales dans le texte de Miguel Bandeira Jerónimo. Enfin, comme le montre Damiano Matasci, elles ont pu in fine être réinvesties par les élites et gouvernements locaux dans le cadre de leurs politiques nationales de développement.

Conclusion

Ce dossier fait dialoguer plusieurs historiographies et traditions de recherche en sciences sociales dans les domaines du développement et du welfarisme. Elles partagent le souci méthodologique de faire varier les échelles d’analyse, les acteurs, et d’élargir la chronologie. Centrés sur la période de l’après Seconde Guerre mondiale, celle du colonialisme tardif, les textes s’inscrivent dans des chronologies plus larges qui, pour certains, remontent au 19e siècle. Ils jouent sur les échelles entre les espaces internationaux, nationaux et coloniaux et mettent en évidence les formes et modalités de circulation des idées et des acteurs, ce qui les relie et ce qui les divise. Administrateurs coloniaux, fonctionnaires et experts internationaux ou nationaux, et populations locales sont les principaux protagonistes de ces récits. Sans la prise en compte de cette multitude d’acteurs en interaction, guidés par des motivations et des attentes diverses, disposant de ressources politiques, juridiques et économiques diversifiées, il n’est pas possible de rendre compte de la richesse de cette intersection entre développement et welfarisme.

Cette approche, fondée ici sur des cas d’étude précis, permet de mettre en évidence les divers imaginaires, idéologies, intérêts qui président aux programmes de développement et aux tensions qui les traversent tant dans leur élaboration que dans leur mise en oeuvre. Elle permet surtout de comprendre d’une manière située et complexe comment, dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, le welfarisme se diffuse comme une sorte d’idéologie partagée et devient l’instrument de politiques de développement imposées d’en haut et négociées sur le terrain. Pour améliorer notre compréhension de la dynamique historique du welfarisme et du développement et pour saisir réellement leurs multiples intersections dans des contextes et avec des objectifs politiques et économiques divers, nous devons multiplier les cas d’étude et poursuivre l’exploration des divers contextes (politiques, sociaux et institutionnels) à différentes échelles. Ainsi l’étude historique des idéologies et des répertoires du développementalisme ajoute-t-elle à notre compréhension de l’histoire plurielle des politiques sociales, et vice-versa.